Comptes rendus
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’Histoire littéraire de la France
3 – 2017, 117e année, n° 3. varia - Authors: Martin (Daniel), Thomine (Marie-Claire), Stiker-Métral (Charles-Olivier), Neiertz (Patrick), Gretchanaia (Elena), Massonnaud (Dominique), Corredor (Marie-Rose), Petitier (Paule), Le Scanff (Yvon), Kober (Marc), Lascar (Alex), Wieser (Dagmar), Gasiglia (Rémy), Nola (Jean-Paul de), Kociubińska (Edyta), Philippe (Gilles), Régnier (Marie-Clémence), Prin-Conti (Wendy), Rey (Pierre-Louis), Clément (Bruno), Bataillé (Mathilde)
- Pages: 707 to 751
- Journal: Journal of French Literary History
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
Rabelais et l ’ hybridité des récits rabelaisiens. Sous la direction de Diane Desrosiers, Claude La Charité, Christian Veilleux et Tristan Vigliano. Études rabelaisiennes, LVI, Genève, Droz, 2017. Un vol. de 728 p. (Nicolas Le Cadet)
Valeur des lettres à la Renaissance. Débats et réflexions sur la vertu de la littérature. Sous la direction de Pascale Chiron et Lidia Radi. Paris, Classiques Garnier, 2016. Un vol. de 285 p. (Adeline Desbois-Ientile)
Autour du Dictionnaire of the French and English Tongues de Randle Cotgrave (1611). Actes du colloque des 8 et 9 décembre 2011. Édités par Susan Baddeley, Jean-François Chappuit et Jean Pruvost. Paris, Honoré Champion, 2015. Un vol. de 288 p. (Jean-Charles Monferran)
L ’ Œil classique. Littératures classiques no 82, 2013. Sous la direction de Sylvaine Guyot et Tom Conley. Un vol. de 314 p. (Florent Libral).
Censure et critique. Sous la direction de Laurence Macé, Claudine Poulouin et Yvan Leclerc. Paris, Classiques Garnier, « Littérature et censure », 2016. Un vol. de 496 p. (Anna Arzoumanov).
Poétique de Vigny. Sous la direction de Lise Sabourin et Sylvain Ledda. Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2016. Un volume de 440 p. (Marta Sukiennicka).
Du convenable et de l ’ inconvenant. Littérature du xix e siècle. Sous la direction de Sophie Pelletier et Véronique Cnockaert. Montréal, « Figura » no 40, 2015. Un vol. de 200 p. (Éléonore Reverzy).
L ’ Année 1855. La Littérature à l ’ âge de l ’ Exposition universelle. Sous la direction de Jean-Louis Cabanès et Vicent Laisney. Paris, Classiques Garnier, 2015. Un vol. de 614 p. (Robert Kopp).
Henry Bauchau : La Déchirure, Le Régiment noir et L’Enfant rieur. Revue Roman 70820-50, no 62, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion. Un volume de 184 p. (Jacques Poirier).
Elise Rajchenbach-Teller, « Mais devant tous est le Lyon Marchant ». Construction littéraire d’un milieu éditorial et livres de poésie française à Lyon (1536-1551). Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance » no DLX, 2016. Un vol. de 597 p.
Issu d’une thèse soutenue à l’Université de Paris 3 en juin 2009, l’ouvrage de Mme Rajchenbach-Teller étudie la façon dont se construit à Lyon, dans le deuxième tiers du xvie siècle, un milieu éditorial associant étroitement auteurs, libraires et imprimeurs autour de l’édition des livres de poésie française.
L’introduction rappelle quelques principes simples qui guident la réflexion : la mise en livre du texte conditionne en partie sa réception, d’où l’importance des contacts et de la collaboration entre auteurs et imprimeurs ou libraires. Ces considérations sont d’autant plus pertinentes que l’objet d’étude est un milieu où évoluent des écrivains qui, tels Charles Fontaine ou Antoine du Moulin, font bénéficier les ateliers d’imprimerie de leurs services et de leurs réseaux d’amitiés littéraires. L’étude est donc nécessairement au croisement de plusieurs disciplines : histoire littéraire, histoire du livre, bibliographie matérielle, sociologie.
La démonstration se développe en trois grandes parties. La première, « La promotion du livre de poésie vernaculaire à Lyon. Promouvoir une langue », part du constat de la position hégémonique de la poésie latine et néo-latine dans le champ littéraire au cours des premières années du xvie siècle. Face à cette hégémonie apparaît dans les milieux littéraires une volonté nouvelle de promouvoir la langue française, portée par un certain nombre d’auteurs, d’imprimeurs, de libraires. Le rôle déterminant est joué dans un premier temps par Étienne Dolet. Ainsi, le Recueil de vers latins et vulgaires de plusieurs Poëtes Françoys, composés sur le trespas de feu Monsieur le Daulphin (François Juste, 1536), à l’initiative duquel se trouve Dolet, constitue une étape importante dans la construction d’une politique éditoriale lyonnaise visant à promouvoir la poésie en vernaculaire. Si l’ouvrage s’organise en deux massifs déséquilibrés, l’un, plus fourni, constitué de poèmes latins, l’autre, moins fourni, constitué de poèmes français, il apparaît que les deux massifs fonctionnent moins en concurrence qu’en émulation, le recueil invitant à combler le déficit en poètes français, autour du chef de file que pourrait être Maurice Scève. À partir de là, Dolet s’applique à promouvoir conjointement Maurice Scève et la poésie vernaculaire. Il le fait notamment à travers des traductions – celles de son Genethliacum Claudi Doleti et de ses Francesci Valesii Gallorum Regis Fata (1539) – et à travers, dans La maniere de bien traduire (1540), sa réflexion sur la traduction comme préalable à l’élaboration d’une véritable langue littéraire française.
L’ouvrage montre ensuite où et comment se constitue ce milieu littéraire et éditorial lyonnais visant à favoriser le développement de la poésie en vernaculaire. Jouent un rôle central François Juste puis son gendre Pierre de Tours, ainsi que Charles Fontaine, collaborateur de Juste, ou Barthélémy Aneau, collaborateur de Pierre de Tours. Mellin de Saint-Gelais apparaît quant à lui comme un enjeu important pour le milieu éditorial lyonnais : en témoigne la publication chez Pierre de Tours, en 1547, du volume Saingelais. Œuvres de luy tant en composition, que709translation, ou allusion aux Autheurs Grecs, et Latins : façon pour l’imprimeur de marquer sa place dans l’édition de livres de poésie vernaculaire avec la production d’un volume affichant pour la première fois le nom d’un des poètes les plus prestigieux de l’époque.
L’action de François Juste et de Pierre de Tours est largement relayée par Jean de Tournes qui s’installe à son compte vers 1542 et accueille dans son officine ceux qui furent les grands collaborateurs de Juste : Du Moulin, Scève, Fontaine. De Tournes se caractérise par son souci d’élaborer une éthique professionnelle de l’imprimeur, dynamique et pourvoyeur de nouveautés : l’épître « L’Imprimeur aux imprimeurs » sur laquelle se referme le Recueil des œuvres de feu Bonaventure Des Périers (1544) est analysée comme un véritable manifeste en ce sens. Si De Tournes entend occuper le terrain de la production de poésie en vernaculaire, son intérêt s’étend aussi au toscan, dans une démarche visant à déplacer le centre de gravité du modèle pétrarquiste de l’Italie vers la France. Son édition des Opere Toscane de Luigi Alamanni participe de cette entreprise, comme celle d’Il Petrarca. Dans ce domaine, De Tournes a un rival en la personne du libraire Guillaume Rouillé, qui publie à partir de 1550 son propre Petrarca, qui utilise les œuvres et la collaboration de Ridolfi et les traductions de Denis Sauvage – notamment celle de Leone Ebreo – pour apparaître comme le grand diffuseur de l’humanisme italien à Lyon.
Dans une deuxième partie, « L’invention d’un champ littéraire à Lyon », l’ouvrage s’interroge sur ce qui fonde l’identité et l’éventuelle cohérence de ce milieu éditorial et littéraire. Si la cohérence de ce milieu paraît pouvoir se construire au sein de ce qu’il est convenu d’appeler le sodalitium lugdunense, Mme Rajchenbach-Teller montre d’une part que ce sodalitium relève largement de la construction littéraire. Sont analysées en ce sens la Poesie françoise de Sainte-Marthe, La Fontaine d’Amour et les Estreines de Charles Fontaine, qui mettent en scène les relations d’amitié dans une démarche poétique qui doit beaucoup à Marot. D’autre part, l’identité lyonnaise se construit largement à travers l’appropriation d’auteurs et d’œuvres qui ne sont pas spécifiquement lyonnais. Une analyse des différentes éditions lyonnaises de Marot permet de montrer qu’elles ont pour effet d’ériger Lyon en pôle éditorial des œuvres du poète cadurcien. Il en va à peu près de même pour l’édition prestigieuse et particulièrement soignée des Illustrations de Gaule de Jean Lemaire en 1549 chez Jean de Tournes.
L’identité lyonnaise semblerait pouvoir se construire aussi autour de l’élaboration d’un pétrarquisme à la française. Si, avec les publications des recueils de Scève, Du Guillet, Tyard ou encore Des Autelz, cette identité semble reposer en partie sur la promotion en France du genre du canzoniere, et donc autour d’une figure tutélaire qui pourrait être Scève, le choix de ce dernier de se tourner vers un nouveau genre et un nouveau modèle avec La Saulsaye compromet quelque peu cette identité.
Autre spécificité qui pourrait contribuer à créer cette identité : l’important statut littéraire dévolu aux femmes. La promotion des femmes de lettres locales, comme Du Guillet, l’édition des recueils de Marguerite de Navarre, les nombreuses dédicaces à Catherine de Médicis des ouvrages italiens ou traduits de l’italien, tout cela laisse croire qu’il y a une spécificité, un « climat lyonnais » propre à l’épanouissement d’un rôle particulier des femmes.
Cependant, la prétendue cohérence et la prétendue spécificité poétique et éditoriale lyonnaise ne laissent pas d’être problématiques, se construisant sans véritable projet commun, sans chef de file.
710La troisième partie de l’ouvrage, « Esquisse d’une géographie du livre de poésie lyonnais » pose la question de l’existence d’un livre de poésie lyonnais différent des productions du reste du royaume. L’enquête est en premier lieu menée du côté de la concurrence entre Paris et Lyon, à commencer par les choix éditoriaux faits par les imprimeurs des deux villes autour des textes s’inscrivant dans le cadre de la Querelle des Amyes. L’auteur montre que la publication de ces textes révèle une divergence d’interprétation de la querelle entre Paris et Lyon, les choix éditoriaux parisiens inscrivant ces textes dans le cadre d’un débat sur la cour, ceux des Lyonnais, avec l’édition des Opuscules d’Amour par Jean de Tournes, présentant la querelle comme un jeu poétique fondé sur une relation d’émulation entre poètes dont l’implantation lyonnaise est mise en évidence. Les échanges et la concurrence entre Paris et Lyon sont également examinés à travers les éditions lyonnaises des textes composant la Deploration de Venus sur la mort du bel Adonis, et leur réorchestration dans le Discours de plusieurs pieces publié à Paris chez Arnoul L’Angelier et Gilles Corrozet. Inversement, sont examinés les cas d’importation ou d’appropriation de productions parisiennes par les imprimeurs ou libraires lyonnais. Ainsi Jean de Tournes puise dans le catalogue de Corrozet pour combler les lacunes de son propre catalogue en matière de textes de l’Antiquité à orientation morale. Font également l’objet d’une analyse le travail d’appropriation lyonnaise des livres d’emblèmes, à partir du cas d’Alciat et des recueils, plus proprement lyonnais, d’Aneau et de Guéroult.
La concurrence entre Lyon et Toulouse fait également l’objet d’un examen minutieux. Les liens entre l’officine toulousaine de Guyon de Boudeville et celle de Jean de Tournes permettent de conclure à une migration des recueils toulousains vers Lyon qui affirme sa supériorité, migration favorisée notamment par l’estime dont jouit Du Moulin auprès d’auteurs comme Forcadel et La Tour d’Albenas. Les difficultés de l’imprimerie toulousaine apparaissent manifestes, enfin, dans le choix d’une collaboration des Toulousains Jean Mousnier et Jean Perrin avec le Lyonnais Macé Bonhomme pour publier Les Considerations des quatre mondes et la Morosophie de La Perrière. Il y a donc une stratégie des imprimeurs lyonnais consistant à ratisser largement dans le champ poétique français, avec notamment une forte implantation à Toulouse et une concurrence plus rude avec Paris conduisant à privilégier des politiques éditoriales de différenciation.
De la conclusion nous retiendrons surtout l’idée que l’existence d’une poésie lyonnaise relève avant tout d’une construction littéraire et mythique par les différents acteurs du livre de poésie à Lyon ; celle de l’importance des initiatives d’imprimeurs et libraires, ou de ceux qui collaborent avec eux, tels Fontaine ou Du Moulin, avec cette conséquence que le poète n’est pas l’unique instance à l’origine du texte ; celle, enfin, de l’importance des recueils composites ou collectifs qui, peut-être mieux que les autres productions, révèlent les orientations des imprimeurs ou libraires en matière de politique éditoriale.
On peut ne pas suivre l’auteur de ce travail dans toutes ses conclusions. Il en va ainsi, par exemple, de ce qui est dit en conclusion de la deuxième partie sur « la victoire finale de la Brigade » (p. 318) face aux Lyonnais : il nous semble que les valeurs et les objectifs ne sont pas les mêmes, les milieux lyonnais privilégiant l’éclectisme où la Brigade recherche une vraie cohérence. L’essentiel réside cependant dans la très grande rigueur de ce travail, dans son ampleur, dans l’immense matière qu’il met en jeu et dont témoigne la seule bibliographie des sources primaires dans les éditions du xvie siècle (28 pages !)
711Le volume est complété par un peu plus d’une soixantaine de pages d’annexes mettant à la disposition du lecteur des reproductions de pages de titres ou des documents aussi précieux qu’une bibliographie d’Antoine du Moulin avec transcription de ses textes préfaciels, ou encore les tables des matières parallèles des différentes éditions de la Deploration de Venus […] chez Jean de Tournes.
En dépit de quelques imperfections formelles – coquilles, étourderies, erreurs (rares) dans la transcription des textes, au total une cinquantaine de cas selon notre relevé qui ne se voulait pas systématique – on ne peut que conclure à l’apport considérable que constitue ce livre à la connaissance des milieux littéraires lyonnais dans la première moitié du xvie siècle, et ceci au moyen d’analyses qui, la plupart du temps, par leur précision et leur sagacité, emportent la conviction du lecteur.
Daniel Martin
Jacques Yver, Le Printemps d’Yver. Édité par Marie-Ange Maignan, avec la collaboration de Marie Madeleine Fontaine. Genève, Droz, 2015, « Textes littéraires français » no 632. Un vol. de 756 p.
Le volume dû à Marie-Ange Maignan et Marie Madeleine Fontaine offre un rare bonheur de lecture en nous faisant (re)découvrir la grande qualité littéraire d’une œuvre jusqu’alors peu accessible : quelques pans (extrait de la première journée, seconde histoire en entier, troisième journée en entier, cinquième journée en entier) étaient proposés dans le volume – depuis longtemps épuisé – des Conteurs français du xvie siècle, édition établie par Pierre Jourda, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1956. Pour lire l’œuvre intégrale, il fallait ouvrir une édition ancienne ou se plonger dans la réédition fournie par Slatkine (Genève, Slatkine reprints, 1970) de l’ouvrage du bibliophile Jacob, Les Vieux conteurs français (Paris, société du Panthéon littéraire, 1841). Avec les Cent nouvelles nouvelles, dites du roi Louis XI, les Nouvelles récréations de Bonaventure Des Périers et L’Heptaméron de Marguerite de Navarre figurait en effet Le Printemps d’Yver, contenant cinq histoires discourues par cinq journées en une noble compagnie au château du printemps dont le texte, à l’orthographe et la ponctuation légèrement modernisées, se fondait sur la deuxième édition du Printemps parue chez Ruelle en 1572.
Œuvre unique d’un très jeune homme, qui meurt à 24 ans quelques mois avant sa parution, elle connaît un succès immédiat, publiée une trentaine de fois entre 1572 et 1600, traduite en anglais dès 1580 sous le titre : A courtlie controversie of Cupid Cautels ; très répandue en Europe du Nord, elle a une influence sur le théâtre anglais et germanique. En France, elle est lue et imitée et un Bénigne Poissenot la revendique clairement pour modèle dans l’avant-propos de L’Esté (tous ces aspects sont étudiés dans la troisième partie de l’introduction, intitulée « Postérité du Printemps d’Yver », p. cii-cl). Le tempérament artiste du jeune auteur se ressent dans sa langue, les sujets qu’il aborde et son « écriture mixte », qui pratique le mélange des tons et la diversité des formes : le genre épistolaire s’immisce au sein du récit (ainsi dans la 5e histoire où l’on peut lire des lettres d’amour), la poésie se mêle à la prose, les pièces poétiques intervenant à la fois dans le récit-cadre et dans les histoires.
712Jacques Yver a conçu une œuvre offerte à une réappropriation diverse par les lecteurs : la société conteuse ici représentée (« trois jeunes gentilshommes parens et voisins » et trois personnages féminins, une « dame qui se tenoit en un chasteau voisin » et deux jeunes filles, respectivement la fille et la nièce de la dame) reflète en miroir la société des lecteurs auxquels s’adresse l’auteur ; fidèle à la tradition boccacienne, il offre aux dames un bouquet printanier qu’elles pourront recomposer à leur manière. L’idée d’un réemploi narratif est usuelle dans les recueils de récits brefs : les narrations, souvent issues de l’oralité et placées dans la bouche de devisants, sont destinées à alimenter les conversations des lecteurs ; elle relève ici du topos car la dimension romanesque des cinq récits proposés ne les prédispose guère à la réappropriation. De manière plus originale, le recueil s’ouvre également à des usages proprement esthétiques : mise en musique appelée par les pièces poétiques (on lit ainsi p. lxxiii : « il semble bien qu’Yver ait souhaité offrir aux musiciens et aux danseurs des chansons dignes d’être recueillies à leur tour pour être chantées et dansées dans une société aimable qui s’y plaisait »), réalisation d’ouvrages d’art par les orfèvres à partir de descriptions qui flattent l’imagination. Jacques Yver a produit là une œuvre dont la richesse esthétique avait tout pour plaire à Marie Madeleine Fontaine qui a collaboré avec Marie-Ange Maignan pour l’élaboration d’une édition impeccable.
Le bonheur de lecture tient en effet également à la qualité de l’édition critique : les éditrices redonnent, au sens propre, un visage au jeune auteur du Printemps grâce au superbe portrait qui orne la page de titre, où l’on voit un beau jeune homme aux cheveux bouclés et aux traits réguliers. Sur ce portrait du cabinet des Estampes, retrouvé par Marie-Ange Maignan au début de ses recherches sur l’écrivain, figurent la date de 1570, la devise « Ou bien ou rien » et la mention « Jaques Yver. Age 22 » ; ces éléments permettent de rectifier les notices biographiques erronées que l’on rencontre encore ici et là et de « faire naître Jacques Yver vers 1548 et mourir à la fin de 1571 ou au tout début de 1572 » (p. xii). Des recherches dans les archives ont également permis à Marie-Ange Maignan d’apporter des éléments biographiques sur celui qui se présentait comme « Seigneur de Plaisance, et de la Bigottrie, gentilhomme Poctevin » et qui appartenait à la petite noblesse de Niort.
