Avant-propos
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire littéraire de la France
3 – 2020, 120e année, n° 3. Formations d'écrivains au xixe siècle. Écoles, sociabilités, autodidaxies - Auteurs : Naïm (Jérémy), Vanoosthuyse (François)
- Pages : 517 à 524
- Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
FORMATIONS D’ÉCRIVAINS AU XIXe SIÈCLE.
ÉCOLES, SOCIABILITÉS, AUTODIDAXIES
Avant-Propos
Jeremy Naïm1 et François Vanoosthuyse2
La question de la formation des écrivains au xixe siècle se pose avec une particulière acuité. Elle concerne au premier chef le rapport de l’écrivain à l’école : André Chervel rappelle que « [l]a quasi totalité des écrivains français (hommes) du xixe siècle et du début du xxe sont passés par l’enseignement secondaire et [que] la grande majorité d’entre eux ont obtenu le baccalauréat ès lettres3 » institué sous le Second Empire, dans la continuité de la réforme de 1808. Sur 67 écrivains sélectionnés parmi les plus célèbres, il en décompte 60 qui « ont fait leur rhétorique4 » et 50 qui sont titulaires du baccalauréat. Et même si l’on peut citer quelques exceptions remarquables, dont le cas est envisagé dans les pages qui suivent (Zola, Daudet, Coppée), il en conclut que « [n]otre littérature du xixe siècle est foncièrement une littérature d’anciens élèves de rhétorique5 ».
Le xixe siècle voit aussi la naissance de la discipline des « Lettres ». Dès les années 1840, signale Gilles Philippe, l’« entrée progressive […] dans les examens de tous niveaux » de « l’explication de texte à la française6 », contribue 518à la grammaticalisation du rapport au texte et à l’émergence du concept d’une « langue littéraire7 ». L’exercice participe – telle est la thèse défendue par Martine Jey – à l’« invention » de la « discipline Littérature » à l’école8. Les écrivains doivent ainsi se définir par rapport à un « canon », pour l’essentiel une sélection de classiques ayant reçu l’onction officielle de programmes auxquels ils ont été eux-mêmes confrontés au cours de leur scolarité9. Le fait nouveau n’est pas tant l’existence du canon et de sa transmission que celle d’une institution chargée de le diffuser sur la base de programmes nationaux, d’examens, et d’instructions adressées à un corps de professeurs.
En France, au xixe siècle, la formation des écrivains est donc d’abord, quoique indirectement, l’affaire de l’école. Mais si une politique d’instruction publique s’est progressivement mise en place depuis la Révolution, qui implique des établissements, des personnels éducatifs et des objectifs pédagogiques renouvelés, elle est sans réelle continuité de régime à régime, sans réelle homogénéité territoriale non plus et sans égalité sociale ; ainsi, toutes les générations d’écrivains passent par une ou plusieurs institutions scolaires, mais toutes ne reçoivent pas la même formation, en particulier dans les domaines du français, de la littérature, du latin et des langues10. Cette diversité, particulièrement intéressante à observer en synchronie comme en diachronie, est encore augmentée par les hasards et par les contraintes qui déterminent les trajectoires des uns et des autres.
De plus, et comme en réaction à ce nouvel état de fait, sous l’impulsion du romantisme et dans sa continuité, la littérature s’est volontiers définie au xixe siècle contre les maîtres, les académies, la versification scolaire, le vieux dictionnaire. Martine Jey a rappelé « le nombre conséquent de témoignages négatifs ou violemment critiques d’écrivains sur l’institution scolaire ou sur leur expérience vécue » : on songe par exemple à Hugo, Vallès, Péguy. « De l’abondance de ces propos, émerge un topos », ajoute-t-elle : « celui de l’autodidaxie » des écrivains11.
