Book reviews
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d'Histoire littéraire de la France
1 – 2024, 124e année, n° 1. varia - Pages: 153 to 236
- Journal: Journal of French Literary History
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
Le réseau de Marguerite de Navarre. Sous la direction d’Anne Boutet, Louise Daubigny, Stéphan Geonget et Marie-Bénédicte Le Hir. Genève, Droz, « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », 2022. Un vol. de 481 p. (Scott Francis)
Orages. Littérature et culture 1760-1830, no 20, « Le génie de la religion ». Sous la direction de Fabienne Bercegol. Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2022. Un vol. de 250 p. (Michela Gardini)
« Sociabilités littéraires ». Sous la direction de Jean-Marie Roulin. La Revue des lettres modernes, Série Chateaubriand. Paris, Classiques Garnier, 2023. Un vol. de 225 p. (Andrew J. Counter)
Le médiévisme érudit en France. De la Révolution au second Empire. Édité par Fanny Maillet et Alain Corbellari. Genève, Droz, « Histoire des Idées et Critique Littéraire », 2021. Un vol. de 206 p. (Florence Bouchet)
L ’ Histoire feuilletée. Dispositifs intertextuels dans la fiction historique du xix e siècle. Sous la direction de Claudie Bernard et Corinne Saminadayar-Perrin. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2022. Un vol. de 289 p. (Fabienne Bercegol)
Les Genres du roman au xix e siècle. Sous la direction d’Émilie Pézard et Valérie Stiénon. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2022. Un vol. de 470 p. (Guy Larroux)
Cahiers de littérature française, no 21, « Littérature et religion », 2022. Sous la direction de Fabienne Bercegol et Michela Gardini. Un vol. de 180 p. (Guilhem Labouret)
Introduction à l ’ œuvre de Daniel Lesueur. Sous la direction deDiana Holmes et Martine Reid. Paris, Honoré Champion, « Littérature et genre », 2023. Un vol de 201 p. (France Grenaudier-Klijn)
154L ’ Aventure interprétative. Hommage à Georges Kliebenstein. Sous la direction de Steve Murphy. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2022. Un vol. de 642 p. (Marie Parmentier)
L ’ imprimerie Darantiere. Une histoire d ’ Éditeurs et de Maistres Imprimeurs (1871-2014). Sous la direction de Jacques Poirier et Éliane Lochot. Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2021. Un vol. de 154 p. (Patricia Sorel)
Nina Mueggler, « Bon pays de France ». Enjeu national et joutes poétiques sous le règne de François Ier. Genève, Droz, « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », 2023. Un vol. de 616 p.
Consacré à quatre joutes poétiques qui convoquent, durant le règne de François Ier, l’enjeu national, le livre de Nina Mueggler se donne pour objectif de comprendre comment les nouvelles sociabilités poétiques, qui se mettent en place autour d’un roi tout à la fois poète et mécène, contribuent à définir la nation française et à en fixer les principales caractéristiques sur le plan de la langue, de la religion, des institutions et des groupes sociaux. Consciente de l’apparent anachronisme que pourrait revêtir l’usage des termes « nation » ou « national » pour décrire la France du début du xvie siècle, l’autrice propose, dans son introduction, une mise au point tout à la fois utile et stimulante pour justifier le bien-fondé d’une telle approche appliquée à un corpus poétique dont les formes vont du concours à la querelle. L’enjeu national peut alors se révéler productif en ce qu’il devient « un concept problématiseur [plutôt] que stabiliseur, qui a pour ambition de rendre compte de l’enchevêtrement des dynamiques à l’œuvre » (p. 28) dans les textes et les réseaux étudiés.
Dans une première partie, intitulée « Fleurs de Poesie Françoyse. De l’ailleurs à la France, de la cour à la ville », l’autrice étudie le recueil des Fleurs de Poesie Françoyse publié en 1534 par Galliot Du Pré. Au sein d’un parcours efficace qui va de la description du contenu du recueil à sa réception, l’on apprend comment cet ouvrage – auquel participent le roi et sa sœur, Marguerite de Navarre – mise sur l’exposition d’une sociabilité aulique et familière afin de mener à bien l’entreprise de promotion nationale. Cette dernière suppose non seulement d’offrir une « naturalisation française » (p. 72) à des productions italiennes, bourguignonnes ou habsbourgeoises mais aussi de mettre en valeur les vers des anciens poètes français comme François Villon ou Jean Marot. Recueil aulique et royal, reposant sur une sodalité dans laquelle Marot occupe le rang de prince des poètes, les Fleurs de Poesie Françoyse programment enfin une réception multiple, tant par le monde de la cour que par un public urbain qui perçoit alors l’ouvrage comme « une vitrine royale taillée dans le papier » (p. 128).
Dans une deuxième partie intitulée « Blasons anatomiques. Corps social, régional et national », l’autrice continue son enquête en explorant une autre joute binationale, celle des blasons anatomiques du corps féminin. Lancée par Clément Marot depuis son exil à Ferrare, à partir de modes italiennes acclimatées au contexte français, la joute génère une intense émulation discursive qui touche l’ensemble du royaume : Paris, Lyon, Bordeaux, Poitiers, la Normandie mais aussi Toulouse (dont les Jeux floraux sont influencés par la vogue des blasons grâce au poète bordelais Jean Rus) dessinent une géographie complexe des blasons, dont les enjeux se mesurent aussi et surtout dans les inscriptions locales et les trajectoires individuelles des poètes. Plus encore, la joute se change en querelle : alors même que certains poètes ont 155pu être des blasonneurs, plusieurs d’entre eux (parmi lesquels La Hueterie, Sagon, Vauzelles ou Beaulieu) fustigent la mode des blasons du corps féminin pour son obscénité et entretiennent volontiers une rivalité avec les émules de Marot afin d’en tirer profit sur le plan de leur carrière personnelle.
Dans une troisième partie, intitulée « La querelle Marot-Sagon. À chacun sa nation », Nina Mueggler s’intéresse au différend qui oppose le poète de Cahors à son rival normand. L’étude des textes que s’échangent les deux clans montre comment la polémique se saisit de la question de la nation : si le clan qui soutient Marot rappelle que ce dernier est un poète royal, passé maître en l’art d’écrire en langue française, la stratégie des Sagontins consiste à faire de Marot un hérétique trahissant sa nation et de Sagon un bon « François » autant qu’un bon chrétien. Sensible aux insultes autant qu’aux tactiques d’avilissement qui circulent d’un clan à l’autre, l’autrice explique aussi que la querelle donne lieu à la création d’« ethnotypes » (p. 473) – le « Normand » pour Sagon ; le « Lombard » pour Marot – dont le but est de faire de l’ennemi une persona non grata dans le royaume de France.
Dans une dernière partie intitulée « Querelle des amies. La nation en creux ? », Nina Mueggler fait le pari d’appréhender sous l’angle national la célèbre querelle des Amies, à rebours d’une lecture qui ne verrait dans ce corpus qu’un conflit en matière de théories amoureuses. Cette repolitisation d’une joute, connue pour sa redoutable complexité, permet à l’autrice de montrer combien certaines thématiques présentes dans ces textes (l’argent, les présents qu’une dame se doit ou non d’accepter) possèdent en fait un sens politique important. C’est notamment par l’intermédiaire de certaines notions telles que la liberté, la libéralité ou le « franc vouloir » (p. 499) que Nina Mueggler parvient à articuler la querelle aux préoccupations nationales mais aussi curiales, dans la mesure où plusieurs auteurs évoluent dans l’entourage de Marguerite de Navarre. Une fois encore, la joute s’écrit au carrefour entre une tradition italienne, allant de Boccace à Castiglione, et une convocation de la « mémoire patrimoniale » (p. 550) française, remontant au Roman de la Rose ou à la Belle dame sans mercy d’Alain Chartier. C’est dans ce dialogue serré entre les textes que la querelle des Amies interroge un ensemble de valeurs sociales essentielles à la constitution de l’identité nationale.
Nina Mueggler conclut son ouvrage en rappelant combien les poètes construisent la nation autant qu’ils s’en servent à des fins qui leur sont propres. Dans ce processus, ils ne sont pas seuls puisque les éditeurs, les imprimeurs et les libraires jouent un rôle crucial en matière d’organisation et de reconfiguration des joutes poétiques. Une telle implication de la part des professionnels du livre invite même l’autrice à lire ces textes produits en contexte agonique et circulant au sein d’une vaste sociabilité littéraire sous l’angle d’« une co-auctorialité généralisée » (p. 556).
La force majeure de ce travail réside dans le lien constant établi entre une lecture proche des textes, sensible aux continuités et aux inflexions d’une joute à l’autre, et une vision plus générale de l’histoire politique, religieuse, littéraire et linguistique de la France. L’ouvrage a le mérite d’affuter l’œil du lecteur, rendu plus sensible aux mécanismes d’inclusion et d’exclusion déployés au sein de ces textes et à leurs incidences sur la construction des valeurs nationales. Parce qu’elle dialogue avec la sociologie, la philosophie, la rhétorique et l’histoire, l’étude passionnante de Nina Mueggler pourra être lue avec profit par un public élargi, dépassant le seul cercle des études littéraires.
Jérôme Laubner
156André de Rivaudeau, Aman. Tragedie saincte, tirée du VII. Chapitre d’Esther, livre de la saincte Bible. Édition de Nicolas Le Cadet. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2023. Un vol. de 225 p.
La collection « Bibliothèque du théâtre français » poursuit son exploration bienvenue des pièces théâtrales de la Renaissance avec ce nouveau volume consacré à une tragédie française du xvie siècle, Aman d’André de Rivaudeau, imprimée en 1566, et qui a joui de deux éditions relativement récentes, l’une de Keith Cameron en 1969, l’autre de Régine Reynolds Cornell dans la collection du « Théâtre français de la Renaissance », en 1990 : l’éditeur entend ici proposer une nouvelle édition qui intègre les apports les plus récents de la critique.
L’introduction s’ouvre de fait sur une histoire de la réception critique des œuvres de Rivaudeau, écrivain laissé dans l’oubli jusqu’au xixe siècle et, comme la plupart des dramaturges de cette période, longtemps dévalorisé. À la suite d’une courte et efficace biographie de l’auteur, qui rapporte les faits connus à leurs sources, Nicolas Le Cadet présente les œuvres de cet écrivain huguenot engagé : les premières pièces poétiques dans la Christiade de Babinot en 1559, où Rivaudeau condamne fermement l’esthétique et la morale de la Pléiade ; La Remonstrance à la Royne en 1563, qui prend part à la « Querelle des discours » et attaque donc plus frontalement Ronsard ; les Œuvres de 1566, qui contiennent, outre les pièces liminaires, Aman, puis deux « livres » de poésies, plus indulgents vis-à-vis de la poétique de la Pléiade ; enfin la Doctrine d’Epictete Stoïcien de 1567, traduction française du Manuel d’Epictète compilé par Arrien, suivie d’« observations » philologiques et morales syncrétiques. La deuxième partie de l’introduction présente la pièce par le biais de sa spécificité, déjà étudiée par la critique : la synthèse toute singulière qu’elle propose de la forme tragique à l’antique et d’un sujet biblique. Si l’idée de « nouveauté totale » est peut-être un peu forte, puisque la voie syncrétique a déjà été tracée par Bèze et Des Masures, – ce que, du reste, Nicolas Le Cadet explique –, Rivaudeau entend bien échafauder une nouvelle formule, en associant plus fermement l’« argument si saint » aux « Muses que Marc Ciceron appelle gratieuses », comme il l’affirme dans les pièces liminaires. Ces dernières lui permettent également, non d’élaborer un art poétique, mais de s’appuyer sur Aristote pour évoquer ce qui a été nommé plus tard unité de temps, de refuser l’usage des « machines » et de réfléchir au « stile » tragique, auquel il refuse la sobriété jusqu’ici défendue par les auteurs de tragédies bibliques. La troisième partie de l’introduction présente très efficacement l’histoire complexe du livre d’Esther ainsi que son contenu et sa structure, côté texte hébreu massorétique (tableau synthétique p. 34) et côté Septante grecque (tableau p. 36), puis décrit sa fortune dans les Antiquités Juives de Flavius Josèphe et dans le théâtre des xvie et xviie siècles. Ensuite, Nicolas Le Cadet étudie la structure dramatique et métrique de la pièce (tableau p. 46-49). Dans un quatrième temps, il propose une analyse idéologique de la tragédie, au prisme de la confession réformée de l’auteur et des lectures à clefs qui en ont découlé dans la critique, – au-delà de l’assimilation des Juifs exilés aux Réformés –, sur lesquelles il ne tranche pas. Enfin, l’introduction se penche sur les personnages individuels et le chœur, étudiés les uns après les autres, selon leur place dans l’intrigue ainsi que dans l’interprétation globale du texte.
Après cette dense introduction, l’éditeur présente les principes d’établissement du texte (non modernisé), les corrections apportées (tableau p. 80-83), ainsi que les partis pris d’annotation scientifique, dont le lecteur observe ensuite la mise en 157œuvre dans les pièces liminaires et le texte, remarquablement transcrit. Les notes se révèlent de fait d’une extrême précision et d’une immense utilité, puisqu’aux remarques d’élucidation lexicale ou d’ordre formel, par exemple autour de la métrique, s’ajoutent des pistes d’analyse et d’interprétation mais aussi des renvois précis à de très nombreuses sources, antiques ou contemporaines de l’auteur (nous apprécierons notamment les nombreux rapprochements proposés avec Medee de La Péruse), ainsi qu’aux autres textes du dramaturge. Quoique l’éditeur signale que les mises en scène rapportées sont douteuses, quelques remarques et réflexions dramaturgiques auraient pu compléter avec profit les notes (certes, déjà très riches), pour faciliter de futures mises en scène. Il n’en reste pas moins que ce travail d’annotation est exemplaire, en ce qu’il permet une lecture extrêmement savante tout en facilitant grandement la compréhension du texte.
Une bibliographie très riche, un index des noms, puis un autre des mots et expressions expliqués, ainsi qu’une table des matières complètent utilement le volume.
Ainsi, de l’introduction aux notes, tout est toujours clairement et savamment décrit, expliqué, argumenté et précisément fondé sur des sources. Dépassant son ambition initiale d’intégrer les apports de la critique, l’éditeur offre de nouveaux éclairages érudits, tout en rendant la pièce accessible à un plus large public, notamment grâce aux nombreuses notes lexicales ou encore aux tableaux synthétiques. Nous remercierons donc Nicolas Le Cadet d’offrir ici une édition excellente, particulièrement rigoureuse et riche, qui permettra sans aucun doute le développement de nouvelles études sur cette très belle pièce.
Nina Hugot
Bénédicte Boudou, La Sphère privée à la Renaissance. « Les cachettes du cœur ». Paris, Classiques Garnier, « Études et essais sur la Renaissance », 2021. Un vol. de 483 p.
On ne s’étonnera pas que Bénédicte Boudou, spécialiste de Montaigne, se soit intéressée à la sphère privée, cette coquille que chacun sécrète, selon les termes de Primo Levi, cités en exergue : « La faculté qu’a l’homme de creuser un trou, de sécréter une coquille, de dresser autour de soi une fragile barrière de défense […] est un phénomène stupéfiant qui mériterait d’être étudié de près » (Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987, p. 84). Le sous-titre du volume est emprunté à Agrippa d’Aubigné qui, dans la Confession Catholique du Sieur de Sancy, évoque « les sages [qui] voyans persecuter la liberté de leurs pensees, s’enfuyent aux cachettes du cœur » tandis que Calvin évoque à plusieurs reprises dans l’Institution chrétienne les « cachettes de notre perversité » (dans des passages analysés p. 358 et suivantes). La question du privé et des rapports qu’il entretient avec le public est au cœur de la démarche philosophique et littéraire de Montaigne, toujours soucieux de préserver son « arrière-boutique » et déclarant, en une formule célèbre, que « le Maire et Montaigne ont toujours été deux ». C’est de fait à Montaigne qu’est consacrée la troisième partie du volume, intitulée « les engagements dans la vie publique et les choix du privé », où Bénédicte Boudou va reconnaître qu’avec l’auteur des Essais « un nouveau pas a été franchi » (p. 295). Auparavant, après une efficace introduction qui replace les notions du privé et du public dans la pensée antique puis la pensée chrétienne, une première partie a abordé « les questions religieuses. 158L’aveu pénitentiel et le choix d’une religion » tandis que la seconde, s’appuyant sur plusieurs exemples de récits brefs, a envisagé « l’espace social, l’arène politique et la sphère privée ». Si l’enquête ici menée cherche à mettre au jour des évolutions, dessinant un parcours qui va des préoccupations religieuses à une ouverture, avec Montaigne, « vers la liberté de choix et de décision, comme vers la laïcité » (p. 402), elle se méfie des « démarcations abusives » (p. 51) ; un sens constant de la nuance caractérise cette approche, héritière de la prudence éclairée de Daniel Ménager dont l’autrice se plaît à rappeler une jolie formule : dans le domaine en particulier de l’histoire des idées, « les changements les plus importants s’opèrent sans faire de bruit » (La Renaissance et le détachement). Les perspectives sont successivement religieuses (première partie), sociales et politiques (deuxième et troisième parties).
Par cette étude, Bénédicte Boudou s’inscrit dans la lignée des historiens qui se sont intéressés à la vie privée ; l’on songe à la vaste entreprise de l’Histoire de la vie privée dirigée par Philippe Ariès et Georges Duby et publiée en cinq volumes comme aux travaux des historiens de l’art qui ont par exemple mis au jour l’intérêt des artistes flamands du xve siècle pour les scènes de la vie privée. Or, les textes littéraires fournissent également un bon nombre de clés : l’autrice ne retient dans son corpus que les œuvres qui choisissent la « prose commune pour réaliser cette tâche paradoxale de rendre publics le privé, l’intime et le secret » (p. 33). Les Lunettes des confesseurs, manuel de pénitence rédigé au tournant du xve au xvie siècle par un moine franciscain, Gilbert Nicolas (ou Gabriel-Maria, de son nom religieux) fournissent un premier terrain d’exploration ; la confession encourage chez chacun le travail de la conscience, l’investigation de l’intériorité mais elle prive les fidèles d’une part de leur liberté en les contraignant à la révélation de leurs péchés. Le chapitre consacré à l’œuvre de Sébastien Castellion, Le Conseil à la France désolée (1562), permet de poser la question de la foi au xvie siècle : ressortit-elle à la vie intérieure ou à la vie publique ?
La place importante accordée aux récits brefs (étudiés dans la deuxième partie, la plus volumineuse de l’ensemble) ne saurait surprendre puisqu’ils fournissent, Gabriel-André Pérouse l’avait montré, des « images de la vie du temps ». Offrant des fragments de vie privée, ils mettent en scène des hommes et des femmes de conditions sociales très diverses aux prises avec les aléas du quotidien. Les Nouvelles récréations de joyeux devis de Bonaventure des Périers « donnent à lire l’indépendance que prennent les personnages vis-à-vis des conformismes » (p. 164) et s’intéressent aux conflits que fait naître la proximité (entre classes sociales, entre voisins, entre générations). Les inflexions de la voix du narrateur, tantôt proche, tantôt distant des personnages qu’il décrit, sont analysées avec une grande subtilité. Dans l’Heptaméron de Marguerite de Navarre dont elle examine plusieurs nouvelles, Bénédicte Boudou est sensible à la recherche permanente d’une transparence des cœurs et à la dénonciation du mensonge ; le recueil, selon elle, « s’est donné pour tâche de chercher à comprendre et à explorer le fond du cœur de l’autre » (p. 204). Les Histoires tragiques de Pierre Boaistuau proposent un regard sur les passions, en particulier sur l’amour, passion anti-sociale, qui manifeste son emprise sur ceux qui gouvernent un pays, une cité ou une famille. L’intérêt de Boaistuau pour la vie intérieure se manifeste, sur le plan narratif, par la place qu’il accorde à l’introspection et à la réflexion solitaire des personnages.
Sur l’étude de Montaigne s’achève le cheminement de l’enquête du religieux au séculier : Montaigne en effet sécularise l’introspection ; il prend ses distances avec 159la théologie et « ne s’analyse que par curiosité et pour chercher la vérité du moi » (p. 306). Son œuvre illustre la recherche d’un espace à soi, son souci de circonscrire deux espaces distincts, privé et public. Elle joue sur les paradoxes : adressée à un large public (puisqu’écrite en français et non en latin), elle affiche dans l’avis au lecteur une ambition purement privée ; signée du « seigneur de Montaigne », elle valorise pourtant la vie ordinaire. C’est que ce « jeu sur les relations entre public et privé constitue une des caractéristiques des Essais » (p. 401).
Le livre, qui a obtenu le prix Monseigneur Marcel de l’Académie française 2022, offre une réflexion fine, nuancée et très nourrie ; ont été prises en considération un grand nombre d’études en rapport avec le sujet, ce dont témoigne la riche bibliographie internationale.
Marie-Claire Thomine
Michel de Montaigne, Des Coches. Essais, III, 6. Commentaire par Frank Lestringant. Paris, Classiques Garnier, « Essais philosophiques sur Montaigne et son temps », 2022. Un vol. de 146 p.
Cet ouvrage est le quatrième de la série « Lectures des Essais », lancée par Thierry Gontier en 2019, où chaque volume présente le commentaire suivi d’un chapitre des Essais, confié à un spécialiste, philosophe ou littéraire. Frank Lestringant offre ici une lecture érudite et stimulante du chapitre « Des coches ».
S’il a attiré l’attention de nombreux commentateurs, ce chapitre n’en reste pas moins particulièrement complexe et mouvementé comme en témoignent sa structure et les thèmes qu’il aborde. Dans « Des coches », c’est-à-dire « Des voitures », Montaigne traite de sujets si dissociés que Pierre Villey a proposé d’y lire trois essais joints. Les premières pages évoquent le mal de la route, sur l’eau comme sur la terre, et dévoilent les sensations intimes de Montaigne, qui dit haïr « toute autre voiture que de cheval » (p. 38). Il est ensuite question des coches les plus extravagants des Anciens, notamment de ceux que les Romains exhibaient au cirque. Le chapitre aborde enfin l’anéantissement des empires aztèque et inca par les conquistadores espagnols et se clôt sur la chute du dernier empereur inca Atahualpa renversé de sa chaise à porteurs pour être capturé. Ce troisième temps – le plus long et le plus fameux du chapitre – donne au titre « Des coches » une coloration ironique. En déplaçant la réflexion vers l’Amérique, Montaigne conduit le lecteur vers un monde sans coche, vers des lointains qui neconnaissaient pas les voitures à roues. Mais ce déplacement est loin d’être le seul du chapitre. Comme l’a suggéré Jean Starobinski, « Des coches » substitue à l’écœurement physique initial un écœurement face aux horreurs commises par les conquistadores en Amérique. Dans ce chapitre riche en surprises et en digressions, le Nouveau Monde n’apparaît pourtant pas comme un point de mire, il accroît tout au plus le sentiment d’incertitude et le vertige d’inconnaissable qui règnent dans ces pages. Quelle cohérence peut-on déceler derrière les différents thèmes développés par Montaigne dans « Des coches » ? Plusieurs hypothèses ont été formulées par les critiques : certains privilégient une réflexion sur la magnificence, le luxe et la cupidité, d’autres insistent sur l’instabilité. Frank Lestringant propose comme « terme-clé de cet essai » celui de « mobilité » qui permet d’entrecroiser sa densité thématique, la variété de ses exemples et sa dimension oratoire.
160Le volume s’ouvre sur une introduction (p. 13-31) qui rappelle l’hétérogénéité des sujets abordés dans le chapitre et qui interroge les différents sens du titre « Des coches ». Le texte de l’essai est ensuite reproduit (p. 35-64), suivi du commentaire (p. 65-127), d’une bibliographie sélective (p. 128-138) et de trois index, des lieux, des mots clefs et des noms (p. 137-144). Le texte reproduit est emprunté à l’édition de l’Exemplaire de Bordeaux préparée par Pierre Villey. Les ajouts manuscrits de Montaigne sont indiqués en italiques et les citations latines sont traduites entre crochets dans le texte même, tandis que leur référence est indiquée en bas de page. L’appareil de notes comporte également quelques éclaircissements d’ordre lexical. Les variantes significatives, établies notamment à partir de l’édition en ligne de l’Exemplaire de Bordeaux (sur le site MONLOE), sont indiquées à la suite du texte (p. 61-64).