L’histoire éditoriale de l’œuvre (publiée de manière posthume dans des volumes in-16o non vérifiés, à en juger d’après les coquilles qui se répètent d’édition en édition) a nécessité une restauration du texte de manière à en faciliter la lecture ; le choix de M.-A Maignan et M. M. Fontaine s’est porté sur la première édition parue chez Ruelle en 1572 dont a été respectée l’orthographe malgré certaines incohérences ; ont été modifiés en revanche des éléments de ponctuation, en particulier les deux-points transformés en virgule, point-virgule ou point. Les notes (qui figurent en bas de page) sont abondantes mais n’encombrent pas la lecture ; le glossaire, également très nourri (p. 603-647), est complété d’un répertoire des « proverbes, expressions proverbiales, dictons, sentences, locutions familières » (p. 648-656) et rend justice au lexique riche et varié de Jacques Yver. Un important travail sur les sources des histoires et sur les lectures d’Yver avait été mené par M.-A. Maignan dans sa thèse de 3e cycle, dirigée par Robert Aulotte et soutenue en 1980 : Sur le Printemps de Jacques Yver, Étude de biographie, de sources et d’expressions ; complétées pour la présente édition, grâce à une collaboration fructueuse entre les deux éditrices, ces recherches dessinent le portrait d’un auteur 713talentueux qui, bien dans l’esprit de l’époque, « se permet de butiner partout » (p. xlv), « aime tout et veut tout écrire » (p. xlvi). Parmi ses lectures favorites figurent, sans étonnement, Ovide, Pline, Virgile et surtout Plutarque ; si ce dernier n’est jamais cité, ses œuvres irriguent bien des passages et sont proposées en annexe (annexe 1, p. 575-580) les « références aux œuvres de Plutarque qui semblent avoir été utilisées par Yver » : les Vies des hommes illustres dans la traduction qu’en avait donnée Amyot en 1567, les Œuvres morales dans les recueils de traductions latines alors disponibles ou bien en français pour les deux opuscules traduits par Jean de Marconville (De l’Heur et malheur de mariage, ensemble les Loix connubiales de Plutarque, 1564). En matière de romans, dont Jacques Yver est un grand lecteur, est soulignée pour la première fois l’influence des Amours de Clitophon et Leucippé, œuvre à laquelle Marie Madeleine Fontaine consacre une annexe (Annexe 2, Achilles Tatius, « Note sur les traductions latines, italiennes et françaises des Amours de Clitophon et Leucippé »(1544-1586), p. 581-592). L’ouvrage comporte deux précieux index (un index des noms cités dans Le Printemps et un index des noms cités dans l’annotation) ainsi qu’une riche bibliographie, à laquelle l’on suggérerait volontiers quelques compléments : à l’ouvrage et aux deux articles indiqués de Gabriel-André Pérouse pouvait être ajouté son article sur les contes bigarrés, « De Montaigne à Boccace et de Boccace à Montaigne : contribution à la naissance de l’essai », La Nouvelle française à la Renaissance, études réunies par Lionello Sozzi, Genève-Paris, Slatkine, 1981, p. 13-40 ; pouvaient être signalés également l’ouvrage de Madeleine Jeay, Donner la parole. L’histoire-cadre dans les recueils de nouvelles des xve-xvie siècles (Montréal, CERES,1992) qui a le mérite de replacer le genre de la narration brève dans une perspective chronologique large, Moyen Age et Renaissance (Le Printemps fait partie du corpus étudié) ainsi que les ouvrages et articles suivants : le colloque organisé et édité par Vincent Engel et Michel Guissard, La nouvelle de langue française aux frontières des autres genres, du Moyen Age à nos jours, volume 2, Actes du colloque de Louvain-la-Neuve, mai 1997, Bruylant-Academia, Louvain-la-Neuve, 2001 ; parmi les travaux de Michel Bideaux, son article « La conversation dans les recueils de nouvelles du xvie siècle », Le Loisir lettré à l’âge classique, essais réunis par Marc Fumaroli, Philippe-Joseph Salazar et Emmanuel Bury, Genève, Droz, 1996, p. 537-542 ; le numéro des Cahiers V. L. Saulnier consacré aux « contes et discours bigarrés » (Cahiers V.L. Saulnier, no 28, Paris, PUPS, 2011) : si aucune étude n’y est directement consacrée au Printemps, le recueil est en effet à l’horizon de plusieurs articles (ceux de Pascale Mounier et d’Estelle Ziercher ainsi que les conclusions). On y ajoutera les pages de Nathalie Dauvois dans l’ouvrage de Frank Lestringant et Michel Zink, Histoire de la France littéraire. Naissances, Renaissances. Moyen Age - xvie siècle, p. 780-782.
On l’aura compris, cette édition très attendue répond à toutes les attentes.
Marie-Claire Thomine
Antony McKenna, Pascal et son libertin. Paris, Classiques Garnier, 2017. Un vol. de 131 p.
Le présent livre rassemble les principaux travaux pascaliens d’A. McKenna publiés depuis son ouvrage majeur, De Pascal à Voltaire : le rôle des Pensées de Pascal dans l’histoire des idées entre 1670 et 1734 (Oxford, Voltaire Foundation, 7141990). Fermement encadrées par deux chapitres sur « le statut du libertin » et « l’interlocuteur », les études qui composent cet ouvrage s’attachent à plusieurs concepts pascaliens : vanité et misère, grandeur, sentiment, imagination. C’est donc l’anthropologie pascalienne qui, après d’autres, intéresse A. McKenna, sous l’angle spécifique de ses résonances gassendistes : « son dialogue avec l’interlocuteur libertin repose sur une synthèse puissante de l’anthropologie augustinienne, de la physiologie cartésienne et de l’épistémologie gassendiste » (p. 62). En s’en tenant au plan de la seconde nature, l’argumentation pascalienne conduira à une foi humaine envisagée comme sentiment et qui, comme telle, ne suffit pas au salut : « la prémisse de l’apologiste est qu’il vaut mieux se perdre en croyant […] plutôt qu’en libertin » (p. 98). L’hypothèse est strictement augustinienne, en tous cas conforme à l’augustinisme professé dans les Écrits sur la grâce. Le renversement de la nature à la suite de la chute conduit également Pascal à une conception matérialiste de la science, autre point de rencontre avec le gassendisme. Le chapitre conclusif sur la place de Pascal dans l’apologétique de son temps voit dans les éditions de Port-Royal la marque d’une profonde incompréhension de l’originalité pascalienne. La lecture d’A. McKenna repose sur l’idée centrale d’argumentation ad hominem, développée naguère dans un important article qui constitue le soubassement de la présente démonstration.
A. McKenna entend combler un vide de la thèse de René Pintard sur les libertins érudits, qui minorait la lecture des libertins par Pascal et méconnaissait les similitudes entre les philosophies de Pascal et de Gassendi. Étant données les polémiques soulevées par la catégorie même de libertin, on regrette que l’emploi de ce terme ne soit pas plus vigoureusement justifié, et ce d’autant plus que Pascal ne l’emploie pour sa part qu’assez peu.
Si l’ouvrage ouvre des pistes pour l’étude du dispositif argumentatif des Pensées, en mettant en avant la notion de dialogue, deux questions se posent, que la concision de l’ouvrage ne permet pas de développer. Tout d’abord sur la nature de ce libertinage dont les Pensées tracent le portrait. S’agit-il d’un reflet fidèle d’une philosophie cohérente et effectivement professée par certains contemporains de Pascal, ou d’une reconstruction propre à Pascal, qui élaborerait dans les Pensées une représentation polémique du libertin comme il avait élaboré dans les Provinciales un portrait à charge des jésuites ? La seconde question concerne le concept d’interlocuteur, dont on ne saisit pas toujours s’il s’agit d’une figure littéraire, interne à l’œuvre, ou d’un terme équivalent à celui de lecteur. L’enjeu est de taille, car il engage la nature même de la rhétorique pascalienne.
Ces questions, on le comprendra, sont une invitation pour ceux qui s’intéressent à Pascal à dialoguer avec les fortes propositions d’A. McKenna.
Charles-Olivier Stiker-Métral
Olivier Ferret, Voltaire dans l’Encyclopédie. Paris, Société Diderot, 2016. Un vol. de 413 p.
L’intention de l’ouvrage d’Olivier Ferret est explicitée dès l’introduction : « qui dit « Voltaire et l’Encyclopédie » (rappel de l’essai de R. Naves en 1938) ne peut pas ne pas s’interroger sur « l’Encyclopédie et Voltaire » (p. 14). Il s’agit donc d’analyser, en diachronie, les interactivités entre le projet éditorial monumental du Dictionnaire raisonné, la réception de Voltaire en tant qu’homme de lettres 715et philosophe, et l’influence de cet échange sur sa propre pensée. L’architecture d’ensemble de l’ouvrage reflète le parti pris par le chercheur : une première partie cartographie les voies et moyens d’une présence de Voltaire dans le texte, sa fonction d’autorité directe ou indirecte comme poète, historien, voire philosophe ; une seconde partie se concentre sur le cas de Jaucourt, compilateur non dénué de capacité pour l’analyse et la réécriture, et principal relais, dans l’Encyclopédie,de l’œuvre voltairienne ; enfin, c’est dans une dernière partie que O. Ferret aborde, pour s’interroger sur leur cohérence éventuelle avec le corpus des mentions extraites de ses œuvres, les articles rédigés par celui qui deviendra peu après le patriarche de Ferney. L’ouvrage se termine par une soixantaine de pages de supports techniques, précieux pour les chercheurs voltairiens.
En préambule, O. Ferret livre une étude critique sur les opportunités et les difficultés de la recherche par les moyens numériques, en passe de bouleverser les méthodes des sciences de la littérature. Le repérage informatique d’un sous-corpus des mentions et citations voltairiennes dans un corpus aussi foisonnant que celui des quelque 74000 articles du Dictionnaire raisonné fournit une accélération évidente à l’heuristique bénédictine des essayistes antérieurs. Encore convient-il de respecter nombre de précautions méthodologiques par le biais qualitatif : recomposer un « texte de base » cohérent ; compléter la requête des occurrences par l’examen du système complexe des renvois, caractéristique lexicographique dont on sait l’importance dans le métadiscours philosophique de l’Encyclopédie ; enfin la recherche doit être étendue aux mentions implicites en raison de la richesse d’emplois métonymiques (« l’auteur de… », etc.) et d’entrées périphrastiques (un « illustre auteur », « le poète historien », etc.). Le sous-corpus ainsi identifié, s’il paraît modeste au plan quantitatif (300 articles), est plus remarquable du fait de la volonté généralement performative de ces mentions et de leur répartition dans le temps (70 % des références figurent dans les dix tomes publiés après les six années d’interdiction). L’analyse dynamique de ce corpus est nécessaire : « l’Encyclopédie est une entreprise évolutive » (p. 36) qui revient sur elle-même au fil du temps pour préciser ou corriger des rédactions antérieures. Pour autant, le philosophe bénéficie-t-il d’une auctoritas politique croissante alors que se développe sa lutte contre « l’Infâme » ?
Voltaire est d’abord célébré comme poète et comme historien. Les citations poétiques ou stylistiques font foi de son statut éminent de littérateur auprès des encyclopédistes. Celui d’historien doit beaucoup à Jaucourt. Le statut de « philosophe », en revanche, lui est accordé avec prudence. Ici encore, Jaucourt est le contributeur qui extrait le plus volontiers chez Voltaire la dimension « philosophique » des écrits sur les belles-lettres ou sur l’histoire, voire s’approche de la pensée la plus militante du patriarche, celle de la tolérance. Définir normativement la fonction référentielle de Voltaire dans l’Encyclopédie est plus difficile : les appels à l’œuvre voltairienne, qu’ils prennent la forme d’allusion, de mention ou de citation, visent tour à tour une utilité d’ornementation rhétorique (tropes pour embellir, étonner, marquer une emphase ou un tour de pensée), d’exemplarité (pour la Grammaire, la Rhétorique ou la Poétique) ou encore de référence bibliographique (pour l’Histoire et la Géographie). Mais la référence voltairienne n’échappe pas à l’intention polémique de certains contributeurs des belles-lettres ou de l’historiographie ; plusieurs moralistes l’attaquent sur les conséquences de ses positions en faveur de la tolérance. Ces désaccords ne retirent, toutefois, que peu au crédit généralement accordé dans le Dictionnaire raisonné au référentiel voltairien.
716Le meilleur exemple en est l’usage qu’en fait le chevalier de Jaucourt. Si la compilation d’emprunts sélectifs est inhérente au travail encyclopédique, elle dénote chez lui une grande maîtrise du « copier-coller » (expression anachronique employée, non sans humour, par le chercheur), à laquelle la prolificité du rédacteur doit beaucoup. Dans le corpus voltairien, l’encyclopédiste puise une part significative de la substance des articles qu’il compose au moyen des techniques discursives de l’abrégé ou du précis, du détail, de l’extrait ou du tableau. Pourtant, les emprunts sont souvent « polyphoniques » (plusieurs sources), la réécriture dilue les citations pour préserver l’unité thématique et prépare parfois le passage à la première personne (par exemple dans ESPAGNE, INQUISITION ou MAHOMETISME).
Jaucourt peut rencontrer, dans ses emprunts à Voltaire, une résonance avec ses propres motivations idéologiques ou scientifiques. Le sous-corpus laissé par le chevalier n’est pour autant pas un compendium de la philosophie voltairienne. Tour à tour, on le voit accentuer le propos voltairien, ou le rééquilibrer par une réécriture au moyen d’emprunts d’inspirations opposées. Il est difficile de situer la cohérence d’un éventuel discours politique de l’encyclopédiste Jaucourt : son appui global à l’engagement voltairien contre l’intolérance est modéré par un réformisme humaniste dans lequel l’auteur de l’essai voit « une lecture protestante de Voltaire » (p. 213).
Dans le Dictionnaire raisonné, Voltaire encyclopédiste formule-t-il un abrégé de sa pensée littéraire, historique et politique ? O. Ferret cherche à éclairer cette question en la décomposant : le sous-corpus signé par le philosophe est-il cohérent en lui-même ? comment s’insère-t-il dans l’orientation « philosophique » d’ensemble de l’ouvrage ? comment s’insère-t-il dans l’œuvre « philosophique » voltairienne ? D’ÉLÉGANCE à IMAGINATION, l’analyse fine des renvois et des échos internes, la présence d’articles nodaux (ÉLOQUENCE), indiquent le souci de cohésion du scripteur. La contribution voltairienne apparaît comme relevant principalement de son auctoritas en matière de Belles-Lettres, Géographie, Histoire et Historiographie. Mais si la référence à une « philosophie » voltairienne existe (même nuancée) chez Jaucourt, elle est, en revanche, évidente chez l’auteur lui-même dans le petit groupe d’articles du tome VIII : HISTOIRE, IDOLE, IMAGINATION.
L’ouvrage d’O. Ferret est une importante contribution, d’une part à la compréhension des méthodes de « fabrication » de l’Encyclopédie, d’autre part à celle de la pensée voltairienne dans son évolution. La recherche approfondie qui la sous-tend en légitime la rédaction foisonnante et la prudence scientifique des conclusions du chercheur.
Patrick Neiertz
Philippe Lejeune, Aux origines du journal personnel. France, 1750-1815. Paris, Honoré Champion, « Les dix-huitièmes siècles », no 189, 2016. Un vol. de 648 p.
Le nouvel ouvrage de Philippe Lejeune propose les résultats d’une vaste recherche à travers les archives, une enquête archéologique capable de tenir en haleine les lecteurs. C’est une étude novatrice de l’émergence de la pratique du journal personnel qui « donne au moi une consistance » (p. 7), devient un refuge individuel, « une écriture qui aide à vivre » (p. 471). Des journaux, pour la plupart inconnus, conservés dans de nombreuses archives publiques et privées mettent en 717lumière ce glissement vers l’intimité que l’auteur observe en premier lieu. Et il insiste sans détours sur le fait que cette exploration est loin d’être terminée et que toutes les conclusions restent fragiles et quasi impossibles car « nous ne sommes qu’au tout début d’une connaissance réelle des origines du journal personnel en France » (p. 349). La variété des textes, la haute probabilité d’autres découvertes ne permettent donc guère de généraliser.
L’ouvrage inclut trente sept chapitres consacrés à une série de journaux ou à un seul auteur. Le synopsis, qui suit l’introduction, apporte une clarté supplémentaire dans l’ensemble déjà limpide et concis. L’auteur évite d’alourdir son texte avec des notes, réduites au minimum ; les références sont données, dans le texte même, entre parenthèses, ou à la fin des chapitres dans une brève bibliographie (la bibliographie générale figure à la fin du volume). À ce souci de clarté répond la répartition de chapitres par ordre thématique qui montre comment « l’usage personnel du journal s’est infiltré dans presque tous les domaines de la vie » (p. 10) : la religion, la famille, l’éducation, la santé, le deuil, l’amour, la vie sexuelle, la vie intellectuelle, la création…
Perçu longtemps comme une sorte de journal périodique, factuel et ouvert à la lecture des proches (ce qui explique l’exclamation d’un des diaristes au milieu de ses épanchements sentimentaux : « Mais basta. Ceci est un journal ! »), social puisque conforme au savoir-vivre aristocratique, le journal personnel se constitue avec l’apparition de l’écriture « pour soi seul, par quelqu’un qui se prendrait pour unique objet d’attention » (p. 312).
Philippe Lejeune, après avoir rappelé sa définition du journal : « série de traces datées » (p. 8), établit, tout au long de son livre, les caractéristiques fondamentales du journal personnel : la subjectivité et l’introspection, une sorte d’enfermement qui va jusqu’à la conversation uniquement avec son cahier et le tutoiement du journal, le goût du secret et, comme sa conséquence, le cryptage, une place prépondérante réservée aux émotions et aux méditations, à l’expression des confidences, à l’analyse de son état d’âme et aux délibérations avec soi-même – jusqu’à ce que le journal devienne une œuvre à part entière et plus intéressant que l’œuvre même. Les signes de l’intimité, chez les différents diaristes, sont détectés avec brio, telle, par exemple, l’écriture allusive, conséquence de « l’écart gigantesque entre le sens qu’il [le journal] a pour son auteur, et celui, bien plus pauvre, qu’il doit prendre pour n’importe qui d’autre » (p. 47). Les textes sont présentés dans toute leur unicité et complexité, leurs hésitations et tâtonnements, leurs mouvements contradictoires et pulsations internes. Et ces écritures, pour la plupart ordinaires, se révèlent pleines de vie et d’un attrait fascinant. Elles donnent une riche matière pour la réflexion et suscitent parfois des questions.
Philippe Lejeune insiste, dans son introduction, sur la division, à l’époque, du continent européen « entre des cultures religieuses opposées » et « des frontières relativement étanches » (p. 14), qui les séparent, dont il s’ensuit que la France « ne saurait être jugée à l’aune du puritanisme anglais ou du piétisme allemand » (p. 14) qui ont contribué à la mise en place du journal personnel en Angleterre et en Allemagne cent ans plus tôt que dans la société française.
Cependant, le livre ne se limite pas à la France, « dominée par le catholicisme et l’idéologie des Lumières » (p. 14). Un nombre considérable de textes étudiés proviennent de la Suisse romande, ce bastion du protestantisme et du piétisme. En plus, nous voyons un journal écrit en français par une Russe orthodoxe, et deux 718journaux tenus par des Hollandais qui ne paraissent pas catholiques. Finalement, les journaux, issus de différentes aires culturelles, ont beaucoup de similitudes frappantes ce que montre Philippe Lejeune lui-même en rappelant le rôle de la correspondance et de la littérature dans la formation du discours diaristique. Il tient aussi compte des traités de piété et des écrits pédagogiques prônant l’utilité du journal et produits tant en Angleterre qu’en Allemagne mais précise chaque fois qu’à l’époque concernée ils n’étaient pas traduits en français.
Donc en France, l’intimité du journal « restait à inventer » (p. 233). On peut se demander pourquoi aucun diariste, même parmi les plus « intimistes », n’a l’air de se croire inventeur, ni de former, comme le dit Rousseau au début de ses Confessions, « une entreprise qui n’eut jamais d’exemple ». On procédait « à l’aveuglette » (p. 65), mais, étrangement, on voit que cette écriture quotidienne, y compris « personnelle », se produisait spontanément. « On écrivait dans l’ignorance des journaux des autres » (p. 71) puisqu’aucun journal n’était publié à cette époque en France, cependant un journal fictif pourrait être pris en considération vu le grand succès de son auteur en France et l’impact des modèles littéraires sur le comportement du public contemporain : dans le roman épistolaire de Samuel Richardson « Pamela, ou la vertu récompensée » (traduit en français en 1741) l’héroïne, à part des lettres, tient aussi un journal qui circule parmi ses proches.