519Quel que soit le degré de pertinence ou d’impertinence de ce topos pour tel ou tel individu, ou tel ou tel groupe, à tel ou tel moment du siècle, il paraît difficile en tout cas d’envisager le rapport entre formation scolaire et écriture comme un déterminisme simple. De façon générale, la formation d’un écrivain se poursuit en dehors du cadre sinon des prescriptions de la scolarité, comme un apprentissage permanent, lié par exemple aux diverses sociabilités de la vie littéraire (salons, cénacles, revues, etc.), mais aussi à l’activité professionnelle exercée en dehors de la littérature : en somme toute formation d’écrivain dépend d’une diversité de canaux que l’école n’épuise pas. La question de la formation des écrivains inclut la problématique de l’enseignement de la littérature tout en la déplaçant.
Il n’existe pas dans l’offre de formation telle qu’elle se dessine au xixe siècle de cursusdestiné spécifiquement à l’activité littéraire. Ce métier ne s’apprend pas sur un banc. Et même, à première vue, à ne se fonder que sur quelques exemples célèbres, d’écrivains restés dans l’histoire avec le statut de classiques, il semble que le choix de la carrière littéraire puisse se faire à la place des études supérieures auxquelles on était destiné (Stendhal), ou pour y mettre fin (Balzac, Flaubert, Verlaine, et tant d’autres étudiants en droit devenus écrivains), donc à la place d’une voie ordinaire de formation et de professionnalisation dans les classes supérieures.
Toutefois la frontière est poreuse entre le monde des « lettres » et les autres carrières. Nombreux sont les écrivains qui abandonnent une carrière pour écrire (Sue, Ancelot), ou qui publient durant une période de mise à l’écart des affaires (Lucien Arnault, Stendhal). Plus qu’une autre carrière artistique peut-être, on peut suivre celle des « lettres » en dilettante, à côté d’une autre : on rencontre dans la masse des auteurs français du xixe sièclequantité d’officiers sortis de Saint-Cyr, de médecins, de professeurs, de hauts administrateurs, d’avocats et d’hommes politiques, qui ont reçu une solide formation académique et appartiennent aux classes dirigeantes du pays (des auteurs de tragédies ou de comédies « classiques », et oubliées, comme Pierre-Chaumont Liadières ou Jean-Pons-Guillaume Viennet, des historiographes comme Thiers ou Villemain, des romanciers tels que les regrettés Auguste Hilarion de Kératry ou Auguste Trognon). La connaissance des classiques et l’appartenance aux milieux où on les lit, commente, enseigne, publie, constituent en France, hier comme aujourd’hui, un avantage certain dans la course à la gloire des lettres.
Mais l’activité littéraire peut aussi révéler un tout autre rapport au passé de la culture et à l’académisme. Pour des femmes, qui n’ont pas accès aux formations supérieures, ni même aux formations secondaires avant la loi Camille Sée (1878), ni à aucun poste de direction, le métier d’écrivain, s’il est pleinement embrassé, peut être, d’une manière plus radicale que pour des hommes, une alternative à la condition qui leur est réservée dans la société patriarcale. C’est pourquoi elles sont rares à en faire comme Sand ou Gyp leur métier et leur principale source de revenu. La diversité des formations, 520et des types de rapport à la culture académique, ne recouvre pas simplement les différences générationnelles ou socio-économiques. Il est douteux cependant que le genre sépare en tout point les expériences et les aspirations des hommes et des femmes qui écrivent. Le cas de Sand est à la fois très spécial (en raison de l’extrême singularité du personnage), et exemplaire d’un parti-pris relativement courant au xixe siècle, qui concerne justement le rapport entre la littérature et la culture dominante.L’écrivain de métier se définit volontiers en opposition aux figures, aux postures, aux mœurs et aux occupations de la bourgeoisie, quand ce n’est pas en marge du monde social tout entier. Les écrivains sont même de plus en plus nombreux, au fil du siècle, à adopter comme Sand le costume du saltimbanque, de l’excentrique, du sauvage, de l’expérimentateur, du révolutionnaire, du prophète, et quelquefois à se vêtir d’un composé de tout cela. Ce qui signifie pour eux abandonner le costume de l’honnête homme, de l’homme de lettres, du savant, du sage, et tourner le dos aux carrières à la Villemain, à la Kératry et à la Ancelot. Mais, ici encore, l’usage des catégories est difficile. Sand est aussi la bonne dame de Nohant, et le « cher maître » de Flaubert. Stendhal est aussi consul et Hugo pair de France. Quant à Zola (l’écrivain le plus souvent abordé dans ce dossier), il représente assez bien l’aspiration à la réussite, à la légitimité, à la science, et à une forme de magistère. Le fait qu’il ait raté le baccalauréat, écrit Mes haines et candidaté vainement vingt-cinq fois à l’Académie, le maintient heureusement à l’écart de « l’aristocratie » des lettres françaises.