Le commentaire analyse successivement les trois parties du chapitre. Il dégage ainsi sa cohérence d’ensemble et sa dimension paradoxale. Une attention particulière est prêtée aux ajouts sur l’Exemplaire de Bordeaux : Montaigne modifie peu le début du chapitre et la partie américaine, mais il augmente de manière significative la partie centrale analysée par Frank Lestringant comme « un centre ondoyant et mobile » (p. 23). Cette étude, portée par la notion de « mobilité », confronte avec beaucoup de clarté les espaces, les temporalités, mais aussi les voix – du « Sauvage », de l’Européen du xvie siècle, de l’Ancien – qui se mêlent dans le chapitre. Cette confrontation révèle la dénonciation de la conquête qui, pour Montaigne, a détruit une sorte d’utopie américaine mise en miroir avec l’Antiquité. Frank Lestringant analyse ici avec finesse l’art oratoire déployé dans cet essai qui prend la forme d’un plaidoyer. La cohérence du chapitre est aussi liée à sa place dans l’œuvre de Montaigne. « Des coches » est ainsi mis en relation avec d’autres chapitres des Essais, à travers des remarques ponctuelles, mais aussi deux « détours obliques » (p. 90 et 118) qui prolongent le commentaire. Le célèbre essai « Des Cannibales » (I, 31) – premier chapitre américain des Essais – est bien sûr convoqué, notamment pour signaler la « tupinambisation » des Mexicains et des Péruviens qu’opère Montaigne. Étudié par William C. Strurtevant, puis développé par Frank Lestringant dans Le Huguenot et le sauvage et Le Brésil de Montaigne, ce procédé de « tupinambisation » fait de la jeunesse et de la nudité des attributs attachés à l’ensemble des peuples américains et non aux seuls Indiens brésiliens. D’autres chapitres des Essais sont aussi mentionnés pour étudier « Des coches » : « De la modération » (I, 30) pour la réécriture d’un extrait de l’Histoire générale des Indes de Francisco Lopez de Gomara que Montaigne insère à la fin du chapitre afin d’interroger l’éthique de la modération ; l’« Apologie de Raimond Sebond » (II, 12) sur l’hypothèse de la pluralité des mondes ou sur la cruauté des rites aztèques ; « Du démentir » (II, 18) sur la disparition de la mémoire des lieux. Les sources antiques et renaissantes sont elles aussi examinées pour éclairer la réflexion de Montaigne. La bibliographie critique présentée est volontairement sélective, mais elle correspond aux axes retenus dans le commentaire. Même si l’on peut y remarquer quelques absences, comme les analyses de François Hartog (Anciens, Modernes, Sauvages, 2005), elle précise les ouvrages critiques récents.
Le commentaire de Frank Lestringant, qui synthétise plusieurs de ses travaux antérieurs sur Montaigne, est une lecture précieuse qui peut se concevoir comme une introduction détaillée au chapitre « Des coches » ou comme une analyse minutieuse à destination de spécialistes. On peut néanmoins remarquer que le 161choix de la collection de reproduire le texte de l’édition préparée par Pierre Villey réserve l’ouvrage à des lecteurs avertis. Cette édition est fréquemment employée dans la production critique récente, mais le recours à un texte en orthographe et en ponctuation modernisées pourrait mettre « Des coches » – un chapitre qui traite de sujets d’actualité pour le xxie siècle – et son commentaire à disposition du plus grand nombre.
Lisa Pochmalicki
Philippe Desan, La Modernité de Montaigne. Paris, Odile Jacob, 2022. Un vol. de 354 p.
On connaît le constat célèbre : « Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses : Et plus de livres sur les livres, que sur autre sujet : Nous ne faisons que nous entregloser ». Pour tout commentateur de Montaigne, ce propos, tiré du dernier des Essais, vaut comme une redoutable mise en garde : à quoi bon ajouter une autre interprétation, pourquoi gloser une fois de plus ce livre insaisissable ? Quiconque s’adonne à une telle tâche doit disposer d’une connaissance intime de l’œuvre de Montaigne, que seule une fréquentation assidue s’étalant sur plusieurs années peut assurer. Il faut également, voire, encore plus, qu’il soit capable de résister au charme parfois envoûtant du texte de Montaigne, de l’apprécier sans en être séduit. Il convient enfin qu’il s’efforce de situer toujours Montaigne et son œuvre dans son temps et ses circonstances, afin d’éviter que l’interprétation ne vire à un essai sur les Essais.
On ne saura douter que Philippe Desan dispose de toutes les qualités nécessaires pour braver ce triple défi. Fort d’une confrontation avec Montaigne dont on connaît la constance et les fruits (des Montaigne Studies, au Dictionnaire de Montaigne et à la Bibliotheca Desaniana), Philippe Desan nous a offert en 2014 une Biographie politique de Montaigne qui inscrit magistralement la vie et l’écriture de l’auteur des Essais dans son contexte social et politique. Tout cela place Philippe Desan dans la position la plus avantageuse pour articuler une confrontation avec Montaigne qui soit en même temps informée, érudite, mais aussi libre et issue d’une véritable « conférence ». Le livre que nous présentons ici en est la preuve éloquente.
Philippe Desan revient en effet sur des questions essentielles et dès lors sempiternelles : quels sont le sens et la portée de la « modernité » de Montaigne ? Quel rôle, philosophique, stylistique, humain convient-il d’assigner à « La forme de l’essai » (chap. 1) ? Comment Montaigne repense-t-il les domaines de l’anthropologie, de la morale et de la politique (chap. 2-4) ? Enfin, le rapport de Montaigne avec la politique et la société de son temps détermine-t-il en profondeur sa pensée ou bien en constitue-t-il seulement le cadre et le contexte ? (chap. 5-7). Or, à propos de toutes ces questions, difficiles, rebattues et souvent plus énoncées que véritablement abordées, Philippe Desan risque des réponses qui brillent par leur justesse, mais aussi par leur originalité, voire parfois par leur caractère à première vue paradoxal.
Concernant « la forme de l’essai », Philippe Desan affirme par exemple que « la forme de l’essai et l’écriture montaignienne produisent une fausse conscience, elle-même conditionnée par l’idéologie bourgeoise qui prévaut à la Renaissance ». Et par fausse conscience on entendra une « image faussée des conditions sociales » qui, dans le cas de l’homme de la Renaissance, « conduit à une vision anhistorique et antihistoriciste, tout en rapportant systématiquement le réel aux expériences 162singulières de l’individu, des expériences qui s’imposent comme une nouvelle histoire du sujet dans un temps arrêté en présent universel ». Il devient alors possible de ressaisir la dynamique d’instauration et de rupture (latente) du pacte essayistique qui gouverne les Essais. Le lieu commun constitue un « tremplin », crée une connivence entre l’auteur et son lecteur, dont la fonction pour autant n’est que celle de laisser mieux surgir la figure, prétendument universelle, du « sujet-juge ». Il y va ainsi d’une « valorisation de la médiocrité [qui] répond à une attente idéologique inconsciente de la part du lecteur qui s’identifie littéralement aux expériences de Montaigne, justement parce qu’elles sont des expériences ordinaires qui touchent tout le monde ».
Toutefois, au fil de l’écriture, « l’essayiste affirme une subjectivité qui abandonne le sens commun des choses pour mieux se différencier des autres ». Et le lecteur avec lui, car « les Essais ne se lisent pas (de façon passive), mais se pratiquent », selon un exercice partagé du jugement qui s’alimente de la déconstruction du sens commun pour reconstruire « un sens particulier, celui du sujet-juge ». D’où la nature singulière de l’essai, en tant que mouvement « d’une vérité commune, à une vérité singulière qu’on reconnaît comme universelle ». Mais cette reconstruction permet aussi de souligner les tensions qui traversent la stratégie de Montaigne, marquée comme elle l’est par une ambiguïté idéologique de fonds : celle du « ralliement » à un double éthos, ou à deux « systèmes de valeurs » – ceux de la noblesse et ceux de la bourgeoisie.
L’analyse proposée par Philippe Desan renouvelle également l’approche du rapport entre anthropologie, morale et politique qui gouverne les pages des Essais. Toujours au fil de la dialectique entre appartenance et déviance, Desan souligne le rôle de la « conscience transgressive » chez Montaigne, c’est-à-dire la fonction de l’autre comme miroir pour réfléchir sur les codes et les coutumes de notre société. La morale doit alors être « comprise et analysée dans le contexte de son expression historique, c’est-à-dire au temps de Montaigne : une forme spécifique du commerce entre un sujet historique et un autre (ami, femme, paysan, cannibale, etc.) qui lui sert à mettre son jugement en marche ». Et c’est précisément à ce titre que Montaigne peut en même temps multiplier les préceptes moraux et déconstruire la prétention à l’universalité de la morale, grâce aux nombreuses « descriptions transgressives » qui la contredisent et l’infléchissent. On retrouve de nouveau l’équilibre, la tension ?, entre un désir de partage, de communication, un « savoir ordinaire », et l’exigence d’un exercice du jugement toujours individuel, à mi-chemin entre l’expertise et l’ignorance, dans la revendication d’une « ignorance instruite », qui prétend se mêler de tout justement parce qu’elle est consciente de ses limites.
Dès lors, comme le résume Philippe Desan, « l’essai est aux antipodes d’une entreprise didactique » : le lecteur est intégré au travail du jugement et les jugements de Montaigne, loin de s’imposer comme des doctrines, visent à s’inscrire dans « une conversation en cours », qu’ils prolongent et ils contribuent à alimenter. D’une manière analogue « l’anthropomorphisme inversé », c’est-à-dire la prise en compte de la socialité des bêtes, permet à Montaigne de conduire une critique « par animaux interposés » de la société civile humaine et, plus en particulier, de la politique de son temps. Parler des hommes « par jugements croisés » (à partir du miroir des animaux, mais aussi des cannibales) signifie, pour Montaigne, opposer à l’insociabilité qui caractérise ses contemporains une « sociabilité communiste », 163fondée sur le partage, l’entraide et le compagnonnage. Bref, un modèle de fraternité, dont les animaux fournissent l’exemple, leur socialité se situant, « à l’intersection entre compagnonnage et amitié » et ne visant que le bien commun. La communauté des lecteurs que Montaigne souhaite pour son livre serait, d’après Philippe Desan, une « société de compagnonnage qui remplacerait une amitié utopique depuis la disparition de La Boétie ».
Montaigne et son temps enfin. Philippe Desan souligne avec finesse que la temporalité propre à l’essai n’est plus celle de l’histoire : les histoires sont de la matière à jugements, les événements deviennent des exemples, et tout est rapporté au présent immédiat du sujet et de son expérience de soi et du monde. La prudence, voire le silence de Montaigne sur maints faits historiques de son temps trouve ainsi son soubassement théorique : le risque est moins celui de se compromettre, ou de compromettre sa carrière politique, que celui de fausser le dispositif de l’essai, qui vise précisément à poser des jugements libres sans pour autant prendre parti. Or, la pratique de l’histoire, au temps de Montaigne, est en train d’évoluer du modèle des chroniqueurs et des mémorialistes du xve siècle vers celui de l’histoire mise au service de la propagande. Montaigne prône au contraire une « nouvelle forme d’histoire libérale qui s’affirme aux dépens des forces historiques traditionnelles » : les exemples historiques, passés au crible du jugement, ne valent que par le profit que le sujet qui s’essaye peut en tirer. Et cela vaut aussi pour les oublis, subis ou voulus : toute inscription dans un passé qui déciderait du présent est mise hors jeu. Comme le résume Philippe Desan, « son histoire devient l’histoire pour Montaigne », « his story devient history ». Et le commentateur de proposer à ce titre, dans un chapitre consacré aux « maladies sociales du temps » un parallèle entre l’approche montaignienne des maladies du corps humain et celles du corps politique : l’hygiène de vie et la « prophylaxie sociale » se recoupent, et se recoupent aussi, sans doute, les évolutions des jugements portés par Montaigne sur sa propre santé et sur celle de son pays.
Le dernier chapitre de l’ouvrage revient sur la réflexion de Montaigne sur la gloire et sur son effort d’en assumer existentiellement et socialement les paradoxes. On assiste à un glissement qui conduit l’auteur de la gloire militaire à la gloire civile, pour laisser enfin la place à la gloire littéraire que, d’après Philippe Desan, Montaigne envisagerait comme un substitut de la gloire de son père et de ses ancêtres. Montaigne « doit se perpétuer lui-même, faute de descendant de même nom ». C’est au livre de devenir illustre, d’établir la renommée de son auteur, livre consubstantiel à l’écrivain et dès lors gage et instrument de sa postérité. On touche ici sans doute, une fois de plus, à la question de la modernité de Montaigne. Modernité que Philippe Desan nous invite à reconnaître dans le fait que l’auteur des Essais incarne magistralement la tension, propre à l’homme de la Renaissance, entre appartenance et différenciation, acceptation des normes qui permettent le partage et la communication et affirmation de la liberté subjective du jugement ; entre « se présenter comme un homme moyen et accéder pour autant au statut de grand homme ou d’homme illustre ». Que « le soi se forme dans le monde », que le « monde nous précède et nous devons faire avec, bien qu’on puisse aussi s’en prévaloir en l’adaptant à nos ambitions et à nos désirs particuliers », telle est la vérité des temps modernes que Montaigne illustre par son œuvre, sa pratique de pensée et d’écriture, plus encore qu’il ne la théorise et qui lui permet d’incarner une figure résolument moderne d’homme illustre.
164Comme on peut le deviner par cette présentation, l’étude de Philippe Desan fourmille d’analyses lumineuses, de mises au point critiques et surtout de formulations théoriques d’une remarquable densité (d’où nos nombreuses citations). C’est un exploit dont on ne peut que lui savoir gré : grâce à ces pages on se sent un peu moins des lecteurs « indiligents » et un peu plus des « lecteurs bon nageurs », comme Montaigne en souhaitait pour son ouvrage.
Alberto Frigo
Jil Muller, Soigner l’humain. Péchés et remèdes chez Montaigne et Descartes. Paris, Classiques Garnier, « Essais philosophiques sur Montaigne et son temps », 2022. Un vol. de 501 p.
Le beau titre du volume de Jil Muller annonce une noble visée : celle d’illustrer le dépassement épistémique de l’anthropologie négative propre au christianisme de la part de Montaigne et de Descartes.
Pour suivre la première étape de ce processus d’affranchissement de l’homme moderne des pesanteurs du fatalisme biblique, l’auteur choisit de conduire une étude comparatiste de leurs ouvrages (dont il décrit le rapport en termes de réception) centrée sur la question du péché originel. Après avoir résumé le traitement de ce thème dans la patrologie, Jil Muller démontre l’absence presque totale du syntagme “péché originel” dans les textes de ces deux auteurs, ainsi que la présence marginale du lexème “péché”. Il en résulte le déplacement de ce concept à l’arrière-plan d’un raisonnement qui assigne des causes naturelles aux maladies du corps comme à la corruption de l’âme. Plusieurs conséquences dérivent de cette sécularisation du mal, la première étant l’élection d’une morale pratique susceptible de l’éviter ou de le soigner. Pour l’auteur des Essais, le pire danger serait une excessive curiosité (assortie de l’engouement pour les nouveautés), un vice susceptible de déclencher le désordre dans l’individu et autour de lui. Pour le contrer, en ramenant chacun à sa condition naturelle et à son cadre légal, il prône la modestie et une ignorance soit spontanée soit recherchée. Le moyen le plus efficace pour y parvenir est la connaissance de soi, qui révèle à l’individu l’étendue de ses limites et le profit qu’il trouve à s’y tenir. La prise de conscience de notre finitude, comme des défauts et des incohérences de toute organisation humaine, ouvre à la tolérance vis-à-vis des imperfections touchant les autres individus ou les autres nations. Si Descartes indique également la source des péchés, qu’il situe non dans la faute d’Adam mais dans les conduites des particuliers, il est convaincu que, sauf exception, l’homme aspire naturellement au bien. Quand il fait le mal, la cause réside alors dans l’insuffisance de son entendement, l’induisant en erreur sur la nature de ses actions.
La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée aux fléaux qui menacent notre existence. Sceptique sur les facultés humaines, Montaigne se méfie de toute curiosité susceptible de menacer l’équilibre, déjà précaire, dans lequel l’individu se trouve depuis sa naissance. Contre l’orgueil destructeur, il conseille une loi de pure obéissance à l’extérieur, qui s’accompagne, à l’intérieur, du doute à l’encontre des opinions répandues. Descartes reprend ces considérations en y ajoutant deux éléments : la contradiction entre la finitude de notre entendement et le caractère indéfini de notre volonté ; mais aussi la possibilité de réduire cet écart, qui est cause d’erreur, en augmentant progressivement nos connaissances, du simple au complexe et du singulier à l’universel. De la modération sceptique à l’optimisme 165rationnel, il y a donc un progrès épistémique qui marque aussi une distance accrue par rapport au pessimisme chrétien.
Le troisième et dernier volet de l’ouvrage aborde les maux corporels et leurs remèdes. Montaigne, atteint de la pierre, invoque la nonchalance comme palliatif à la douleur. L’homme, se connaissant un corps débile comme celui des animaux, doit suivre leur exemple de résignation face aux infortunes du physique, sans y ajouter d’implication émotive qui aggraverait les souffrances. Descartes partage cette compréhension de la maladie comme élément naturel ainsi que le souci de soigner le corps en même temps que l’esprit. Intéressé à la médecine et à l’anatomie, il y intègre, surtout grâce à la correspondance avec la princesse Élisabeth, l’étude de l’interconnexion entre les sphères physique et psychique. Si la maladie se montre à lui comme la preuve de l’union entre le corps et l’âme, une thérapie efficace consistera à traiter simultanément les affections qui les touchent. Et ce, notamment, au moyen du divertissement qui évite au malade de sombrer dans la mélancolie, voire dans la folie. Par rapport à Montaigne, l’avancement le plus décisif consiste en la possibilité d’appliquer les connaissances acquises dans l’analyse de ses propres maux à la guérison de ceux d’autrui.
La démonstration de Jil Muller étant tout à fait convaincante, on ne peut faire à son ouvrage que trois critiques : sa longueur excessive qui mêle à l’essentiel l’accessoire et parfois l’inutile ; une prose quelque peu difficile à lire, particulièrement à cause des formules dubitatives qui l’encombrent, ce qui risque parfois de créer la confusion chez le lecteur ; enfin l’absence regrettable de références au contexte historique comme facteur primaire d’évolution épistémique. Puisque c’est bien la religion qui a causé la guerre, ses troubles et ses horreurs, ne serait-elle pas finalement le pire des maux « humains », dont il faudrait se purger au moyen de l’indifférence, ou peut-être même grâce à la science ?
Valerio Cordiner
Nicolas Kiès, Rencontrer en devisant. La conversation facétieuse dans les recueils bigarrés (Du Fail, Cholières, Bouchet). Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2021. Un vol. de 501 p.
Cet ouvrage, issu de la thèse soutenue par Nicolas Kiès en 2015, prend pour objet d’étude les recueils de « contes et discours bigarrez » qui paraissent au milieu des années 1580, à savoir les Contes et discours d’Eutrapel (1585) de Noël du Fail, Les Serées de Guillaume Bouchet (premier livre de 1585, les deux autres de 1597 et 1598), Les Neuf Matinées (1585) et les Apresdisnées (1586) de Jean Dagoneau, seigneur de Cholières. Un projet audacieux, étant donné que ce corpus a pendant longtemps sapé les réflexes des critiques et leurs tentatives de lectures globalisantes. Le mérite de Nicolas Kiès est non seulement de réévaluer les interprétations proposées jusqu’à nos jours, mais principalement de forger de nouveaux outils pour aborder les œuvres du corpus par la mise en relation des unes avec les autres. La décision d’adopter cette approche souple et au contact des textes explique la démarche critique lente, dans laquelle dominent des lectures minutieuses qui permettent de saisir la spécificité de ces textes hybrides.
Un autre mérite de cette étude érudite est de replacer Du Fail, Bouchet et de Cholières dans le contexte de l’évolution du genre narratif dans la seconde moitié du xvie siècle en France et en Europe. Observés ainsi, ces écrits n’apparaissent plus 166comme des hapax, mais s’inscrivent dans une dynamique à la fois littéraire, sociale et même politique. La bigarrure littéraire est en effet analysée dans le contexte d’une dysharmonie et d’une bigarrure sociales : perturbations d’une société en pleine mutation, déchirée par des conflits internes. L’originalité de l’approche proposée par l’auteur est donc de dépasser le cadre purement littéraire et de s’aventurer dans le domaine de la pragmatique et de la sociopoétique du devis facétieux, ce qui enrichit son propos d’une dimension qui met en lumière les pratiques discursives et les pratiques de sociabilité. Les devis bigarrés seraient une mise en contact des traditions littéraires, d’individus et de types sociaux différents et proposeraient à la fois un enseignement sur la civilité et un « art de vivre joyeusement en des temps troublés » (p. 303).
L’ouvrage est divisé en trois parties dont la première est concentrée autour de la notion et de la tradition de la facétie. Le premier chapitre se concentre sur les sources italiennes et leur appropriation française et il offre une perspective intéressante sur la facétie, comprise non comme un genre littéraire, mais dans sa dimension linguistique, rhétorique, littéraire et sociale, en mettant en relief la « qualité » et l’« éthique » facétieuses qui manifestent une attitude de l’homme spirituel face au savoir, au monde et à la vie sociale. Le chapitre 2 évalue la « part facétieuse » dans les discours bigarrés et met en relief le fait que contrairement à d’autres la facétie française, née trop tard, n’a jamais pu acquérir le statut de genre indépendant. Ce qui ressort aussi des analyses, c’est une extraordinaire fécondité, variété et complexité du rapport des fictions bigarrées aux sources et inspirations aussi bien étrangères que françaises. La deuxième partie est construite autour des pratiques du « devis », catégorie hybride réconciliant le sérieux et l’humour, analysée par rapport au dialogue, à la conversation et au débat, comme l’espace d’une émulation conteuse qui possède sa propre poétique (chapitres 3 et 4). Il ne s’agit pas de pratiques uniquement verbales parce qu’à travers ces échanges plaisantes et utiles se réalise aussi l’idéal de sociabilité. Le recours aux notions empruntées à la pragmatique s’avère très enrichissant, tout comme l’intérêt porté à la question de la part de l’autobiographie et à celle de l’auctorialité. Le chapitre 5 analyse le rapport ouvert aux connaissances propre aux devis bigarrés qui brouillent les frontières entre l’érudition et la récréation. Finalement, la troisième partie aborde la facétie en développant une réflexion sociopoétique sur la communauté des devisants et ses valeurs. Les devis bigarrés sont analysés comme une pratique sociale pour distinguer les modèles de sociabilité proposés et un vrai savoir-vivre facétieux. Le chapitre 6 se concentre donc sur les représentations de la bigarrure dans les textes du corpus : bigarrure linguistique, littéraire, politique et sociale. On y trouve également des développements sur le conflit à la fois délégitimé dans cette société qui rêve d’une concorde, mais aussi légitimé par la conception d’une « hostilité féconde », qui serait une des forces motrices du monde. Le chapitre 7 présente le « passe-temps du devis agonistique » (p. 399) justement comme la réalisation d’un art de vivre qui oscille entre l’urbanitas et la rusticitas, et où la douceur de l’entregent permet d’interroger les frontières et les contradictions de la civilité. L’essor des recueils bigarrés serait donc lié au développement des normes de civilité verbale et non-verbale.