D’ailleurs, une telle transmission de modèles ne dépendait pas que des traductions. Les œuvres de l’Anglais Isaac Ambrose, que cite Philippe Lejeune et qui, au xviie siècle, incite à tenir un journal-examen de conscience, n’étaient pas traduites en français mais les éditions originales de ses livres se retrouvent même dans les bibliothèques russes. Mme d’Épinay est présente, dans l’ouvrage recensé, comme le premier auteur français du journal fictif inclus dans son Histoire de Mme de Monbrillard (inédite à l’époque), mais l’influence potentielle de Grimm, son ami allemand, et de Richardson, son correspondant anglais, n’y était-elle pas pour quelque chose ?
En même temps, force est de constater que malgré quelques questions qui peuvent apparaître lors de la lecture, la démarche exploratrice de Philippe Lejeune reste convaincante, et ses chapitres, construits chacun comme « un petit roman d’archives, avec surprises, mystères et hypothèses » (p. 617), montrent avec évidence que l’énigme des premiers journaux personnels demeure toujours.
Elena Gretchanaia
Muses et ptérodactyles. La Poésie scientifique de Chénier à Rimbaud. Anthologie sous la direction de Hugues Marchal. Paris, Seuil, 2013. Un vol. de 660 p.
Le titre de ce très beau volume que l’on doit à une équipe de chercheurs – Philippe Chométy, Caroline De Mulder, Bénédicte Élie, Laurence Guellec, Sophie Laniel-Musitelli, Muriel Louâpre, Catriona Seth, Nicolas Wanlin, Alexandre Wenger – sous la direction de Hugues Marchal, désigne une remarquable anthologie de textes consacrés à ce que l’on ne nomme pas encore la « Science » – au sens où nous l’entendons – au tout début du xixe siècle. On se souvient en effet qu’en 1800, Mme de Staël signale – dans l’ouverture de De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales – que le nom « littérature » est entendu comme « tout ce qui concerne la pensée dans les écrits, la science physique exceptée ». De fait, les 719productions sélectionnées ici s’attachent aux domaines de l’Histoire naturelle – puis des Sciences naturelles – de l’astronomie, de la médecine, de la « science dentaire » ou des technologies. Des « Nomenclatures scientifiques » [1835] de Chénier, à la « pataphysique » de Jarry et aux explorations des techniques d’enregistrement sonore par Charles Cros, le lecteur parcourt un siècle d’innovations mais aussi de rêveries sur les savoirs et le désir de découvertes.
Ainsi, l’entreprise permet de réunir 203 textes d’auteurs du xixe siècle – majeurs ou méconnus – en saisissant ce qu’on peut considérer comme un genre littéraire en vogue, dans un moment historique ou la spécialisation naît peu à peu : conduisant, à partir de la fin du xixe siècle, à une séparation des domaines dont on a parfois du mal à penser aujourd’hui qu’elle n’eut pas toujours cours. L’ultime chapitre « Un genre éteint ? » livre des prolongements, avec une série de textes – d’Apollinaire à Réda – qui entrent en résonance avec les productions du corpus premier. Le volume très plaisamment et abondamment illustré – de dessins de Granville (p. 145), de planches de l’herbier de Linné (p. 341), de caricatures sur la « Géométrie drolatique descriptive » de Draner (p. 217) ou de « L’Arbre des dermatoses » d’Alibert (p. 521) – est ainsi organisé en quatorze chapitres efficaces pour fournir un panorama raisonné qui livre le détail de la situation et des objets de la poésie scientifique et de ses usages, au cours du xixe siècle, tout en proposant une mise en perspective très opérante.
En effet, le livre est agréable, surprenant, séduisant mais propose aussi une contextualisation précise des textes présentés, situés dans une tradition venue de Lucrèce ou Virgile, présente chez Du Bartas ou La Fontaine et prenant assise dans les entreprises que sont l’Histoire naturelle de Buffon ou l’Encyclopédie. Il est, de plus, doté d’un apparat critique très solide : présentations informatives, index bio-bibliographique des savants cités, index des personnes ainsi qu’un fort précieux index des principales notions abordées. S’il s’agissait de chercher un manque, disons qu’un tableau qui ressaisirait les acquis scientifiques ou les débats selon une perspective chronologique, aurait pu éventuellement être utile ; les notes abondantes et précises y suppléent efficacement au fil des pages.
La poésie dite « scientifique » apparaît donc comme un genre propre à la vulgarisation des savoirs ou des interrogations, dans des champs où la spécialisation disciplinaire progressive pouvait séparer le grand public de données relevant d’une modernité et d’un progrès dans la saisie du monde réel. Les savoirs sont ainsi diffusés dans ces entreprises qui valorisent l’approche rationnelle héritée des Encyclopédistes en recourant souvent au vers compté. De Jacques Delille traitant dans un long poème des Trois règnes de la nature (1808), annoté par Cuvier, à Sully Prudhomme (Prix Nobel de littérature en 1901), ces explorations poétiques de domaines, propres aux « savants » du temps, constituent, de plus, l’occasion d’un renouvellement massif des sujets et surtout des tons : à cet égard, le volume se fait aussi plaisant et drôle lorsqu’il livre au lecteur telle ou telle pièce abordant les discours du monde scientifique avec les outils d’une rhétorique poétique, parfois humoristique, voire accueillant la « verve corrosive de la satire » (p. 268). Ainsi, on peut se souvenir que Balzac livre dans un de ses ultimes romans, Les Paysans une saisie fort critique de ces « centaines de Gourdon » admirateurs de Delille, qui veulent donner à la poésie les nouveaux dieux que sont les savoirs raisonnables et concrets. Plus largement, on voit donc que la dignité du vers et l’indignité des sujets traités – eu égard aux normes proprement classiques – engage à la fois la 720valorisation de l’activité scientifique dans le champ d’époque et aussi le progressif déplacement, l’usure ou le discrédit du modèle rhétorique traditionnel, dans son usage daté et académique. Comme on le lit : « Si poésie et science ont en partage l’invention, il est arrivé que leur rapprochement, voire leur hybridation, stimule l’innovation esthétique » (p. 541). L’utilitarisme didactique – ou publicitaire, tel qu’il est dénoncé par Jules Romains en 1909 – n’est pas la dimension réductrice qui permette de saisir ces productions : l’écriture qui prend en charge des savoirs peut aussi se faire créatrice. De fait, le chapitre xiii montre ces « Laboratoires d’écriture » nés des changements de sujets – et de ce que je suis tentée d’appeler des « transpositions épistémologiques » – où Jarry, Maeterlinck et Michelet prennent place. L’ouvrage permet ainsi d’entendre autrement la saisie du « moderne » que l’on a pensé, trop souvent, à l’aune du seul Baudelaire. À ce titre, ce très beau livre fait date parce qu’il ouvre une perspective neuve en termes d’histoire culturelle – et souligne le tournant de 1830 – mais il permet également de réévaluer le discours commun sur l’histoire littéraire du xixe siècle.
Dominique Massonnaud
Massimo Colesanti, Il mistero Stendhal, Saggi, note, confronti. Roma, Edizione di storia e letteratura, 2015. Un vol. de 208 p.
Un recueil de dix-sept articles, déjà publiés entre 1976 et 2012, complétés et mis à jour, auxquels s’ajoute un inédit, « Melodrama alla Locanda Serny », un Appendice sur la « fortune de Stendhal » (« Fortuna o sfortuna di Stendhal »), ainsi que des illustrations : les divers portraits de Stendhal, par Sodermark, Valeri ou Dedreux-Dorky. Une « présentation » par l’auteur expose de façon synthétique les grandes lignes d’un parcours stendhalien vaste et varié puisque Massimo Colesanti a consacré une part importante de sa réflexion critique à Stendhal, par des traductions d’ouvrages, des co-organisations de colloques de référence (comme Stendhal, Roma, l’Italia en 1983 ou Arrigo Beyle, « Romano » en 2002) ainsi qu’à l’arrière plan des contemporains français et italiens avec lesquels Stendhal a pu maintenir une correspondance. L’intérêt majeur du recueil est sans doute de dégager le portrait d’un Stendhal « romain » avec la mise en perspective de notations convergentes. À Rome, Stendhal s’est sans doute ennuyé (« Arrigo Beyle “romano”. Una noia feconda » (3)), mais cet ennui a été très fécond comme l’atteste, entre autres éléments, la rédaction de Lucien Leuwen ou de la Vie de Henri Brulard ; il y rencontre des amis (« Don Filippo, l’amico romano » (8)), découvre Belli, le poète en dialecte romain qui étonnera aussi Sainte-Beuve (« La Roma e il Belli di Sainte-Beuve. Stendhal fra le quinte » (13), fréquente les soirées de l’ambassadeur à Rome, le comte de Saint-Aulaire qui lui accordera des congés opportuns. Ce Stendhal « romain » n’est pas exclusif : l’article « Trittico napoletano » (9) donne à Naples l’importance qu’elle mérite dans l’expérience et l’imaginaire stendhalien, en combinant subtilement l’escalade du Vésuve, aux lointains échos dans Le Rouge et le Noir et les Mémoires d’un Touriste, les visites au site de Pompei et leurs échos dans la correspondance et le journal, enfin la trouvaille du buste de Tibère qui fait de lui un « archéologue malgré tout ». Avant le Stendhal “romain”, “Milan dans les lettres à Pauline” rappelle que c’est bien à Milan que Stendhal se sent “chez lui” (“Chez moi. Milano nelle lettere a Pauline”(2)).
721Un ensemble d’articles moins directement consacrés à Stendhal, mais y faisant référence, propose des approches de ces contemporains avec lesquels Stendhal a eu des échanges, parfois polémiques, comme Sainte-Beuve, mais toujours ouverts (comme Courier ou Custine) : « Custine fra Stendhal e Balzac » (11) rend compte de la lecture contrastée de La Chartreuse de Parme par Balzac aussi bien que par Custine, enrichie par les échanges entre Custine et Balzac à ce propos. Avec les remarques très intéressantes sur la lecture de Le Monde comme il est publié par Custine en 1835 dont témoignent les annotations de Stendhal sur l’exemplaire détenu à la Fondation Primoli, cet étrange ouvrage à consonance schopenhauerienne qui retiendra l’attention de Nietzsche. “Courier e Custine nelle Calabre napoleoniche” (10) souligne l’importance de la rédaction des récits de voyages, aussi bien les Lettres écrites de France et d’Italie, en 1828 par Courier, ou le plus tardif La Russie de 1839 de Custine que Stendhal a admiré : en arrière-plan, la figure polémique de Napoléon, l’évolution de l’image exaltante du général Bonaparte puis la déception causée par l’instauration d’un Empire peu légitime.
Le titre suggestif, Le mystère Stendhal, découle d’abord de l’hommage rendu à Leonardo Sciascia, “Sciascia e il mistero Stendhal” (16), un des écrivains italiens qui a le plus commenté Stendhal, comme en témoignent les nombreuses citations relevées par Colesanti, l’aveu d’allégeance et d’affinité élective revendiqué par Sciascia lui-même notamment dans l’ouvrage le plus significatif consacré à Stendhal par celui-ci, Stendhal et la Sicile de 1983. Une Sicile présente aussi par l’analyse des ouvrages de Michele Palmieri di Micciché, (“L’amico siciliano : il “pazzo “Micchiché (17)), écrivain chroniqueur du royaume des Deux-Siciles dont le Mœurs de la cour et des peuples des Deux-Siciles, publié en 1837 chez Levavasseur, alors que Stendhal était à Paris, accorde une grande importance à l’étude de la société, sous l’égide de Montesquieu, de sa théorie des climats et de l’influence de la nature des gouvernements. Mais le “mystère” Stendhal est aussi un clin d’œil au roman à succès de Marco Fabio Apolloni (Il mistero alla locanda Serny) publié en 2003 qui met en scène le “Consul” de France et ses relations dans une brillante et burlesque reconstitution de fête romaine.
Un parcours stendhalien à travers toute cette Italie tant aimée de Stendhal qui confirme l’importance de Massimo Colesanti dans le panorama de la critique italienne qui s’emploie à faire dialoguer Stendhal avec son arrière-plan franco-italien.
Marie-Rose Corredor
Alexandre Dumas, Gaule et France. Édition de Julie Anselmini. Paris, Classiques Garnier, 2015, « Bibliothèque du xixe siècle », no 37. Un vol. de 336 p.
Travail éditorial impeccable que cette édition d’une œuvre historique du jeune Dumas, fournie par Julie Anselmini. Le texte reproduit est celui de l’édition originale de 1833, comportant un ensemble de notes omises dans les éditions suivantes. Il est complété par l’introduction ajoutée par Dumas à l’édition de 1842 (texte paru initialement dans La Presse en 1836 pour présenter les feuilletons historiques de l’auteur). Un substantiel « Avant-Propos » de l’éditrice revient sur l’essor de l’histoire au cours de la première moitié du xixe siècle, situe l’ouvrage de Dumas dans le débat politique de cette période, et place Gaule et France dans la trajectoire de l’œuvre dumasienne, entre les drames et « scènes » historiques et les romans à 722venir. Chronologie de Dumas, annotations du texte, dossier composé d’un répertoire d’équivalences onomastiques (en effet Dumas s’inspirant de Thierry adopte une graphie germanique pour les noms des Francs), articles de presse témoignant de la réception de l’œuvre, bibliographie détaillée, index des noms de personnes constituent un apparat critique fourni et bien conçu.
Témoin de la floraison d’histoires de France nouvelle manière au début de la Monarchie de Juillet, Gaule et France propose un parcours en trois parties, correspondant à la succession des dynasties royales. Il commence avec les débuts de la lignée mérovingienne et se poursuit jusqu’à l’avènement de Philippe de Valois en 1328. À partir de cette date : « La monarchie nationale est arrivée à son point culminant, et va descendre pas à pas, des hauteurs féodales où Hugues Capet avait jeté les fondements de son édifice, jusqu’aux plaines populaires où Louis-Philippe, dernier roi probable de cette race, élève sa tente d’un jour. » (« Épilogue », p. 229) L’« Épilogue » de la première édition développe en effet une vision de l’histoire vigoureusement critique envers le régime de Juillet et même une prévision de sa fin à court terme. Contrairement à ce que le titre laisse attendre, la Gaule et les Gaulois n’occupent pas une place déterminante ; Dumas ne contribue pas à l’invention de « nos ancêtres ». D’une plume plutôt sage, il présente un compendium du Moyen Âge, centré sur les événements militaires et politiques, que vient compléter à la fin de chaque partie une rapide évocation des mœurs et de la culture des époques considérées. Surtout, chaque étape devient prétexte à l’affirmation de la thèse : l’histoire illustre la marche inévitable vers la souveraineté nationale. Les deux premières « races » royales illustrent la domination des conquérants tandis que, de la deuxième à la troisième (des Carolingiens aux Capétiens), la donne change sensiblement : se produit alors une « révolution du pays conquis contre les conquérants », « la nation demande, non pas encore à se gouverner elle-même, mais à être gouvernée par l’homme de son choix » (p. 130). La Révolution est vue comme le prolongement logique de cette évolution : l’événement par lequel la nation assume de se gouverner elle-même. Au xixe siècle, le chef de l’État reflétera nécessairement l’élargissement de la base politique. Louis-Philippe représente les industriels, mais lui succédera un représentant des classes moyennes appelées à affirmer leur rôle politique.
Dans l’« Introduction aux scènes historiques » Dumas, après Thierry et Barante, donne sa conception de l’écriture de l’histoire : elle doit captiver le lecteur en peignant « l’atmosphère dans laquelle les événements se sont accomplis » (p. 57), tandis que la lutte des « intérêts », c’est-à-dire l’affrontement du peuple, de la noblesse et de la royauté, fournit le principe explicatif essentiel. Tout au long de l’ouvrage, et non seulement dans l’« Épilogue » (qui reprend et condense l’essentiel des positions politiques), le point de vue du présent affirme sa force interprétative, à travers des rapprochements que Dumas n’est certes pas le premier à faire mais dont il dresse le parallèle avec une grande vigueur de trait, comparant par exemple les communes du xiie siècle à la Révolution de 1789 et Charlemagne à Napoléon.
Outre qu’elle attire l’attention sur une œuvre peu connue de Dumas, cette édition présente l’intérêt de verser une nouvelle pièce au dossier de l’historiographie romantique. Le beau travail de Julie Anselmini suscite, dans le droit fil de son « Avant-Propos », le désir d’en savoir encore plus. Par exemple à propos du caractère ouvertement schématique et didactique de l’ouvrage : le parti pris d’écriture le plus apparent réside dans l’usage de comparaisons frappantes et inattendues (entre 723l’empire carolingien et les lacs suisses par exemple), et laisse penser que l’ouvrage se voulait explicitement un ouvrage populaire. Paraissant l’année des lois Guizot sur l’éducation, il semble vouloir apporter au peuple par le biais de l’histoire une sorte de bréviaire politique. Il y a dans la conception de ce livre quelque chose qui rappelle la « ligne claire » et la téléologie républicaine du « Petit Lavisse ». Une autre interrogation se développe à partir du dossier de presse reproduisant des articles parus dans la Revue Européenne, la Revue de Paris, et le Journal des Débats. Tous les articles donnés à lire, dont les plus assassins sont de la plume de Granier de Cassagnac (déjà détracteur des drames de Dumas), soulignent les plagiats massifs de l’auteur. Le parti pris hargneux est sans doute une réaction aux attaques de Dumas contre le régime de Juillet. Pourtant, toutes choses égales par ailleurs, il faut reconnaître que Gaule et France ne saurait être considéré comme une œuvre historiographique originale. La bienveillance nécessaire à tout travail d’édition critique fait que Julie Anselmini, sans nier les emprunts (à Thierry, à Chateaubriand), plaide pour un travail de fond de Dumas. Elle intègre ainsi au dossier le « Descriptif de deux recueils de sources dont s’est servi Dumas » (deux volumes des Mémoires relatifs à l’histoire de France), suggérant ainsi un vrai travail de première main. Prendre de front le problème du « plagiat » (dont le venimeux Granier fournissait obligeamment un tableau, non reproduit par J. Anselmini) n’aurait sans doute pas diminué l’intérêt de l’édition, tout en apportant des matériaux pour cartographier l’intense circulation des idées et des conceptions historiques vers 1830, et pour éclairer la constitution d’une vulgate adaptable aux différents usages politiques. Ce n’est en tout cas pas un petit mérite de cette publication que d’en suggérer une étude quantitative et systématique.
Paule Petitier
Victor Pavie , Voyages et promenades romantiques . Édition présentée et préparée par Guy Trigalot. Presses Universitaires de Rennes, 2015. Un vol. de 364 p.