Ainsi, deux types de données sont également importants pour penser notre objet : d’une part, la réalité des formations, donc des cadres idéologiques ; l’importance des héritages, des références classiques, en particulier latines et françaises, celle de la rhétorique (car le xixe siècle est de fait un grand siècle de rhéteurs et de rhétoriciens), de la culture religieuse, en particulier catholique ; l’influence des cultures savantes et des méthodes scientifiques sur les milieux journalistiques et littéraires, chose bien connue en particulier pour la seconde moitié du siècle, mais qui n’est pas moins remarquable dans la première. Et d’autre part la multiplication des gestes de rupture, individuels ou collectifs, en somme la conception révolutionnaire qu’on se fait dans des zones diverses du champ, qui ne sont pas nécessairement marquées « à gauche », de l’activité de création et de l’idée même de beauté, sur le fond des grandes transformations sociales et des grands conflits politiques qui secouent la société française de la base au sommet. Penser la formation des écrivains, c’est répertorier ce qui relève de l’acquis dans les pratiques littéraires, afin d’éviter d’adhérer simplement au discours de la génialité quand il se présente (qu’il émane des auteurs ou des serviteurs de leur mémoire), non pas parce qu’il n’y a pas de génies, mais parce que ce discours n’explique rien en lui-même. Mais cela ne revient pas à dire que la littérature est une tradition, un miraculeux continuum de l’histoire nationale : c’est au contraire, éventuellement, se donner les moyens de penser les discontinuités là où elles se rencontrent.
521Il est question dans ce dossier d’école, de baccalauréat, d’études supérieures, mais aussi d’alternatives aux études et aux diplômes, de biais, de voies marginales, et d’autoformations. Il s’agit de ce qu’il advient de la littérature dans une société transformée par l’institution de l’école et par le développement des structures d’enseignement supérieur et de recherche. Et parallèlement du conflit toujours substantiellement individuel, mais aussi ordinaire et statistique, qui oppose des esprits jeunes et créatifs aux normes et aux classiques défendus par leurs maîtres, soit immédiatement, soit a posteriori. Si on pense les institutions et les politiques éducatives indépendamment des trajectoires de tel ou tel écrivain, comme une fonction sociale globale, politiquement orientée par l’État et par l’Église (ensemble ou séparément, selon les périodes), on peut considérer qu’elles intéressent l’histoire de la littérature à deux titres : d’une part parce qu’elles se saisissent de la littérature et avec elle de la langue et les transforment en matières d’enseignement (c’est-à-dire en patrimoine national et en répertoire de valeurs) ; d’autre part parce que tous les parcours sociaux subissent leur influence, et la carrière d’écrivain comme toutes les autres, directement (parce qu’elles forment les futurs auteurs) et indirectement (parce qu’elles forment leur public). Mais de quelles manières les écrivains ont interprété ce nouvel état de fait et y ont répondu, c’est une question qui renvoie à une sociologie des individualités, à une histoire des processus d’individuation.
Donnons un exemple de ressenti ou de ressentiment social d’écrivain, relatif non pas à la politique éducative mais au poids politique des institutions savantes, aux pratiques modernes de distinction et d’homologation des compétences, et au début de l’éclatement des champs du savoir, qui est à la fois l’accomplissement de l’entreprise encyclopédique initiée au xviiie siècleet son dépassement définitif. Stendhal, cultivant dans les dix dernières années de sa vie une forme de nostalgie, où il entre d’ailleurs une part de rêve et une forme de révolte, regrettait un aspect selon lui décisif de la société d’Ancien Régime (par quoi il faut entendre les élites sociales pré-révolutionnaires et la sociabilité des salons aristocratiques ou grands-bourgeois, en France et dans le reste de l’Europe) : le fait que, dans la conversation et l’art de vivre, la littérature et les arts en général aient été une affaire importante, sans être pesante, et que les gens de lettres aient pu jouer un rôle de premier plan, et donner le ton aux élites, y compris au sommet de l’État, tandis que, dans la société sérieuse, bourgeoise et obnubilée par la politique qui est issue de la Révolution, les artistes et les gens d’esprit se sont trouvés selon lui du mauvais côté de la frontière qui sépare les savoirs positifs et réglés, les compétences acquises et utiles, des talents individuels irréductibles, des productions intellectuelles futiles, mais pourvoyeuses de joie.