À cause de leur hybridité formelle et tonale, et l’hétérogénéité des questions abordées dans les devis, les recueils analysés poussent à ses limites l’idéal renaissant de la copia. Nicolas Kiès propose quand même une interprétation cohérente des 167recueils bigarrés et ce malgré la labilité, les discontinuités, et les ambiguïtés de la matière analysée. Tout en essayant de mettre en relief la spécificité de chacun des textes étudiés. Sa maîtrise solide du corpus narratif français et italien, sa volonté de laisser parler les textes, le conduisent à l’élaboration d’un cadre notionnel qui corrige les grandes tendances critiques qui dominaient jusque-là. En résultat, dans ses lectures éclairantes il parvient à donner forme à ce qui, à l’origine, n’en avait pas.
Dariusz Krawczyk
Blaise Hory, Prier et rimer. L’œuvre singulière d’un pasteur-poète (1554-1595). Sous la direction scientifique d’Olivier Pot. Édité et traduit par Rémy Scheurer, Lavinia Galli Milic, Ruth Stawarz-Luginbühl, René Wetzel. Genève, Droz, « Cahiers d’humanisme et Renaissance », 2022. Un vol. de 544 p.
Le travail de recension peut parfois donner l’occasion d’exprimer un sentiment plus personnel, voire de livrer une confidence. Celui qui s’apprête à rendre compte de cette édition critique des poèmes de Blaise Hory (1554-1595) avait en effet choisi de ne pas prendre en considération ce recueil, laissé manuscrit et conservé à la bibliothèque de Neuchâtel, dans le cadre d’une enquête au long cours pourtant consacrée aux poètes-pasteurs des origines de la Réforme jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes. Il ne s’agissait pas de lui dénier tout intérêt, surtout pour qui essayait de comprendre comment certains littérateurs avaient pu être à la fois pasteur et poète, comment ces deux identités avaient pu se confondre ou bien se dissocier selon les intérêts d’une Église ou les ambitions d’un individu. Le critère matériel retenu aurait cependant mérité d’être remis en cause, tant ce recueil manuscrit est riche d’enseignements. Certains contemporains de Blaise Hory, comme Benoît Alizet par exemple, offrent certes dans leurs recueils imprimés, quelque chose d’approchant, mais ce recueil – car il s’agit bien d’un recueil à la cohérence indéniable – possède néanmoins quelque chose d’unique, chaînon (manuscrit) manquant d’une longue chaîne (imprimée), où il trouve incontestablement sa place. Quoiqu’il en soit, cette absence est maintenant heureusement compensée grâce à une entreprise éditoriale d’une rigueur et d’une intelligence critique remarquables (qui fait oublier Denis de Rougement, premier passeur des vers d’Hory au milieu du xixe siècle), engagée sous la direction d’Olivier Pot, qui signe une introduction d’une centaine de pages, conçue comme un petit essai et dont le titre même (« Un diable de poète-pasteur. Ou un curieux désir d’enquérir au large de ce tout ») signale une vigueur de style et une profondeur d’interprétation sans beaucoup d’équivalents dans le monde universitaire. Ce qu’il avait déjà accompli (mais différemment) pour Simon Goulart (un autre pasteur-poète situé pour sa part à l’extrême opposé du spectre), il le fait aujourd’hui pour Blaise Hory, dont il offre une lecture à la fois savante et sensible. Mais il faut aussitôt ajouter que c’est une véritable équipe éditoriale à laquelle on a ici affaire, composée de quatre spécialistes (R. Stawarz-Luginbühl, L. Galli Milic, R. Scheuer et R. Wetzel) dans leur domaine respectif, qu’on ne détaillera pas plus ici. S’il a fallu mettre à contribution tant de talents, ce n’est pas à cause du volume des textes réunis, relativement modeste (cent soixante-quatre pièces, souvent brèves, sont décomptées par les éditeurs), mais de leurs caractéristiques linguistiques, puisqu’on a là un recueil 168quadrilingue, les poèmes composés en français (majoritaires) étant accompagnés de pièces composées en latin, mais aussi (dans une moindre mesure) en grec et en allemand. Il fallait donc réunir toutes ces compétences, car les poèmes, dont le texte est très rigoureusement établi, sont systématiquement traduits en français quand ils ont été composés dans une des autres langues en question. L’édition critique restitue donc l’intégralité de ce recueil manuscrit autographe (dont plusieurs pages sont reproduites) en en respectant la structure propre, tout en l’agrémentant de notices et de notes qui en éclairent le sens. Le niveau d’exigence scientifique est ici au plus haut. Voici donc enfin donné à lire un recueil dont la banalité fait toute cette singularité signalée dans le titre choisi par les éditeurs. Exercice de piété parfois proche du diaire, mais surtout exercice d’écriture, la poésie pour Blaise Hory apparaît comme une discipline intellectuelle, dont la pratique quotidienne (non pas pratiquée tous les jours, mais poésie du quotidien néanmoins), située en marge des activités publiques du pasteur et des activités privées de l’homme, permettent à l’un et à l’autre non pas un dérivatif, mais au contraire un moyen de relayer immédiatement à l’écrit, pour soi et pour les autres, les activités de tous les jours (qui peuvent être banales ou extraordinaires), de fixer à l’écrit des vérités intimes ou collectives partagées par tous, parées du prestige de la poésie, ou plutôt stylisées par l’écrit, qu’il s’agisse d’une prière adressée à Dieu, d’un message d’amitié adressé à un proche ou encore d’une nouvelle annoncée à tous. Amateur de formes brèves aux dénominations innombrables (prières, complaintes, énigmes, dialogues, épitaphes, chansons, étrennes, épigrammes, odes, distiques, antistiques, décastiques, xenia, etc.), le plus souvent rattachées à leur contexte de production détaillé par un titre à rallonge, Hory est le secrétaire dévoué de tous les événements privés (naissances, baptêmes, mariages, naissances, deuils) ou officiels (élection de magistrats municipaux, festivités, etc.) qui font l’actualité de la petite communauté de Gléresse, un village situé sur la rive gauche du lac de Bienne dont il est le pasteur. Il écrit pour lui, mais surtout les autres, scribe généreux de ses vers, « ghost writer » connu de tous, pour reprendre une catégorie utilisée dans sa préface par Olivier Pot. Tout cela pourrait encore une fois paraître banal, mais cette banalité du bien (offrir un cadeau, pleurer une morte, témoigner son amitié, etc.) trouve justement dans la poésie un écrin délicat. Et à ceux qui diraient que Blaise Hory n’est pas un très grand poète, et même que ce ne sont là que des vers de pacotille, on répondra que ce n’est pas totalement faux, mais que c’est sans doute ce qui en fait aussi le prix : production artisanale à l’usage d’une petite communauté qui confie à quelqu’un de sûr la production des habits, des outils, mais aussi de ces vers utiles et agréables qui les relient les uns aux autres. Prêt à l’impression, mais sans véritable lectorat possible en dehors de ses premiers lecteurs, ce recueil accomplit un véritable saut dans l’inconnu étant aujourd’hui livré au plus grand nombre, plusieurs siècles plus tard, quand il ne reste souvent rien d’autres pour témoigner de toutes ces vies minuscules. Cette poésie perd alors évidemment son utilité première, sa valeur d’usage, mais ne possède pas seulement un intérêt documentaire. Et parmi les nombreux plaisirs de lecture qu’elle est susceptible d’apporter, on se contentera de citer la traduction de ce véritable haiku néo-latin, qui évoque certes un potager, mais où on veut aussi comprendre quelque chose de l’entreprise littéraire du poète : « Du cresson tressé pousse dans le jardin trempé / Et cette nourriture est appropriée à une estomac rassasié » (p. 317). Aux amateurs de poésies qui se croient rassasiés on conseillera donc la lecture de ces vers, qui 169ne sont pas seulement destinés aux spécialistes, aux érudits et autres amateurs de vieux papiers, mais à tous les lecteurs, de Gléresse et d’ailleurs.
Julien Goeury
Véronique Ferrer, L’amoureuse rage. Agrippa d’Aubigné poète profane. Genève, Droz, « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », 2022. Un vol. de 360 p.
Inachevé à la mort de l’auteur, et resté inédit jusqu’au xixe siècle, le Printemps, qui rassemble l’œuvre profane d’Agrippa d’Aubigné, a longtemps été négligé par la critique. Il pâtit encore parfois, dans l’histoire littéraire, de la comparaison avec les Tragiques, et du regard négatif que, dans son épopée engagée, le poète porte sur sa poésie amoureuse : les exigences du combat religieux, qui impose de mettre la Muse au service de l’histoire et de la vérité, le conduisent à renier les pièces écrites au printemps de sa vie comme autant de compromissions avec le goût mondain, qui se plaît à entendre chanter des amours feintes, et ne se préoccupe pas d’adapter le langage poétique aux misères du temps. L’ouvrage de Véronique Ferrer est donc particulièrement bienvenu, car il remet le Printemps à sa juste place dans l’œuvre d’Agrippa d’Aubigné et dans l’histoire de la poésie de la Renaissance. De solides arguments étayent cette réévaluation : au cœur des guerres de religion, le poète continue à retravailler ses textes profanes, dont il reconnaît les qualités dans Sa Vie à ses enfants ; en outre, leur caractère inédit ne les empêche pas de circuler du vivant du poète, si bien qu’en son temps, d’Aubigné est bien identifié comme poète profane.
Dans la continuité de son édition critique de 2019, qui prenait le parti de donner à lire l’intégralité du Printemps sans s’en tenir aux pièces citées dans la table autographe (qui les classe par formes poétiques et ne mentionne que les sonnets de l’Hécatombe à Diane, les Stances et les Odes), Véronique Ferrer prend en compte ici l’ensemble des pièces présentes dans les manuscrits. Les entrées thématiques font dialoguer de manière féconde des pièces de formes différentes, rendant ainsi justice à la variété de l’écriture profane d’Agrippa d’Aubigné, trop souvent réduite, par le passé, à sa violence et à son imaginaire macabre. Sans négliger ces aspects, Véronique Ferrer fait découvrir une veine plus légère, celle des poèmes satiriques ou comiques, et les cohérences secrètes entre ces derniers et les pièces plus sombres. La persona du poète s’en trouve dotée de facettes nouvelles, qui enrichissent, sans la faire disparaître, l’image du poète combattant ou de l’amant souffrant.
Le premier chapitre revient sur la genèse complexe du recueil en analysant les deux manuscrits conservés à Genève dans les archives Tronchin, le T 157 (qui offre la version la plus aboutie de l’Hécacombe à Diane) et le T 159, qui donne à lire l’ensemble du Printemps, mais entremêle les pièces que la table autographe classera par formes poétiques. L’étude des manuscrits montre dans quel sens le poète retravaille ses œuvres, notamment en adoucissant les marques de la fureur tragique et du désespoir amoureux. Elle révèle aussi comment il structure l’Hécatombe à Diane en procédant à des groupements thématiques de sonnets. Après avoir décrit les choix des différents éditeurs du xixe au xxie siècle, qui sont autant d’« hypothèses herméneutiques » et d’interprétations de la structure qu’aurait pu avoir le recueil achevé, Véronique Ferrer suit la piste, livrée par Aubigné lui-même dans sa table autographe, du classement par forme poétique, en présentant 170chacun des trois grands massifs (Hécatombe, Stances et Odes) qui composent le recueil, sans négliger les « poèmes en souffrance » exclus de la table (mais présents dans le manuscrit T 159 ou dans l’Album de poésies de Marguerite de Valois).
Le deuxième chapitre situe le poète, à travers une présentation de la génération poétique des années 1570, distinguée par Agrippa d’Aubigné lui-même de celle de Ronsard, et marquée par le succès de la poésie de Desportes. Loin de prendre pour argent comptant les déclarations du poète, qui insiste sur sa singularité poétique et le caractère anachronique de son inspiration (Diane Salviati, la dame qu’il chante, est la nièce de la Cassandre de Ronsard, dont il admire les fureurs), Véronique Ferrer donne, à travers une description précise de ses réseaux (à Paris, en Navarre et en Poitou), l’image, plus conforme à la réalité, d’un poète intégré dans la vie poétique de son temps.
Le troisième chapitre se propose d’inscrire la « mignarde rage » du Printemps dans l’histoire des langages littéraires de l’amour. Il propose une description précise de l’histoire du pétrarquisme français, de l’« érotique spiritualisée » (p. 93) du premier pétrarquisme, relayé par Ronsard, et teinté de néoplatonisme, à un « second pétrarquisme » qui tend à déspiritualiser l’amour. Mais le pétrarquisme peut aussi prendre des inflexions plus sombres, notamment sous l’influence de la « désespérade », micro-genre venu d’Italie, qui se consacre aux lamentations de l’amant désespéré.
Le quatrième chapitre s’intéresse à la représentation des femmes, en envisageant d’abord la Diane historique, pour ensuite montrer comment Agrippa d’Aubigné en fait un personnage aux multiples visages, notamment en travaillant sur les différentes facettes du mythe de Diane et en variant les tons et les registres.
Le cinquième chapitre éclaire la « fureur tragique » de l’amant à la lumière des discours savants produits à l’époque, en particulier la riche réflexion des médecins sur la mélancolie amoureuse et sur l’amor hereos. Il rappelle également que la folie amoureuse correspond à une importante tradition poétique, qui tire ses modèles de la poésie antique pour être sublimée au Moyen Âge et à la Renaissance, avec notamment les figures d’Yvain et du Roland furieux de l’Arioste. La connaissance de ce contexte fait ressortir la spécificité de l’expression albinéenne de la folie amoureuse, qui retravaille notamment le motif de l’errance dans un locus horribilis, ou entre en écho avec la violence des temps de guerre pour représenter la douleur à travers des images de corps disséqués.
Mais cette dimension sombre et cruelle est immédiatement nuancée par le chapitre vi qui montre que le Printemps ne saurait être réduit au « néopétrarquisme noir » dont il est, selon Gisèle Mathieu-Castellani, le principal représentant. À travers l’étude rapprochée de plusieurs pièces comiques, satiriques ou fantaisistes, qui forment, au sein du Printemps, un corpus conséquent, Véronique Ferrer démontre que le rire albinéen constitue une part essentielle de son inspiration poétique. Tout en plaçant Aubigné dans la continuité de la veine folâtre illustrée par Ronsard ou Jodelle, le rire lui permet de marquer sa singularité et de se « libérer du carcan pétrarquiste, pour revivifier l’amour, pour le re-naturaliser » (p. 210). Dans sa déclinaison anti-aulique, il annonce également les passages satiriques des Tragiques.
Pour finir, Véronique Ferrer constate que la diversité du recueil tient aussi au goût du poète pour l’expérimentation formelle, qui transparaît notamment dans sa prédilection pour les formes poétiques peu contraignantes (stances, odes) et dans son jeu sur la plasticité des formes fixes.
171L ’ amoureuse rage deviendra, à n’en pas douter, un ouvrage de référence sur Le Printemps. Il constitue, en effet, un outil indispensable pour lire et étudier la poésie profane d’Agrippa d’Aubigné : à la lumière d’une étude rigoureuse du contexte littéraire et philosophique, Véronique Ferrer éclaire, dans un style clair et dense, l’histoire du recueil et les grandes caractéristiques de son écriture. Elle facilite ainsi l’accès à un texte difficile, dont les visages contradictoires peuvent déconcerter. L’étude fait, en outre, la part belle aux lectures de détail, qui permettent d’apprécier à sa juste valeur la « beauté étrange » (p. 19) d’une œuvre de premier plan.
Alice Vintenon
Pierre de Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons. Édition de 1613 établie et annotée par Jean Céard. Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2022. Un vol. de 640 p.
On ne peut que se réjouir de voir tant d’ouvrages de démonologie des xvie et xviie siècles être l’objet d’éditions scientifiques. Après la Démonomanie des sorciers (1580) de Jean Bodin, parue chez Droz en 2016 dans la même collection, les Cinq livres de l’imposture et tromperie des diables (1569) de Jean Wier édités chez Jérôme Millon en 2021, voici le Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, fruit du travail de l’immense érudit qu’est Jean Céard, seul à même de reconnaître les multiples sources de l’ouvrage et de nous offrir la traduction des milliers de citations latines, italiennes, espagnoles qui parcourent le texte de cet autre érudit que fut Pierre de Lancre. Aussi Jean Céard nous propose-t-il une édition remarquable, qui ne cherche pas à commenter le texte mais à lui rendre une lisibilité à laquelle le lecteur moderne, désormais si souvent mauvais latiniste si ce n’est non-latiniste, ne peut plus accéder. Non content de donner les références de certains passages dans leur langue originelle et de traduire systématiquement les citations en langues étrangères dans les notes de bas de page, il éclaire par des remarques philologiques précises les rares difficultés que pose la langue fluide de Pierre de Lancre et corrige même certaines erreurs de l’auteur. En un mot, fort de sa longue expérience d’éditeur scientifique des textes de la Renaissance – Montaigne, Rabelais, Ronsard, Pontus de Tyard, Paré, Boaistuau, Lefèvre de La Boderie… – Jean Céard vient ajouter à tous ces ouvrages qui font autorité, non seulement auprès des chercheurs mais du grand public, l’un des plus importants textes de la démonologie, domaine dont il est aussi un des spécialistes : on lui doit ainsi la traduction, en 2005, du Formicarius tiré de l’ouvrage des Sorciers et leurs tromperies (1436) de Jean Nider.
Cette édition du Tableau des mauvais Anges et démons, dont il a choisi le texte de 1613, « revu, commenté et corrigé » et donc considérablement augmenté de références érudites par rapport à la première version de 1612, a l’immense mérite d’offrir avec sa typographie aérée et agréable à l’œil, un texte qui ne présente pas d’obstacles à la lecture et dont les sources livresques sont, grâce à une enquête aussi précise qu’exhaustive, presque toutes dévoilées, comme l’indique l’impressionnante bibliographie des ouvrages cités. Par ailleurs, elle permet de mieux mesurer – à la différence de l’édition partielle de Nicole Jacques-Lefèvre parue en 1982, qui avait fait le choix de mettre en avant les aveux des jeunes sorcières basques que le magistrat faisait ensuite condamner au bûcher, et d’insister sur la dimension 172esthétique du texte comme exercice de « rhétorique baroque » – l’ambition encyclopédique du démonologue, proche en cela d’un Pierre Le Loyer auteur du Discours des spectres (1586-1608) ou d’un Jean Bodin. Le livre ne se borne pas, écrit Jean Céard, à « la description de la sorcellerie et de la société basque » mais propose, dans le prolongement du Tableau de l’inconstance et instabilité de toutes choses, premier ouvrage de l’auteur, une réflexion sur les pouvoirs des démons caractérisés par l’inconstance. Si « le monde est un théâtre où le Diable joue une infinité de divers et dissemblables personnages » (p. 74), la variété de ses manifestations – ou pour mieux dire la diversité parfois contradictoire des témoignages, tant des sorcières labourdines que des exemples tirés des autres procès comme des textes – ne saurait donc ébranler la croyance de l’auteur dans sa mission salvatrice : exterminer l’engeance diabolique de cette petite terre du Labourd où les suppôts de Satan pullulent jusque dans l’Église même. Le motif baroque de l’inconstance est dès lors mis au service d’une justification de la répression.
L’ouvrage, comme l’indique Jean Céard, est « d’inspiration juridique » par la disposition des chapitres et l’énumération précise de ce qu’ils contiennent. Divisé en six livres, le texte nous conduit de l’inconstance des mauvais anges à la nécessité d’exécuter les prêtres-sorciers, en passant par les descriptions du sabbat, les métamorphoses, le pacte, ou encore en proposant une comparaison des systèmes espagnol et français de répression de la sorcellerie. L’auteur y fait dialoguer les aveux des accusés avec les ouvrages des autres démonologues, Bodin, Del Rio, Rémy, Boguet, et les références tirées de son immense culture historique et littéraire. Il y aborde aussi nombre de questions théoriques, sur l’envol « réel » au sabbat, la possibilité qu’ont les démons d’engendrer, les fausses apparitions des morts, ou encore sur la possibilité d’exécuter les enfants sorciers, montrant sa connaissance des débats qui agitent ce champ discursif très animé qu’est, aux xvie et xviie siècles, la démonologie.
Pourtant, cet homme si savant, à l’écriture séduisante, est aussi ce conseiller au Parlement de Bordeaux qui, missionné par Henri IV au Pays Basque pour réprimer l’épidémie de sorcellerie, y a allumé des dizaines de bûchers. Le Labourd aux mœurs si étranges et si peu chrétiennes est en effet à ses yeux une « pepinière » de démons et sorciers (p. 91) ; ce « petit recoing de la France », situé à la croisée de plusieurs pays et langues, est inconstant par nature, puisque ses habitants, délaissant la terre ferme, se tournent vers « l’exercice inconstant de la mer » (p. 93). Aussi tandis que les hommes absents de longs mois reviennent de Terre-Neuve « sauvages et marins », leurs femmes « Sorcieres, et endiablées » (p. 98) y offrent leurs enfants au diable. Terriblement misogyne – indigné par la fonction honorable de marguillière qu’occupent certaines femmes dans l’Église basque, dont il fait des sorcières –, le juge obtient des jeunes filles qu’il fait arrêter de stupéfiants aveux sur les pratiques sexuelles au sabbat, les malheureuses ignorant probablement qu’elles signent ainsi leur arrêt de mort. Il ne cache pas non plus les violentes oppositions qu’il a rencontrées, de la fureur des hommes rentrés de Terre-Neuve qui insultent et menacent les victimes conduites au bûcher pour les faire revenir sur leurs dénonciations – les empêchant ainsi, selon les mots du magistrat, de « mourir en paix » (p. 601) –, à la réaction de l’Église basque organisant la fuite de ses prêtres vers l’Espagne. La mission de Pierre de Lancre, qui a duré quatre mois en 1609, aurait ainsi fait près de quatre-vingts victimes, ce qui en fait la chasse aux sorcières la plus meurtrière jamais menée dans le Royaume de France.
173Il n’est guère surprenant que le film Les Sorcières d’Akelarre de Pablo Agüero (2020) propose un portrait bien peu flatteur du personnage, car comme le constate avec une certaine mélancolie Jean Céard, « Esprit curieux et ouvert, élégant de manières et brillant écrivain », Pierre de Lancre « s’est pourtant cloîtré, on le sait, dans ses terribles certitudes ». Le Tableau des mauvais anges et démons invite dès lors à s’interroger sur le rôle qu’a pu jouer la culture humaniste dans l’élaboration de l’objet imaginaire que fut la sorcellerie démoniaque, cette construction intellectuelle élaborée par certains des esprits les plus cultivés de leur temps, ce que fut, à n’en pas douter, Pierre de Lancre.
Jean Céard nous propose donc une édition qui rend compte de la complexité du projet de l’auteur – qui est aussi le petit neveu par alliance de Montaigne – et de ses ambitions littéraires et philosophiques. En revanche, il n’a pas voulu insister sur les aspects qu’il pense déjà connus du lecteur, au point d’exclure de sa biographie les études qui seraient essentiellement des « commentaires », comme les travaux si importants de Nicole Jacques-Lefèvre, de Thibaut Maus de Rolley et de tant d’autres, ce que l’on peut regretter. Il ne fait guère de doute néanmoins que cette édition sera désormais la référence incontournable des chercheurs, auxquels elle offre un formidable instrument de travail pour de nouveaux « commentaires ».
Marianne Closson
Myriam Marrache-Gouraud, L’Homme-objet. Expositions anatomiques de la première modernité, entre savoir et spectacle. Genève, Droz, « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », 2022. Un vol. de 415 p.