Cette anthologie, centrée sur les récits de voyages de Victor Pavie (1808-1886), provient d’une thèse soutenue en 2012 et consacrée tout entière à cet écrivain polygraphe et auteur romantique « mineur » : Un romantique en Anjou : Victor Pavie, auteur, journaliste et éditeur. Vie, œuvre et correspondance. Après un bref aperçu biographique qui pose les origines de l’activisme romantique de Pavie, à la suite de la révélation lamartinienne, de la fréquentation des cénacles à Paris, autour de Hugo et Nodier notamment entre 1827 et 1832 ; puis à Angers, avec d’autres moyens en tant qu’imprimeur-éditeur et journaliste-publiciste (Les Affiches d’Angers et La Gerbe). L’autre dimension, que met en évidence cette courte présentation qui synthétise de très complètes recherches que l’auteur a voulu rendre disponible par ailleurs sous la forme d’archives ouvertes, concerne « la passion des voyages ». Elle ne laisse pas de susciter du reste pour Guy Trigalot une certaine perplexité tant les témoignages recueillis concordent à dresser un portrait de Victor Pavie en proie au vertige de la vitesse en toute contradiction semble-t-il avec la nouvelle doxa du voyage romantique comme promenade tel que l’a défini Philippe Antoine, que l’auteur sollicite à de nombreuses reprises pour ensuite confronter les éléments de cette poétique à la pratique de l’écrivain : une « promenade au galop » en somme selon la belle formule de son frère Théodore. 724Une autre difficulté que pointe çà et là Guy Trigalot est inhérente à cette deuxième génération romantique qui se perçoit à tort ou à raison comme secondaire. Cette impression sera d’autant plus forte que le provincialisme peut encore accentuer cette dimension. On sent évidemment chez Pavie une certaine réticence liée à un manque de légitimité et d’assurance à faire œuvre. D’un point de vue quantitatif, de nombreux voyages ne donnent pas lieu à écriture et qualitativement on ressent une difficulté à l’endroit de la description, surtout dans sa nouvelle redéfinition romantique et littéraire comme « impression ». Pour autant, Guy Trigalot recense trois types de voyages chez Pavie : le voyage-pèlerinage littéraire, notamment en compagnie de David d’Angers (Scott et Goethe), en 1828-1829 (mais réécrit en 1872) ; le voyage d’Italie (un genre en soi en effet) en 1844 ; le voyage en France (à l’Ouest essentiellement) plus personnel et intime et plus tardif également (1846, 1859, 1863). S’y ajoutent ce que Trigalot intitule les « promenades naturalistes ». À la lecture de ces relations de voyage, la première impression qui domine est bien celle que relève fort justement Guy Trigalot : « les périples de Victor Pavie épousent les thèmes chers à la cause littéraire de son temps ». On pourrait également remarquer une fidélité sans faille à la forme autant qu’au contenu, comme le suggère ce passage, pourtant tardif (1872-1874) et empreint d’une réticence de minores : « Avez-vous lu, lecteur, un livre intitulé : Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux ? L’on n’y rencontre ni châteaux ni roi de bohême ; c’est un peu notre cas. Mais l’enjoué, sensible et malicieux conteur a si délicatement ourdi sa trame, que de mirages en prestiges on arrive à la dernière page du livre à la fois mystifié et ravi. Pour nous, hélas ! à qui Nodier n’a point légué ses ailes – le legs de son affection nous suffit, – si nous avons tant musé en chemin, c’est moins caprice que défiance. Il s’agit d’une promesse imprudemment souscrite, éludée jusqu’ici par une série de digressions oiseuses dont votre longanimité se lasse, et devant laquelle il n’y a plus à reculer » (Goethe et David. Souvenir d’un voyage à Weimar). Ses Notes d’un voyageur en Italie (publiées dans L’Artiste entre 1846 et 1848) confortent cette position (ou posture) secondaire dans les deux sens du terme : mineur et second ; d’où certainement ces sortes d’impressions de seconde main qui émaillent son texte. Dans le fond, Victor Pavie semble n’en finir jamais avec les figures tutélaires du romantisme et fait davantage œuvre d’esthète que d’artiste dans l’ombre écrasante de ses illustres devanciers de sorte que l’appréhension de la pratique du voyage et de la poétique du récit viatique de Pavie n’est pas sans susciter des échos chez d’autres écrivains contemporains : on songe notamment à Théophile Gautier par exemple qui multiplie parfois les références d’autorité et précautions d’auteur comme autant d’écrans et de masques à sa propre créativité. C’est sans doute cet aspect qui aurait pu être davantage développé en adoptant sans doute une méthode plus synthétique et une approche plus problématique : l’introduction générale comme les introductions ponctuelles de l’anthologie juxtaposent les développements théoriques sur le récit de voyage romantique et les évocations au fil de l’eau des textes de Pavie plus qu’ils ne les mettent en relation en établissant plus fermement et de façon plus localisée par exemple une typologie des thèmes, des images (voire des stéréotypes ou des clichés), des stylèmes de l’écriture viatique romantique dans le texte de l’écrivain angevin. De la même façon, l’organisation régionale ou thématique des voyages conduit inévitablement à des répétitions ou à des confusions : des textes proches par la poétique historique mise en œuvre (1829 et 1833) se trouvent cloisonnés 725dans une typologie qui finalement ne permet ni concentration synchronique ni développement diachronique. Mais il était sans doute difficile de reprendre plus succinctement une thèse de spécialité extrêmement bien étayée et probablement exhaustive dans un volume destiné à un public plus large d’amateurs éclairés. Sans doute également était-il difficile de concilier cette double orientation dont le genre du livre maintient l’ambiguïté jusqu’au bout en se présentant à la fois comme une anthologie et une monographie critique. Pour toutes ces raisons, il nous aurait semblé plus simple et plus clair d’adopter une composition qui constitue l’horizon d’attente du lecteur d’anthologie : une introduction synthétique, puis un recueil de textes originaux. Quoi qu’il en soit, cette édition des Voyages et promenades romantiques de Victor Pavie est une découverte et une contribution importante à la compréhension du maillage culturel et de l’imprégnation romantique de cette seconde génération qui s’est sans doute trop vite considérée comme secondaire.
Yvon Le Scanff
Daniel Lançon, Les Français en Égypte. De l’Orient romantique aux modernités arabes. Presses Universitaires de Vincennes, 2015. Un vol. de 375 p.
Ce volumineux ouvrage de 375 pages, enrichi de nombreuses notes, d’une bibliographie critique et d’un index, propose une approche différente du monumental panorama de L’Égypte littéraire de 1776 à 1882 (Geuthner, 2007) déjà paru. Sans négliger les pratiques de l’Ailleurs romantique, l’auteur étend son investigation jusqu’aux œuvres et figures des années 60. En abordant des statuts sociaux et professionnels variés, parfois polyvalents, de Français établis ou résidents provisoires, voyageurs ou écrivains-reporters, qui affirment plus ou moins leur différence, leur indépendance ou leur désaccord avec la pensée universaliste française, on retrouve ici un spectre varié où l’imagination et l’aménité trouvent à s’employer d’une manière qui vient développer les intuitions d’Edward W. Saïd quant à l’insuffisance d’une adéquation simpliste impérialisme-orientalisme à laquelle son nom est malheureusement attaché. C’est moins la mission ou la fonction qui importe chez ces Français que les formes affinitaires et empathiques prises par la relation à l’autre égyptien, qu’ils soient des utopistes, des femmes, des résidents au long cours, des personnalités éprises d’Égyptosophie ou d’Islam, des agents culturels de la France bien au-delà de leur mission d’enseignants.
Deux questions paraissent centrales et font l’objet d’un traitement récurrent : la question politique et culturelle, autrement dit la progressive reconnaissance d’une nation par une autre, la prise en compte d’une identité culturelle, linguistique et religieuse ; d’autre part, une pratique littéraire singulière, le « Voyage d’Égypte », comme « microgenre littéraire de l’écriture d’Orient » (p. 361) qui se voit progressivement contestée dans ses thèmes et ses motifs au fur et à mesure qu’émerge l’évidence des « modernités arabes ». Dès lors, la venue au premier plan du débat politique interdit de recourir à la représentation nationale de l’ailleurs romantique, ou au rêve d’un Orient fabuleux et objet d’un investissement nostalgique. L’originalité et la difficulté de cet ouvrage est de proposer un parcours hétérogène, quoique passionnant, à travers les mots, le style des œuvres littéraires ou plastiques, mais aussi des situations vécues, des positions inventives ou utopistes, assumées par des visiteurs devenus résidents qui tentent de reconsidérer à nouveaux frais 726les rapports humains depuis un lieu d’exil extra-européen, un Orient proche qui favorise peut-être une inventivité que ne permettait plus la métropole. Dès lors, ces personnalités étrangères, associées au bouleversement historique de l’Égypte, courent le risque du désaveu et de l’oubli à travers leur acculturation parfois très aboutie. L’histoire qui nous est contée ici, ou plutôt les histoires singulières au prisme d’une histoire nationale, prend toute sa saveur et sa nécessité du fait qu’elle n’est pas historicisée, prise comme elle l’était dans un grand écart entre deux historiographies nationales qui cessèrent un jour tout dialogue. L’enjeu est bien de combler les lacunes d’une histoire devenue aussi « diaphane » que l’existence emblématique de René Guénon au Caire.
Daniel Lançon revient tout d’abord sur le « voyage des Romantiques », avec pour origine l’expédition d’Égypte dont fit partie Alexandre Lacorre, dans la lignée de Volnay ou de Charles Etienne Savary passant du mythe universaliste d’un nécessaire progrès à une reconnaissance des altérités, oubliant peu à peu la lourde bibliothèque orientaliste et le discours intertextuel pour rejoindre une « empathie interculturelle » (p. 17). Un chemin s’ouvre qui est celui de ces « intermédiaires culturels aux issues incertaines » (p. 9). Avec J.J Ampère et G. de Nerval, on assiste à une mise à l’épreuve des savoirs à la rencontre des altérités. Tout l’intérêt du récit d’Égypte tient dans la capacité à s’affranchir de l’écrit existant tout en donnant la mesure imaginaire des lieux et des temps qui composent la matière d’Égypte. Les écritures saintes, la mémoire collective, tendent à recouvrir l’expérience des Égyptiens vivants et contemporains. Une mémoire collective partageable n’a pas encore vu le jour. Parmi les développements les plus originaux de ce livre, le portrait de quelques « aventureux utopistes » est attachant. On y rencontre le lettré Nicolas Perron, passeur des lettres arabes, « orientaliste pratique », médecin passionné par les poèmes et les récits arabes d’avant l’Islam. Il inaugure une histoire littéraire croisée et rêve d’une palingénésie de l’Orient. L’Égyptophile Prisse D’Avennes est sans doute mieux connu dans sa vocation archéologique et artistique, qui le conduira à recueillir l’Orient ancien et d’approfondir l’histoire de l’art islamique et antique. Soucieux d’accueil, il donne par son art une forme monumentale à la mémoire du Caire. Une des révélations de ce livre est le chapitre dédié à Louis Pierre Mouillard, aviateur utopiste du Caire, qui passe de la conversation avec les oiseaux à une fraternisation universelle. Il passe de l’observation des milans à la portance aérienne, puis à l’utopie politique d’un « idéalisme transculturel » (p. 106). Suivant d’autres voies que celles de l’utopie, l’auteur insiste sur l’ailleurs radical que représentent les harems, objet d’un discours euphémistique de la part des voyageurs comme Blanche Lee Childe ou des résidents anglo-saxons, et sur la cristallisation des oppositions entre voyageurs, résidents et touristes, en rappelant comment se fonde, sur une base éducative, religieuse et morale, l’influence culturelle française avant 1914 sur une terre perçue comme biblique et christique.
La seconde partie de l’ouvrage, « Dans une Égypte plusieurs fois révolutionnée », se focalise sur trois aspects principaux. Le premier concerne les écrivains-voyageurs égyptosophes où les mystères sont mesurés à l’aune d’une arithmosophie, tandis que les pratiques mystiques musulmanes fascinent d’autres personnalités sensibles à l’appel de l’orient au point de se fondre dans l’univers musulman comme Valentine de Saint Point ou René Guénon. Le second concerne cette fois les « critiques et professeurs en mission » qui participent du rayonnement culturel français par leurs conférences, leurs cours ou par l’animation de cercles culturels ou 727de revues. Daniel Lançon rappelle le rituel de la conférence invitée par un écrivain français et prend l’exemple d’une controverse autour de la littérarité entre François Bonjean et Ahmed Deif, qui inaugure l’affirmation d’une littérature purement égyptienne. L’exemple de l’action d’Etiemble à Alexandrie permet, comme celui de Gabriel Bounoure plus tard, de s’interroger sur la présence culturelle française en Égypte sur plusieurs décennies alors que les tensions politiques s’aggravent autour de la présence étrangère et de rappeler le rêve d’une civilisation rassemblée par ses ressemblances. Enfin, et c’est une partie passionnante de l’ouvrage, l’auteur aborde une époque plus récente, qui coïncide avec la fin du « voyage en Égypte » et la rupture apportée par la crise de Suez dans les relations culturelles franco-égyptiennes. Le voyage s’intéresse davantage à la campagne nilotique, au delta et au désert, avec Roger Vailland ou Vialatte. C’est l’occasion d’évoquer une grande diversité d’auteurs écrivant sur les marges, de Francis Carco, à Cocteau, en passant par F. Leprette ou Raymond Morineau, et des réactions critiques des lecteurs égyptiens. En fait, le voyage devient l’objet d’entreprises historiennes, comme celle de Jean-Marie Carré. Les reportages prennent le relais avec Maurice Pernot ou Roger Vailland, d’une grande acuité, ou bien le rapport singulier de Michel Butor avec l’Égypte depuis son séjour d’enseignant à Minieh. Pour finir, l’auteur établit une chronique de la destinée des derniers intermédiaires culturels, comme Jean Grenier, puis de la crise, avant la reprise selon d’autres modalités des échanges culturels entre les deux pays.
Marc Kober
Correspondance générale d ’ Eugène Sue (1846-mai 1850) , volume III. Éditée par Jean-Pierre Galvan. Paris, Honoré Champion, 2016. Un vol. de 889 p.
Ce troisième volume de la Correspondance d’E. Sue nous offre à nouveau une très riche moisson, venue par exemple du Brésil, de Princeton, du pays de Galles, de Dresde, de collections particulières (dont celle de l’auteur), de nombreuses bibliothèques, notamment de celle d’Orléans, et de son fonds Eugène Sue. Chaque fois que J.-P. Galvan n’a pu accéder à l’autographe il le signale. Le volume s’ouvre alors que Sue vient de s’installer en Sologne, loin des vanités parisiennes, pour se consacrer à son œuvre, éminemment engagée dans les luttes sociales. Il s’achève sur son élection à Paris (avril 1850), son entrée à l’Assemblée où il va siéger parmi les plus avancés, les « Montagnards ». On retrouve ici l’homme fidèle en amitié, malgré les divergences politiques, avec Girardin, avec l’allemand A. Weill. On retrouve l’auteur sincèrement modeste : féroce contre le catholicisme éculé de Balzac, il admire sans réserve la réussite littéraire des Parents pauvres (lettre 46-116) ; il est comme intimidé par le talent de G. Sand dans La Petite Fadette (49-16).
Durant ces quatre ans, le romancier est absorbé par un travail intense : « j’en ai pour seize ou dix-huit heures par jour » (p. 434), « je suis condamné aux travaux forcés » (p. 676). En effet il a en chantier Martin l’enfant trouvé, puis Les Sept péchés capitaux, il adapte ses œuvres pour le théâtre et, à partir de 1849, réunit la documentation des Mystères du peuple. Il est toujours scrupuleux : ici moins de traces que dans les volumes précédents du travail de correction sur épreuves, mais par exemple, il annonce qu’il revoit et amende le manuscrit de La Paresse (49-87) et en mars 1850 il prie Delphine de Girardin de relire entièrement les trois volumes de La 728Bonne Aventure. En fait, Sue écrit personnellement assez peu de lettres, sinon pour demander des renseignements à tel ou tel (par exemple à Michelet après la parution du Peuple) ou pour s’enquérir auprès d’intermédiaires de confiance de l’état de ses affaires : il est en effet tourmenté par des procès interminables et très coûteux avec ses éditeurs, Gosselin et Véron. En revanche on lui écrit beaucoup. J.-P. Galvan a fait le choix de publier, avec leur orthographe originale – aux deux sens du terme –, à peu près toutes les lettres qui lui furent adressées et qu’il a pu réunir au cours de son immense quête : ainsi fait-il resurgir un monde de relations ignorées et le lecteur prend la mesure de la prodigieuse célébrité de l’auteur, en province, à l’étranger : « Je suis venu, j’ai vu M. E. Sue et j’ai vaincu » note tel habitant de Francfort, 46-44), et Stuart Mill, qui n’est pas du tout de son bord, lui avoue sa vive sympathie et son estime (48-181). On lui écrit même de New-York ou de … Constantinople. Quelques-uns veulent simplement dire leur admiration. D’autres lui proposent des matériaux pour de futurs romans, sollicitent son appui pour une publication ou pour une gratification (il est depuis février 1848 membre de la Commission des récompenses nationales). La plupart, prodigues en hyperboles (il est un « sublime », un « immortel auteur », etc.), jouant sans vergogne de la corde du pathétique, demandent au nouveau Rodolphe (la référence est récurrente) son appui pour une place, de l’argent, des dons … parfois des prêts. C’est une marée de missives.
En tout cas, mettant en pratique les idées défendues dans ses ouvrages (« Ah ! si les riches savaient… ! »), il donne, avec une immense générosité, de son temps et de son argent pour soulager les misères des gens de Beaugency, notamment lors des terribles inondations de 1846. À partir de la fin de 1847, avec la campagne des Banquets, la politique active commence à entrer dans sa vie. La correspondance témoigne avec quel soin, quel sérieux il rédige au printemps 1848 cette brochure électorale qu’est Le Républicain des campagnes (mais, homme sans vanité, son échec électoral ne l’affecte guère) et combien il est bouleversé de la répression des révoltes de juin (cependant il paraît accepter la condamnation des « insurgés transportables » et songe surtout à leur future réinsertion). Son opposition à Louis-Napoléon Bonaparte est immédiate, impitoyable, et il est remarquable qu’il semble pressentir en décembre 1848 le problème que posera trois ans plus tard le désir du président de rester au pouvoir : « au bout de ses quatre ans, laisser le pays calme, […]. Comprendra-t-il cette gloire calme et sereine, je ne sais » (48-1 6, p. 565). Sue qui vit dans le Loiret est conscient qu’après l’adoption du suffrage universel il faut éclairer les paysans sur leurs droits et leurs vrais intérêts. Aussi en décembre 1848 et mars 1849 rédige-t-il pour eux de petits livres, Le Berger de Kravan, et c’est l’occasion d’un échange très intéressant avec G. Sand (49-16, -20, -21) : il est modeste et déférent : elle connaît si bien les campagnes ; précisément, vu leur état, elle approuve pleinement la teneur et la forme de ses textes ; elle est lucide sur les obstacles pécuniaires qui empêchent la réussite immédiate de l’entreprise ; elle sait qu’il faudra du temps (et qu’au fil des ans leurs opinions se nuanceront peut-être). Pour elle, cependant, « le fouriérisme n’est pas [sa] conclusion » (49-20, p. 599).
Or, il est vrai : comme l’écrit J.-P. Galvan, Sue, lié à Considérant, à Laverdant, à La Démocratie pacifique, se fait « plus que jamais le vulgarisateur des théories fouriéristes » (p. 10) ; il prône l’association et l’organisation phalanstérienne (pour l’opinion les deux éléments les plus marquants de la doctrine). Notons cependant que le terme d’association appartient au vocabulaire de maints autres humanitaires ou socialistes (notamment, et pour longtemps, à celui de P. Leroux et de G. Sand). 729Sans doute l’inspiration fouriériste est-elle chez Sue, réelle, précise. Mais, il faut le souligner, dans le domaine religieux, par exemple, il paraît proche des dissidents saint-simoniens, en quête d’une religion naturelle intégrant un christianisme des origines et purement évangélique. L’hommage qu’il rend aux passions est frappant mais en fait il amoindrit le rôle de certaines comme la gourmandise, si chère à Fourier. Ce dernier tient le travail pour une tendance naturelle à l’homme : seul il permet l’accomplissement et le développement du moi. L’idée est sous cette forme absolument étrangère à Sue, etc., etc. En fait sa relation au fouriérisme est complexe. Selon la formule de P. Bénichou elle témoigne pour « la fluidité des synthèses de ce temps-là » (Le Temps des prophètes, Paris, Gallimard, 1977, p. 413).
J.-P. Galvan accompagne les lettres elles-mêmes d’extraits de romans peu connus, de préfaces rédigées par l’auteur et d’une foule de documents d’un grand intérêt, jusqu’alors inaccessibles : comptes rendus de procès, traités conclus avec les éditeurs ; professions de foi électorales et politiques, projets de discours, etc. Mais il donne aussi, parfois même in extenso, des articles hostiles à Sue qui mettent à nu l’inimitié dont il était l’objet, et souvent dans les notes. On comprend bien que désireux d’éviter de lourdes annexes l’éditeur ait cité tous ces éléments à leur place chronologique, mais, comme perdus dans la masse, ils ont de ce fait un peu moins de visibilité. Et il faut être bien attentif pour découvrir dans le « Dictionnaire des correspondants » (article « Monglave ») des extraits d’une notice sur le romancier (Encyclopédie des gens du monde, 1844) qui fut une source importante pour les biographes de Sue (p. 833). Peut-être eût-il fallu donner un sous-titre au volume : « Lettres et documents » ou bien établir un index de ces pièces.
Ce tome III, si ample, à l’annotation abondante, précise et précieuse, est une nouvelle pierre, bien taillée, richement ornée, de ce grand monument de la Correspondance.
Alex Lascar
Corinne Bayle, Broderies nervaliennes. Paris,Classiques Garnier, 2016. Un vol. de 332 p.