Le processus d’autonomisation du champ, qui pour Bourdieu s’accélère et se consolide dans la seconde moitié du siècle, mais dont les signes sont observables antérieurement, l’émergence des cénacles, des sociétés de gens de lettres, du journalisme et donc des sociabilités ambivalentes où se noue le 522sort de la littérature, signifie pour Stendhal non pas le développement de la littérature, mais d’abord l’amenuisement du lien organique entre la vie des élites et la vie littéraire, qui garantissait, pense-t-il, la vitalité de la littérature, et assurait aux gens de lettres, quels que fussent leurs succès de librairie, une légitimité fondée sur leur connaissance et sur leur usage spirituel de la langue.
Cette analyse est intéressante à plus d’un titre, pour ce qu’elle dit de la société bourgeoise, mais elle néglige l’extraordinaire renouvellement des compétences qui se produit dès la première moitié du xixe siècle dans les milieux de la création littéraire française, renouvellement lié à celui des genres, à la diversification du public, à la multiplication des supports et des lieux d’exercice de la littérature, à la pression des commanditaires et des diffuseurs aussi. Dans le même ordre d’idées, Stendhal néglige le prestige que confère aux gens de lettres l’importation et la maîtrise de savoir-faire et de styles étrangers ; ce sont deux aspects fondamentaux de la création littéraire française à l’âge romantique et postromantique, dont Stendhal est lui-même exemplaire, comme Victor Hugo, Alexandre Dumas, Théophile Gautier, ou sa fille Judith, dont il sera question ici. Même le professeur Auguste Trognon, traducteur de Pellico, Manzoni et Foscolo, en est un exemple.
Ce dossier souligne le fait qu’avec la modernité s’impose aux écrivains la nécessité d’un renouvellement constant de leurs compétences, et les montre engagés dans un processus de formation au long cours, occupés à s’autoformer, à s’entre-former (dans les structures de groupe et de cénacle), dans le cadre d’entreprises dont l’intérêt financier est explicite (les théâtres), ou dans des interactions d’une plus grande gratuité, où l’on retrouve éventuellement la structure ambivalente maître/disciple.
On peut se demander, prenant le problème par l’autre bout, si le fait que le champ littéraire français ne soit pas fermé aux autodidactes, que la reconnaissance sociale et l’enrichissement y soient envisageables pour eux, est une explication possible de l’intensité des mutations formelles de la littérature du xixe siècle. Une part considérable des auteurs, en particulier parmi les plus en vue, mais aussi parmi les moins connus et les moins bien dotés, produit un effort constant d’acquisition de contenus, de références, de formes et de techniques, dans une logique d’importation et de mimétisme, de contact éveillé avec la nouveauté internationale, dans des structures interactives en présence et/ou à distance (les correspondances) susceptibles de durer ou de se renouveler.
Les études qui suivent soulignent enfin le rapport entre la diversité des formations et la diversité des productions (en termes de genres, de formes et de formes de médiatisation). On ne devient pas vaudevilliste comme on devient poète ; mais on n’apprend pas non plus la fabrique du roman de la même façon à vingt ans d’écart, parce que le genre est en évolution constante. Naturellement, le fait que Stendhal et Flaubert par exemple aient été formés à des époques, dans des systèmes et dans des conditions tout à fait différentes, ne suffit pas à expliquer la différence profonde de leurs orientations. Mais la 523mise en relief du cadre privé et/ou institutionnel de la formation des auteurs contribue à éclairer des phénomènes d’ensemble qui permettent de penser les différences individuelles. Et même si l’on considère que la création littéraire originale, novatrice, suppose la capacité des auteurs à désapprendre, à se désolidariser au moins partiellement du cadre dans lequel ils ont été formés, ou se sont formés (c’est ce que la plupart des études soulignent), il s’agit d’envisager concrètement la dialectique de l’apprentissage et du désapprentissage, et toute la gamme des situations qu’elle recouvre.