Dans la lignée des études fondatrices de Jean Céard (La Nature et ses prodiges. L’insolite au xvie siècle, 1977) ou de Lorraine Daston et Katharine Park (Wonder and the Order of Nature, 2001), Myriam Marrache-Gouraud s’est fait une spécialité de la curiosité, en tant que pulsion épistémophile, et des curiosités, ou curiosa, objets sur lesquels cette passion s’exerce de manière hyperbolique durant cet âge obsédé par l’accumulation des faits (par définition divers), par leur collection et leur classement, et surtout par la résistance à toute compréhension qu’opposent prodiges, singularités et autres aberrations de la nature. Joueuse, cette dernière se plaisait à défier les intelligences humanistes en leur proposant autant d’énigmes. Après une étude sur les catalogues des cabinets de curiosité (La Légende des objets, 2020), l’autrice propose un ouvrage personnel de taille, sur un thème paradoxal et réflexif : l’être humain. Quelle est la place de l’humain, des humains parmi les mirabilia de la Renaissance et de la première modernité, au milieu des individus ou fragments animaux, végétaux et minéraux, avec lesquels ils semblent se mélanger ? La question de la frontière est au cœur de l’enquête, sinon des préoccupations de l’époque : Myriam Marrache montre comment, loin de s’abîmer dans le goût du spectaculaire – traditionnellement opposé à la connaissance de soi depuis Augustin –, la curiosité des collectionneurs se ressaisit comme telle et participe d’un questionnement anthropologique plus général. La présence du corps humain dans les collections et les livres consacrés aux curiosités est envisagée par trois biais, que l’autrice articule astucieusement sur le mode d’une tropologie : par oxymore, hyperbole ou synecdoque.
Très originale, la première partie se penche sur la figure oxymorique des hommes velus. À mi-chemin entre le mythe médiéval de l’homo sylvestris et le diagnostic moderne (l’hypertrichose constitue une pathologie reconnue, 174quoiqu’extrêmement rare), les savants, mais aussi les princes, les courtisans et les artistes de la Renaissance se laissent fasciner par le cas de Pedro Gonzales, enfant poilu de la tête au pied, ramené des Canaries. Offert en cadeau diplomatique à Henri II, ce « Pierre Sauvage » est marié à une Parisienne qui lui donne plusieurs enfants affectés par le même dérèglement pileux. Myriam Marrache montre comment cette famille devient par excellence un objet de collection, via la reproduction des images et des descriptions. Les tableaux de maîtres, les discours de médecins, les biographèmes répandus par de nombreux canaux sont travaillés par des postulations contradictoires : tout en les classant dans toutes sortes de loci tératologiques, ils concourent à souligner l’humanité des sujets considérés, à qui le statut de « monstres » garantit paradoxalement une insertion parfaite dans la civilisation, et même un beau succès social confirmé par leur existence courtisane. Presque des loups-garous par leur constitution physique, les Gonzales sont dé-monstrifiés, si l’on peut dire, par leur célébrité.
La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse à la double passion pour la disproportion des géants et des nains. Le nanisme constitue un sujet assez nouveau, qui offre à Myriam Marrache l’occasion d’éclairer autrement la question du gigantisme, très étudiée antérieurement. Nourri par les découvertes de fossiles animaux, ou par des récits de voyage colporteurs de légendes, l’intérêt pour les géants se trouve complexifié par l’évidence du nanisme : que faire du récit traditionnel de la décadence physique de l’humanité, depuis le gigantisme de l’âge d’or, alors que géants et nains se côtoient quotidiennement dans les cours, friandes de leurs talents respectifs ? Les nains sont-ils les pygmées des Anciens ? Du moins sont-ils familiers en tant que bouffons, conseillers ou modèles pour les artistes : souvent animalisés (par contact ou par comparaison avec les singes, ou avec les tortues ou escargots qui leurs servent de montures burlesques), ils constituent un objet de ridicule dont peut ressortir, paradoxalement, une certaine grandeur. Les fines analyses de Myriam Marrache montrent comment ils acquièrent des traits siléniques, en vertu de la mentalité paradoxale de la Renaissance. De prodiges naturels, les nains peuvent devenir vedettes d’un art maniériste qui forge un goût insolite de la beauté dans la laideur.
La troisième partie, qui n’est pas la moins riche, porte sur l’humanité par synecdoque, autrement dit sur les « morceaux choisis » de corps humains qui « égayent » les rayons hétéroclites des cabinets de curiosité et leurs descriptions : membres ou fœtus flottant dans des bocaux, squelettes montés et démontés pour des spectacles d’anatomie, mais aussi momies ou calculs rénaux collectés comme de précieuses reliques… L’accumulation donne le vertige, tant elle montre l’interpénétration des règnes : l’anatomiste Ruysch élabore des sortes de compositions florales à base d’organes humains préparés pour leur conservation ; les momies témoignent d’un devenir minéral du corps ; les pierres produites par la chair des calculeux font miroir aux ossements fossilisés… Comme les spectateurs de l’époque, sans doute, les cas nous amusent, puis nous saisissent, enfin ils nous laissent méditatifs devant tant de vanités produites par une nature elle-même baroque. Il y a là « quelque chose de riche et d’étrange », indeed (Ariel dans La Tempête de Shakespeare, citée p. 369). Myriam Marrache a montré comment « vu par ses aberrations les plus fortes, le genre humain renverse sa notion d’excellence en la puisant non à la perfection mais à l’exception curieuse ou à l’imperfection, en la cherchant moins au cœur de la divine proportion d’un tout, que dans l’inépuisable morcellements 175en fragments, hypertrophies, restes et membres coupés ou préparés » (ibidem). Il fallait peut-être le miroir déformant de ces curiosités pour que l’humanité s’interroge sur son vrai visage.
L ’ Homme-objet étonne par son ampleur. On craint l’accumulation propre aux manies collectionneuses. Mais le parcours proposé, dynamique, est plein de sens, mettant en valeur les liens entre la problématique des hommes velus et celle des géants, entre cette dernière et les pétrifications de matière humaine, par exemple. Certaines études publiées sous forme d’articles sont subsumées, mais l’ensemble ne donne jamais la sensation de juxtaposition, ce qui est remarquable au vu du thème. Outre son iconographie particulièrement riche (certaines reproductions en noir et blanc sont reprises dans un cahier en couleur en fin d’ouvrage), le livre brille par des analyses mémorables : celle du tableau d’Arrigo le velu par Carrache (p. 57-65), celle consacrée au nain Morgante (p. 143-167), celle du calcul fatal au duc de Bavière Albert V, transformé en tête de jésuite par le travail hallucinatoire de la polémique (p. 349-355). Ailleurs, des cas pourtant bien connus, comme ceux des restes attribués au géant Theutobochus ou des squelettes du théâtre d’anatomie de Leyde, sont envisagés à nouveaux frais.
À équidistance entre l’histoire des lettres, de l’art et des savoirs, ce livre constitue donc un tour de force, dont émane une étrange poésie. Ponctuellement, le lecteur peut être pris d’une sensation de malaise, inévitable étant donné la nature morbide de certains spectacles de curiosité, qui pourraient faire penser à Locus Solus de Raymond Roussel. Non !, s’écrie-t-on avant une ultime analyse consacrée à des couteaux avalés et extraits par chirurgie avant d’intégrer les collections de curiosités… Et pourtant si, on en redemande ! Et l’on finit même convaincu par l’idée que la bizarrerie est le commencement de la philosophie.
Nicolas Correard
Corneille de circonstance. L ’ auteur, personnage de théâtre. Sous la direction de Yohann Deguin et Florence Fix, Reims, ÉPURE, « Héritages critiques », 2023. Un vol. de 472 p.
Publié quelques mois après le volume dirigé par Guillaume Peureux et Alain Vaillant consacré à La Poésie de circonstance, xvie-xxie siècle (Presses Universitaires de Paris- Nanterre, 2022), cet ouvrage témoigne de l’actualité de la recherche sur ce problème d’importance qu’est l’adaptation de la poésie à son temps. L’objectif affiché par Yohann Deguin et Florence Fix, en éditant treize pièces composées entre 1784 et 1911 qui font de Corneille le personnage principal, est d’attirer l’attention sur une modalité singulière de diffusion de l’histoire littéraire : celle des pièces d’hommage. La lecture de ces œuvres est balisée par une approche faisant apparaître la nomenclature des appropriations qui engendre les lieux communs et les clichés qu’elles perpétuent. Corneille devient personnage de théâtre en sa qualité d’auteur mais aussi de « frère, père et époux », la dialectique bien connue de l’homme et de l’œuvre trouvant ici un terrain d’expression à son avantage. De fait, les dramaturges se servent d’informations biographiques célèbres pour susciter une « connivence » avec leur public, tout en prétendant faire œuvre historiographique. Ils reproduisent alors un discours critique existant déjà et les jugements de valeur qui lui sont attachés. Yohann Deguin et Florence Fix parlent à juste titre 176de « patrimonialisation » se transformant en « muséification », ce qui contribue de façon décisive à l’histoire de l’appréhension des œuvres du dramaturge rouennais.
Mais ce n’est pas l’unique apport de ce volume, qui développe à partir de Corneille une poétique de la circonstance entée sur une « histoire littéraire des dramaturges » (pour faire écho au titre de l’ouvrage dirigé par Vincent Debaene et alii, L’Histoire littéraire des écrivains, paru en 2013). Yohann Deguin et Florence Fix démontrent que des enjeux « politiques, littéraires et médiatiques » sont attachés à ces pièces qui cherchent aussi à séduire en divertissant : afin de développer la « connivence » qui est le socle sur lequel ces pièces reposent, les dramaturges se font volontiers humoristes dans le but de « flatter » le supposé bon goût de leur public. Aimer Corneille devient en quelque sorte une forme de distinction sociale. De plus, l’image, fort morale, d’un Corneille « bon père de famille » qui se dégage des pièces permet aux auteurs de tempérer la potentielle portée politique de leurs écrits : les affrontements du grand auteur et de Richelieu ne sont pas considérés comme centraux car ces œuvres refusent globalement l’inscription dans une période historique et politique au profit d’une vision toute littéraire des évènements.
Une autre qualité de ce volume est sa contribution en puissance à une histoire littéraire régionale – la majorité des pièces ont été jouées à Rouen – faisant apparaître le profil sociologique des dramaturges. Ceci donne à penser la question de l’inscription territoriale de l’histoire littéraire. Par exemple, Émile Coquatrix (1813-1883) est un auteur normand attaché à la défense de sa région natale et de son industrie. Yohann Deguin et Florence Fix expliquent sa démarche de dramaturge par sa volonté de rendre à Corneille un lustre que, selon lui, les lecteurs et les hommes de théâtre ne lui accordent plus. On peut s’interroger sur l’éventuel lien entre ces deux aspects de sa pensée, dont l’évidence s’impose plus nettement encore à propos d’Emma Angot (1850- ?) qui propose en quelque sorte un Corneille à l’usage des jeunes filles dans le but « d’en faire des citoyennes ». On notera enfin que, se défaisant opportunément de la question problématique et ici sans importance de la « valeur », Yohann Deguin et Florence Fix proposent une autre interprétation de l’oubli de ces pièces.
Le volume se ferme sur trois articles qui complètent utilement le propos : Liliane Picciola s’attache à montrer que Ducis construit sa propre identité d’auteur en miroir de Corneille, tandis que Bénédicte Louvat propose une comparaison des « pièces dont Corneille est le héros » et de celles prenant Molière pour personnage. Enfin, Myriam Dufour-Maître livre un hommage à un autre hommage, en revenant sur la valeur pédagogique du documentaire de Jean-Claude Guézennec (Moi, Pierre C.).
Maxime Cartron
Réflexions morales et métaphysiques sur les religions et sur les connaissances des hommes. Manuscrit clandestin attribuable à Camille Falconet (1671-1762). Édition et notes par Antony McKenna et Gianluca Mori. Paris, Honoré Champion, « Libre pensée et littérature clandestine », 2023. Un vol. de 716 p.
Ce volume extrêmement documenté du point de vue historique, philosophique, littéraire et philologique comprend une large introduction qui est l’équivalent d’un vrai livre (p. 9-256) et une édition critique abondamment annotée du texte 177clandestin (p. 257-610), ainsi que trois annexes et une riche bibliographie. Les Réflexions morales et métaphysiques sont connues d’abord par une lettre signée « Delaube » adressée à Reinier Leers et datée de Lyon du 13 août 1715, qui présente une œuvre philosophique que l’auteur souhaite faire publier. Il existe trois versions manuscrites d’un texte qui correspond à cette présentation. L’enquête des éditeurs porte d’abord sur l’identité de l’auteur et permet de remonter au Lyonnais Camille Falconet, éminent « bibliomane » qui s’établit à Paris et fréquente le milieu académique de Jean Terrasson, de Fontenelle et de Malebranche. Pas moins importante, toutefois, est l’étude des contenus proprement philosophiques de cet ouvrage, qui se signale comme le seul traité « immatérialiste » parmi les manuscrits clandestins de son époque. Les deux aspects – l’identification de l’auteur et le commentaire historique et philosophique – sont étroitement liés, car il s’avère que le père de Camille Falconet, Noël, fut le protégé de Guy Patin, auteur (avec la collaboration de Gabriel Naudé et Pierre Gassendi) du Theophrastus Redivivus (1659), comme l’a démontré Gianluca Mori (Athéisme et dissimulation au xviie siècle. Guy Patin et le Theophrastus redivivus, Honoré Champion, 2022). Cet ouvrage est le premier traité athée connu composé en France, fondé sur le naturalisme classique (Lucrèce, Cicéron, Plutarque, Sénèque) et moderne (Machiavel, Pomponazzi, Campanella, Vanini, Cyrano).
Tout d’abord, les éditeurs dressent (en 22 points) le portrait-robot de l’auteur possible des Réflexions, puis démontrent qu’il correspond à la biographie, aux études, aux fréquentations et à la pensée de Camille Falconet. Devant cette convergence d’indices divers et indépendants les uns des autres la tentation est forte pour les éditeurs de proposer une attribution à part entière. Ils concluent qu’en l’état actuel des connaissances, en attendant des preuves matérielles concluantes et « définitives », Falconet est le seul écrivain connu à qui l’on puisse raisonnablement attribuer ce texte, qu’il a pu concevoir dès ses années de jeunesse à Lyon, quitte à l’achever, en lui donnant sa forme définitive, au cours de la période de son intense fréquentation de l’abbé Terrasson, à Paris, avant et sans doute après la mort de Louis XIV.
Du point de vue des contenus philosophiques (étudiés surtout dans le chapitre ii de l’Introduction), les Réflexions morales et métaphysiques se situent à la charnière entre la grande saison du libertinage érudit, dont le Theophrastus redivivus constitue le texte le plus mûr et le plus audacieux, d’une part, et de l’autre la période qui voit le triomphe de la libre pensée de souche cartésienne, malebranchiste ou spinoziste (on pense à des textes tels que l’Essai de métaphysique de Boulainvilliers,l’Examen de la religion de Du Marsais, LaReligion du chrétien d’Yves de Vallone, les Difficultés sur la religion de Challe, le Mémoire de Meslier). Les Réflexions réunissent, dans une synthèse généralement efficace, plusieurs traits typiques de l’un et de l’autre courant. Du premier, les Réflexions empruntent l’accent mis sur le caractère fictif des religions, tenues comme une imposture ou un art politique utile pour garder l’ordre social. De l’autre côté, « les Réflexions se caractérisent par le choix très net d’un fondement philosophique bien enraciné dans la pensée cartésienne et post-cartésienne (malebranchiste surtout, mais avec des échos de Spinoza et aussi sans doute de Leibniz). À l’encontre du Theophrastus redivivus, les Réflexions ignorent complètement la tradition aristotélicienne radicale de la Renaissance italienne » (p. 158) et, ajoutons-nous, le texte ignore aussi la théorie des « révolutions » (les retours cycliques des astres qui scandent le temps éternel par des « catastrophes » qui réduisent le monde et 178les civilisations à leur début primitif). Le Theophrastus faisait confiance à cette théorie pour nourrir l’espoir d’un retour à la liberté et à l’égalité de l’état de nature, d’où le caractère « subversif » qui caractérise les passages les plus violents contre les leges, tant religieuses que politiques.
L’opposition entre le principe d’égalité qui caractérise l’état de nature (bien représenté par la condition des animaux, pas inférieurs et parfois supérieurs à l’homme) d’une part, et de l’autre l’esclavage qui s’est instauré avec le principe de propriété, l’institution de hiérarchies et de dominations, est présente aussi bien dans le Theophrastus que dans les Réflexions, comme le montrent les éditeurs (p. 137), mais l’auteur de celles-ci ne rêve plus des « révolutions » astrales et ne se lance pas dans l’invective farouche du Theophrastus contre les législateurs. Par ailleurs, cette opposition entre l’état de nature et la prétendue « civilisation » constitue un maillon important de la chaîne qui unit le milieu de Guy Patin et celui des Falconet : le père de Camille Falconet a été en effet le protégé de Guy Patin qui lui a sans doute montré le texte sulfureux du Theophrastus et a partagé avec lui sa critique de la religion et de l’état de domination dans lequel se trouvent désormais les hommes. À l’encontre du Theophrastus, les Réflexions ne renoncent cependant pas à l’idée de Dieu, mais, tout en condamnant l’athéisme, « finissent par embrasser une sorte de spinozisme immatérialiste qui réduit Dieu à un principe cosmique nécessaire et dépourvu de tout attribut personnel » (p. 122) On comprend ainsi la nouveauté de l’athéisme des Réflexions par rapport à la tradition libertine ; cet athéisme « moderne » porte surtout sur les attributs de Dieu, et c’est pourquoi il est compatible avec une thèse immatérialiste. Le nouvel athéisme des Réflexions n’a pas besoin de se définir ainsi, car il se présente précisément comme une nouvelle conception de Dieu. En outre, le déterminisme qui caractérise la nature de ce Dieu retombe sur l’homme dont l’auteur nie le libre arbitre, à l’encontre du Theophrastus. « Les Réflexions soutiennent, au contraire, l’impossibilité d’un choix libre et l’entière soumission des hommes à la causalité divine (qui est elle-même parfaitement dépourvue de liberté, puisque Dieu agit selon la nécessité de sa nature infiniment parfaite) » (p. 160). On dirait que la position des Réflexions ne porte pas tant sur l’existence de Dieu, qui est affirmée, que sur ses attributs, car ce Dieu, dépourvu de toute qualité anthropomorphique (intelligence, volonté, liberté, bonté, etc.), se présente comme une nature nécessaire qui agit de manière également nécessaire.
Parmi les grands mérites de cette édition il faut compter le fait que les éditeurs ont découvert une source inédite de Jean Jacques-Rousseau, car on trouve plusieurs points communs entre les Réflexions et les deux Discours et le Contrat social. On sait d’ailleurs que la bibliothèque Falconet, l’une des plus riches parmi les bibliothèques privées de l’époque, avait servi comme source et lieu de travail pour plusieurs Encyclopédistes. On peut imaginer que Rousseau l’a fréquentée quand il a rédigé ses quatre cents articles de musique, mais qu’il aussi pu lire le texte des Réflexions. Plusieurs indices confirment un rapprochement direct entre son œuvre et le manuscrit clandestin. Dès le premier Discours (1749), Rousseau est évidemment sensible à la question de la variété (ou de l’inégalité) des conditions sociales et dénonce le commerce, les sciences et les arts qui engendrent « l’inégalité funeste introduite entre les hommes par la distinction des talents et par l’avilissement des vertus ». Cette variété ou inégalité liée au développement des arts et des métiers est l’un des aspects les plus critiqués dans les Réflexions. Dans le second Discours de 179Rousseau, cette même question revient, et il est précisé que « l’uniformité règne dans l’état de nature ; la diversité s’introduit par l’inégalité des conditions dans la société civile ; à l’indépendance de l’état de nature se substituent la dépendance et la subordination introduites par la propriété privée et exacerbées par l’amour-propre et par les passions ». Sans propriété, il n’y a pas de dépendance. Sur ce point les deux textes convergent pleinement. L’indépendance définit pour Rousseau comme pour l’auteur des Réflexions la liberté et l’innocence naturelles. En effet, « la propriété entraîne inévitablement des inégalités, donc des dépendances, donc des servitudes (ou un assujettissement) et un esclavage » (p. 190). Un autre point de vue que les deux auteurs partagent est la conscience que la religion traditionnelle est une imposture politique, mais aussi qu’une religion civile est nécessaire pour tenir ensemble la société dénaturée par l’inégalité et la propriété privée. Les éditeurs concluent cette comparaison croisée des deux auteurs par une affirmation très importante pour une compréhension nouvelle des Lumières et de Rousseau notamment : « L’auteur des Réflexions annonce ainsi l’analyse de Rousseau et dans les termes mêmes qui seront ceux de Rousseau » (p. 195).
Les similitudes ne s’arrêtent pas là, parce que l’auteur des Réflexions déclare explicitement que les qualités de Dieu nous sont inconnues et proclame notre ignorance totale à leur égard. C’est la même ignorance qui est affichée par le vicaire savoyard, car les qualités humaines ne peuvent pas circonscrire les qualités divines (p. 206-207). En outre, le vicaire invoque les mêmes critères d’évidence et d’universalité auxquelles fait appel l’auteur des Réflexions, avec des expressions tout à fait semblables, presque littérales (p. 213). Ainsi, bien que les convictions religieuses de Falconet et celle du vicaire savoyard soient « fondamentalement très différentes, leurs argumentations et leur vocabulaire même convergent sur nombre de points capitaux » (p. 217). En résumant la comparaison entre les deux auteurs, les éditeurs des Réflexions énumèrent nombre de caractéristiques communes : l’uniformité de l’état de nature opposée aux inégalités de l’état « civilisé », le bonheur défini en termes de « sentiment d’existence », l’inutilité des arts et des sciences, l’amour-propre bien ou mal entendu, la religion comme imposture politique : « Ces rapprochements nous incitent à considérer comme une hypothèse parfaitement plausible – et même probable – la lecture par Rousseau des Réflexions morales et métaphysiques et l’influence de ce texte clandestin sur certains de ses écrits » (p. 218).
Nous avons souligné l’importance de cette comparaison entre les deux auteurs (chapitre v de l’Introduction) pour montrer comment l’étude de la littérature philosophique clandestine a une influence directe sur l’histoire des Lumières en établissant de véritables passerelles ou des constellations qui conduisent du libertinage érudit (où la culture de la Renaissance domine encore), à travers le renouveau métaphysique de l’époque de Descartes, Hobbes et Spinoza, jusqu’au début des Lumières « radicales » qui se diffusent d’abord par les manuscrits et ensuite par l’imprimé. (pour une vue d’ensemble sur l’état présent de la recherche voir Clandestine Philosophy. New Studies on subversive manuscripts in early modern Europe, 1620-1823,éd. par G. Paganini, M. Jacob et J. C. Laursen, UCLA Center for 17th and 18th c. studies and Toronto University Press, Los Angeles-Toronto 2020 [http://oapen.org/search?identifier=1007705], ainsi que le site web clandestine.org). Comme le disent très bien les éditeurs du texte : « Les Réflexions reprennent de nombreux traits du Theophrastus, mais transforment l’athéisme de 180souche aristotélicienne de Patin en un spinozisme immatérialiste qui conjugue de manière très originale la métaphysique malebranchiste et le scepticisme de Montaigne. » Source inédite et inconnue de Jean-Jacques Rousseau – comme le permettent de penser des témoignages historiques et de nombreux rapprochements textuels – les Réflexions se révèlent ainsi être un texte-clé de l’histoire de la libre pensée aux xviie et xviiie siècles, témoin de la transition du « libertinage érudit » aux « Lumières radicales ». Par la richesse de l’Introduction, l’exactitude philologique de l’édition, l’abondance du commentaire, ce texte des Réflexions constitue un modèle exemplaire pour la recherche dans ce domaine et on ne peut que louer la largeur et la profondeur des connaissances qui ont permis à Antony McKenna et Gianluca Mori de restituer aux Réflexions leur place marquante dans l’histoire des idées philosophiques.
Gianenrico Paganini
Bibliographie des éditions de Guillaume-Thomas Raynal. 1747-1843. Sous la direction de Cecil Patrick Courtney. Paris, Honoré Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2021. Un vol. de 529 p.