Loin d’être close sur elle-même, l’œuvre nervalienne se présente comme « un vaste champ culturel ». L’intérêt du livre de C. Bayle est d’en interroger les déterminations spécifiquement romantiques. De prime abord, une telle fabrique textuelle s’avère le parfait corrélat d’une attitude syncrétique en matière de religions. En l’occurrence, le pouvoir d’enchantement religieux nourrit la performance textuelle : à un savoir multiforme et à une foi inquiète, Nerval arrache une écriture dynamique, pourvoyeuse d’un sens toujours en suspens et d’un enchantement toujours renaissant.
Romantique, Nerval l’est aussi par sa sensibilité linguistique. Celle-ci le porte à revaloriser les traditions « populaires », reflet « rousseauiste » de l’enfance de l’humanité. Nerval connaît l’hypothèse indo-européenne ; ses sources sont scientifiques autant qu’ésotériques et il puise chez Wackenroder et Novalis. Tout cela nourrit l’intuition d’une constitution réciproque du sujet et de sa langue (maternelle).
À l’instar des romantiques, Nerval valorise les Rêveries de Rousseau au détriment des Confessions. À la volonté de transparence autobiographique, il substitue un « brouillage onirique ». Les Illuminés (1852) suggèrent qu’une vie peut s’éclairer par d’autres existences. L’importance accordée à Restif de la Bretonne donne à penser que Nerval veut renverser « des particularismes en une normalité autre ».
730Trompe-l’œil encore le motif de la « beauté blonde aux yeux noirs », où peinture et littérature s’entremêlent. En apparence, Nerval ne fait que sacrifier à un lieu commun (Musset et Byron avaient exalté le type de la blonde du Midi). C’est G. Sand qui popularisa le motif, en faisant connaître les Mémoires inutiles de C. Gozzi. Ce fut là un dramaturge bien au goût de Nerval : Gozzi avait porté à la scène des contes de fées tirés de vieux recueils populaires. Traduit par Schiller, il fut admiré par Hoffmann – patron tutélaire du « fantastique » aux dires de Nodier et de Philarète Chasles. Affecté du signe du « fantastique », le motif de la Blonde noiraude en vient à désigner un trouble identitaire où Nerval se sépare de Gautier.
La référence anglaise n’est pas absente, romantisme oblige. Ossian et W. Scott, Jacques II Stuart réfugié à Saint-Germain-en-Laye : Nerval se trouve une série de petits mythes historiques disant la hantise du retour, la place usurpée.
Au croisement des civilisation, l’arabesque. Celle-ci sert d’emblème à l’un des six sonnets envoyés en 1841 à sGautier. Hermétique, « À Madame Aguado » s’éclaire à la lumière de certains feuilletons dramatiques consacrés à un spectacle de danse indienne vu à Paris l’été 1838. Gautier rapproche ce spectacle du pantoum malais dans Les Orientales (1829) de Hugo, lui-même débiteur envers Ernest Fouinet (traducteur et familier du salon de l’Arsenal). Mais ce sont aussi Jean-Paul (Flegeljahre, L’Âge ingrat) et « Les Papillons » de Schumann qui participent de l’intertexte nervalien. Et si Nerval qualifie d’« arabesques » certains poèmes de Goethe (dans sa « Notice » aux Poésies allemandes de 1840), il en sait peut-être plus sur le Divan occidental-oriental que ne le laisse présupposer le résumé, bien bancal, qu’il livre de l’histoire de la poésie allemande. Ceci dit, chez Gautier, dans La Comédie de la Mort, l’acception picturale du terme « arabesque » se double d’une acception méta-poétique comparable à celle que F. Schlegel avait défendue dans l’Athenäum. Forte de cette communauté de pensée entre Gautier et Schlegel, C. Bayle fait remarquer que l’arabesque rejoint le grotesque selon Gautier : c’est une allégorie de l’inventivité de l’artiste, capable de trouver du neuf à partir d’éléments hétérogènes. Voilà qui permit à Gautier de voir l’arabesque dans la peinture orientaliste de Chassériau, habitué du Doyenné.
La mélancolie romantique porte à valoriser la réalité intérieure, source d’inspiration : la thématique obsédante des fantômes fait des proses de Nodier un « modèle latent » de l’autobiographie nervalienne, aussi sur le plan architectural. Quant à Musset, sa poésie ne ressemble guère à celle de Nerval. En revanche, de part et d’autre, proses et pièces de théâtre rachètent la déchirure sentimentale par l’ironie et la réflexion. À l’instar de Vigny, Nerval s’appuie sur des archétypes qu’il transfigure au sein de son propre imaginaire : dans la solitude du Christ, Nerval reconnaît celle du poète, Vigny celle de tous les hommes ; le texte de l’Apocalypse infléchit la vision de la ville moderne dans Aurélia aussi bien que dans Poèmes antiques et modernes ; Julien l’Apostat sert de miroir pour dire l’impasse religieuse de l’époque romantique. Gautier, dans Spirite (1866), entrelace réflexion esthétique et superstition. Le spiritisme et l’illuminisme le font s’interroger, comme Nerval, sur l’inspiration artistique, et préparent une théorie moderne de la créativité. Celle-ci s’annonce aussi par le biais de l’intérêt témoigné à des substances pharmacologiques. Nerval, dans le Voyage en Orient (mais non dans Aurélia), rejoint Musset et Balzac. Ceux-ci envisagent les drogues comme des stimulants artistiques. Baudelaire, lui, proscrit l’usage de produits hallucinogènes dans la mesure où ils nuisent à la volonté de l’artiste. Se pose encore la question d’un art qui serait réfractaire à la mimésis.
731Le mérite de C. Bayle est d’éclairer l’œuvre dans sa totalité, et de la rendre à son époque. Étudiants et enseignants apprécieront les rapprochements – nuancés – qu’elle opère entre les plans biographique, thématique et formel. Quant aux chercheurs, ils cueilleront dans ce livre une incitation à retracer les voies détournées par lesquelles le premier romantisme allemand s’est diffusé en France (comme l’ont fait M. Murat, A. Muzelle et Ch. Lombez). Les résonances signalées par C. Bayle ont de quoi donner des ailes aux philologues de demain.
Dagmar Wieser
J ean-Yves Casanova, Frédéric Mistral, l’ombre et l’écho. Aspects de l’œuvre littéraire mistralienne. Paris, Classiques Garnier, 2016. Un vol. de 396 p.
Au fil des colloques et des publications, il apparaît qu’il est temps de donner à Frédéric Mistral la place éminente qui lui revient dans la littérature française comme dans la littérature mondiale. Ou plutôt de la lui rendre, car en leur temps Apollinaire, Valéry, Thibaudet ou Gabriela Mistral (qui emprunta son patronyme) ne cachaient pas leur admiration pour le prix Nobel 1904. J.-Y. Casanova contribue opportunément à cette réparation avec son dernier ouvrage.
Loin des thuriféraires et des détracteurs de Mistral, il privilégie « une approche textuelle et comparative prenant appui sur l’étude des réseaux littéraires ; ils sont déterminés par les tensions et conflits qui se font jour dans la psyché mistralienne ». Il n’estime cependant pas effectuer un travail psychanalytique stricto sensu, mais « une étude de critique littéraire utilisant certains concepts de la psychanalyse et qui entend mettre en lumière les fondements et les mécanismes psychiques déterminant et régissant l’écriture littéraire ». En disciple de Charles Mauron, il explore ainsi les « ténèbres profondes » dont procède l’œuvre de Mistral. Quoique se défendant avec trop de modestie d’entrer dans le champ de la littérature comparée, il examine aussi des « échos mistraliens » chez d’autres auteurs, rapprochant « les motivations littéraires, mais aussi les présupposés psychiques à l’œuvre dans l’élan et le processus créatifs ».
La partie I traite des « Ombres du poème » et s’ouvre sur « La “Sainte famille” », étude de l’image des parents du poète dans Memòri e raconte. « Du conflit psychique à la géopoétique littéraire » conteste la « simple lecture ethnologique » de l’œuvre de Mistral dont la description de la Provence naît « d’une angoisse essentielle : celle de la perte », ce que confirme « L’Absente. Effacements et destins : “L’Assemblado” de Mirèio », analyse du chant IX du poème. « La Figure “Maestrale”. Emportements et gauchissements de la critique » montre les fondements psychologiques de l’image du « Maître des lettres provençales ». Le chapitre « Domna et figure romantique. La lecture troubadouresque des félibres » est consacré à la connaissance que Mistral et Aubanel avaient de la lyrique médiévale d’oc. L’imago féminine est également abordée dans le chapitre consacré à « La Coumunioun di sant », « un poème impérieux, indispensable, une écriture qui s’impose ». « La Mort, une “engano” nécessaire » considère la fin de Mireille comme l’« expression nécessaire et obsédante de la psyché mistralienne : celle de la jeune vierge élevée en gloire dans les cieux », reflet de l’« élévation poétique, spirituelle et littéraire » du poète romantique.
« Échos du temps », seconde partie du livre, confronte Mistral à certains de ses pairs de la littérature universelle, également objets d’intéressantes analyses. « Li 732flour de glaujo », célèbres pages de Memòri e raconte, sont au cœur de deux études. « Novalis, Rimbaud. “Ce que le poète ne dit pas à propos de fleurs” » confère ce récit avec « Mémoire » et le rêve de la fleur bleue de Heinrich von Ofterdingen. On voit ainsi « la pérennité d’une symbolique liée aux images de la perte maternelle » et à « un absolu littéraire ». Dans « Paul Valéry. “Ce que le poète signifie en se noyant” », J.-Y. Casanova s’intéresse à la résonnance du même passage chez le poète français en étudiant « Enfance aux cygnes ». « Marcel Proust. La perte et “la vraie vie” » rapproche les effets littéraires de la perte du jardin d’Auteuil et d’Illiers chez Proust et ceux de la perte du Mas du Juge chez Mistral, chaque fois « surcompensation du lieu originel perdu qui est également celui de l’union et des communions maternelles ». Deux études portent sur la thématique funèbre. À partir de la jeune fille mourant au bord de la mer, « Edgar Allan Poe. The kingdom and the sepulchre by the sea » compare Mirèio et Annabel Lee ; à partir de « Toast funèbre » et de « Sus la mort de Gautié », « Stéphane Mallarmé. Images lancinantes de la mort » réunit deux poètes à l’inconsciente fraternité. Dans « Maurice Barrès. L’ombre du jardin sur la terre », le critique se penche avec objectivité sur les rapports entre l’œuvre du Lorrain et celle de Mistral. Un semblable travail, dédié à Mistral et Faulkner, « Deux écrivains de la “Cause vaincue” », met en lumière leur point commun : une peinture douloureuse de Suds victimes de l’Histoire, terres plus ou moins imaginaires. Si cette parenté est patente malgré d’évidentes dissemblances, l’aversion de Giono pour Mistral peut sembler paradoxale. Elle est expliquée dans « Les Provences de Mistral et Giono. Immobilité et errance ».
Une utile bibliographie et un index complètent cet ouvrage qui, analysant les textes avec finesse et profondeur, favorise la reconnaissance de Mistral et fait progresser de manière significative la connaissance de son œuvre.
Rémy Gasiglia
Emile Verhaeren, Poésie complète, Tome 9. Édition critique établie par Jean-Pierre Bertrand et Aurélie Mellen. Bruxelles, AML Éditions, 2016. Un vol. de 304 p.
Ce volume remplit une lacune, parce qu’il réunit pour la première fois tous les poèmes en prose du barde de St-Amand parus entre 1886 et 1895 dans trois revues belges (La SociétéNouvelle, La Wallonie, Le Coq rouge). À vrai dire, je m’attendais à y trouver aussi quelques textes publiés dans de petits périodiques de France : je songe à « Soir marin » et à « Un Christ », provenant de deux fascicules de La Cravache parisienne de 1888.
La savante introduction, écrite à quatre mains par Jean-Pierre Bertrand et Aurélie Mellen, se nourrit des études d’André Fontaine, André Guyaux, Paul Gorceix, Christian Berg, Véronique Jago, Jeannine Paque, Michel Otten, Vic Nachtergaele, Jacques Marx, Paul Aron, Pascal Durand et d’autres. Les principes suivis par les deux « éditeurs » (sens anglais du mot) sont inattaquables. Ils tiennent compte du manuscrit autographe (quand il existe), de l’édition pré-originale (dans les trois revues que nous avons citées) et de l’édition originale, posthume (1928), procurée par André Fontaine. Les variantes sont soigneusement signalées et commentées.
Le statut générique des poèmes et des strophes en prose est précisé : à mi-chemin entre la versification classique et le vers-librisme. Les répétitions en refrain, la musicalité sous-jacente, la richesse des métaphores assurent une poétisation de la prose.
733La période pendant laquelle naissent les poèmes et les strophes en prose coïncide grosso modo avec les recueils versifiés que nous avons coutume de ranger sous la rubrique « la trilogie noire » (Les Soirs, 1888, Les Débâcles, même année, Les Flambeaux noirs, 1891) et avec une très grave dépression du poète. Il ne combat pas cette dépression, il s’y complaît, s’adonnant au « dolorisme » (théorie de l’utilité de la douleur) et je dirais même au masochisme. Sans doute y a-t-il un peu de pose dans cette extravagante délectation morose, dans cette élaboration de fictions autodestructrices. Le poète, devant un miroir, s’imagine-t-il sincèrement de faire sauter, avec des ciseaux, ses deux globes oculaires de leurs orbites ? Est-ce de la détresse ou de la folie, vraie ou feinte ?
Mais la noirceur évolue graduellement vers une conception moins pathologique de la vie et du monde : on en trouverait les prémices dans la glauque transparence de « L’aquarium » (op. cit., p. 167). On dirait que cette évolution positive aille de pair avec le passage au vers libre qui se manifestera dans la trilogie dite « sociale » (Les Forces tumultueuses, 1902, La multiple Splendeur, 1906, Les Rythmes souverains, 1910).
Au sujet des poèmes en prose localisés en Allemagne je voudrais signaler que le mot « résidence », entre guillemets, correspond à l’allemand Residenz (demeure princière ou siège officiel). Rathaus (op. cit., p. 87) ne signifie pas « hôtel », mais « mairie ». Le Römer ou Römerberg (Colline romaine, p. 87, note 2) à Francfort-sur-le-Main est une place ayant survécu à moitié aux terribles bombardements anglo-américains, avec son édifice principal, aujourd’hui palais municipal. Dans la note 2 de la p. 99 le Silène est dit « pourvu de pieds et d’une queue de cheval » : il doit s’agir de pieds fourchus. À la p. 144 la note 1 manque. Il y a des coquilles aux pages 27, 44 (2 fautes), 179 (3), 191 (2), 227, 253. C’est peu, pour un volume de trois cents pages.
Jean-Paul de Nola
Sophie Pelletier, Le Roman du bijou fin-de-siècle. Esthétique et société. Paris, Honoré Champion, 2016. Un vol. de 364 p.
De l’objet au corps, puis à la matière, c’est dans une passionnante enquête sur le roman du bijou fin-de-siècle que nous nous lançons avec l’ouvrage de Sophie Pelletier. Soigneusement documenté, il se penche sur ces objets obscurs du désir qui « requièrent, sans jamais perdre de vue l’angle résolument littéraire, l’éclairage d’un appareil conceptuel varié, allant puiser à la joaillerie, à l’histoire culturelle et sociale, à l’histoire de l’art, de la mode et des arts décoratifs, à la sociologie, à la philosophie ou encore à l’ethnologie » (p. 19). En effet, fortement connotés, les joyaux deviennent facteurs de nombreux enjeux – politiques, économiques, artistiques. Leur analyse impose donc en quelque sorte des approches croisées afin de rendre compte de la richesse extraordinaire des questions qu’ils font surgir.
La perspective adoptée pour étudier la manière dont les bijoux investissent et animent le texte narratif des années 1870-1900 s’avère d’une grande efficacité. L’auteure propose trois axes de réflexion majeurs qui montrent parfaitement comment les pierres et métaux précieux « condensent des luttes de pouvoir : celle, politique et économique, de l’aristocratie et de la bourgeoisie ; celle, sexuelle et sociale, des hommes et des femmes ; celle, littéraire et culturelle, des écoles et pratiques artistiques entre elles » (p. 331).
734La première partie permet d’appréhender le bijou en analysant son rôle d’objet témoignant de distinction sociale, d’appartenance à un rang, ainsi que son statut d’un objet soumis aux codes bourgeois. Le premier chapitre (« Bijoux et dandys : l’ostentation aristocratique confrontée à la marche du siècle ») analyse la fascination pour les joyaux en tant qu’emblèmes exclusifs d’une élite aristocratique. L’auteure note pertinemment que « descendre d’une grande lignée, c’est mieux que posséder, c’est être. Sous cet angle, les bijoux n’attestent plus seulement un rang ou un pouvoir, mais une existence » (p. 32). Cette tendance change au tournant du xxe siècle avec la domination de la classe bourgeoise, qui transforme les codes de distinction en les adaptant aux règles de l’économie marchande selon lesquelles tout s’achète, tout s’échange et tout se vend. Ainsi, le deuxième chapitre (« Fabriqué en argent et valant de l’argent : leçon d’homonymie fin-de-siècle ») suit la métamorphose des bijoux qui cessent d’être symbole de noblesse pour devenir preuves de richesse ou d’ascension sociale bourgeoise.
Dans la deuxième partie l’auteure passe à l’analyse du bijou en le lisant à la lumière d’un facteur déterminant : la perception du corps féminin. Instrument perfide du pouvoir masculin, le joyau sert soit à orner soit à forcer la femme à l’esclavage. Or, la victime peut aussi se venger en utilisant sa parure en tant qu’arme de séduction dangereuse. Tout d’abord, le chapitre iii (« Collier esclavage, yeux émeraude et corps de pierre : de quelques artifices féminins ») montre parfaitement comment les bijoux participent d’une sujétion du corps féminin aux caprices de l’homme. Ensuite, l’auteure pointe une certaine forme de l’émancipation sexuelle pour prouver finalement que les femmes « transforment leurs parures en machines de guerre généralement réservées à l’homme et, ultimement, renversent des schèmes de représentation traditionnels et stéréotypés » (p. 167). Ainsi, dans le chapitre iv (« Instruments de résistance féminine »), nous observons le retournement des rôles sociaux : la femme devient le bourreau de son persécuteur en transformant le bijou en outil de sa prise de pouvoir et de son audace, signe de son affranchissement et de la chute de l’autorité masculine.
Dans la troisième et dernière partie de l’étude, c’est la matière du bijou qui est considérée dans tous ses états : non seulement elle est une invitation au voyage dans l’univers onirique, mais aussi permet au texte décadent d’explorer des pistes nouvelles afin de s’éloigner de l’esthétique naturaliste, voire d’allier le romanesque et le lyrique. Ainsi, le chapitre v (« Symbolique des pierres précieuses : vers de nouvelles voies romanesques ») est consacré à l’étude du bijou en tant qu’élément d’intrigue dont les potentialités symboliques et magiques véhiculent la possibilité de « l’exploration d’univers alternatifs, en deçà ou au-delà de la réalité observable » (p. 228). Le chapitre vi (« Écrivains-orfèvres et textes-bijoux : un art décoratif ») analyse admirablement la passion avec laquelle les auteurs exploitent la puissance plastique d’un « mot-joyau » (p. 286), qu’ils sculptent, liment et cisèlent, selon la célèbre formule de Théophile Gautier, pour que le texte qu’ils composent devienne une œuvre d’art. Animés par l’impératif de renouveler l’écriture fin-de-siècle, les artisans de la plume n’hésitent pas à manipuler la syntaxe et à bousculer ses règles afin d’obtenir la forme étonnante qui séduira le lecteur.
Cette recherche remarquablement menée dévoile les plus profonds secrets des romans du bijou fin-de-siècle en nous invitant à explorer un monde où tout n’est que luxe, calme et volupté.
Edyta Kociubińska
735Michel Sandras, Idées de la poésie, idées de la prose. Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des xxe et xxie siècles », no 51, 2016. Un vol. de 501 p.