L’article d’Olivier Bara permet d’abord d’apercevoir, en se concentrant sur le seul cas du vaudeville, mais saisi tout au long du siècle avec une précision remarquable, la très grande variété des formations d’écrivain, et plus généralement des trajectoires sociales au sein du monde des spectacles dans la France du xixe siècle. Gabrielle Melison-Hirchwald interroge plus précisément la manière dont trois écrivains de la même génération (Zola, Daudet et Coppée) sont parvenus à compenser, pour soi et pour autrui, le handicap que représentait le fait de n’être pas bachelier dans une société marquée par la logique du diplôme. Marceau Levin propose quant à lui une analyse de la représentation, dans la littérature « panoramique », du journaliste-écrivain lui-même, et examine en particulier l’un des ressorts principaux de cette représentation chargée d’autodérision, à savoir que l’auteur est d’abord un jeune homme qui a raté ses études. Les trois textes suivants s’intéressent précisément au passage des écrivains par l’école : l’article d’Hélène Spengler et François Vanoosthuyse, qui exploite des documents inédits, analyse le cours de Belles-Lettres suivi par le jeune Henri Beyle à l’École centrale de Grenoble, et réfléchit à la manière dont l’œuvre et la réflexion littéraire de Stendhal s’est construite avec et contre lui. Toru Hatakeyama s’intéresse également au cadre structurant que représente, pour un jeune créateur, l’institution où il a été formé, mais il raisonne davantage en termes de sources, et montre comment une série de poèmes écrits par le jeune Baudelaire transforme des textes désuets appartenant à la culture scolaire de son temps, que véhicule un célèbre manuel de littérature appris par cœur. Enfin, l’étude d’Yvan Leclerc fait un point complet sur la scolarité de Gustave Flaubert, en insistant sur le fait qu’elle a été pour le futur écrivain l’occasion de nouer des relations décisives et dont l’influence fut considérable : celle d’amis, mais aussi celle d’enseignants de premier ordre, tous témoins de ses premiers écrits. L’importance que constituent, dans la formation des écrivains, certaines relations privées, est particulièrement illustrée par l’article de Mathilde Bertrand. Dans la trajectoire de Proust, plusieurs relations eurent un rôle de catalyseur. Ainsi, l’enjeu sexuel et l’enjeu mondain croisent plus ou moins explicitement celui de la création et de l’esthétique dans la relation qu’entretint Proust avec Robert de Montesquiou, jusqu’à ce qu’il se libère de l’influence de son aîné. C’est au contraire en public et en groupe, sur une scène, à deux pas de la Sorbonne, que les hydropathes font l’apprentissage de leur métier d’écrivain. L’article de Violaine François entre dans le détail du 524fonctionnement et des rituels d’un groupe fumiste, héritier direct des premières contre-cultures du siècle, et confirme que la notion de « formation » ne peut pas désigner exclusivement, en matière de littérature, celles de maître et d’école. Le cas de Laforgue est, à cet égard, éclairant. Henri Scepi montre ce que le poète doit à sa fréquentation d’Ephrussi et à ses lectures de Bourget ou d’Hartmann. La formation révèle alors la logique affinitaire propre au développement intellectuel : en ces grands « intercesseurs », Laforgue trouve moins des maîtres qui imposent que des voix qui font écho à la sienne, encore informe. Yichao Shi s’intéresse également à une situation éducative non-institutionnelle, mais à une « fille de » évoluant dans la plus haute société parisienne et maîtrisant avec beaucoup d’habileté une carrière placée sous le sceau de l’exotisme chic. Elle remonte à la source de cette carrière, en expliquant comment Judith Gautier a été initiée à la langue, à la littérature et à la culture chinoise par un précepteur et des personnalités chinoises de haut rang. Les compétences acquises par les trois femmes dont nous