Fruit d’un long travail minutieux qui nécessita des recherches dans les bibliothèques et les archives de plusieurs pays, l’ouvrage que publient Cecil Patrick Courtney et son équipe (David Adams, Gilles Bancarel, Daniel Droixhe, Claudette Fortuny, Gianluigi Goggi, Iryna Kachur, Hans-Jürgen Lüsebrink et Nadine Vanwelkenhuyzen) complète un premier travail élaboré avec Claudette Fortuny, spécialiste de l’histoire du livre, publié en 2003 à la Voltaire Foundation d’Oxford (Cecil Courtney et Claudette Fortuny, « Répertoire d’ouvrages et d’articles sur Raynal (1800-2003) », SVEC, 2003:07, p. 37-113). Signes du renouveau d’intérêt pour l’œuvre de l’abbé Raynal, entreprises au départ dans le cadre de l’édition critique de l’Histoire des deux Indes pour aider les chercheurs à choisir le texte de base de leur édition publiée par le Centre international d’étude du xviiie siècle (Ferney-Voltaire, 5 vol., 2010-2020), les études bibliographiques de Cecil Courtney prolongent le travail d’investigation à peine esquissé par Anatole Feugère en 1922 dans sa Bibliographie critique de l’abbé Raynal (1713-1796) ; documents inédits (Angoulême, Imprimerie ouvrière), et elles le portent à un degré de précision qu’il sera de longtemps impossible de dépasser.
Enquête et analyse de bibliographie matérielle consacrées à l’ensemble de l’œuvre de Raynal, l’étude dirigée par Cecil Courtney décrit les nombreuses éditions des ouvrages de l’abbé indépendamment de leur contenu intellectuel, en s’attachant attentivement aux détails physiques du livre imprimé, tels que pages de titre, frontispices, portraits, gravures et ornements divers, dont la plupart sont reproduits au centre de l’ouvrage dans un très beau « Cahier d’illustrations ». S’appuyant sur des témoignages issus des correspondances privées, sur les clauses des contrats d’édition, sur des annonces parues dans les périodiques, elle reconstitue l’histoire éditoriale de chaque œuvre, montrant leur élaboration du projet à sa diffusion.
Le plan de la Bibliographie des éditions de Guillaume-Thomas Raynal est essentiellement chronologique. La première partie décrit les sept ouvrages de Raynal antérieurs à la publication de l’Histoire des deux Indes, à savoir l’Histoire du Stadhoudérat, l’Histoire du Parlement d’Angleterre, le Mémorial de Paris et de ses environs (1749), les Anecdotes littéraires, l’Extrait de l’Essai sur la peinture, 181la sculpture et l’architecture (1751), les Anecdotes (Mémoires) historiques, militaires et politiques (1753), et l’École militaire. La deuxième partie présente les nombreuses éditions et rééditions des quatre versions de l’Histoire des deux Indes publiées entre 1770 et 1843. Cette deuxième partie s’achève sur une section consacrée au Tableau de l’Europe, réimpression ou tirage à part du livre XIX de 1774, ainsi qu’aux tableaux statistiques qui émaillent l’Histoire des deux Indes. Elle traite aussi des atlas, des suppléments, et des nombreuses traductions de l’Histoire des deux Indes en anglais, en allemand, en espagnol et en italien. La troisième partie s’intéresse aux éditions d’extraits et d’abrégés de l’Histoire des deux Indes. Intitulée « Derniers ouvrages », la quatrième partie traite des livres de Raynal publiés de 1783 à 1820, ou seulement en projet comme son « Histoire de la révocation de l’Édit de Nantes » qui ne vit jamais le jour. Cette quatrième partie s’achève sur une série d’appendices proposant une liste de livres, de pamphlets et de documents imprimés sur Raynal avant 1821. Elle fait aussi l’inventaire des ouvrages qui lui ont été faussement attribués, présente plusieurs pièces justificatives qui éclairent la publication de la troisième édition de l’Histoire des deux Indes en 1780, son interdiction et sa réimpression en 1783-1784 par la Société typographique de Neuchâtel.
Entreprise dans le cadre de l’édition de l’Histoire des deux Indes, la bibliographie matérielle des éditions de Raynal présentée par Cecil Courtney et son équipe est un outil indispensable pour toute étude des œuvres de Raynal. Elle est également utile pour les bibliothécaires et les collectionneurs désireux d’identifier les œuvres qu’ils conservent et possèdent. Elle est précieuse pour les historiens du livre qui travaillent sur les contrefaçons, qui étudient les circuits de l’édition et le commerce du livre au xviiie siècle car elle leur présente une histoire éditoriale particulière, exemplaire, méthodiquement approfondie.
Muriel Brot
Nicolas-Edme Rétif de la Bretonne, Correspondance. Éditée par Pierre Testud. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2021. Un vol. de 722 p.
Voici une nouvelle pierre apportée à l’édifice de l’édition scientifique des œuvres de Rétif de la Bretonne, par Pierre Testud. Après (entre autres) les deux volumes Pléiade de Monsieur Nicolas (Gallimard, 1989), les dix volumes des Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent (Champion, 2014-2018) et les cinq volumes des Nuits de Paris (Champion, 2019), la parution récente, à nouveau chez Honoré Champion, de la Correspondance, parachève un travail de recherche sur les échanges épistolaires de l’auteur entamé dans les années 1990. Le terrain était quasiment vierge et le travail considérable : il a fallu procéder à une opération de datation et d’inventaire (y compris des lettres mentionnées par Rétif dans ses Inscriptions ou son Journal même lorsqu’elle ne sont pas parvenues jusqu’au xxie siècle), pour un recensement de 749 lettres reçues et envoyées (au sein d’un ensemble sans doute plus vaste mais dont les traces sont pour l’instant perdues).
L’œuvre d’édition de Pierre Testud correspond à l’ambition de Rétif : tout dire et pour cela ne jamais cesser d’écrire. C’est le procès que d’aucuns feraient à son écriture : procédant sur le mode de la copia décomplexée, elle accumule et amplifie sujets, souvenirs, saynètes, analyses du moi, anecdotes et récits courts, 182harangues, discours et plaintes. L’auteur est remarquable par la façon dont il aménage les catégories littéraires et rhétoriques de l’Ancien Régime finissant (voir F. Le Borgne, Rétif de La Bretonne et la crise des genres littéraires, Champion, 2011). Il laisse ainsi transparaitre les affres d’un moi qui ne se conçoit pas hors de la crise, comme l’illustre le titre de son autobiographie théâtrale de 1396 pages : Le Drame de la vie, contenant un homme tout entier (1797). De la même façon que cette œuvre devait servir d’annexe à l’autobiographique Monsieur Nicolas ou le Cœur humain dévoilé, la correspondance de Rétif entre dans ce « vaste plan d’annexes » (Introduction, p. 9).
L’introduction de Pierre Testud insiste d’abord (p. 7-14) sur le lien explicite chez Rétif entre entreprise autobiographique et publication de la correspondance ainsi que sur l’importance judiciaire qu’il accorde à des lettres perçues comme des preuves, au point d’en imprimer et d’en publier un bon nombre au sein de ses œuvres à partir de 1783. Leur importance fondatrice se perçoit dans les choix éditoriaux de l’auteur : il va par exemple jusqu’à déplacer certaines nouvelles des Contemporaines d’un volume à l’autre afin de laisser de la place pour les lettres et utilise le moindre espace disponible sur la page.
Dans ce cadre, certaines opérations de mystification et de réécriture conduisent l’éditeur de la Correspondance à justifier précisément son corpus au cas par cas dans la suite de son introduction (p. 14-23), notamment les « cas problématiques » (p. 15). Ces derniers concernent les lettres adossées à un texte romanesque, chez un auteur pour qui fiction et réalité s’entremêlent de manière pathologique. Trois familles de textes sont circonscrites. Pierre Testud distingue tout d’abord les romans épistolaires, notamment La Malédiction paternelle (1780) et La Femme infidèle (1786). Le second de ces deux ouvrages est conçu par l’auteur comme un réquisitoire contre son épouse Agnès Lebègue dans lequel il n’hésite pas à reproduire des lettres… de mémoire. En l’absence de toute possibilité de déterminer la part de l’authentique et du fantasmatique dans ces pièces reconstituées, elles sont rejetées de l’édition critique, alors que La Malédiction paternelle conduit à un traitement au cas par cas. L’éditeur présente ensuite les « ouvrages non épistolaires contenant des lettres » (p. 18) et enfin les « lettres liées à une œuvre romanesque mais imprimées dans des suppléments, suites, annexes, etc. » de cette œuvre (p. 21). L’édition de la Correspondance comprend en outre les lettres non adossées à un texte littéraire, conservées dans des collections privées ou dans des fonds d’archives, pour lesquelles l’enjeu de l’authenticité du texte ne se pose pas.
Dans son introduction, l’éditeur distingue les quatre domaines principaux qu’aborde la correspondance (p. 23-40) : vie quotidienne, vie familiale, vie sociale, vie littéraire (et notamment conditions du métier d’écrivain). Les lettres autorisent un accès plus précis à la personne de Rétif au-delà de son appartenance à certains phénomènes du temps. Celui qu’on rattache à la bohème littéraire à la suite des travaux de Robert Darnton est aussi un « homme du monde recherché et estimé » (p. 30). Rétif a soigneusement conservé les missives laudatrices à propos de ses ouvrages ainsi que ses propres réponses, dans une quête de légitimité littéraire qui se vérifie constamment dans l’ensemble de son œuvre.
Au-delà des spécialistes de Rétif, les amateurs du xviiie siècle prendront plaisir à la lecture de lettres de certaines personnalités comme Fréron, Sébastien Mercier ou encore Grimod de La Reynière. Ainsi saura-t-on que ce fin gastronome envoie en novembre 1784 un bâton de réglisse à Rétif afin de l’aider à se remettre d’un 183rhume et l’invite à déjeuner pour le lendemain. En outre, cette lecture profitera aux littéraires comme aux historiens car elle permet une plongée dans les circuits de l’édition de la fin de l’Ancien Régime. Rétif qui était aussi, bien souvent, l’imprimeur et l’éditeur de ses ouvrages est concerné au premier chef par les contraintes politiques, techniques et économiques pesant sur le marché du livre.
L’édition classe les lettres de manière chronologique, de 1755 à 1855. La période d’activité littéraire de Rétif, né en 1734 et mort en février 1806, correspond aux années 1766 à 1805 avec une quantité importante de lettres échangées entre 1778 et 1803, période de publication de ses œuvres les plus connues. On peut découvrir sa dernière lettre (conservée du moins) datant d’octobre 1805 : Rétif devenu « septuagénaire infirme » (p. 664), comme il l’a écrit quelques mois plus tôt à Louis Bonaparte, adresse quelques ultimes vers à sa protectrice Fanny de Beauharnais. Les lettres de 1806 à 1855 sont principalement émises ou reçues par les proches de Rétif, ses filles au premier chef. Celles de l’année 1855 concernent le litige occasionné par la publication du roman Ingénue par Alexandre Dumas père qui met en scène, au grand dam des petits-fils de l’auteur, la vie familiale de Rétif.
L’ouvrage se clôt sur trois index bienvenus au vu de la complexité des relations familiales, amicales, professionnelles de Rétif et de l’intrication de ses œuvres et sa correspondance : index des noms (distinguant expéditeurs, destinataires et simples mentions), index des titres des œuvres mentionnées (nombreuses sont celles de Rétif), index des sujets (dont les très utiles « Commerce des livres » ; « Langue » ; « Travail de l’écrivain » et les amusants « Heures des repas », « Difficulté de trouver Rétif chez lui »).
Un travail d’enquête continu a permis des vérifications décisives en ce qui concerne l’établissement du texte. En outre, la mention au fil des années des lettres certes perdues mais évoquées par Rétif, assorties d’un commentaire de l’éditeur qui en présente le contenu probable selon les sources, autorise un parcours très cohérent de l’ensemble de la correspondance sans que les lacunes ne gênent la compréhension des échanges.
Philippe Havard de la Montagne, membre fondateur de la Société Rétif de la Bretonne, décédé le 8 juillet 2021, soit l’année de la publication de l’ouvrage, avait collaboré aux premiers travaux d’inventaire de la correspondance rétivienne dont les résultats ont été publiés dans les Études rétiviennes (Havard de la Montagne, ER, 2007). Lui qui est cité par Pierre Testud aux premières lignes de son introduction à cette Correspondance, que sa mémoire soit ici saluée.
Hélène Boons
Clare Siviter, Tragedy and nation in the age of Napoleon. Liverpool, Liverpool University Press, « Oxford University Studies in the Enlightenment », 2020. Un vol. de 378 p.
Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2016 à l’Université de Warwick, le livre de Clare Siviter comble une lacune et rectifie plusieurs idées reçues dans l’histoire du théâtre, qui rejette dans l’ombre la tragédie de l’époque napoléonienne perçue comme de la propagande insipide ou des pièces sans audience car frappées par la censure. Autant de biais réducteurs que la présente étude nuance ou conteste de manière convaincante et stimulante, grâce à un remarquable travail de lecture des textes imprimés croisée avec leurs manuscrits, les rapports 184de censure, les corrections effectuées par les comédiens du Théâtre-Français, voire les comptes rendus de presse. Clare Siviter complète ainsi les maillons de la chaîne de la « réception », souvent invisible et occultée faute de mener ce travail épineux, de longue haleine mais fécond dans les archives – en l’espèce, outre les Archives nationales, la mine de la Comédie-Française. Ce faisant, elle renouvelle les conclusions d’Henri Welschinger (La Censure sous le Premier Empire, 1887) et tire profit de la méthodologie d’investigation et d’interprétation appliquée à la censure depuis les années 1980 par Odile Krakovitch. L’autrice démontre que la tragédie napoléonienne est beaucoup plus « dynamique, innovante et subversive » (p. 110) que ce que l’on en a dit.
Le corpus primaire porte sur l’ensemble des tragédies jouées ou reçues (sans passer le seuil de la représentation) à la Comédie-Française entre la fin 1799 et juillet 1815, tout en offrant un aperçu élargi, en amont, du processus de réécriture du répertoire pratiquée dès le xviiie siècle et durant la Révolution (chapitre 1), ainsi qu’en aval, du fonctionnement comparable de la censure sous la Restauration et de la création différée de pièces napoléoniennes. Grand genre goûté et contrôlé (comme l’opéra) par l’Empereur, la tragédie constitue un medium où les enjeux poétiques et politiques sont inextricablement mêlés. Comment renouveler l’héritage tout en s’adressant au public contemporain après le « traumatisme » de la Révolution ? Si les auteurs pratiquent l’« interthéâtralité » (p. 13), soit l’inscription dans un patrimoine à la suite d’illustres prédécesseurs devenus des repères mémoriels pour les spectateurs, cela n’interdit en rien l’innovation. 27 nouvelles tragédies ont été jouées au Théâtre-Français, dont les plus significatives (17), de même que certaines pièces purement interdites, font l’objet d’analyses détaillées – tandis que dix autres sont résumées dans les annexes, qui comportent aussi des tableaux statistiques éclairants.
L’ouvrage est construit en deux parties. La première se focalise sur les reprises et transformations des tragédies canoniques, et leur utilisation par le pouvoir. « L’invention des classiques » (S. Zékian) se traduit dans les programmes scolaires et à la scène pour (re)construire la nation au terme de la Révolution. Au premier rang figure la « sainte trinité de Corneille, Racine et Voltaire », qui dominent avec 63 % des représentations de tragédies, étudiés dans les chapitres 2 et 3. L’accent est mis sur l’instabilité des textes partiellement réécrits par Delisle, Brunot ou Andrieux lors de rééditions, ou directement pour le jeu par des comédiens comme Talma ou Valmore, compilateur en 1814 des « Corrections, coupures et variantes faites par la Comédie-Française sur les pièces de son répertoire » (une intéressante source méconnue) : l’étiquette « classique » appliquée sans précaution à ces œuvres est donc trompeuse (p. 75-76). L’analyse des variantes et réécritures révèle une simplification stylistique et surtout des transformations de nature idéologique, visant à renforcer la domination patriarcale. L’autrice analyse ensuite en détail (chapitres 3 et 4) le fonctionnement complexe de la censure au cœur de la politique culturelle : au système bureaucratique officiel s’ajoutent le visa personnel de Napoléon qui multiplie dès 1806 les représentations par ordre à la cour, préalable (ou non) à leur création publique à Paris, ainsi qu’un « système latéral » mis en œuvre par les comédiens eux-mêmes, effectuant des coupes ou réécritures de fragments parfois en lien avec les auteurs, parfois en toute indépendance, en tenant compte de la première représentation : la « performance » constitue ainsi une étape spécifique et ambiguë de l’œuvre, nécessairement malléable.
185Suivant cette méthodologie d’exploitation des différents états du texte, la seconde partie présente les nouvelles tragédies composées voire créées sous le Consulat et l’Empire : leur succès sur les planches fut variable (p. 108-109) : 10 n’ont eu qu’une seule représentation, tandis que les plus grands succès que sont Les Templiers de Raynouard (1805), Artaxerce de Delrieu (1807) et Hector de Luce de Lancival (1808) ont dépassé 40 représentations sur la période considérée ; parallèlement, des pièces interdites de Lemercier ou Chénier seront créées des décennies plus tard. Clare Siviter les aborde par ensembles thématiques : les sujets antiques grecs et romains (chapitre 5), les héros orientaux de l’antiquité ou de la Bible (chapitre 6), les sujets historiques étrangers (chapitre 7), enfin les sujets nationaux répartis dans les deux derniers chapitres consacrés au Moyen Âge troubadour et aux événements postérieurs aux guerres de religion, jusqu’à l’histoire contemporaine (1799) dans Tippo-Saëb de Jouy (1813). Loin d’être une pâle réplique du xviie siècle, la tragédie a évolué.
Le fil conducteur de l’analyse consiste à montrer comment ces pièces médiatisent les tensions de la société et invitent, avec plus ou moins de succès et de polysémie, à des « applications » sur l’actualité, la tragédie fonctionnant dans certains cas comme « un tribunal symbolique pour rejuger le passé récent et faciliter la catharsis » de la nation (p. 290, notre traduction). C’est en fin de compte une étude de référence sur la tragédie, dont les conclusions appellent à être étoffées en élargissant l’approche aux autres genres, ainsi qu’à la vie théâtrale et au fonctionnement de la censure en dehors de Paris.
Thibaut Julian
Jacob Lachat, Le Passé sous les yeux. Chateaubriand et l’écriture de l’histoire. Paris, Vrin et Éditions de l’EHESS, 2023. Un vol. de 335 p.
Préfacé par François Hartog qui, dans son essai sur les Régimes d’historicité (Paris, Seuil, 2003), a montré comment s’instaurait avec Chateaubriand un nouveau rapport au temps congédiant la possibilité de tirer un enseignement du passé, le livre de Jacob Lachat s’inscrit dans le regain d’intérêt suscité ces dernières années par la pensée et l’écriture de l’histoire dans l’œuvre de Chateaubriand. Il se distingue néanmoins des enquêtes déjà menées en cherchant moins à cerner une nouvelle fois l’influence qu’a pu avoir Chateaubriand sur le renouvellement des pratiques historiographiques que le contexte dans lequel il a dû forger son écriture de l’histoire, en dialogue le plus souvent distancié avec les différentes conceptions de la relation au passé et de sa narration qu’il trouvait à sa disposition. L’intérêt de l’étude, toujours très clairement présentée, proposée par Jacob Lachat est donc de fournir un panorama très complet du champ historiographique au sein duquel Chateaubriand a dû se situer, de son premier ouvrage, l’Essai sur les révolutions, publié à Londres en 1797, jusqu’aux écrits des années 1830, les Études historiques et les Mémoires d’outre-tombe. Si le corpus retenu par Jacob Lachat illustre la diversité générique des textes de Chateaubriand portant sur l’histoire, le choix de ne pas s’en tenir à une analyse d’ordre poétique l’a conduit à quasiment écarter les fictions, ce que l’on peut d’autant mieux comprendre que leur articulation avec l’histoire, et tout particulièrement avec la Révolution, a déjà donné lieu à des analyses fouillées. On regrettera en revanche que très peu soit dit de la façon dont Chateaubriand rencontre aussi l’histoire dans la Vie de Rancé et est donc amené 186à expérimenter un nouveau mélange des genres, croisant biographie à vocation hagiographique, écriture de soi et narration d’un passé incarné dans de virtuoses portraits sur lesquels plane toujours l’ombre de la Révolution. On pouvait craindre que l’ordre chronologique adopté favorise le piège téléologique qui fait trop souvent envisager les Mémoires d’outre-tombe comme l’accomplissement de ce qui était jusque-là en gestation : il permet au contraire à Jacob Lachat de saisir l’évolution des objectifs et de la méthode de Chateaubriand au fur et à mesure qu’émergent de nouvelles façons d’écrire l’histoire et de mettre en relief ce qui fait la singularité de chaque texte, dans la réaction qu’il affiche face à cette concurrence des discours.
Bien choisi, le titre Le Passé sous les yeux attire d’emblée l’attention sur la récurrence de la métaphore visuelle qui traduit le souci de donner une peinture saillante des états passés de la société tout en respectant l’écart temporel. Il invite à observer les moyens rhétoriques de cette représentation ainsi que les gages de fidélité au réel qu’elle se donne. La place faite à l’érudition et à la documentation est ainsi sans surprise l’une des composantes du récit que Jacob Lachat est conduit à évaluer dans les œuvres de Chateaubriand. Quant aux procédés de visualisation, ils sont au cœur du premier chapitre consacré aux « tableaux d’histoire » : Jacob Lachat y revient sur les emprunts de l’auteur de l’Essai sur les révolutions à l’« histoire universelle littéralement spectaculaire » (p. 41) des disciples de Bossuet, soucieux de révéler par la technique du parallèle les ressorts cachés de l’évolution des sociétés replacée dans une perspective eschatologique. Jacob Lachat met en outre bien en évidence l’emprise de la science sur la démarche de Chateaubriand, encore adepte de « tables » et de calculs pour tenter de prévoir l’avenir. Mais le véritable enjeu de ce chapitre est de rendre compte de l’abandon de cet « effort de rationalisation et d’objectivation des faits historiques » (p. 55) au profit d’une narration de plus en plus imprégnée de marques d’inquiétude, donc de plus en plus ouverte à l’expression du Moi. Il est surtout d’illustrer le passage à des tableaux désormais à vocation pittoresque, qui entérinent le « virage esthétique » (p. 64) pris par l’écriture de l’histoire sous la plume de Chateaubriand. Cette priorité donnée au style s’affiche dans le Génie : Chateaubriand y rompt avec le système explicatif appuyé sur la science de mise dans l’Essai pour rendre hommage à l’éloquence de Bossuet et à la position de prophète qu’il préconise. Ce parti pris d’une écriture très littéraire de l’histoire confronte logiquement Chateaubriand au débat alors vif sur les relations entre fiction et histoire, sur la légitimité de l’imagination dans la restitution du passé et sur l’importance de l’érudition : Jacob Lachat retrouve ces discussions au cœur de l’entreprise de défense des Martyrs par Chateaubriand, qui doit se justifier d’avoir eu recours à des anachronismes et d’avoir surtout cherché à rendre présent le passé aux yeux de son lecteur. Jacob Lachat montre que la même tension parcourt le récit de voyage, tiraillé entre un pôle historique qui valorise l’exactitude impersonnelle de la description et un pôle esthétique qui privilégie la relation intime et poétique au paysage, volontiers recomposé dans des « rêveries anachroniques » (p. 129) qui corrigent les déceptions face à la réalité.
Cette quête de pittoresque domine également dans la peinture des mœurs des sociétés archaïques que Chateaubriand tient à livrer. Jacob Lachat renouvelle à ce propos l’interprétation donnée jusque-là de la position de « dernier historien » privilégiée par Chateaubriand. S’appuyant sur les travaux de l’ethnologue Daniel Fabre, il souligne la récurrence du « paradigme des derniers » (p. 152) à l’époque de Chateaubriand. Il en profite surtout pour revenir sur la lecture faite par Claude 187Reichler du discours de déploration tenu par Chateaubriand en Amérique face au sort des populations indiennes. S’il ne nie pas que Chateaubriand se soit montré « sensible à l’effondrement des cultures amérindiennes » (p. 169), Jacob Lachat considère que l’on n’a pas suffisamment tenu compte de la « nostalgie coloniale » (p. 160) qui s’exprimait dans cette vision : pour lui, « [l]a vision catastrophiste de l’histoire [de Chateaubriand] exprime d’abord le regret du passé de la France en Amérique » (p. 170).