Contrairement à ce que son titre pourrait laisser attendre, le nouveau livre de Michel Sandras ne propose pas une synthèse des conceptions de la poésie et de la prose à travers les lieux ou les temps. Son propos est bien plus subtil, et l’ouvrage fait une large place à des analyses textuelles d’une grande finesse et d’une extrême précision. Il s’articule cependant autour de cette hypothèse forte selon laquelle « la prose littéraire s’écrit par rapport à l’idée dominante de la poésie qui a cours à la même époque : soit elle emprunte ses marques ou certaines d’entre elles, soit elle se réfère à une autre idée de la poésie, soit elle revendique son autonomie en tournant le dos, de diverses manières, à la poésie » (p. 8). Loin d’être désuète, l’opposition prose / poésie a donc largement contribué à configurer l’imaginaire et les pratiques rédactionnelles de la prose littéraire aux xixe et xxe siècles, ce que l’ouvrage vérifie en articulant de larges saisies panoramiques et de nombreux coups de sonde plus ponctuels, tout en posant en creux la question symétrique de la possible tentation prosaïque de la poésie.
Pris comme un tout, le livre suit une démarche qui a des allures dialectiques. Sa première partie s’arrête sur l’instabilité des imaginaires de la poésie, la deuxième sur le statut de la prose de Chateaubriand à Proust, la troisième sur l’hybridation des formes au xxe siècle. Chacune présente une synthèse puis une série d’études, dont une partie a déjà donné lieu à des publications échelonnées sur une vingtaine d’années. Mais là encore le propos est plus complexe qu’il ne semble au premier regard : la question de la poésie est ancienne et exige qu’on remonte au moins à Aristote ; celle de la prose apparaît bien plus récente, et il faut attendre le xixe siècle pour qu’elle donne lieu à des problématisations d’ampleur comparable. Quant à l’hybridation des formes prosaïques et poétiques au xxe siècle, elle n’est qu’un « effet de surface » : « Elle a été rendue possible par deux phénomènes qui se situent à un niveau plus profond : de nouvelles conceptions de la prose d’idées d’un côté, de l’autre de l’expression lyrique » (p. 337).
On ne saurait donc penser la prose en négligeant le statut contemporain de la poésie. Or, pour être structurant, ce statut n’en est pas moins erratique, et c’est cette instabilité que s’attache à saisir la première partie du livre, en mettant en regard quelques lieux d’expression des imaginaires de la poésie (dictionnaires, histoires, théories, témoignages, manifestes…) et les modalités mêmes de réalisation stylistique de ces imaginaires, dans l’exploration conjointe de plusieurs pistes théoriques et formelles (découplage – plus ancien qu’on ne le croit – de la poésie et du vers, décumul – moins fort qu’on ne le croit – du poétique et du romanesque, mutation des liens spécifiques que la poésie entretient avec la fiction, le lyrisme ou le réel).
On comprend donc la réticence de Michel Sandras devant les théories du « langage poétique » qui, dans les années 1960 et 1970 et dans le sillage de Mallarmé ou de Valéry, ont tenté d’essentialiser le poétique en le ramenant à un ensemble de traits langagiers. Au prétexte de s’affranchir de toute posture évaluative, elles ont cédé au fantasme d’une autonomie langagière de la poésie et d’une illusoire stabilité trop aisément fondée sur l’hypothèse anhistorique d’une autotélicité du texte poétique. Non que Michel Sandras dénie toute pertinence à la notion de « langage 736poétique », puisqu’elle permet au moins de décrire un prototype qu’illustrerait un peu paradoxalement l’œuvre de Baudelaire (à cet égard, on regrette que ne soient pas ici convoquées les analyses de Benveniste que Chloé Laplantine a rendues disponibles en 2011). Il dit simplement que la question du « langage poétique » reste mal posée tant que l’on n’y intègre pas une réflexion sur l’imaginaire que catalyse le mot même de poétique et qui s’observe, par exemple, dans les emplois métaphoriques qu’en fait le langage commun.
Une des grandes faiblesses de projets comme L’Art de la prose de Gustave Lanson serait inversement d’avoir négligé la place de la poésie dans l’historiographie de la prose. Et c’est à cette place qu’est consacrée la deuxième partie du livre de Michel Sandras. À l’aube du xixe siècle, rappelle-t-il, la prose hérite de trois grands modèles : la prose éloquente, la prose poétique, la prose « libre » des romans du xviiie siècle, mais elle s’enrichit d’une exigence nouvelle, rendre la sensation, et elle se trouve prise en tenaille entre des tentatives d’auto-légitimation par affranchissement de la poésie et la tentation d’importer des pratiques rédactionnelles perçues comme poétiques. La seconde trouve une sorte d’illustration dans la « prose d’art » de Chateaubriand ou dans la prose de certains poètes, les premières dans l’œuvre de bien des romanciers qui, comme Balzac, estiment que leur modernité n’a aucun compte à rendre à la poésie, au style poétique voire, ultime coup de grâce, à l’exigence même d’un bien écrire, car c’est finalement toute la prose du siècle qui s’est écrite « à l’épreuve de la poésie » (p. 222). Telle est l’hypothèse que Michel Sandras vérifie en une série d’études sur la relation que la prose de Nerval ou de Michelet a entretenue avec la poésie, sur le « non style » de Mérimée, sur les « petites proses » de la fin du siècle, ou encore sur l’impressionnisme littéraire et le poème en prose, deux notions dont il appelle à user avec plus de précautions. Forte de ces acquis, la troisième partie s’interroge sur la signification et les enjeux de l’hybridation prose-poésie au xxe siècle, sur quelques formes « mixtes » comme le verset ou le prosimètre, mais aussi sur la « prose poético-spéculative », le poème en prose alyrique ou l’« élégie impure ».
Le lecteur pressé ou spécialisé pourra limiter son intérêt à telle ou telle section du livre de Michel Sandras qui se donne à lire comme une étude autonome (sur Valéry lecteur de Baudelaire, Blanchot lecteur de Mallarmé, sur la possible indifférence de Barthes à la poésie, sur Tortel, Mallarmé, Aragon, Michaux, Réda, Jaccottet, etc.), mais le gain ne serait pas sans perte, car le livre suit dans son ensemble et dans ses méandres l’hypothèse première que l’on a dite et qui s’avère d’une pertinence et d’un rendement soudain évidents. Constamment historicisé, le propos n’est pas ici à proprement parler historique, au sens où il suivrait pas à pas la reconfiguration des imaginaires et la négociation des formes. Il s’attache surtout à tenir et à soutenir cette hypothèse première qui veut que la modernité ne se soit jamais « libérée » de l’opposition entre prose et poésie, et l’une des plus évidentes qualités de cet ouvrage d’une étonnante richesse de perspectives et d’exemples, c’est qu’il fait remarquablement apparaître que les formes stylistiques ne sauraient être pensées pour elles-mêmes, c’est-à-dire sans considération pour l’imaginaire qui les détermine.
Gilles Philippe
737Elizabeth Emery, Le Photojournalisme et la naissance des maisons-musées d’écrivains en France (1881-1914). Chambéry, Université Savoie Mont Blanc, « Écriture et représentation » 2015. Un vol. de 367 p.
L’ouvrage est la traduction de l’étude maîtresse parue chez Ashgate dans sa version originale, en 2012, sous le titre Photojournalism and the Origins of the French Writer House Museum (1881-1914) : privacy, publicity, and personality. Fait notable, la publication aux Presses de l’Université Savoie Mont Blanc fait pendant à un livre complémentaire, monographique et davantage destiné au grand public : En toute intimité, paru chez Parigramme en 2015. Il s’agit de l’édition inédite d’une partie de la série « Une heure chez », publiée dans la Revue illustrée, que l’on retrouve d’ailleurs dans Photojournalisme. Ce tir groupé s’est prolongé par un article de synthèse paru dans Le Magasin du xixe siècle de 2016 (no 6) où E. Emery réitère les positions de son essai.
Le croisement des sources archivistiques et bibliographiques francophones et anglophones, dans un domaine marqué par la domination des études anglo-saxonnes jusqu’à une date récente (Writers’Houses and the Making of Memory, dir. H. Hendrix, 2008), n’est pas le moindre des mérites du livre. Il contribue à élargir l’horizon de la réflexion sur la thématique en France en interrogeant des problématiques sous un angle original, à commencer par l’analyse conduite sur le photojournalisme, exploré notamment par Bonnie Brennen et Hanno Hardt dans Picturing the Past : Media, History, and Photography (1999). L’originalité de la démarche d’E. Emery, résolument interdisciplinaire, ne tient donc pas tant à ce sujet précis qu’à l’application de ses enjeux aux études littéraires, d’une part, et au processus de patrimonialisation et de consécration de la maison d’écrivain, d’autre part. L’originalité consiste également à mettre en regard cette approche médiatique avec les travaux menés sur l’essor de la collection et le culte de l’intérieur au mitan et à la fin du xixe siècle (Dominique Pety, Mario Praz, Jean Baudrillard) tout autant qu’avec ceux portant sur l’histoire de la décoration d’intérieur, sur la culture domestique (Histoire de chambres de Michèle Perrot, Manuel Charpy) et sur la maison-musée comme écrin d’une collection privée (Bertrand Bourgeois, Susan Pearce). En toile de fond, mentionnons la somme fondatrice dirigée par Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, et les acquis eux aussi fondateurs de sociologues qui structurent expressément l’analyse d’E. Emery : Nathalie Heinich sur « l’élite artiste », Leo Baudry et Joe Moran sur la célébrité, Susan Stewart sur les pèlerinages et les objets-souvenirs, Michael Graval sur le « rêve de pierre » monumental des écrivains. Dans un autre registre, l’auteure convoque des recherches menées sur la psychologie, la physiognomonie et les sciences naturelles à la fin du siècle (Deborah Silvermann). Enfin, l’ouvrage éclaire le succès de l’exposition muséale et médiatique des intérieurs des célébrités littéraires dans la presse de la Belle Époque, ainsi que la manière dont la maison d’écrivain peut donner accès à une certaine forme de connaissance sur l’œuvre et sur l’auteur.
Dans l’introduction, E. Emery pose à son étude deux objectifs étroitement liés. Il s’agit d’« analyse[r] la réception critique faite aux appartements et aux maisons » (p. 19) d’un vaste ensemble d’écrivains, pour répondre à ces trois questions : « Pourquoi et comment le domicile privé des écrivains a-t-il commencé à être transformé en musée, accessible au grand public et à finalité pédagogique ? Quand et pourquoi les maisons d’écrivains ont-elles commencé à être considérées comme 738des lieux de mémoire reconnus par tous comme des lieux patrimoniaux indispensables ? Et comment et pourquoi la plupart de ces maisons finirent-elles par être transformées en musées alors que jamais leurs propres habitants n’avaient eu ce projet ? » (p. 21-22). Les réponses à ces questions sont exposées en cinq chapitres illustrés. Ceux-ci abordent le sujet de manière diffractée, en examinant successivement et de manière dynamique les points de vue « des auteurs, [des] journalistes, [des] savants, [des] fondateurs de musée et [des] touristes » aux prismes de la « culture noble » et de la « culture populaire » (p. 24-25). Ces dernières, dont les définitions ne sont guère explicitées toutefois, alimentent un corpus composé à la fois de textes d’auteur (« correspondance, journaux intimes, ouvrages de fiction des grands noms de la littérature », p. 24-25) et de documents de la presse de l’époque (séries de reportages dans la presse illustrée avec textes et photographies).
Le premier chapitre est consacré à La Maison d’un artiste d’Edmond de Goncourt et justifie le choix de l’une des deux bornes chronologiques (1881). Le texte est considéré par l’auteure comme l’origine même du ferment individualiste de l’exposition muséale du chez-soi dans la presse et le point de départ de la fascination des contemporains pour la collection et la décoration de l’intérieur d’écrivain. E. Emery présente la construction de la singularité aristocratique et artistique entreprise par E. de Goncourt comme découlant de sa volonté d’opposition au conformisme bourgeois. Par ailleurs, elle met en évidence la formation d’un lien perçu comme ontologique entre l’œuvre littéraire d’un écrivain, sa collection et sa maison, « microcosme[s] » (p. 50) conçus comme une œuvre d’art et un musée d’un genre nouveau. Elle propose aussi de renouveler l’étude générique du texte, œuvre savante et littéraire d’imagination, à la croisée du catalogue d’exposition, de l’inventaire de commissaire-priseur et de l’autoportrait. La particularité et la réception de l’« inventaire littéraire » (p. 35) que constituerait La Maison d’un artiste est éclairée par une analyse approfondie de l’exemple de Robert de Montesquiou, « rival » des Goncourt et modèle supposé du personnage de des Esseintes dans À rebours, qui comprend peu à peu l’importance de se réapproprier son image d’auteur et l’exposition de son chez-soi dans des textes et des images dont il serait à l’origine.
Le chapitre suivant, le deuxième, interroge, à travers les physiologies et le genre de la « visite au grand écrivain » (Olivier Nora), la menace que représenterait la profanation du sanctuaire de l’écrivain, érigé par l’artiste romantique en lieu sacré dans la première moitié du siècle. Il postule que les reportages exposant l’intérieur de la célébrité littéraire présentent une distorsion par rapport à l’exposition orchestrée par l’écrivain en personne. Ces reportages déplaceraient l’accent de la maison, lieu de création, œuvre d’art et miroir de l’œuvre littéraire, sur la personne de l’auteur, observée avec voyeurisme dans son intimité. Ainsi, le reportage aurait pour première conséquence de porter atteinte à l’aura de l’écrivain en mettant en avant, de manière triviale et au détriment de l’œuvre, la figure humaine de l’auteur. Ce faisant, il porterait atteinte au nimbe mystérieux planant sur les maisons des écrivains : la photographie et le reportage in situ (Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien, 2007), reflet supposé adéquat à la réalité des lieux, réduiraient donc la part mythique du génie des lieux, fantasmé dans les témoignages des admirateurs initiés. Cependant, bien que le corpus d’exemples apporte un éclairage intéressant à cet égard – en particulier le passage sur la méconnue Louise Ramé autour d’un article intitulé « The Penalties of a Well-Known Name » (1892) 739(p. 170) –, la dichotomie établie entre éloge et visite au grand écrivain d’une part, désacralisation et reportage de presse de l’autre, qui recouvre une autre dualité entre gloire et trivialité, appelle quelques nuances : par exemple, l’étude comparative de la visite de Victor Hugo à Lamartine à Saint-Point dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie (1863), texte empreint d’humour si on le lit en parallèle aux articles complaisamment louangeurs de G. Lenotre pour Le Monde illustré, invite à relativiser les propos. Dans cette perspective, l’évocation de l’analyse conduite par Roland Barthes dans Mythologies sur « l’écrivain en vacances », plutôt que d’accréditer l’hypothèse d’une désacralisation de la figure de l’écrivain, inviterait peut-être au contraire à voir dans l’exposition triviale de son intimité humaine les signes d’une irréductible singularité et d’une grandeur persistante. Enfin, l’étude consacrée aux photographies de Dornac aurait probablement mérité de faire l’objet d’un traitement à part et plus développé, tant le sujet est riche et pertinent.
Le chapitre 3 souligne la coïncidence entre l’essor des sciences d’une part (ethnographie, sociologie, psychologie, naissance d’une conception « scientifique » de la biographie à partir de la critique beuvienne), l’étude et la conservation de l’intérieur de l’écrivain d’autre part, le tout en référence à des expériences muséales originales (Musée Grévin, Musée d’Histoire naturelle, Jardin d’Acclimatation, zoos humains et Expositions universelles). À l’heure du plein essor du naturalisme, celles-ci consistent en effet à exposer l’intérieur de groupes sociaux variés et de célébrités dans leur habitat et dans leur « milieu ». L’analyse portant sur les physiologies et sur le rôle de la photographie dans l’anthropométrie convainc, notamment dans les lignes consacrées à G. Tissandier qui voit dans les photographies de Dornac un moyen « scientifique » d’accéder à l’intériorité des écrivains par l’étude de leur intérieur domestique. C’est le cas également des passages consacrés aux critiques formulées à l’encontre d’intérieurs saturés et d’écrivains névrosés car envoûtés par le pouvoir des bibelots. E. Emery s’appuie ici avec à propos sur l’étude de Déborah Silvermann, à laquelle sa bibliographie aurait pu ajouter la contribution de Sévérine Jouve (Obsessions et perversions dans la littérature et les demeures à la fin du dix-neuvième siècle, 1996). Cependant, il conviendrait sans doute de définir plus clairement la ligne de démarcation entre d’un côté, l’exposition du quotidien ordinaire de sociétés et de groupes étrangers et, de l’autre, l’exposition du quotidien extraordinaire de la célébrité littéraire érigée en modèle. Dans ce sens, l’étude menée par Chantal Georgel sur les dioramas, dans le numéro de Romantisme (2016/3) consacré aux musées, s’avèrerait fort utile pour distinguer deux régimes d’exposition muséale du milieu et de l’intérieur bourgeois. Au passage, remarquons qu’il peut paraître déroutant pour le lecteur d’embrasser des domaines aussi variés que « les mass médias, l’anthropologie, la psychologie, les expositions muséales et le tourisme » (p. 17) dans deux chapitres non successifs (chap. 3 et 5).
L’avant-dernier chapitre, le 4e, prend en compte la diversité des réactions des écrivains vis-à-vis de la curiosité voyeuriste des foules et des risques que représente, pour la renommée, cette intrusion dans l’intimité. Son intérêt réside dans l’analyse minutieuse des entretiens et des reportages, par le texte et par l’image : l’auteure dégage là les stratégies de brouillage et de réappropriation développées par certains écrivains (Zola, Mallarmé, Huysmans, Verlaine…), de concert avec les journalistes, pour se façonner des rôles et une image d’auteur à géométrie variable. E. Emery, qui convoque à juste titre les notions d’« imago » et de « fiction narrative » pour définir la poétique de ces textes, soulève aussi la question des droits d’auteur et 740du droit à la protection de la vie privée, tout en faisant remarquer que l’exposition de l’intimité en jeu repose sur un spectacle illusoire et biaisé qui construit plutôt qu’il ne reflète cette intimité. Un développement sur les implications poétiques de textes construits de manière sérielle aurait peut-être permis de préciser encore un peu plus la portée de l’analyse.
Enfin, le chapitre 5 remet en perspective ces éléments. Il étudie les ressorts de la patrimonialisation de la maison de l’écrivain comme phénomène attestant le transfert symbolique de sacralité du saint vers l’écrivain par le biais des pèlerinages, de la collecte et de la collection de reliques. L’accent y est mis sur les implications liées à ce transfert à la faveur du développement du tourisme, de la fabrication industrielle d’objets-souvenirs, de la protection des monuments historiques et de la constitution de musées d’un genre nouveau aux xxe et xxie siècles. Les exemples abordés sont européens et couvrent une vaste période : de la Renaissance au milieu des années 2000. Conjuguant des sources très diverses – dont l’absence de référencement systématique frustre parfois la curiosité du lecteur –, le chapitre propose un tour d’horizon intéressant sur la littérature touristique qui se développe autour des maisons-musées dans des guides, sur le statut des différentes institutions patrimoniales concernées (musées, bibliothèques, archives par exemple) ou sur les atermoiements administratifs qui freinent, en France, l’inauguration des monuments au début du xxe siècle, par rapport aux modèles anglais (Shakespeare, Scott…) et allemands (Goethe, Schiller…) plus précoces. Cette partie du chapitre – sans peut-être suffisamment tirer parti des conclusions de Pierre Boudrot (L’écrivain éponyme, 2012) notamment – met en évidence le rôle des petites patries, de quelques sociétés d’amis et des proches des écrivains vis-à-vis du pouvoir central républicain qui ne comprend que tardivement le ressort politique, économique et symbolique à tirer de la valorisation muséale de ce patrimoine littéraire par le mobilier et par l’immobilier. Panoramique, le chapitre entremêle des périodes et des cas d’étude très variés. La contrepartie de cet angle de vision très ouvert est le traitement un peu trop allusif de certains éléments : ainsi les notions de « reconstitution », d’« authenticité » ou de la portée dite « locale » de la maison-musée de Pierre Corneille par exemple pourraient-elles être davantage explorées. De même aimerait-on voir poser plus nettement la question des éventuels effets « réducteurs » de la photographie et du reportage sur l’imaginaire fantasmatique de la maison de l’écrivain, ou encore celle des enjeux différenciés qui se posent selon que l’intérieur concerné est celui d’un écrivain contemporain ou celui d’un écrivain décédé, d’un auteur appartenant au panthéon littéraire ou bien d’un auteur en voie d’y accéder. En cela, le traitement d’un corpus hétérogène de maisons et d’écrivains (Corneille, Zola, Balzac, Montesquiou, Rabelais, Loti, Proust…) pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses pour adopter une démarche exploratoire et globale, propre à l’essai.