parle Anna Krykun ne possèdent pas la plus-value de l’exotisme. Mais Daniel Lesueur, Gyp et Thérèse Bentzon ont un point commun décisif avec Judith Gautier : femmes, elles n’accèdent pas aux études, et doivent se construire autrement. Pour elles, le lieu de la formation, à l’écriture et à l’observation du réel, est la rédaction du journal, où elles occupent des fonctions distinctes et produisent trois œuvres tout à fait différentes. La dernière partie du dossier envisage ce qu’Olivier Lumbroso appelle dans une formule heureuse « la formation continue de l’écrivain ». Il est d’abord question, dans l’article de Laurène Haslé, du rôle de mentor qu’a joué l’acteur Montigny, quand il est devenu directeur du théâtre du Gymnase, auprès d’auteurs débutants (Victorien Sardou), confirmés comme dramaturges (Alexandre Dumas fils) ou novices dans ce genre (George Sand). Arnaud Verret s’intéresse à la figure de mentor assumée par Zola, notamment dans sa correspondance, auprès de confrères de sa génération ou plus jeunes que lui ; mais il insiste sur le fait qu’en contribuant à leur formation Zola poursuit la sienne propre et se dirige lui-même. Enfin, Olivier Lumbroso, auteur d’un livre important consacré à Zola autodidacte12, démontre à quel point la part du processus est importante dans la genèse des œuvres zoliennes, et qu’elle est intriquée au programme. La figure du maître, c’est-à-dire de la maîtrise, se trouve ainsi dialectisée par la notion d’un apprentissage infini.
1. Lycée Watteau (Valenciennes), associé au CRP19 / Sorbonne Nouvelle.
2. Université de Rouen – CEREdI.
3. André Chervel, « La formation des écrivains français par la version latine au xixe siècle », dans Martine Jey, Laetitia Perret-Truchot (dir.), L’Idée de littérature dans l’enseignement, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2019, p. 269.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Gilles Philippe, Sujet, verbe, complément. Le moment grammatical de la littérature française. 1890-1940, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2002, p. 125. Pour plus d’informations sur l’histoire de l’explication de texte, on se reportera notamment à André Chervel, Histoire de l’agrégation. Contribution à l’histoire de la culture scolaire, Paris, Kimé, 1993, p. 228-242 ; Daniel Grojnowski, « Naissance de l’“explication française” », Textuel, 1987, no 20, p. 55-62 ; et Martine Jey, La Littérature au lycée. Invention d’une discipline (1880-1925), Metz, Klincksieck, 1998, p. 79-86.
7. Voir G. Philippe, Sujet, verbe, complément, op. cit., p. 117-141 ; et « Une langue littéraire ? », dans Gilles Philippe, Julien Piat (dir.), La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 38-45.
8. Jey, La Littérature au Lycée, op. cit.
9. Sur cette question, voir la Stéphane Zékian, L’Invention des classiques. Le siècle de Louis XIV existe-t-il ?, Paris, CNRS éditions, 2012. Plus spécifiquement, sur le rapport à l’école, voir l’ouvrage mentionné de Martine Jey mais aussi dans l’Histoire de l’enseignement du français du xviieau xxe siècle (Paris, Retz, 2006) d’André Chervel, les pages 456-459.
10. En plus des ouvrages de Jey et Chervel, on se réfèrera à Jean-François Massol, De l’institution scolaire de la littérature française (1870-1925), Grenoble, ELLUG, 2004.
11. Martine Jey, « Introduction », dans Pauline Bruley, Martine Jey, Emmanuelle Kaës (dir.), L’Écrivain et son école (xixe-xxe siècles). Je t’aime moi non plus, Paris, Hermann, 2017, p. 5.
12. Olivier Lumbroso, Zola autodidacte. Genèse des œuvres et apprentissage de l’écrivain en régime naturaliste, Genève, Droz, 2013.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10744-6
- EAN : 9782406107446
- ISSN : 2105-2689
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10744-6.p.0005
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/08/2020
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français