De telles analyses ont le mérite de soumettre l’œuvre de Chateaubriand à de nouvelles grilles de critique littéraire et de faire apparaître son actualité. Elles ont aussi l’avantage d’attirer l’attention sur des textes encore négligés. C’est le cas dans le chapitre sur « Les usages politiques de l’histoire » dans lequel Jacob Lachat s’intéresse à la façon dont Chateaubriand convoque les figures et les événements du passé dans les textes qu’il écrit alors qu’il est impliqué dans les affaires du pays. On se souvient ainsi de son identification à Tacite dans le combat mené dans la presse contre le despotisme de Napoléon : Jacob Lachat remarque à juste titre que l’histoire est alors moins citée comme caution savante que pour sa valeur symbolique. Elle apporte de la solennité au tribunal conçu selon un modèle religieux par l’écrivain historien dont Jacob Lachat examine la rhétorique judiciaire. L’analyse des brochures et des articles de presse parus sous la Restauration lui permet ensuite de montrer comment Chateaubriand prend appui sur l’histoire pour défendre ses prises de position qui évoluent vers un « conservatisme pragmatique » (p. 211), ancré dans une conception de plus en plus politique et progressiste du rôle de la religion chrétienne, en rupture avec le pessimisme historique de ses débuts.
Ces années 1820 constituent en outre un pivot dans la mesure où Chateaubriand décide d’isoler et de rendre visible sa production historique en créant une section « Histoire » dans le cadre des Œuvres complètes publiées chez Ladvocat. On comprend d’autant mieux la nécessité de le situer parmi ses contemporains qui traitent eux aussi de plus en plus l’histoire comme un domaine spécifique du savoir. En se penchant sur les articles donnés par Chateaubriand au Journal des débats, Jacob Lachat fait ainsi apparaître sa proximité avec les historiens libéraux. Après d’autres critiques, il fait ressortir les enjeux du dialogue sans concession avec les idées de sa jeunesse auquel doit se soumettre Chateaubriand annotant l’Essai sur les révolutions. C’était un passage obligé : Jacob Lachat en vient à la préface aux Études historiques dans laquelle Chateaubriand livre son opinion sur les courants historiographiques contemporains, mais en forçant les clivages entre des écoles que d’autres appellent au contraire au même moment à dépasser. C’est que Chateaubriand a besoin de cette polarisation du champ historique pour que se dégage mieux la singularité d’une écriture qui reste en décalage avec les pratiques contemporaines, et notamment avec la valorisation croissante de l’érudition et du recours au document. L’intérêt du dernier chapitre, « L’histoire en personne », est en effet de montrer comment la distance critique affichée dans les Études historiques face aux démarches des historiens contemporains prépare le choix de se tourner vers le genre des mémoires, soit vers « une écriture de l’histoire qui mêle le savoir à l’expérience vécue » et qui permet donc à Chateaubriand de mettre en avant « sa situation d’écrivain dans l’histoire » (p. 272). Il faut saluer dans ce chapitre les pages très stimulantes sur « l’héroïsme historiographique » (p. 287) qui distingue la posture du mémorialiste de celle des auteurs de romans historiques et surtout, le parallèle finalement mené avec Michelet, lequel s’emploie à ranimer un 188passé dont le mémorialiste se pense comme le fossoyeur. On apprécie également l’éclairage jeté sur la « Préface testamentaire » par la prise en compte – somme toute nouvelle –, du choix par Chateaubriand de la publier dans la Revue des Deux Mondes et de miser sur la pluralité de son œuvre, ainsi offerte à un lectorat très varié. Si Chateaubriand reste un « historien à contretemps » (p. 301), l’essai de Jacob Lachat plaide pour la redécouverte d’une œuvre qui est « un cas littéraire particulier pour observer la construction d’un rapport existentiel à l’histoire » (p. 312) et qui apprend beaucoup sur l’historiographie en pleine mutation du début du xixe siècle.
Fabienne Bercegol
Charles Nodier, Romans. Édition sous la direction de Jacques-Remi Dahan. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle » 2022. Un vol. de 1199 p.
La réédition des Romans de Nodier, des Proscrits (1802) à Mademoiselle de Marsan (1832), est un événement littéraire qui mérite d’être hautement salué. Elle comble une lacune éditoriale que nous pouvions jusqu’alors déplorer puisque la plupart de ces œuvres n’avaient pas encore fait l’objet d’une édition critique digne de ce nom. Elle rend justice à l’importance de Nodier dans l’histoire littéraire, au-delà de son rôle de mentor de la génération romantique, et à la place que l’auteur lui-même réservait à ses créations romanesques : en 1832, lorsqu’il entreprend de réunir ses Œuvres (incomplètes) chez Renduel, il choisit significativement de donner à Jean Sbogar une place de choix puisque c’est ce roman qui ouvre la série des douze volumes à venir ; suivront immédiatement, dans le deuxième volume, sous la bannière « Romans, contes et nouvelles », Le Peintre de Saltzbourg, Adèle et Thérèse Aubert. Enfin, cette parution s’inscrit dans une dynamique marquée par la redécouverte d’un Nodier romancier (É. Pezard et M. Sukiennicka (dir.), Autour de Jean Sbogar. Le bicentenaire d’un roman majeur du romantisme, Atelier du xixe siècle de la SERD, 2019 ; P. Kompanietz et M. Le Bail, Charles Nodier romancier : le Moi et l’Histoire (1800-1820), Paris, Classiques Garnier, 2022) souvent occulté par la critique. Cette vaste entreprise éditoriale est dirigée par Jacques-Remi Dahan et a bénéficié de la collaboration de spécialistes de Charles Nodier ou, plus généralement, du romantisme : Patrick Berthier, Vincent Laisney, Stefano Lazzarin, Jean-Luc Steinmetz et Henri de Vaulchier, sans oublier Charles Grivel (1936-2015), qui n’a pu voir la parution de ce volume, mais qui s’était notamment intéressé à Jean Sbogar.
Le volume des Romans de Nodier s’ouvre sur une belle introduction de Patrick Berthier qui résume par un mot de Balzac le manque de reconnaissance dont continue à pâtir l’auteur, tout juste associé dans les histoires littéraires ou les manuels scolaires, sans mise en contexte, au salon de l’Arsenal : « Il est toujours resté secondaire, quand il a quelquefois mérité la première place. » (p. 9) En s’appuyant sur les témoignages de Théophile Gautier, mais aussi sur la pratique de l’auteur, qui a lui-même utilisé le mot comme éditeur de ses œuvres, Patrick Berthier cherche d’abord à circonscrire la notion de « roman » chez Nodier, question délicate à laquelle le critique, tout en soulignant l’inflexion intime de cette catégorie générique (écrire un roman, pour Nodier, « c’est plus ou moins indirectement “faire le récit de [s]a vie” », p. 14), répond de manière ouverte en explorant « l’étonnante richesse d’un corpus quantitativement réduit, mais aux multiples facettes » (p. 15) : variété des 189tons et des ambiances, diversité des modèles d’une œuvre protéiforme, présence en filigrane de l’histoire révolutionnaire, liberté d’un genre propice aux outrances romantiques, mais aussi à « la méditation qu’il permet sur l’âme humaine » (p. 19). Un tel constat sur la richesse et la diversité du corpus eût sans doute été conforté, du reste, par la prise en compte d’un texte au statut problématique, Moi-même, ce « roman qui n’en est pas un », qui hésite entre mensonge romanesque et vérité biographique, entre le roman personnel (ou l’anti-roman, dans la veine de Sterne) et l’autoportrait excentrique.
Des Proscrits au Voleur, ce sont au total huit romans qui sont rassemblés dans ce volume, sans compter les très intéressants « fragments et fantômes rencontrés aux marges de l’œuvre romanesque de Charles Nodier » (p. 1081). L’établissement des textes frappe immédiatement par sa rigueur. Chaque roman est précédé d’une préface souvent substantielle et d’une note bibliographique, et suivi d’un dossier critique qui permet d’apprécier l’accueil que les contemporains ont réservé à ces œuvres. Paru en 1818, le roman le plus célèbre de Nodier, Jean Sbogar, prend place au centre du volume. Textes de jeunesse, les deux premiers romans, Les Proscrits (1802) et Le Peintre de Saltzbourg (1803), regardent du côté de Werther tandis que Le Dernier chapitre de mon roman (1803) est plutôt redevable au modèle de Faublas. Remarqués par Mme de Genlis, Les Proscrits portent en germe bien des thèmes nodiériens et, comme la plupart des romans de l’auteur, sont liés quelquefois à la jeunesse parfois orageuse de Nodier. Il paraît toutefois difficile d’affirmer qu’il s’agit là du « premier roman de la Révolution » (p. 40) puisque le roman est précédé de nombreux textes romanesques ayant fait de la Révolution le cadre contextuel de leur intrigue (là où Les Proscrits privilégie au contraire un cadre plus vague), à commencer par L’Émigré (1797) de Sénac de Meilhan. Le Peintre de Saltzbourg est représentatif de ce que Vincent Laisney, dans une préface aussi précise qu’élégante, appelle un « romantisme 1800 » : Charles Munster est le frère de René et d’Adolphe, de Werther et d’Oberman. Publié la même année, dans un style plus distancié, mais non moins personnel, Le Dernier chapitre de mon roman est l’expression réussie du libertinage nodiérien. Jean Sbogar, Thérèse Aubert et Adèle sont précédés de préfaces extrêmement précieuses de Jacques-Remi Dahan sur la genèse et les sources de ces trois œuvres. S’il n’est pas le premier texte romanesque à traiter ce thème (citons par exemple LesAmants vendéens d’Étienne Gosse, paru en 1802), Thérèse Aubert est un passionnant roman de la Vendée ; Adèle, roman publié en 1820, mais dont la genèse est bien antérieure, est une méditation sur la « noblesse du génie, du courage et de l’élévation d’âme » (p. 757). Le volume s’achève par Mademoiselle de Marsan (1832), roman plus tardif de Nodier, qui revient au genre de sa jeunesse, et par Le Voleur (1804-1807), un avant-texte de Jean Sbogar dont le manuscrit est longtemps demeuré inédit (il fut signalé pour la première fois par Jean Larat en 1923, publié par fragments en 1950 et 1952, et réédité en 2004 par Ludovica Cirrincione d’Amelio aux éditions Champion), respectivement présentés par Jean-Luc Steinmetz et Henri de Vaulchier. Les « Écrits sur le roman » complètent enfin cet ouvrage volumineux, qui contribuera sans doute, comme nous l’espérons, à redonner à Nodier la place qu’il mérite dans l’histoire du roman français.
Paul Kompanietz
190Takayuki Kamada, Balzac. Multiples genèses. Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, « Manuscrits modernes », 2021. Un vol. de 483 p.
Il n’est pas exagéré de penser que les études scientifiques sur un auteur et son œuvre commencent nécessairement par l’histoire des textes : publications et rédaction. Quels textes publier ? Quels textes lire ? Et, plus largement : qu’est-ce qu’un texte ? Où commence cette identification ? De la philologie fondatrice à la contemporaine génétique, de l’imprimé et ses supports, mais aussi de l’écriture et du style, le xxe siècle, en sa seconde moitié, a voulu théoriser le travail du sujet rédacteur et relecteur dans ses pratiques et réalisations. Et si la génétique était d’abord la stricte description des brouillons et des avant-textes, elle est devenue une véritable science du temps et des évolutions de l’écrit, d’ambition de plus en plus critique : de la génétique aux études de genèse. Pour le corpus balzacien le travail pionnier de Lovenjoul restera toujours ce point de départ historique, présentant, identifiant et classant un corpus immense. Ses successeurs directs furent tous d’abord les grands éditeurs de Balzac au xxe siècle, confrontés à des choix théoriques considérables, et contraints par l’empirisme des présentations matérielles. Le maître livre de Takayuki Kamada, d’une génération autre, commence par rappeler tout cela avec une grande précision et une réelle hauteur de vue, en insistant, comme il se doit, sur le fait que la spécificité de cette œuvre inachevée et ouverte, en devenir, que reste La Comédie humaine oblige tout spécialiste des études littéraires à repenser la notion même de lisibilité d’un ensemble. « Car l’écriture balzacienne est fondamentalement de nature à rendre problématique toute délimitation, et en l’occurrence, celle du texte et des avant-textes, l’enjeu étant […] de construire et intégrer de multiples portions textuelles les unes après les autres de manière mobile, en les corrigeant, augmentant et permutant sans cesse. Nous sommes en présence d’une nuée de textes interconnectés, toujours en mouvement et en action, dont la configuration n’en finit pas de se transformer. » En somme, « nous avons affaire à un ensemble hypertrophique et aux frontières en partie indéterminées » (p. 10). Takayuki Kamada – qui fit sa thèse sous la direction de Jacques Neefs, premier disciple de Claude Duchet – explique bien que le premier âge théorique de la génétique balzacienne, dans les années 1980-1990, relevait d’une « macrogénétique » : « Ciblant un ensemble de gestions globales chez Balzac (planification de séries et de cycles, conclusions éditoriales, publications, rééditions), cette méthode […] a su stimuler l’attention critique de plus en plus portée aux actes de création dynamiques et significatifs de l’auteur de La Comédie humaine » (p. 12). Mais, remarque le spécialiste qui a lui-même travaillé régulièrement depuis une vingtaine d’année à l’évolution de la recherche en la matière, « privilégier exclusivement cette approche macrostructurelle, ce serait oublier que l’objet final de la génétique balzacienne est d’appréhender dans son ensemble un mouvement de genèse des plus complexes. » Il s’explique : « En effet, définie par essence comme une “génétique de l’imprimé” (Vachon), la macrogénétique implique pour corollaire un certain éloignement vis-à-vis des documents rédactionnels en amont, pages manuscrites et épreuves corrigées. Le mot d’ordre d’une nouvelle ère de l’application de la génétique pour l’écriture balzacienne devrait être d’en diversifier les points de vue et les procédés. » Et il présente ainsi et justifie pleinement son propre ouvrage : « Oscillant entre les deux pôles d’exigence – investigation des flots de récit, à quelque niveau que ce soit, pour en saisir les réseaux de la dynamique génétique balzacienne, 191d’une part, et implacable nécessité de délimitation documentaire à des fins d’analyse rigoureuse de l’autre –, nous sommes amené à un choix : celui de lieux et sites qui semblent prégnants, stratégiques et sensibles, et qui rendraient palpable la richesse d’un terreau de multiples genèses. Il importe à cette fin d’assurer une diversité d’angles d’observation. Alors que la génétique balzacienne, ces dernières décennies, laissait voir quelque mise à l’écart des documents autographes pour favoriser la lecture des états successifs publiés, nous nous proposons d’intégrer en la revalorisant la partie manuscrite des dossiers de genèse dans l’exercice d’investigation qui suit. L’intérêt pour nous est de voir, à partir de différents espaces de genèse (documents d’initialisation et de rédaction, matériaux éditoriaux et post-éditoriaux, ensemble de récits et paratextes), comment s’élabore chez cet écrivain un questionnement inlassable sur la mise en forme romanesque, une articulation originale d’éléments de composition et une gestion dynamique de l’édition de son œuvre plurielle » (p. 12-13). En somme, son livre ambitionne d’être une présentation générale, à la fois synthétique et détaillée, de la création balzacienne saisie dans ses effets de déroulement et de dynamisation. Quand la génétique (des textes, de l’écriture, de la composition, voire de la commercialisation des pratiques et des échanges) subsume poétique et stylistique littéraires – Takayuki Kamada rejoint ainsi les propositions d’Anne Herschberg Pierrot qui font désormais référence. Le résultat est ce livre admirable, véritablement parfait dans son ambition et ses résultats démonstratifs, idéalement rédigé et présenté, qui constitue à ce jour la somme la plus complète en la matière, parvenant à être à la fois une synthèse théorique sur les approches méthodologiques de sa discipline, et une description exhaustive de l’état du texte balzacien – du moins de La Comédie humaine : on ne peut pas tout faire à la fois et, certainement, Takayuki Kamada nous donnera, un jour, un programme de recherche averti pour la génétique de tout ce que les chercheurs ont pris la très mauvaise habitude de réunir sous l’étiquette paresseuse d’« œuvres diverses ». Le plan est d’une grande intelligence dans sa clarté. La première partie (« La génétique textuelle face au corpus balzacien ») présente donc l’état de la recherche en matière de théories de la génétique et de l’histoire des études balzaciennes. Takayuki Kamada n’esquive pas (chapitre 2) la redoutable question, toujours quelque peu polémique, de « la question de l’interprétation », pour savoir si la génétique est ou n’entend pas être une herméneutique – il rappelle, entre autres, l’opposition, en 1996-1997, de Laurent Jenny et Pierre-Marc de Biasi sur le sujet. Il a la prudence de ne pas proposer une réponse qui ne pourrait qu’être insatisfaisante et préfère penser que toute lecture, spontanée ou savante, implique et réalise une évaluation critique par un mixte de sens et de valeur textuels produit et reçu (ou non) dans l’histoire. On est également sensible au bel hommage au travail fondateur de Lovenjoul donc, dont l’étude des Paysans, roman inachevé à la rédaction particulièrement retorse, constitue déjà une étude de genèse venue de la génétique des textes. La deuxième partie s’attache aux « processus et techniques de création » les plus précis chez Balzac. Le travail du spécialiste montre les « enjeux et paradoxes de la composition hétérogène », mais aussi les effets de « modélisation de la gestion rédactionnelle » soutenue avec le soin que l’on sait. Allant au plus minutieux, Takayuki Kamada décrit le manuscrit « comme lieu de dialogues spatio-temporels », avant d’insister, en des pages particulièrement importantes, sur « l’hétérogénéité de supports comme principe de dynamisation de l’écriture » (p. 130), en particulier par un permanent « dialogue spatial sur épreuve » du texte avec lui-même (p. 132), 192ainsi que par une savante « mise à profit des ressources de l’imprimé », toujours, par un romancier qui ne perd jamais rien (p. 134) – voir le tableau p. 136 sur les déplacements textuels dans Un grand homme de province à Paris, avec ses douze entrées, qui témoigne autant de la virtuosité de la mémoire de Balzac que de l’abnégation du chercheur à suivre un fil aussi embrouillé. La troisième partie s’élève au-dessus de ces microtextes pour envisager « l’ordonnance d’une œuvre totalisante », puisque la pensée de la totalité reste le vecteur balzacien par excellence. Takayuki Kamada fait le point tant sur l’édification cyclique de La Comédie humaine, que sur la genèse des personnages reparaissant indispensables à cette poétique du cycle. Il prend l’exemple des rééditions de La Peau de chagrin de 1831 à 1846 pour montrer l’organisation du réseau des personnages, avec arrivée des uns et sortie des autres. C’est dans cette partie, sur la macrostructure de la totalité montrée et voulue telle, que l’auteur propose une analyse des modes de publication déterminés par une « poétique du chapitre », objet balzacien absolument capital. Après le massif même du grand œuvre présenté dans la recomposition de sa parcellisation originelle, la quatrième partie déplace l’attention du côté des « paratextes et fragments insérés » : préfaces, mais aussi dédicaces, comme objets d’autoréflexion, qui posent, souvent, la question de la sincérité et de l’opportunisme d’un discours illocutoire avoué visant à des retombées concrètes en termes de communication. C’est dans cette partie que Takayuki Kamada a choisi d’insérer une analyse des textes-objets que Balzac aimait bien placer dans ses romans en sollicitant la typographie dans une perspective romanesque souvent très ironique à l’égard de la représentation : enseignes, inscriptions funèbres, pièces judiciaires justificatives, etc. – très bon travail, mais qui aurait peut-être été plus à sa place dans la partie II sur les techniques de création, comme exemple de subversion et surtout d’ironisation d’une mimèsis qui fait éclater les limites paginées de l’imprimé en une forme de métalepse textualisable, de la vie au récit. Enfin, la cinquième partie se concentre sur l’unique dossier de César Birotteau pour étudier les « axes de dynamisation du récit » que sont l’insertion de textes commerciaux, elle-même également ironique, et le développement d’un personnage – pas n’importe lequel : Nucingen –, en particulier dans son inscription dans certains espaces textuels et narratifs particulièrement pensés comme stratégiques en termes d’intérêt romanesque (les scènes de repas). Fin d’un ouvrage de référence ? Pas encore, car, tout à sa générosité et à ses capacités de travail et à ce qu’il faut bien appeler son réel dévouement, Takayuki Kamada nous offre, en annexe, un travail de 47 pages (police 10) d’une richesse et d’une importance décisives : « Descriptif des dossiers de genèse de La Comédie humaine (Fonds Lovenjoul) ». Refaisant avec courage et précision l’inventaire réalisé par Georges Vicaire il y a plus d’un siècle, et unifiant des données à peu près accessibles, mais de seconde main dans l’édition de la Pléiade de 1976-1981 et avec de nombreuses lacunes, le chercheur offre à la communauté un travail irremplaçable : « notre entreprise a pour but d’actualiser les informations sur les matériaux génétiques rattachés à l’édifice romanesque de Balzac. Il s’agit plus précisément d’inventorier les pièces constitutives (notes, ébauches, manuscrits, épreuves) et de décrire succinctement leur situation matérielle » (p. 405). Décidément ! Entre ce grand et beau livre, modèle de science et de maturité, l’édition génétique hypertexte eBalzac achevée pour Sorbonne Université, les éditions philologiques en cours sur le site Variance de l’Université de Lausanne, et l’édition diplomatique du mythique Pensées, sujets, fragmens par Hervé Yon (Courrier balzacien, 2023), les études 193balzaciennes sont à la fête ! Que la génétique en soit l’axe de base relève de l’évidence heureuse d’une réussite.
Éric Bordas
Nathalie Solomon,Le Récit manquant. Sur le possible littéraire au xixe siècle. Paris, Classiques Garnier, « Archives des lettres modernes », 2023. Un vol. de 314 p.
Nathalie Solomon, dans Le Récit manquant, explore la catégorie du récit possible en en montrant l’historicité puisqu’elle l’étudie à propos d’auteurs d’une période précise, la période romantique. Elle s’intéresse en particulier à Gautier dans le deuxième chapitre, à Balzac dans le troisième, à Gautier encore mais aussi Nerval, Flaubert et Custine dans le quatrième, à Mérimée dans le cinquième, à Stendhal dans le chapitre suivant, puis à Dumas (Le Comte de Monte-Cristo). Il faut souligner la variété des auteurs et des genres littéraires étudiés : l’ouvrage se penche sur la fiction narrative, roman ou récit court, mais aussi sur le récit de voyage, l’autobiographie voire le poème (« À une passante » de Baudelaire).
La notion même de récit possible fait l’objet d’une réflexion développée dans le début de l’ouvrage. En particulier abordée à partir des travaux de Marc Escola et de Sophie Rabaud, elle se précise (dans le champ du possible littéraire, c’est bien le récit et non la critique à la manière de Pierre Bayard qui retient l’attention), et donc s’infléchit puisque Nathalie Solomon donne une spécificité au récit manquant caractéristique du romantisme. « Ce sont [l]es histoires refusées qui nous intéressent ici […] » (p. 8), déclare-t-elle, et plus encore : « […] c’est l’absence du récit qui compte, celui qui aurait dû être raconté davantage encore que celui qui aurait pu l’être » (p. 23). L’ouvrage aborde des cas très variés de récits manquants : « […] des récits inachevés de Stendhal aux personnages reparaissants de Balzac, des provocations de Nodier aux fantasmes de Frédéric Moreau, des livres imaginaires des Jeunes France à ceux de Nerval, du “Ô toi que j’eusse aimée” de Baudelaire jusqu’à certaines existences méconnues des Misérables […] » (p. 10).