Reconnaissons-le pour finir, la terminologie employée tout au long du livre soulève des questions, à commencer par le choix de tronquer le sous-titre anglais de l’ouvrage original, alors qu’il identifie et articule les concepts clefs de l’analyse. Pareillement, si l’introduction justifie pertinemment l’emploi du terme de « musée » (p. 22), le discours relatif à la « maison-musée d’écrivain » est moins clair, ne serait-ce que par l’emploi de cette expression comme synonyme de « writers’ houses » – « maisons d’écrivains » dans la traduction française. Bien que l’auteure explique qu’elle s’intéresse au phénomène de muséalisation publique de la maison 741privée de l’écrivain, il peut paraître étonnant que les deux syntagmes soient utilisés alternativement et qu’aucune prise de position spécifique – du traducteur ou de l’éditeur français à défaut – ne vienne expliquer le choix orthographique de « maisons d’écrivains », au pluriel. En effet, le syntagme « maison d’écrivain », dont l’usage est entériné dans les années 1980 sous l’influence du rapport établi par Michel Melot en 1996 et de la fondation de la Fédération des maisons d’écrivain et des patrimoines littéraires, veut que le complément du nom ne s’accorde pas au pluriel. Cette convention souligne la dimension générique et conceptuelle d’une catégorie de monuments à part, parce que précisément liés à une figure distincte d’individus dans la société : l’Écrivain.
Originale, novatrice et très documentée, l’étude parue dans Photojournalisme fait date. Nul doute qu’elle n’ouvre également la voie à des travaux qui pourraient, à l’avenir, mettre l’accent sur les liens féconds entre exposition théâtrale et exposition muséale. Du reste, Dominique Pety, dans la préface de l’ouvrage, rapporte à juste titre la réflexion d’E. Emery à l’analyse conduite par Pierre Wat (Portraits d’ateliers, Un album de photographies fin de siècle, 2013) sur les mises en scène des ateliers d’artistes (p. 7). Dans cette perspective, E. Emery montre en effet que l’exposition des intérieurs par l’image et leur découverte par les visiteurs transforment les représentations des contemporains qui n’avaient eu jusque-là accès aux lieux que par la médiation de souvenirs et de témoignages écrits. En attendant avec impatience de nouvelles publications de l’auteure, nous livrons avec profit les travaus déjà réalisés sur la publicité (projet ANR LITTéPUB par exemple), depuis l’entretien d’écrivain (numéro d’Argumentation et Analyse du Discours consacré en 2014 à « L’entretien littéraire », Galia Yanoshevsky dir.) jusqu’à la dimension prostitutionnelle de la littérature et de l’écrivain (Éléonore Reverzy, Portrait de l’artiste en fille de joie. La littérature publique, 2016), qui se rapportent aux conclusions dégagées dans Photojournalisme : dans ces différents domaines et dans bien d’autres encore, cet essai pose à coup sûr une pierre angulaire aussi solide que fondatrice.
Marie-Clémence Régnier
Georges de Peyrebrune, Correspondance – De la Société des gens de lettres au jury du prix Vie heureuse. Édition de Nelly Sanchez. Paris, Classiques Garnier, 2016. Un vol. de 177 p.
Nelly Sanchez continue d’explorer l’un des nombreux points aveugles de notre histoire littéraire en prolongeant sa réflexion autour d’une romancière de la Belle-Époque aujourd’hui oubliée : Georges de Peyrebrune. Parmi les travaux qu’elle avait déjà consacrés à cette auteure, héritière revendiquée de Zola, il faut mentionner un article éclairant publié sur « les filles cachées du naturalisme » (Presses universitaires de Dijon, 2007) et un premier volume de lettres, lequel ne couvrait cependant que les années 1884-1888, et se concentrait sur les relations épistolaires entre Peyrebrune et sa confidente Camille Delaville (UMRS 6365, 2010).
C’est à présent une période bien plus longue qu’évoque cette correspondance, qui s’ouvre en juin 1881 (époque où la carrière littéraire de Peyrebrune débute peu ou prou), et se referme en juin 1917, quelques mois seulement avant la disparition de la romancière. Une centaine de lettres se trouvent ici rassemblées. Peyrebrune 742y tient moins le rôle de scriptrice (seules douze lettres lui sont attribuées) que de destinatrice.
Le volume de Nelly Sanchez se présente et s’assume à la fois comme partiel et partial. Partiel, parce que cette correspondance est lacunaire. Des blancs conséquents émaillent les échanges : on ne lira aucun texte entre novembre 1891 et août 1894, non plus qu’entre 1901 et 1903. Par ailleurs, peu de lettres couvrent la période 1915-1917. Partiel encore, parce que Peyrebrune elle-même a choisi de faire disparaître tout ce qui touchait, de près ou de loin, à sa vie intime. Nous ne saurons rien de sa condition particulière, sinon en filigrane, par de brèves allusions, notamment à sa situation matérielle précaire à la fin de sa vie. Partial enfin, parce que Nelly Sanchez a pris très explicitement le parti de limiter cette correspondance aux échanges entre femmes auteures. Ne sont donc retenues qu’une vingtaine d’épistolières, parmi lesquelles on compte les salonnières les plus influentes du temps, à l’image de Juliette Adam, Aurel, Julia Daudet, Rachilde ou la duchesse de Rohan, mais aussi des poétesses, romancières et journalistes comme Lucie Delarue-Mardrus, Daniel Lesueur et Marcelle Tinayre.
Le but avoué de ce volume est en effet de « montrer l’extrême variété des personnalités qui peuplait la sphère littéraire » (p. 9), de « mettre en lumière les réseaux d’amitié, d’influences intellectuelles » (Ibid.), de sorte à « mieux comprendre la place qu’occupaient les femmes de lettres sur la scène culturelle » (Ibid.). L’ouvrage atteint son objectif, dans la mesure où il éclaire sous un jour nouveau non seulement le fonctionnement de la société des gens de lettres à l’orée du vingtième siècle, mais aussi les coulisses du prix « Vie heureuse », fondé en 1905.
Wendy Prin-Conti
Marcel Proust, Lettres au duc de Valentinois. Édition établie et annotée par Jean-Marc Quaranta, préface de Jean-Yves Tadié. Paris, Gallimard, 2016. Un vol. illustré de 90 p.
Dans le deuxième volume du Côté de Guermantes apparaît fugitivement un grand-duc héritier de Luxembourg, comte de Nassau, qui s’était inquiété auprès du narrateur de la santé de sa grand-mère. « Je me rappelais ce comte de Nassau comme un des plus remarquables jeunes gens que j’aie rencontrés, déjà dévoré alors d’un sombre et éclatant amour pour sa fiancée », écrit Proust ; « […] d’homme plus intelligent, meilleur, plus fin, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, je n’en ai jamais rencontré », réitère-t-il plus loin afin de le laver de calomnies répandues sur lui dans les salons. Si les personnages principaux d’À larecherche du temps perdu admettent plusieurs modèles, les figures de passage n’en ont généralement qu’un, aisément identifiable. Le comte de Nassau, c’est le comte Pierre de Polignac qui devint duc de Valentinois en épousant, le 18 mars 1920, la princesse Charlotte de Monaco. Le présent volume offre trois lettres (dont deux très longues), un télégramme et un billet adressés par Proust au Duc de juillet à octobre de la même année. Le prince Albert II a autorisé la publication de cette correspondance inédite, qui appartient aux archives du palais princier de Monaco. Des réponses du duc de Valentinois, on n’a gardé que des traces. Il en coûte à Proust d’écrire de longues lettres en cette période où il recourt à des piqûres de morphine afin de soulager ses souffrances. On en veut au Duc de rester indifférent à ses hommages appuyés, et on est gêné que Proust pousse la complaisance jusqu’à lui proposer, 743au vu de quelques phrases de sa correspondance, de l’aider à devenir un grand écrivain. Quand Gallimard annonce le tirage de cinquante exemplaires de luxe d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Proust presse le Duc d’y souscrire, quitte à lui rembourser le volume. Celui-ci fait la sourde oreille. LeCôté de Guermantes II paraîtra le 30 avril 1921. Le Duc ne remerciera jamais Proust des éloges déversés sur le comte de Nassau.
Tout ce qui touche à Proust nous est précieux. Cette relique monégasque, enchâssée dans une plaquette de grand format (18,5 x 23,5 cm), s’accompagne d’une préface de Jean-Yves Tadié, de notes abondantes de Jean-Marc Quaranta, de nombreuses photographies (dont sept portraits en couleurs), des fac-similés de deux des lettres et du télégramme de Proust ainsi que du bref billet du Duc qui a clos leurs relations. Proust ayant supposé, devant le silence obstiné de son correspondant, qu’il s’était trompé d’adresse, le Duc lui répond pour finir : « Rassurez-vous, mon cher ami, j’ai reçu toutes vos dernières lettres, et j’en ai beaucoup de regret. Veuillez y trouver l’assurance du souvenir fidèle que je vais conserver de vous ». Il regrette apparemment que Proust ait donné à son expression « relations interrompues » le sens de « relations rompues ». Proust a-t-il réellement souhaité consommer la rupture, ou s’est-il s’inquiété de la bonne destination de ses lettres parce que, après avoir joué du dépit amoureux, il attendait anxieusement que l’autre le rassure ? Ailleurs, il espère avoir « mal déchiffré certains mots » de son correspondant… Y a-t-il une parcelle de sincérité dans le regret du Duc, ou prend-il Proust au mot afin de se débarrasser d’une amitié encombrante ? Élans d’affection, malentendus nés de bizarreries d’expression ou d’écriture, imperceptibles froissements d’amour-propre, rupture d’origine incertaine : on croit lire un épisode de la Recherche.
À la suite de l’échange, dans un court essai intitulé « Anatomie d’une brouille », J.-M. Quaranta examine les fils de l’écheveau. Il aurait été peu proustien qu’il le débrouillât tout à fait. Reproduisant une lettre de Proust au comte Robert de Montesquiou du 28 mars 1894, il rapproche son éphémère relation avec le Duc du long « commerce interrompu de tendresses et de brouilles » qu’il a entretenu avec le Comte. « Procédons comme au temps où le plus court chemin d’un point à un autre était encore la ligne droite », lui écrira celui-ci en 1920, peu avant leur rupture. Adressé à Proust, ce conseil prête à sourire. S’il croit décisif le refus du Duc de souscrire à l’édition de luxe des Jeunes filles, J.-M. Quaranta attribue au « mauvais caractère » dont Proust s’accusait lui-même la principale responsabilité de la brouille. Revenons au Côté de Guermantes. Le bruit court, dans le faubourg Saint-Germain, que le comte de Nassau pousse la morgue aristocratique jusqu’à exiger que le duc de Guermantes se lève au passage de sa femme. Ayant épousé « la ravissante fille d’une autre princesse de Luxembourg, excessivement riche parce qu’elle était la fille unique d’un prince à qui appartenait une immense affaire de farines », il aurait décliné une invitation du grand-père de sa femme par une lettre qui portait sur l’enveloppe : « M. de ***, meunier ». De ces invraisemblables racontars, le narrateur est indigné. L’épouse de Pierre de Polignac, fille naturelle de Louis II de Monaco, avait en réalité pour mère une lavandière. À en croire Céleste Albaret, Proust fut scandalisé qu’un Polignac s’abaissât à pareille mésalliance : « Je ne verrai plus le comte Pierre », aurait-il décidé. La version de Polignac se trouve dans le Journal de l’abbé Mugnier (16 décembre 1929) : assailli de lettres de Proust jusque pendant son voyage de noces, il « ne voulait pas continuer des 744rapports qui auraient donné naissance à un livre et quel livre ! ». J.-M. Quaranta observe que les deux témoins font erreur sur les dates, puisque la brouille s’est produite plusieurs mois après le mariage du Duc, et qu’ils alimentent la légende simpliste d’un Proust snob et passionné par les jeunes gens quand sa psychologie obéit à des ressorts compliqués parmi lesquels il faut compter son « désir de pouvoir » vis-à-vis des autres. Ainsi s’expliquerait son projet de devenir, par ses conseils littéraires, un « précepteur du prince ». Reste la flèche du Parthe décochée dans Le Côté de Guermantes. Opposer un démenti à une calomnie aboutit à lui faire de la publicité. Aucun lecteur de la Recherche n’ignorera que le Duc avait la réputation de se montrer méprisant alors que son épouse était de basse extraction. On conçoit qu’il ait redouté que la suite du romanne le gratifie d’autres éloges empoisonnés.
De la vie à l’œuvre, et vice-versa. On ne cède pas ici aux mirages de la méthode de Sainte-Beuve, qui misait sur le comportement des écrivains en société pour mesurer leur talent. « Ces lettres », écrit J.-M. Quaranta, « montrent que ce n’est pas la vie qui passe dans le roman mais que, dans sa propre vie, Proust invente des fictions, qu’il fait ensuite passer dans son livre ». Ainsi faudrait-il considérer que ces lettres d’amour s’adressent moins à un jeune homme qu’à la littérature, qui seule donne sens à la vie – à celle de Proust, pour le moins.
Pierre-Louis Rey
Albert Camus-André Malraux, Correspondance (1941-1959) et autres textes. Édition établie, présentée et annotée par Sophie Doudet. Paris, Gallimard, 2016. Un vol. de 154 p.
En juillet 1935, Malraux donne au cinéma Mondial (17, rue de Lyon, à Alger) une conférence organisée par le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes. Camus, qui habite au 93 de la même rue, se trouve dans la salle. Malraux n’a pas de raison de connaître ce jeune licencié en philosophiequi vient de rédiger un projet d’article sur La Tentation de l’Occident et La Condition humaine. Pourtant, quand Camus lui demande, la même année, l’autorisation d’adapter Le Temps du mépris avec sa troupe du théâtre du Travail, Malraux, peu enclin au tutoiement, lui télégraphie ce simple mot de camarade : « Joue ». La guerre fera avorter, en 1939, un projet d’adaptation de La Condition humaine par le théâtre de l’Équipe. Ils se rencontrent pour la première fois par l’intermédiaire de Pascal Pia, le 14 mars 1940, à l’occasion d’une projection d’Espoir. Sierra de Teruel, film commencé par Malraux en pleine guerre d’Espagne. Trente-six lettres à peine, souvent fort brèves, suivront cette entrevue. « Mon cher Camus… », « Mon cher Malraux… ». Plus jamais ils ne se tutoieront. Dans la première lettre, du 30 octobre 1941, Malraux promet à Camus d’intervenir en faveur de la publication, si possible couplée, de L’Étranger et du Mythe de Sisyphe. « Attention : ce sera un écrivain important, à mon avis », écrit-il neuf jours plus tard à Gaston Gallimard. Mais on découvre avec étonnement que Camus rechigne à associer aux deux ouvrages le recueil de Noces, publié en 1939 à Alger : jugeant que certaines pages y sont « insupportables », il préfère le « laisser dormir ». La conversation des deux écrivains touche à la vie pratique plutôt qu’aux grandes idées. À Camus, qui ne quittera l’Algérie qu’en août 1942, Malraux demande comment Gallimard pourrait se procurer de l’alfa afin de s’approvisionner en papier, ou encore ce que lui coûterait, pour son 745usage personnel, un tapis de Tlemcen. Interrompu durant la période où chacun d’eux est engagé dans la Résistance, le dialogue épistolaire reprend, fragmentaire, après la guerre. Ainsi Malraux décline-t-il, en 1946, une invitation de Camus à préfacer pour la collection « Espoir », qu’il dirige chez Gallimard, Ce qui ne fut pas, de Boris Savinkov, dont le passé de terroriste inspirera directement l’intrigue des Justes (1949).
Leur correspondance « dessine avec pudeur deux caractères généreux mais peu enclins à se confier », écrit Sophie Doudet dans son Avant-propos (p. 18). Comment ont-ils pu échanger aussi peu sur l’Art, défini dans Les Noyers de l’Altenburg comme une « rectification du monde » (voir p. 20) et au long des Carnets de Camus comme une « création corrigée » ? Après la guerre, leurs chemins ont divergé. Admirateur pendant la Résistance de la figure du général de Gaulle, Camus ne se range pas à ses options politiques après la Libération. Pour préfacer le livre de Savinkov, il s’adresse tout naturellement à l’auteur de La Condition humaine : c’est l’homme du Musée imaginaire qui lui répond, trop absorbé par « l’établissement des reproductions en couleurs » de son œuvre pour disposer du temps nécessaire. Il est surprenant que, dans L’Homme révolté (1951), Camus n’accorde aucune place, sinon à la personne de Malraux, du moins aux héros de ses romans. Quand il reçoit le prix Nobel, en 1957, il déclare en effet : « Je tiens à dire que, si j’avais pris part au vote, j’aurais choisi André Malraux pour qui j’ai beaucoup d’admiration et d’amitié et qui fut le maître de ma jeunesse » (voir p. 141). Celui-ci, au témoignage de Francine Camus, ne se hâtera pas pour le remercier. Et après avoir assisté à la générale des Possédés, le 30 janvier 1959, il ne laissera rien filtrer de ses impressions.
De précieuses annexes étoffent ce mince recueil. 1) Le projet d’article rédigé par Camus en 1934, « À propos d’André Malraux, Orient et Occident ». 2) La partie conservée de son adaptation du Temps du mépris. 3) Une lettre où Malraux expose à Pascal Pia des suggestions de corrections pour le manuscrit de L’Étranger, et l’échange qui s’ensuit entre Pia et Camus. 4) Les références de Camus à Malraux dans ses articles de Combat,en 1944. 5) Sous le titre « Autour des Justes et de L’Homme révolté », deux textes de Malraux : « Staline et son ombre », article paru en 1949 dans Carrefour, et son entretien avec Jean Daniel à propos du terrorisme (mars 1958), où son style elliptique et éruptif, hérissé de « Attention ! », tourne à l’autopastiche.6) « Un théâtre pour Albert Camus (1958-1959) », petit dossier d’où il ressort que Camus a persuadé Malraux, ministre de la Culture, de lui confier la direction, non de la Comédie-Française, dont la lourdeur d’organisation l’aurait détourné de son œuvre, mais d’un théâtre d’essai ouvert aux jeunes talents. Il fut un temps question du théâtre Récamier. Quand Camus meurt, le 4 janvier 1960, c’est l’Athénée qui tient la corde.
Pierre-Louis Rey
Michel Foucault , Œuvres I et II . Sous la direction de Frédéric Gros . Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2015. Deux vol. de 1712 et 1792 p.
Il y a certes une ironie – et cette ironie serait presque triste – à voir inscrit, sur le dos de chacun des deux volumes de La Pléiade qui réunissent la plus grande partie des textes écrits par Michel Foucault, du début des années 60 (première 746 version de l ’ Histoire de la folie ) à 1984 (année de sa mort), le mot « Œuvres ». La notion d ’ œuvre a en effet été soumise par Foucault dès ses premiers livres à un examen à la fois très rigoureux et très inventif. Lorsque Gallimard entreprend en 1972 de rééditer l ’ Histoire de la folie à l ’ âge classique , initialement parue chez Plon (1961), Foucault ne se contente pas d ’ écrire une nouvelle préface (on la trouve en annexe dans la présente édition) : il ajoute en appendices deux textes, dont le premier (« La folie, l ’ absence d ’ œuvre », 1964) oppose précisément la notion, selon lui périmée, d ’ « œuvre » à celle de « littérature ». Ce que l ’ article présente comme une substitution historique – une substitution dont le livre suivant, Les Mots et les choses , une archéologie des sciences humaines (1966) , s ’ emploiera bientôt à asseoir la pertinence et la légitimité théoriques – loin de disqualifier la présente entreprise éditoriale lui donne au contraire un éclairage qui, pour paradoxal qu ’ il puisse paraître, n ’ en est pas moins fécond. « La littérature, dit Foucault dans ce texte célèbre, est en train peu à peu de devenir un langage dont la parole énonce, en même temps que ce qu ’ elle dit et dans le même mouvement, la langue qui la rend déchiffrable comme parole » (p. 622). Même si les éditeurs ne s ’ y réfèrent pas explicitement, pareille assertion justifierait seule le parti délibérément pris par eux de se cantonner, pour ces deux volumes, à ce qu ’ ils appellent « l ’ œuvre écrite de Michel Foucault », ou ses « livres d ’ auteur ». On peut certes contester ce partage, d ’ ailleurs difficile à établir : on se souvient que Deleuze, par exemple, considérait que les entretiens, oraux ou écrits, que les conférences, que les cours même – bref que la parole de Foucault faisait partie intégrante de son œuvre. Les deux thèses peuvent se soutenir, bien sûr, et on sait que Gallimard n ’ a méprisé aucune des deux, puisqu ’ en 1994 ont vu le jour quatre volumes de Dits et écrits de Michel Foucault – deux dans l ’ édition « Quarto » de 2011 –, dont le titre disait clairement le parti pris.