Chez Gautier, le récit manquant peut relever de la rêverie sur l’autre ou sur un objet, du rapport du personnage à l’idéal, ou de coups de barre narratifs désinvoltes ou ironiques ; à propos de La Comédie humaine, l’ouvrage explore notamment le principe des plans sans lendemain des personnages, par exemple ceux de Pons pour défendre sa collectionou la « vengeance avortée du colonel Chabert » (p. 182), mais aussi, il met en valeur l’illumination des manques d’un récit par un autre (p. 192) ; les récits de voyage de l’époque, poursuit Nathalie Solomon, soulignent ou exhibent volontiers l’impossibilité de développer un récit de la découverte euphorique au profit du détachement, voire de la désillusion plus ou moins dysphorique ; Mérimée, quant à lui, a une manière singulière d’exploiter le récit manquant qui tient à la mise en jeu de points de vue erronés, souvent féminins, sur l’histoire « réelle » ou ses acteurs : ces méprises proposent des pistes qui elles aussi tournent court – d’autres procédés comme le suspens ou l’adresse ironique au lecteur sur ce qu’on ne lui racontera pas sont également étudiés ; pour Stendhal, l’accent porte sur la digression qui, détournant d’un récit en cours, amorce une histoire sans la développer ; dans Le Comte de Monte-Cristo, Nathalie Solomon montre le « caractère schématique » des personnages (p. 287), et s’intéresse à l’intrigue « dont la matière première se dérobe et captive en même temps » (p. 286).
194Pourquoi une pareille tendance dans ces œuvres de l’époque romantique ? La question traverse l’ouvrage, elle est relancée d’un chapitre à l’autre et les réponses s’enrichissent, on ne les donnera pas toutes. Nathalie Solomon souligne bien sûr l’héritage du xviiie, de Sterne, et elle tire parti du livre de Daniel Sangsue sur le récit excentrique. Elle précise ou montre, du reste, que le manque est plus moins discret, plus ou moins ostentatoire (il éclate dans Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux de Nodier), qu’il peut prendre une forme amusée, amusante, mais aussi plutôt mélancolique, voire, que la mélancolie domine, la mélancolie du manque, du sentiment d’inutilité ou d’impuissance. L’auteur met ainsi en évidence, plutôt qu’une confiance dans les possibles de la fiction littéraire, une perte de confiance, une distance à l’égard de la littérature, du déjà écrit qui figure à l’état de pistes, de traces, de ruines : la conclusion développe de manière éclairante la belle image de la ruine romantique pour parler du récit manquant.
Une question toutefois persiste : qu’est-ce qui permet d’identifier ce dernier, de le distinguer du récit possible ou des autres récits possibles ? Ou encore : quels sont les critères de l’« aurait dû » et ceux de l’« aurait pu » ? De quel ordre est le « devoir » (« aurait dû ») : générique, textuel, ou relève-t-il de la lecture ? Et encore, quelles sont les preuves de la frustration du lecteur dont il est parfois question ? Nathalie Solomon parle de « fait proprement stylistique » (p. 14) à propos du récit manquant, mais les traits de ce fait ne pourraient-ils être recueillis ? Le lecteur, cela dit, en découvre plusieurs au cours de l’ouvrage : l’inachèvement d’une histoire, d’un livre, l’absence d’un personnage important pour l’histoire, ou de son point de vue, les commentaires du narrateur ou d’un personnage sur le récit que l’on ne fera ou ne poursuivra pas, l’irréel du passé (ce genre de critère grammatical semble très fécond), la typographie… Sans doute la liste des signes du manque est-elle difficile à fixer. Nathalie Solomon souligne elle-même que « la rétention de la parole devient un moyen d’expression littéraire fréquent mais discret, facile à négliger » (p. 15).
Quoi qu’il en soit, l’ouvrage propose des vues très stimulantes sur les variations historiques du récit possible, et sur l’écriture romantique, à trous.
Régine Borderie
Henry Murger, Œuvres. Tome I. La Vie de bohème, Scènes de la vie de bohème. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2023. Un vol. de 1159 p.
Françoise Cestor et Jean-Didier Wagneur poursuivent leur patiente et sagace exploration de la bohème française du xixe siècle. Après Dix ans de bohème d’Émile Goudeau (avec Michel Golfier, Alain Deschodt et Patrick Ramseyer mais sans Françoise Cestor, Champ Vallon, 1996), après leur monumentale anthologie Les Bohèmes, 1840-1870 (Champ Vallon, 2012), après Charles Demailly des Goncourt (Classiques Garnier, 2014), ils proposent cette fois une édition des Scènes de la vie de bohème, le roman de Henry Murger datant de 1851, ainsi que de la pièce de théâtre (La Vie de bohème)que Murger a publiée avec Théodore Barrière trois ans plus tôt. Il s’agit ici du premier tome des Œuvres de Murger, ouvrant la série « Bohèmes » de la « Bibliothèque du xixe siècle » chez Classiques Garnier.
Les fameuses Scènes de la vie de bohème ont déjà connu trois éditions annotées et préfacées : celle de Marcel Crouzet (coll. « Les grands maîtres », Bordas, 1949), celle de Loïc Chotard et Graham Robb (coll. « Folio », Gallimard, 1988) et 195celle de Sandrine Berthelot (coll. « GF », Flammarion, 2012). L’édition de Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor se distingue par sa recherche d’exhaustivité et par sa grande ouverture à la réception de l’œuvre éditée. Dans un fort volume de 1159 pages, dans lequel les textes eux-mêmes comptent pour moitié environ, les éditeurs proposent une préface de 150 pages, un choix de variantes, 1800 notes de bas de page et 400 pages d’annexes. Celles-ci comprennent notamment la reproduction d’articles issus de la réception de l’œuvre de Murger sous ses trois formes : le feuilleton paru dans le Corsaire-Satan entre 1844 et 1849, la pièce de 1848 et le roman. On trouve dans ces annexes la confirmation que l’imaginaire de la bohème littéraire et artistique, disponible quand Murger s’en saisit, va rapidement être associé à son nom et à son œuvre que l’on dirait aujourd’hui autofictive. Dès le mois de juin 1848 a ainsi paru un article de Camille de Chancel dans le Mémorial bordelais (p. 687). Suivront des dizaines d’autres, avec pour auteurs Champfleury, Théophile Gautier, Jules Janin ou encore Paul Meurice.
La préface des deux éditeurs rassemble tout ce que l’on sait de la biographie de Murger à partir de témoignages et de parties de la correspondance : cela inclut les débuts, le groupe des Buveurs d’eau, l’activité journalistique dans la petite presse, les cafés fréquentés qui sont tous soigneusement décrits, etc. Les éditeurs retracent aussi la genèse, la composition des Scènes et la publication de l’œuvre dans ses différentes versions. La préface s’achève pertinemment avec les sections « L’invention de la bohème moderne » et « Destin de la bohème » où d’autres expressions du mythe sont signalées. L’œuvre de Murger a ceci d’exceptionnel en effet qu’elle est directement associée à l’émergence du mythe de la bohème et de la figure du bohème, mythe et figure qui poursuivront leur chemin dans l’imaginaire social sans cesser d’être associés à l’œuvre et à la personne de Murger qui les ont si bien cristallisés.
Anthony Glinoer
Correspondance générale d ’ Eugène Sue. Volume 5 (1855-1857). Suivie de Lettres retrouvées (1829-1854). Éditée par Jean-Pierre Galvan. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2023. Un vol. de 725 p.
Sue lui-même, notons-le en souriant, donne son aval aux futurs éditeurs de sa Correspondance puisqu’il écrit à Mme de Solms : « Un […] écrivain ne s’abuse pas, lorsqu’il écrit il sait bien que quelles que soient les promesses faites, ses lettres sont malheureusement des autographes, et que dans 20 ou 40 ans, elles sont nécessairement livrées à la curiosité ou à la sympathie » (Novembre 1856, lettre 56-106, p. 322).
Ce volume se compose de deux parties. Commençons par la seconde : Lettres retrouvées (1829-1854), p. 451-649. Avec une honnêteté scrupuleuse, porté par l’exigence de véracité, l’éditeur y amende parfois ses précédentes publications. Ainsi il croyait deux lettres de 1844 (44-9, 44-24) adressées à Edmond Cavé. Des documents apparus en vente publique après la parution du tome 2 l’amènent à noter : « il nous semble maintenant qu’elles aient également été adressées à Ludovic Vitet » (p. 514), et lui permettent aussi de donner, p. 522, le texte intégral d’une lettre à Lamennais (1844-S[upplément]13) dont il n’avait présenté que l’analyse (t. 2, 44-67). Certaines lettres ne lui étaient connues que par des photocopies (t. 3, 49-58, 196t. 4, 54-40), des mots étaient coupés. D’où des hypothèses de lecture. Leur texte complet (1849-S7, 1854-S4) permet de constater qu’en l’occurrence les conjectures étaient parfaitement fondées. Jean-Pierre Galvan note encore à propos d’un procès de 1847 : « Nous donnons ici le compte rendu plus détaillé [que dans la Gazette de Tribunaux] paru dans Le Constitutionnel du même jour qui nous avait échappé » (1847, S3, p. 582). Le lecteur de Jean-Pierre Galvan connaît bien le mode de publication des romans au rez-de-chaussée de la une des journaux, à l’emplacement du feuilleton. Il est bien possible qu’il en découvre une variante. Le Constitutionnel, au grand dam de Sue, publie Martin l’enfant trouvé en « bibliothèques » : le texte n’est pas imprimé en continu, mais découpé en pages, la 1 et la 4 à la première page du quotidien, la 2 et la 3 à la seconde. Ainsi le lecteur peut-il disposer d’une série de livrets dont il pourra faire un livre. Déjà apparu dans les volumes précédents de cette Correspondance, un trait se confirme. « Revoir [mes textes] c’est pour moi le travail le plus important », écrit Sue à Véron (1846-S6, p. 554) et Véron remarque (on songe à Balzac) : « M. Sue […] voulait faire des corrections incessantes, des rectifications continuelles » (Note 1, p. 554). Mais cependant l’auteur qui a besoin d’être publié accède avec complaisance aux demandes de son éditeur. Il abrège et supprime (1846-S12, 1847-S9).
Telle de ses remarques incidentes, en 1855 ou 1856, nous le rappelle : trônant presque en majesté, le roman est encore, matériellement du moins, fortement concurrencé. « Il n’y a de réel en littérature que les succès au théâtre », écrit-il à Mme de Solms (56-117, p. 332). On se souvient des efforts de Balzac en ce domaine, que George Sand, après 1850, travailla assidûment pour la scène, que les Goncourt voulurent commencer par le théâtre. Sue ne vit que de sa plume. Il le souligne à maintes reprises. Toujours inquiet du rendement de ses productions, de ses rentrées d’argent, et, constatant les retards pris par la publication des Mystères du Peuple, il note même : pendant ces mois qu’il leur a consacrés, il aurait pu faire plusieurs volumes pour Le Siècle … qui auraient été payés (56-100). Dans le même temps il est prêt à maints sacrifices pécuniaires pour continuer par ses écrits à servir, sans transiger, la liberté et le progrès (56-78). Ainsi le profit de tel de ses ouvrages (Une page de l’histoire de mes livres) sera-t-il entièrement consacré (56-105) à la défense de la cause républicaine et des exilés, pour lesquels, toujours généreux, il ne cesse de solliciter. La chanson lui paraît « l’un des plus sûrs moyens de propagande » (56-69, p. 271). Il avait déjà manifesté son intérêt pour le genre dix ans auparavant. Il en écrit, en publie à son tour, chose nouvelle, en 1856, mais anonymement et par force. Il félicite d’ailleurs É. Arago pour les siennes (56-115). On le voit étrangement divisé sur la question religieuse. Il approuve son ami James Fazy, président, à Berne, du Conseil fédéral, de plaider pour la tolérance absolue, en prenant soin de souligner qu’il ne saurait « être soupçonnable de partialité en faveur des hommes noirs » (56-20, p. 215), mais il est vrai qu’ils sont très minoritaires en Suisse. Un an plus tard il écrit à Ferdinand Flocon : « si cet abominable règne [celui de Napoléon III] dure encore quelques années, nous aurons une génération pourrie de catholicisme » (57-29, p. 377). L’homme politique (comme le souligne Jean-Pierre Galvan dans son « Introduction ») est activement persécuté par le pouvoir impérial et par d’autres gouvernements conservateurs, comme celui de la Belgique (on interdit ses publications, on entrave ses déplacements). Sue d’ailleurs ne se fait faute d’appeler l’Empereur : « Mandrin », « Mandrin couronné », « César du guet-apens », « cet affreux coquin », etc. Mais la vie de l’homme public 197interfère avec celle de l’homme privé, par exemple quand on prétend – et il doit se défendre – qu’il a cautionné telle fête chez sa grande amie, Mme de Solms, où parurent et furent honorés d’éminents serviteurs de l’Empire. Ces années 1855-1857 sont vraiment occupées par son attachement passionné (fut-il chaste ? on l’ignorera toujours) à Marie de Solms. Il lui écrit même des poèmes (« Rien ne l’a jamais autant amusé », 56-117, p. 332), mais qu’au fond son grand ami Béranger juge avec sévérité. Marie est malmenée par le pouvoir impérial, très mal vue de ses amis, les républicains exilés. Il fait un livre pour la défendre [Une page […]). Il ne supporte pas qu’on médise de ses relations avec lui. Au point, alors qu’il est si peu vindicatif (on l’a vu au cours des ans), de vouloir se battre en duel avec son ami Masset et de se brouiller, violemment, définitivement avec lui. Le romancier meurt à cinquante-trois ans.
Comme dans les volumes précédents, Jean-Pierre Galvan publie maints documents annexes fort éclairants, fait de longues mises au point très précises et neuves sur des faits de la vie d’Eugène Sue. Et sans doute pourrait-il (devrait-il peut-être) nous offrir une nouvelle biographie d’un auteur qu’il connaît si bien. On retrouve, avec bonheur, dans ce volume son inlassable curiosité, qui nous laisse attendre d’autres découvertes, son obstination féconde, une impeccable rigueur.
Alex Lascar
Julien Zanetta, L’Hôpital de la peinture. Baudelaire, la critique d’art et son lexique. Paris, Éditions Rue D’Ulm, « Aesthetica », 2022. Un vol. de 216 p.
Nombreux sont les articles consacrés aux écrits sur l’art de l’auteur des Fleurs du Mal, aux réflexions artistiques, esthétiques, littéraires et intermédiales qui s’y déploient. En revanche, plus rares sont les ouvrages, depuis l’édition du Salon de 1845 d’André Ferran parue en 1933, à s’être spécifiquement attachés à ce corpus, les écrits sur l’art se trouvant le plus souvent assimilés à l’ensemble de l’œuvre poétique et critique de Baudelaire – à laquelle s’adjoignent notes, journaux intimes et correspondance. On mesure ainsi toute l’utilité et l’originalité de l’ouvrage de Julien Zanetta : cherchant à cerner la spécificité de la théorie de l’art et de l’esthétique baudelairiennes, le propos s’ancre – pour la plupart des chapitres –, d’un point de vue générique, dans la critique d’art, c’est-à-dire les trois Salons, et vient rayonner sur l’ensemble de l’œuvre baudelairienne, rencontrer un écho dans les textes d’autres critiques et écrivains. Plus précisément, cette spécificité, qui réside dans l’écriture, dans la manière d’éreinter avec éclats, franchise, œuvres et artistes – l’expression dénigrante « l’hôpital de la peinture » tirée du Salon de 1846 résumant parfaitement cette démarche – pour faire émerger des manières et figures artistiques à ses yeux plus essentielles, Julien Zanetta parvient à la sertir dans le tissu même de la critique d’art, c’est-à-dire dans le lexique employé. Certes, le xixe siècle est un âge d’or de la critique, sous la forme quasi théâtralisée de l’éreintage, mais l’originalité de Baudelaire, la cohérence de ses écrits sur l’art tiennent dans « un rapport au juste exigé sans relâche » (p. 14). Plus encore, « il relance en réfutant. La réfutation, c’est-à-dire l’analyse critique des maux dont l’art est grevé en 1846 devient la méthode effective du salonnier » (p. 146). La riche historicité d’un vocable, son acception technique, l’ambiguïté sémantique liée à son usage fournissent la plupart des entrées sous-tendant chacun des dix 198chapitres, autonomes, de cette enquête, dont le champ d’investigation est élargi aux critiques ou écrivains contemporains de Baudelaire (Théophile Gautier, les frères Goncourt, Théophile Silvestre, mais aussi Philippe de Chennevières ou Philippe-Auguste Jeanron) : poncif, barbouillage, papillotage, éclectisme, peinture municipale…
Du côté des relations entre littérature et arts, l’ouvrage se montre particulièrement stimulant. Le chapitre 5 intitulé « charivari, tohu-bohu, tintamarre », où il est « moins question des analogies qui procèdent du son pour aller vers la peinture, que de la peinture qui évoque des sonorités, bruyantes en l’occurrence – du pictural à l’auditif » (p. 82), est en ce sens très convaincant. C’est avec subtilité que le chapitre 3 prolonge dans le Spleen de Paris l’étude du « poncif » entamé au chapitre précédent, lequel déroule généreusement toute l’amplitude sémantique et générique du terme, de l’acception technique productive à la critique d’art, puis à la fiction romanesque.
D’autres pans essentiels de la critique d’art baudelairienne sont traités : la dimension poétique de ces écrits et la notion de « décrépitude ». Sur le premier point, l’auteur de Baudelaire, l’imagination et les arts centre son attention non pas sur la dimension poétique de l’écriture, mais sur le « rôle concret que joue la poésie dans sa critique d’art » (p. 156). Pour ce faire, il va s’attacher aux citations et autocitations, révélant une poésie qui s’impose au cœur des comptes rendus. Sur le deuxième point – la « décrépitude », liée, pour Baudelaire, en 1865, à l’art de Manet –, l’auteur apporte sa pierre à l’édifice d’un dossier qui ne cesse de faire couler beaucoup d’encre, en frottant le terme à la notion de progrès et en le situant plus largement ailleurs dans les écrits du poète et ceux de différents auteurs du xixe siècle. Les conclusions de Julien Zanetta clôturent à merveille l’ouvrage : la peinture de Manet, inaugurant une nouvelle ère esthétique, résiste finalement au lexique de la critique d’art baudelairienne.
C’est bien aussi par l’étude du lexique qu’est révélé le contexte historique et culturel dans lequel évoluent l’auteur du Spleen de Paris et ses contemporains. Julien Zanetta offre un angle autre que celui consistant à cerner l’« inscription » de Baudelaire dans son époque « selon une série de conditions sociales et politiques, selon les événements, les coups d’état ou le prix de vin, ainsi que certains critiques se sont plus à le faire » (p. 14). Sont ainsi contournées les impasses méthodologiques qui réduisent le texte littéraire à la biographie de son auteur ou au document en sciences humaines, l’œuvre poétique s’en trouvant décharnée, vidée de ses contradictions, inquiétudes, beautés et fulgurances. Le chapitre 8, « Du doute en peinture », est à ce titre fructueux. Remontant à l’Encyclopédie de Diderot, puis au traité de Lomazzo, pour mieux cerner les implications philosophiques, politiques et artistiques de l’éclectisme au xixe siècle, l’auteur montre la position originale de Baudelaire, lequel « raffine et suggère que les éclectiques choisissent de ne pas choisir », « l’éclectisme, selon lui, est un art d’accommoder les restes » (p. 142). Et de souligner que « la critique de Baudelaire s’inscrit […] dans un paysage historique précis. Il y a, derrière l’éclectisme et ce que cette qualification implique, un rejet violent du juste-milieu et de la politique de compromission propre à Louis-Philippe et la monarchie de Juillet » (p. 145). Cette analyse suit une interprétation fine des risques de l’éclectisme qui, retirant tout cadre à l’œuvre, « laisse diffuse et éparse l’énergie potentielle émanant de la peinture ». Si l’harmonie, notion phare de la critique baudelairienne (et de la théorie de l’art en général), qui s’oppose à 199l’éclectisme, figure bien dans le volume, au chapitre 6 (consacré au « papillotage »), il n’aurait pas été inutile de rappeler – à la suite de Jean Pommier puis David Kelley – comment elle entre en résonance avec les idées fouriéristes et le socialisme utopique du xixe siècle. L’« unité » n’avait-elle pas aussi sa place dans ce répertoire ?
Dans L’Hôpital de la peinture, l’auteur unit avec brio analyse littéraire et lexicale, histoire et théorie de l’art, en suivant toujours fermement d’un chapitre à l’autre la ligne directrice qui est la sienne. L’élégance de l’écriture, pleine d’allant, le soin porté à l’édition, aux illustrations en couleur – les doubles pages mettant nez à nez les tableaux d’Ary Scheffer avec les transpositions caricaturales de Raymond Pelez sont délectables –, contribuent à la fluidité de la lecture, au plaisir renouvelé d’entrer dans les interstices des textes baudelairiens, mis en relation, sous un jour neuf, avec ceux de ses pairs, mis en perspective avec d’autres écrits, d’autres époques. Julien Zanetta participe d’un nouvel et brillant élan baudelairien, qui contribue, bien sûr, plus largement, au-delà de l’univers si riche et si singulier du poète, aux études intermédiales et dix-neuviémistes, attestant, s’il le fallait, que l’exigence de la poétique et de l’analyse littéraire est indispensable à toute recherche sur les arts et l’image.
Nadia Fartas
Henri Scepi, Baudelaire et le nuage. Genève, La Baconnière, « Nouvelle collection Langages », 2022. Un vol. de 130 p.
Henri Scepi a récemment édité des Œuvres choisies de Baudelaire (collection Quarto, Gallimard, 2021), il a préfacé et annoté De l’essence du rire pour la collection Folio (Gallimard, 2021), publié un fort intéressant article sur l’univers sonore de Baudelaire (« À l’écoute de Baudelaire ») dans Critique (2021/4, no 887), et participé à de nombreuses manifestations et colloques à l’occasion du bicentenaire de la naissance du poète.
Baudelaire et le nuage est un essai dense qui explore méthodiquement et avec une grande acuité critique le motif du nuage chez le poète. Ce motif paraît a priori purement thématique, illustrant l’univers « météorologique » de Baudelaire. Il paraît également se réduire à un assez évident symbole de l’évasion et de la rêverie lyrique opposées à la grisaille du réel. Or, le fil adopté par Henri Scepi, s’il suit de près les apparitions du nuage dans l’œuvre, les organise en un parcours qui explore les réflexions esthétiques du poète ainsi que les structures profondes de l’homme baudelairien, homo duplex pris entre spleen et idéal, entre vie réelle et vie rêvée. On pourrait donc définir cet ouvrage comme un essai d’esthétique et d’anthropologie baudelairiennes.
Dès l’épigraphe générale, qui cite une réflexion du dernier Baudelaire « Dirons-nous que le monde est devenu pour moi inhabitable ? » (Pauvre Belgique !), la couleur est posée : comment habiter (en poète) ce monde envahi par la bêtise universelle ? comment accéder enfin à un ailleurs qui ne soit pas un paradis totalement artificiel ? Comment éprouver cet « incompressible essor de l’âme vers un idéal toujours reculant » dont parle Verlaine, précisément à propos de Baudelaire ? La question est existentielle, éthique, et touche à la fois à la politique et à l’esthétique. Sans négliger ni la circonstance biographique ni la situation idéologique de Baudelaire, Henri Scepi choisit un parcours à la fois plus méta-esthétique et plus ontologique. C’est ainsi que l’introduction justifie l’emploi du singulier dans le titre de l’essai : 200abandonnant les nuages (approche thématique), Henri Scepi privilégie le nuage qui « invite à saisir – comme en passant – une des formes irrégulières dans lesquelles s’objective la conscience de soi en poésie. » Le nuage est certes promesse d’une élévation, mais bien plutôt « signe pur surgissant comme un accident et survenant comme une occasion, une invitation à suivre le sillage d’une forme mobile et à y risquer une vision, une humeur ou une pensée ».