Celui de la présente édition n ’ en apparaît que plus clairement. En ne retenant de l ’ œuvre de Foucault que les livres d ’ auteur, à l ’ exclusion de son « œuvre parlée », les éditeurs invitent à lire ces textes autrement que comme des vecteurs d ’ idées, de propositions théoriques, dont il n ’ est évidemment pas question de nier ou de minimiser les séismes qu ’ ils ont causés, l ’ apport considérable qu ’ ils ont constitué dans un débat dont l ’ objet – d ’ ailleurs inventé par Foucault – était l ’ existence et la nature des sciences humaines. L ’ ambition de cette édition est bien sûr d ’ offrir des informations factuelles sur l ’ histoire de chacun de ces textes, sur leur élaboration, sur le contexte des éditions et rééditions successives, sur les réactions pas toujours convaincues, ni amènes, de ses lecteurs (philosophes, historiens, sociologues, psychanalystes…) : les notices, les notes, les outils bibliographiques, les précisions chronologiques, voire biographiques nécessaires à l ’ appréhension des œuvres, l ’ ensemble du dispositif éditorial est à la fois savant, rigoureux, et maniable. Mais le souci – déclaré – des éditeurs est aussi que le lecteur ne soit jamais tenté de faire abstraction d ’ « une écriture tour à tour baroque et rigoureuse, austère et splendide, démesurée et classique », « une écriture tendue et belle » (p. xii et xv de l ’ Introduction). De voir en Foucault, et avant tout, un écrivain.
Dans « La folie, l ’ absence d ’ œuvre » Foucault explique que l ’ ère de la littérature, succédant donc à celle des œuvres, est aussi celle « de ces langages seconds (ce qu ’ on appelle en somme la critique) », qui « ne fonctionnent plus comme des additions extérieures à la littérature », mais constituent « le mouvement nécessaire [ … ] par quoi la parole est ramenée à sa langue, et par quoi la langue est établie sur la parole ». Dans son Introduction , Frédéric Gros distingue quant à lui, avec 747 précaution, Foucault écrivain, Foucault philosophe, Foucault historien. Mais il faut immédiatement préciser que cet écrivain, qui fut un lecteur passionné de Blanchot, ou de Roussel, n ’ a que faire du beau style, ou des codes rhétoriques ; que ce philosophe, qui traduisit et commenta Kant (l ’ Anthropologie du point de vue pragmatique ), qui fut un commentateur fulgurant de Nietzsche, « se moque de la philosophie » ; que cet historien, admirateur non dissimulé des travaux de l ’ École des Annales, lui-même passionné d ’ archives, confesse sans coquetterie, mais non sans provocation, qu ’ il n ’ a « jamais rien écrit que des fictions ». C ’ est que ces mots – écrivain, philosophe, historien – utiles sans doute pour situer une démarche absolument hors du commun, sont décidément inadéquats lorsqu ’ il s ’ agit de caractériser Foucault. Dire que dans cette œuvre la littérature se teinte de philosophie, que la philosophie se fait plus ou moins littéraire, ou lyrique, que l ’ histoire compose avec la fiction ou l ’ éthique, ou l ’ anthropologie serait encore inexact : ce serait reconnaître l ’ existence de disciplines, de champs de pensée ou de compétence dont Foucault s ’ est précisément employé à montrer qu ’ il était vain de penser non seulement leur proximité ou leur accointance, mais encore et surtout leur existence intrinsèque. Frédéric Gros a sans doute en tête quelque chose comme cela lorsqu ’ il dit que « Michel Foucault n ’ a pas inventé une nouvelle philosophie : il a inventé une nouvelle manière de faire de la philosophie. » On souscrirait volontiers à cette formule à condition qu ’ on y ajoute immédiatement cette réserve : la philosophie n ’ est pas, ne doit pas être considérée comme la discipline ou le discours premier d ’ une entreprise que l ’ histoire, que la littérature viendraient enrichir ou renouveler. Un exemple donnera une idée de cette révolution qu ’ a opérée dans l ’ ordre des savoirs – et des discours – l ’ œuvre de Foucault.
On trouve dans la dernière section du second volume de cette édition (« Articles, préfaces, conférences – 1963-1984 ») un texte que Foucault écrivit en 1966 pour la revue Critique sur l ’ œuvre de Blanchot, et qui fut par la suite publié séparément. L ’ objet de La Pensée du dehors est plutôt l ’ œuvre romanesque de Blanchot que son œuvre critique ou théorique, qui a pourtant tellement compté pour Foucault. Il croit repérer dans ces récits le retour périodique d ’ une figure, toujours, la même, qui ne manque jamais selon lui de surgir aux moments clés de la narration, et qu ’ il nomme « le compagnon ». Cette figure énigmatique et cruciale « dépossède le sujet de son identité simple, l ’ évide et le partage en deux figures jumelles mais non superposables », elle est, dit Foucault, porteuse d ’ « un langage sans sujet assignable, une loi sans dieu, un pronom personnel sans personnage, un visage sans expression et sans yeux, un autre qui est le même » (p. 1231-1232). Cette lecture éclaire l ’ œuvre de Blanchot d ’ un jour incontestablement neuf, mais on voit qu ’ elle décrit aussi très précisément le mouvement même de L ’ Histoire de la folie – la folie, qui surgit au cœur du xix e siècle, triomphant des discours de l ’ âge classique qui l ’ excluaient, ressemble trait pour trait à ce compagnon singulier ; comme d ’ ailleurs la littérature, autre « compagnon », dont Les Mots et les Choses reconstitue les conditions d ’ apparition à la même époque.
Impossible donc de dire – et de toutes façons, quelle importance ? – si la méthode archéologique de Foucault, si son entreprise « cartographique » (Deleuze) est philosophique, si cette philosophie est littéraire, si cette littérature est un rêve d ’ historien, si cette histoire est fictive, si ce discours critique est conceptuel ou historique, rêveur ou construit, positiviste (reproche que Sartre adressa à Foucault) ou romanesque (critique qu ’ on peut lire en filigrane dans la réaction de nombre 748 d ’ historiens à la lecture des histoires, naissances, ou archéologies diverses signées Foucault).
Dans cette nouvelle édition de « l ’ œuvre écrite » de Foucault, cette radicale récusation des partages épistémologiques est plus que jamais visible, et mieux qu ’ ailleurs sans doute appréhendable. Mais ce qui s ’ y lit aussi, c ’ est une inquiétude raisonnée – elle prend la forme d ’ un parcours personnel que permet d ’ approcher de près le parti pris chronologique des éditeurs – à l ’ endroit de la subjectivité. Même si Foucault n ’ a pas théorisé la chose bruyamment, il n ’ est pas douteux que sa démarche, intimement impliquée, n ’ a cessé de menacer l ’ une des frontières les plus solidement établies dans l ’ ordre des savoirs et de la pensée : celle qui interdit à un philosophe (par exemple) la production d ’ une œuvre redevable, si peu que ce soit, à la subjectivité. Les derniers « textes d ’ auteur » (ce sont les trois volumes de La Volonté de savoir , le quatrième et dernier, Les Aveux de la chair , inachevé, ayant été écarté de cette édition), de tonalité plus éthique, plus « sage », a-t-on dit souvent, portent la marque incontestable d ’ un écrivain qui, avec une discrétion ne prétendant à aucune exemplarité, savait que l ’ on ne peut écrire pour tous que si l ’ on écrit aussi pour chacun – que le corps et l ’ histoire personnelle font aussi partie de l ’ aventure de la pensée.
Bruno Clément
Michel Tournier , Romans suivi de Le Vent Paraclet. Édition d’Arlette Bouloumié avec la collaboration de Jacques Poirier et Jean-Bernard Vray. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade (no 619), 2017. Un vol. de 1824 p.
Michel Tournier a souvent confié, avec le goût de la provocation qui le caractérisait, être réticent à une publication de son œuvre dans la Pléiade, expliquant lui préférer le livre de poche, « l’anti-Pléiade par excellence » (L’Express, février 2017), moins encombrant et moins coûteux. Pourtant, comme Giono, son maître, Tournier, qui avait accepté non sans fierté de rejoindre la prestigieuse collection de Gallimard, a suivi la naissance d’une édition de ses textes mais est décédé avant la publication du volume. Celui-ci respecte le sommaire établi avec l’écrivain, précise l’universitaire Arlette Bouloumié, qui a dirigé cette édition avec la collaboration de Jacques Poirier et de Jean-Bernard Vray. Il comporte ses « grands romans mythologiques » : Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967), prix de l’Académie française, Le Roi des Aulnes (1970), prix Goncourt, et Les Météores (1975). La présence de Vendredi ou la Vie sauvage (1971) et de Gilles & Jeanne (1983) s’imposait par leurs liens étroits avec les deux premiers romans de Tournier. L’auteur considérait, en effet, Vendredi ou la Vie sauvage comme une réécriture, « plus aboutie », de Vendredi ou les Limbes du Pacifique. Quant à Gilles & Jeanne, ce récit qui fait une large place aux dialogues reprend des thématiques du Roi des Aulnes, dont le héros, Tiffauges, porte le nom du château de Gilles de Rais. Le dernier roman retenu, Gaspard, Melchior & Balthazar (1980), présenté par l’auteur comme le « roman du christianisme », s’inscrit dans la continuité des grands romans mythologiques, tout en témoignant d’une évolution de l’œuvre vers plus de simplicité. Enfin, Le Vent Paraclet (1977), autobiographie intellectuelle, s’imposait par les clés de lecture qu’il offre des trois premiers romans et de leur genèse. Ces œuvres sont classées par ordre de publication dans le volume, à l’exception du Vent Paraclet, placé en dernière position en raison de son appartenance générique : 749Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Le Roi des Aulnes, Vendredi ou la Vie sauvage et Les Météores, présentés par Arlette Bouloumié, Gilles & Jeanne et Gaspard, Melchior & Balthazar, commentés par Jean-Bernard Vray, puis Le Vent Paraclet, dont l’étude est de Jacques Poirier.
C’est à la présentation d’une œuvre et d’un parcours originaux et complexes que s’attache Arlette Bouloumié dans la belle introduction de ce volume. Le terme « paradoxal » revient à plusieurs reprises sous sa plume pour définir cet auteur « classique peu “classique” », selon l’expression de Sylvie Ducas (dans Michel Tournier. La réception d’une œuvre en France et à l’étranger, sous la direction d’Arlette Bouloumié, Presses Universitaires de Rennes, 2013). Simultanément médiatique et solitaire, l’écrivain a « réussi cet exploit » d’être à la fois « un auteur populaire » et « un romancier métaphysicien » (Introduction, X), un philosophe et un écrivain pour la jeunesse. Il incarne ce « paradoxe » d’un auteur « marginal », volontiers subversif, siégeant à l’Académie Goncourt qu’il a intégrée en 1972 (Introduction, XI). Cette position singulière le rend difficile à situer dans l’histoire littéraire. Comme l’écrit Arlette Bouloumié, « Tournier est, apparemment, en rupture avec les courants littéraires du xxe siècle ». Refusant la voie des expérimentations du langage menées par l’Oulipo comme celle de la « mort du personnage » du Nouveau Roman, l’auteur réclame un retour à la narration et au romanesque à travers le choix de grands sujets. Influencé par la philosophie et par l’ethnologie, lecteur admiratif de Thomas Mann, de Giono et de Gracq, Tournier impose, avec Vendredi ou les Limbes du Pacifique, une nouvelle modernité, à rebours des modèles de l’époque, qui prend la forme du roman mythologique. Ses grands romans mythologiques obéissent à une « esthétique du merveilleux sordide », « oxymore », commente Arlette Bouloumié, qui « rappelle la théorie du grotesque et du sublime développée par Victor Hugo dans la Préface de Cromwell » (p. 25). Mais son œuvre n’est pas réductible à cette seule esthétique, à laquelle il doit sa reconnaissance académique. Après Les Météores, elle évolue vers plus de brièveté à travers des contes et nouvelles ou des textes brefs non fictionnels. Cette évolution est perceptible dans Gaspard, Melchior & Balthazar, plus court que les romans antérieurs, qui fait la part belle aux contes enchâssés et à une poétique de la célébration, loin de « l’ironie provocatrice » (Introduction, XXXIII) d’Alexandre dans Les Météores ou des sombres prophéties d’Abel Tiffauges, aux accents de Léon Bloy.
On peut saluer la place faite, dans la notice des textes, à la réception de l’œuvre de Tournier. Cette approche s’inscrit dans la continuité de l’ouvrage Michel Tournier. La réception d’une œuvre en France et à l’étranger, qui ne comporte cependant pas d’articles spécifiques sur la réception de Gaspard, Melchior & Balthazar, Gilles & Jeanne et Le Vent Paraclet. Dans la Pléiade, Arlette Bouloumié revient, citations à l’appui, sur les nombreux éloges que reçut dans la presse Vendredi ou les Limbes du Pacifique. Le roman fut applaudi par René Marill Albérès et par Robert Sabatier pour la singularité de son esthétique, par Italo Calvino et Gilles Deleuze pour sa portée philosophique. Les Météores, apprend-on, déclencha un tollé – des « reproches d’obscénité, de perversion » (p. 1613) –, même si « rares furent les critiques qui remirent en question le talent littéraire de Tournier ». Pour Robert Poulet, qui, écrit Tournier, était « sans indulgence et sans affinité idéologique » (p. 1613) avec lui, il s’agit d’« un des sommets de la littérature romanesque dans la seconde moitié du xxe siècle ». Dans la notice de Gaspard, Melchior & Balthazar, Jean-Bernard Vray montre avec justesse comme les critiques mitigées 750sur le roman reflètent sa position charnière dans l’œuvre de Tournier : si le récit, en effet, « poursuit et approfondit une poétique romanesque », il « introduit aussi une inflexion neuve » (p. 1615). Jean-Bernard Vray cite Gilles Lapouge pour le magazine Lire, surpris de voir Tournier le sulfureux, transformé en « “ravi” de la crèche » (p. 1654). Ces réserves sont compensées par les commentaires enthousiastes de Marc Fumaroli, Christiane Baroche, sensible à « l’insolence gaie » du roman (p. 1655), ou Jean-Michel Maulpoix. Quant au Vent Paraclet, Jacques Poirier remarque que « de nombreux commentateurs accueillirent favorablement cet “essai” », à l’instar de Bertrand Poirot-Delpech, de Jean d’Ormesson ou de François Nourissier, qui voit s’affirmer, dans ce texte, « une intelligence superbement armée et subversive » (p. 1714). D’autres manifestèrent leur déception devant le genre choisi par Tournier, qui contrarie son talent de romancier.
Les commentateurs sont cependant unanimes pour souligner la grande érudition des textes de Tournier, qui, par leur « exubérance baroque » (p. 1568), appellent plusieurs lectures, au risque, pour certains, de « trop de subtilités » et de foisonnement (p. 1568). C’est ce remarquable travail d’érudition que mettent au jour Arlette Bouloumié, Jacques Poirier et Jean-Bernard Vray à travers les notices et notes de ce volume. Si Raymond Queneau présentait Vendredi ou les Limbes du Pacifique comme « un remake de Robinson Crusoé par quelqu’un qui a lu Freud, Sartre et Lévi-Strauss », ce sont entre autres les nombreuses références à Darwin qui retiennent l’attention dans les notes sur le roman de 1967. Arlette Bouloumié avait inséré, dans son livre de commentaire de Vendredi ou les Limbes du Pacifique (Gallimard, « Foliothèque », 1991, p. 199-205), des extraits de Voyage autour du monde d’un naturaliste ayant influencé Tournier. Dans la Pléiade, elle relève précisément au fil du texte les nombreux emprunts de Tournier à cet ouvrage et à un second, moins représenté dans le roman : De la fécondation des orchidées par les insectes et des bons résultats du croisement. Autre curiosité : les sources intertextuelles à l’origine de l’attribution de l’identité des Rois mages dans Gaspard, Melchior & Balthazar. La caractérisation et l’histoire des Mages ont beaucoup évolué dans le travail préparatoire de Tournier, sous l’influence notamment des trois personnes de la Trinité – Père, Fils et Saint-Esprit –, de la descendance de Noé – Cham, Japhet et Sem – et des nombreuses représentations picturales des Mages. De même, Jean-Bernard Vray précise que Tournier songe à Joseph et ses frères (1933-1943) de Thomas Mann quand il commence son histoire des Mages à partir des Évangiles. Mais ce travail d’érudition et de collecte d’informations, qui explique l’admiration de Tournier pour Zola et les naturalistes, suppose une nécessaire transfiguration du « réalisme plat » en roman mythologique. Il faut à Tournier, comme le soulignent les commentateurs, ce prisme original sans lequel le récit peut ne jamais voir le jour. Après sept ans de recherches sur les Rois mages, c’est la découverte de la légende d’un quatrième Roi mage qui donna à Tournier « le déclic pour écrire [s]on roman » (p. 1651). Pour Le Roi des Aulnes, la découverte du côté ogre du nazisme a fourni à l’auteur la « dimension mythologique, absente de la première version », qui « donne une unité puissante à l’œuvre » (p. 1566).
Car il existe une première version du Roi des Aulnes, et c’est là que réside une des richesses de cette Pléiade. Chaque œuvre du volume, en effet, est accompagnée de plusieurs pages dévoilant les principaux apports du manuscrit et des dossiers préparatoires dont elle est le fruit. C’est la première fois que ces manuscrits sont intégrés à une étude critique. Deux manuscrits, analyse Arlette Bouloumié, 751informent de manière évidente la genèse de Vendredi ou les Limbes du Pacifique et du Roi des Aulnes. Il s’agit des « Plaisirs et les Pleurs d’Olivier Cromorne », que Tournier évoque dans Le Vent Paraclet, et d’un texte inachevé intitulé « Les Fausses Fenêtres », écrit sous le pseudonyme de « Michel Amercœur », dont Tournier n’a jamais parlé. Ces manuscrits mettent en évidence un processus d’écriture vérifié dans les autres dossiers préparatoires : celui de la circulation des textes. À travers l’exemple du dossier préparatoire du Vent Paraclet, dont certains extraits ont été repris dans d’autres ouvrages, Jacques Poirier montre « combien, chez Tournier, les textes prennent forme peu à peu et circulent d’une œuvre à l’autre » (p. 1734). Ces commentaires sur les manuscrits font également ressortir l’importance décisive de la forme du journal pour Tournier dont « le désir d’écrire s’est d’abord manifesté au moyen d’un journal » (p. 20), bien qu’il affirme, dans le Journal d’Olivier Cromorne, qu’« un Journal n’est pas une œuvre littéraire » mais « une tranche de vie arbitrairement délimitée et donc sans queue ni tête » (p. liii). Tournier serait alors, selon des termes qui lui sont chers, un écrivain « fictionniste », qui revendique son opposition aux « égotistes » et autres « nombrilistes », tout en étant hanté par la forme d’écriture du moi par excellence qu’est le journal. Ce paradoxe parmi tant d’autres, que relève Arlette Bouloumié, invite à redécouvrir, par la lecture de ses œuvres, cet auteur complexe qui disait, dans le recueil de ses entretiens avec Michel Martin-Roland (Écriture, 2011), vouloir « s’avancer masqué ».
Mathilde Bataillé
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-07059-7
- EAN: 9782406070597
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07059-7.p.0195
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-10-2017
- Periodicity: Quarterly
- Language: French