L’essai s’organise en trois temps qui déplient ce programme. Cela commence par l’événement de l’apparition du nuage dans un poème de jeunesse : le nuage est passage, forme mouvante en transition. Cela continue à Honfleur, où se rédige « Le voyage ». Découlent de là une esthétique (introduction d’une certaine dose de hasard dans la logique de l’imagination) et une éthique : « L’empire du nuage, conçu comme le royaume illimité du désir, oblige dès lors à des rituels assidus et conduit à un héroïsme solitaire ». L’esthétique du paysage est, avec Eugène Boudin, celle de l’esquisse des « beautés météorologiques » et introduit une dualité entre improvisation sur le motif et composition. Mais le nuage est aussi urbain (voir Méryon, Les paradis artificiels). L’œil du poète se fait alors prisme optique et esthétique des sensations, tandis que, sur le plan éthique, il s’agit de résister aux sirènes du vouloir, de se sentir étranger, d’être improductif ou insoumis. Dans toute cette première partie, « L’hypothèse du paysage », Henri Scepi établit donc avec fermeté le lien que le nuage assure entre les deux registres, esthétique et éthique.
La deuxième partie, « La tentation de la chimère », s’appuie sur le commentaire fouillé de « l’Étranger » pour guider la réflexion vers l’identification du sujet poétique ou du sujet comme conscience de soi de la poésie – « les merveilleux nuages » disent une rupture où la mélancolie est solidaire d’une ontologie : peut-être le moi se perd-il dans la rêverie. L’étranger est l’homme énigmatique, l’absolument autre, il pratique une éthique du refus, en particulier à l’égard de l’américanisation des mœurs. Il fuit Paris, mais déchante vite à Bruxelles. Seuls les nuages peuvent constituer une province habitable. L’ironie côtoie alors la mélancolie, pour dire l’antagonisme du spleen et de l’idéal, de la soupe et des nuages, mais quel royaume fonder sur les « merveilleuses constructions de l’impalpable » ? Sous l’influence de Rousseau et de Chateaubriand, Baudelaire fuit, et le nuage se fait l’équivalent de l’eau chez Jean-Jacques ou des vents chez Chateaubriand, partance pour une euphorie promise. Mais le nuage résiste, et fuit lui-aussi. Chez Baudelaire, le nuage se définit donc comme « le pur spectacle du mouvement », une architecture mobile, qui n’est pas ou plus le nuage des « Vocations » sur lequel Dieu est assis. Les nuages sont des espaces ouverts et inconnus : « seul importe le procès de leur errance » écrit Henri Scepi. « Rebelles à toute sémiologie réductrice, […] ils sont cet état de présence instable, un étant qui manifeste dans son apparaître même le retrait d’un mystère ». Un rapprochement intéressant est opéré entre le nuage et la tache vue par B. Croce, la tache étant elle aussi « ouverture sans objet », vacante et profonde disponibilité, vers une vaporisation du sujet, énigme de lui-même.
La troisième partie s’attache alors à montrer comment le nuage peut aussi être puissance de vaporisation contre la centralisation. Il serait donc contradictoire, ambivalent, en ce qu’il fait du rêveur un être à la fois élu et maudit. Baudelaire est amer devant la faillite de la volonté : le moi se fait nuage, vaporisé, dispersé dans les « soubresauts de la conscience », agités par le « démon », cette bizarre fêlure qui est aussi puissance libératrice : le génie poétique, ce « don des fées » qui est une grâce bien ambiguë en ce qu’elle obéit à une logique de l’absurde. Ainsi, dans « Les 201bienfaits de la lune » se propage une folie contagieuse : « Tu aimeras ce que j’aime et ce qui m’aime : l’eau, les nuages, le silence et la nuit […] ». Tout s’ordonne ainsi, écrit Henri Scepi, au principe du nuage, informe, infini, lieu de nulle part, pure atopie. La promesse des chimères et des illusions par le démoniaque mène donc à une atopie du moi, à un destin erratique, un mouvement rapsodique comme fuite du Même et poursuite de l’Autre. Ce démon de l’étranger constitue les vapeurs impalpables du nuage en image mobile du moi et de sa propre labilité. La menace rôde d’une faillite de la volonté ou de l’intention dans les paradis artificiels de l’illusion : confondre le rêve avec l’action, s’abandonner aux projets comme projection fantasmée qui fait l’économie de sa réalisation. En somme, Henri Scepi fait du nuage un opérateur de description et un emblème de cette tension entre rêverie et réalisation, rêve et action, rêve et réel. Baudelaire est un esprit fort qui résiste à la tentation, mais peut céder à des accès de folie trouble et de divagation (voir « Le mauvais vitrier » ou « Assommons les pauvres ! »). La pulsion est proche de l’inspiration, et l’impulsion (comme le démon de la perversité chez Poe) est une forme de raison déraisonnable. Le caprice, la fantaisie, la gratuité, l’amour du jeu, la ligne affolée et imprévisible peuvent alors générer un élan de grotesque ou de comique absolu. L’absurde – jouissance et non-sens – se fait force libératrice qui permet de se voir en beau tel qu’on devrait ou pourrait être : « cet interstice de la stricte fiction ou de la pure fantaisie […] est aussi bien le royaume de la poésie », affirme Henri Scepi. « Pensée ailée » (Platon), l’imagination de Baudelaire est à la fois fuite de, et fuite vers « une épiphanie de l’insaisissable » (Agamben) : telle est la puissance esthétique et ontologique du nuage.
La conclusion de l’essai reprend le poème en prose « Le gâteau » pour boucler la boucle avec le poème de jeunesse dans lequel le nuage faisait apparition. Un nuage surgit et projette son ombre provoquant ainsi la sensation de sublime (Burke). La beauté se compose aussi de cet élément de surprise et d’imprévu. Comme chez Emerson, la contemplation de l’infini anime Baudelaire, mais l’entraîne plutôt vers le bizarre, l’étrangeté, l’altérité comme le ferait « une dose d’opium naturel ». Le nuage est un signe ambivalent : il engage une poétique de la forme (inachevable, discontinue, fragmentaire) et une esthétique de la suggestion – voire de la disparition – comme suspension et vaporisation de la vie.
Le parcours à la fois méta-esthétique et ontologique adopté par Henri Scepi constitue une synthèse dense et éclairante pour tout lecteur de Baudelaire conscient de la nécessité d’articuler la réflexion sur les formes (arts visuels, poésie et prose) et l’exploration des volutes du moi baudelairien, ses tensions et ses aspirations aussi bien sur le plan éthique et idéologique que sur celui de l’existence elle-même. Baudelaire et le nuage s’impose dès lors comme une nouvelle pièce, maîtresse, dans la compréhension de cet artiste essentiel.
Pierre Loubier
Nadia Fartas, Simplicité et diversité – Mutations du sensible dans la modernité : Flaubert, Baudelaire, Monet. Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2021. Un vol. de 442 p.
Riche travail d’érudition, l’ouvrage de Nadia Fartas retisse et reprend en la complétant et en la précisant sa thèse de doctorat, défendue en 2015 sous la direction de Yves Hersant et de Bernard Vouilloux. Il ne s’agit plus tant pour Nadia Fartas 202d’évoquer la « nuance » dans la littérature et les arts visuels en France dans la seconde moitié du xixe siècle que de montrer, en considérant Flaubert, Baudelaire et Monet, que ces changements de la modernité sont tout à la fois affaire de poétique, d’esthétique et de politique. Confrontée au délicat choix d’un titre, Nadia Fartas a conservé deux jolis mots en « té » qui pourraient, de prime abord et bien trop superficiellement, sembler ne guère aller ensemble – et c’est le sous-titre de son ouvrage qui en annonce davantage le propos, puisque cette « simplicité » et cette « diversité » sont celles des « mutations du sensible » dont elle rend compte. De sorte qu’un titre plus large, tel que Simplicités de/dans la modernité aurait pu parfaitement correspondre à cet essai pointu.
L’ouvrage est divisé en quatre parties, dont chacune présente sa propre conclusion, claire et pédagogique. S’appuyant sur une bibliographie riche et raisonnée, l’essai se lit avec plaisir, et présente d’excellents morceaux de bravoure de synthèse, à l’exemple de son introduction consacrée à la complexité.
Sous le titre « Simplicité, couleur, diversité », la première partie de l’ouvrage permet à Nadia Fartas de faire comprendre l’importance de la simplicité dans la mise en place de l’idée même de modernité : « Point de jonction » entre « rhétorique, critique d’art, esthétique et philosophie », « entre la fin du xviiie siècle et le xixe siècle », la simplicité devient affaire d’un discours sur l’art ayant trait à la couleur au xixe siècle (p. 73). Cette question de seuil et de lien est essentielle puisque « c’est en ce sens qu’elle [la simplicité] est moderne » (p. 107).
L’originalité de l’approche de Nadia Fartas a partie liée avec la façon dont elle évoque le Laocoon dès le premier chapitre de cette première partie : prenant Winckelmann (qui inspira Goethe et Schiller) comme point de départ avant de présenter Lessing, elle recontextualise les célèbres discussions autour de l’Ut pictura poesis, et permet de mieux faire comprendre que l’affaire était avant tout celle de la simplicité. Lorsque Lessing réfute la manière dont Winckelmann confond tranquillité et simplicité afin d’accorder une dimension morale à l’œuvre, il instaure cette célèbre séparation entre arts de l’espace et arts du temps. Or, si la non-représentation du cri est, pour Lessing, avant tout une question formelle, la simplicité trouve « une traduction dans le primat accordé à la vue unique, immédiate, mais elle exclut dès lors l’intensité » (p. 63). C’est donc la notion même de simplicité qui permet à Nadia Fartas d’établir une jonction entre critique d’art et histoire de l’art. Puis elle montre qu’avec le salonnier Diderot, lui aussi grand admirateur du groupe du Laocoon, l’œuvre d’art s’historicise dans son rapport au vivant, et la simplicité devient affaire de « variété » : « Diderot renouvelle le rapport entre unité et simplicité en valorisant l’expérience esthétique plutôt que les codes de l’idéal classique de l’harmonie et de la fidélité à la source (historique, biblique, mythologique) prôné par l’Académie » (p. 67).
Réfléchissant ensuite aux couleurs de la modernité par le biais de la manière dont Zola présenta la peinture de Manet, et interrogeant également la doxa impressionniste telle qu’elle fut développée et reprise en main par Laforgue, Huysmans et Bourget, Nadia Fartas montre que les écrivains de l’époque étaient conscients de la façon dont leurs amis peintres avaient tenté de donner une forme plastique au concept d’instantané. Les hommes de lettres auraient donc eu pour nouveau défi de « traduire l’immédiat de la sensation » afin de s’accorder avec « la révolution apportée par les découvertes scientifiques qui offrent un nouveau statut au contraste et au mélange » (p. 106). Nadia Fartas explique ensuite, avec Taine et Maupassant, 203qu’en ce temps l’« opposition entre la couleur et la nuance vient recouvrir des oppositions d’ordre politique dans de nombreux discours qui portent sur la langue et la littérature » (p. 94). Il est en effet question, entre les lignes, d’une sorte de « morale » de la simplicité qui, avec Bergson, se fera philosophie dès lors que ce dernier en viendra à « cerner une relation singulière entre le simple et la nuance, qui offre une traduction concrète du lien entre l’un et le multiple afin de donner forme au changement » (p. 105).
Ayant soigneusement établi le cadre esthétique, philosophique et littéraire dans lequel s’inscrit son étude, Nadia Fartas peut consacrer l’ensemble de la deuxième partie de son livre à certaines fictions signées Gustave Flaubert. La lecture de ces presque cent pages est des plus plaisantes, et la critique, en flaubertienne reconnue, semble particulièrement dans son élément au fil de ces analyses raffinées et novatrices de Madame Bovary, de L’Éducation sentimentale, d’Un cœur simple et de Bouvard et Pécuchet. À peine oserions-nous afficher une préférence pour le chapitre ii de cette partie, où la poursuite de l’épithète « gorge-de-pigeon » dans les pages racontant « l’histoire simple » d’un certain Frédéric Moreau, révèle avec grâce et brio, combien cet insaisissable adjectif y a un rôle tant narratif et poétique qu’esthétique (p. 131-145). Et Nadia Fartas de révéler d’ailleurs que ce tissu est aussi présent dans d’autres œuvres flaubertiennes : par son biais, « l’antique se mêle au moderne, l’aplat et le miroitement se mesurent à la moire et au chatoiement […]. Le motif met au jour de manière discrète une esthétique de la présentation et de l’immédiateté » (p. 150).
La troisième partie de l’ouvrage de Nadia Fartas s’arrête sur le célèbre poète du moderne qu’est Charles Baudelaire, et analyse « la modernité baudelairienne dans un dialogue entre [des] sections [de l’essai Le peintre de la vie moderne], les Salons et les autres écrits sur l’art du poète » (p. 204). Constantin Guys y est évidemment pris en compte, étant donné que « [d]ans la nature-parure moderne, le monde de Guys et celui de Baudelaire se rejoignent […] dans une même volonté de traduite la consistance de la surface et du paraître dans la modernité » (p. 246). Cette partie montre que c’est en donnant consistance à l’apparence que Baudelaire donne consistance au présent. (p. 304)
Dans la quatrième et dernière partie, Nadia Fartas s’attache à réfléchir à la manière dont la figure de l’échafaudage, en littérature comme en peinture, a pu mettre en scène une « modernité en construction ». Cette partie où sont analysées des métaphores de la construction met aussi l’accent sur la série des cathédrales de Claude Monet, en ce qu’elles demandent un changement de repères qui ne cesse de remettre en jeu le concept de simplicité. Et c’est en revenant sur les différentes manières dont les critiques rendirent compte du travail de Monet, que Nadia Fartas révèle ce principe de diversité dans l’unité, qui serait au cœur de la modernité (p. 385).
Le seul et unique reproche que l’on pourrait faire à l’ensemble serait celui du choix, fait par la maison d’édition, de mettre les quatorze belles illustrations en couleur au cœur d’un cahier de fin d’ouvrage. Car c’est avec des illustrations inscrites en plein texte, que le travail d’analyse des textes et des images, que Nadia Fartas exécute avec un beau savoir-faire, aurait vraiment pu prendre toute son ampleur. Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage est de ceux dont on peut conseiller la lecture à quiconque souhaiterait parvenir à contempler le large horizon des mutations du sensible de la modernité, afin de ne plus considérer cette dernière par le tout petit bout de la lorgnette des lieux communs académiques.
Virginie A. Duzer
204Marie de Flavigny, comtesse d ’ Agoult, Correspondance générale. Tome X : 1858-1859 ; et Tome XI : 1860. Édition de Charles F. Dupêchez. Paris, Champion, « Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux », 2020 et 2021. Deux vol. de 789 et 593 p.
C’est un vaste panorama au niveau de la vie privée, culturelle et des événements internationaux qui ressort de ces deux volumes et de ces trois années, qui débutent pour Marie encore à Paris, d’abord chez sa fille Claire, « condamnée » comme elle l’est « au vagabondage » (p. 189) suite aux réformes haussmanniennes, pour finir dans le nouveau logement de l’avenue de l’Impératrice. Aussi, c’est une tournée européenne qu’elle accomplit, en Suisse, à Zurich, avec toujours l’Allemagne sur le fond, pour finir à Nice, encore italienne, et à Turin. Sur le plan “professionnel”, elle est désormais une écrivaine reconnue, et nombreux sont les échos de la réception européenne de ses œuvres, avec des traductions d’articles et comptes rendus dans un sens ou dans l’autre, et les publications dans les revues françaises, allemandes ou italiennes. Elle termine la rédaction de Jacques Cœur, qui sera soumis, sans succès, à la Comédie française et à l’Odéon, publie une nouvelle, La Boîte aux Lettres, un fragment, La mort de Barnevelt, de la future Histoire de la Hollande, et la troisième édition des Esquisses morales chez Techener (le Contrat est reproduit p. 284-285), avec un portrait d’elle par Claire. Elle reprend ses relations, de Michelet à Littré, qui lui demande une aide à la souscription pour la veuve d’Auguste Comte et ne manque pas d’évoquer la corvée du Dictionnaire (p. 564), à Janin ou Schoelcher. À Zurich, où elle lit Dante et pense à ce qui deviendra Dante et Goethe (p. 114), elle retrouve Cosima et fait la connaissance de Bülow, son mari « de transition, si ce n’est pas le mari de l’avenir », véritable « King-consort, sans servilité, avec grâce et un respect naturel et gai » (p. 125), et qui avait lu toutes les œuvres de Daniel Stern, sauf Nélida, « par égard pour L[iszt] » (p. 136). Elle y rencontre aussi Wagner, avec qui elle correspondra en allemand, et une « fête musicale » sera donnée « à la villa Wagner » en l’honneur de la comtesse (p. 137). Tous ces détails occupent ses lettres à Claire, qui est toujours son alter-ego, sa première confidente, et assure les relations avec les enfants Liszt. La musique, de l’avenir ou du passé immédiat, est toujours sur le fond, avec les félicitations de Hiller pour le mariage de Cosima, ou les concerts de Bülow à Paris, évoqués par Berlioz dans un feuilleton par l’entremise de Marie (p. 317). Les rapports sont plus difficiles avec le couple Ollivier, à cause de la dot de Blandine, qui sera finalement payée, non sans une menace de Démosthène de faire écrire par Liszt au comte d’Agoult pour obtenir son autorisation (p. 322). De Nice, en 1859, Marie envoie des Lettres d’Italie au Siècle (p. 605), et pense à ses mémoires, à intituler « ma conscience et ma vie » (p. 482). Des lettres en allemand, en anglais ou en italien, opportunément traduites en note, corroborent la dimension internationale de cette correspondance, voire intercontinentale par Tribert qui lui écrit du Canada, de New-York, de la Havane en citant Mme de Merlin (p. 107), et où d’autres noms reviennent, du milieu abolitionniste aussi, John Brown, Beecher Stowe, Lincoln et Emerson, que Tribert rencontre (p. 661), jusqu’à Lola Montès qui « fait des lectures […] en Amérique » (p. 683). Elle « honore » Elizabeth Blackwell (p. 672), dont elle parle avec Tribert et sur laquelle Claire publiera un article dans la Revue européenne (p. 406 n.), tandis que sa sœur Anna, momentanément « chargée de l’éducation » du fils de Claire (p. 406) à Paris, voudrait rédiger une notice sur Marie pour le English 205Women Journal (p. 601). La modernité pointe par l’intérêt pour le corps, les pages que Blackwell consacre à la « physical education of the girls » (p. 495), la « gymnastique » (p. 610) du petit Daniel, et le sport, par un spectacle d’athlètes donné à Nice (p. 561). Marie est aussi « très animée par les espérances publiques » (p. 604), et c’est surtout le Risorgimento qui l’interpelle, face également à la politique française : les noms de Garibaldi, Mazzini, Cavour, la cession de Nice à la France, vécue sur place, occupent de longues pages, dans des “reportages” en direct, avec un jugement définitif : « Les plus énergiques protestations contre le despotisme de nos jours, on les doit à des Italiens, n’oublions pas cela » (t. 11, p. 372). D’autre part, toutefois, des crises d’hypocondrie pointent, ainsi que le pathos des “dernières volontés” qu’elle avait envoyées à Ronchaud, à 53 ans, le 26 décembre 1858 (t. 10, p. 235-236). Certes, la situation familiale y contribue, avec les relations difficiles avec « le grand Daniel » Liszt, témoignées aussi par les lettres de celui-ci publiées dans les Annexes du t. 10 (p. 706). Après avoir appris sa mort, Marie brûle la première lettre qu’elle voulait envoyer à Claire, car « trop amère », et poétise sa fin en écrivant à Tribert qu’il « s’est éteint dans les bras de sa sœur, doux envers la mort, sans la prévoir ni la redouter » (p. 678). Le tome 11 débute encore avec cette nouvelle, Blignières ayant « appris, par M. Littré de la mort du frère de Madame Ollivier » (p. 32), la périphrase étant obligatoire face à cette maternité toujours escamotée du point de vue légal. Les thématiques de la féminité, entre mariage, maternité et littérature, reviennent naturellement souvent, à commencer par la crise entre Claire et son mari, ou par les commentaires à La Femme de Michelet, dont Marie aime certaines pages, mais évoque des « réserves » (p. 73) que l’historien attend, comme « très précieuses » pour lui (p. 82). Au niveau de ses “consœurs”, l’amitié continue avec Hortense Allart, tandis que Marie devient la conseillère de la « petite Juliette » La Messine, future Mme Adam, qui dédie à Daniel Stern son premier roman, Mon Village, et à qui elle rappelle l’exigence de se forger une « autorité » d’écrivain (p. 357). Entre passé et présent, le « féminisme » fait une apparition fugace par les noms d’Eugénie Niboyet dont le fils, journaliste, semble avoir écrit sur Daniel Stern (t. 10, p. 529), d’Olympe de Gouges (p. 542) ou de Clémence Royer (t. 11, p. 300), mais toujours dans ce tome 11, l’« équivalence » (p. 395) entre hommes et femmes se heurte parfois à une ambivalence encore présente. La figure de la poétesse Louise Ackermann, d’ailleurs « très attachante », est « masculinisée par une pensée sans cesse combative », tandis que le dernier roman de Sand démontre une « maëstria [sic] tout à fait virile » (p. 338), et une maternité “héroïque” revient dans les « belles paroles de Garibaldi aux dames italiennes » : « Filles de la terre de beauté exigez une race vaillante et généreuse ! » (p. 362). De Nice, d’où elle a des contacts avec Banville pour un compte rendu des Esquisses (p. 88), et où elle voit débarquer Mlle Daubrun, la Marie de Baudelaire (p. 167), en avril 1860 Marie passe à Turin, où elle rencontre Cavour (p. 225), est reçue en audience par le Roi Victor Emmanuel, et où elle trouve « Partout de la cordialité, de la sympathie ce que j’aurais dû trouver » plutôt en France (p. 253). Elle rencontre aussi le grand acteur Ernesto Rossi, qui traduit et représente Jeanne Darc à Turin, et à Alessandria ensuite. La pièce est très bien reçue d’autant plus que dans la traduction, il avait substitué « l’ennemi » à « l’Anglais », en en faisant un emblème pour l’expédition de Garibaldi en Sicile, qui se passe au même moment et qu’elle ne manque pas de rappeler. Les gazettes parlent de Marie en évoquant Mme de Staël et Schiller, tant qu’on peut bien parler 206de « succès, et presque de la gloire » (p. 247). Les Annexes du tome 11 rapportent le Journal de Marie de Nice et Turin de 1860, et le début du Journal de septembre 1860 à 1864, qui témoigne d’une alternance de moments de « douceur » et d’« épouvante » (p. 257), entre « une part dans ce monde qui a été belle car j’ai connu les ravissements de la passion et l’enthousiasme pour les idées » (p. 529) et un désarroi envers l’avenir. Au lecteur d’ailleurs de décider, s’il s’agit là du lot de beaucoup d’écrivains, ou de faiblesses de femme comme on l’a dit parfois.
Précieux du point de vue bibliographique, par le nombre des références, ainsi que littéraire et de l’histoire européenne et des femmes, ces deux volumes sont complétés comme d’habitude par des Index des noms et des correspondants, très utiles pour approfondir ces pistes de recherche plurielles.
Laura Colombo
Théophile Gautier, Critique théâtrale. Tome XVII. Octobre 1863-Avril 1865. Édition de Patrick Berthier. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2022. Un vol. de 790 p.
Ce dix-septième volume de l’édition complète des articles de critique de Théophile Gautier couvre la période comprise entre Octobre 1863 et Avril 1865, et complète avantageusement la collection de 1859 publiée chez Hetzel. Il s’agit là d’un outil extrêmement précieux pour les spécialistes du théâtre du xixe siècle. Une grande érudition s’y fait jour à travers les notes ; les index permettent de naviguer à loisir dans l’ouvrage et parmi l’univers foisonnant des auteurs, acteurs, personnages, œuvres qui composent le monde dramatique, musical, chorégraphique et artistique de l’époque ; la bibliographie est très à jour.
Gautier, mélomane, y renoue avec la critique musicale après le décès de Pier-Angelo Fiorentino en mai 1864, dans un contexte où sont abolis les privilèges contraignant les lieux de spectacles à se spécialiser dans un genre ou un art précis. Toute salle peut maintenant proposer aussi bien de la danse que des concerts, des opéras ou du théâtre. Autre changement relatif à l’histoire du théâtre, Gautier note un renouvellement de moins en moins rapide de la programmation, face au turn over des spectateurs ; désormais, les pièces peuvent rester longtemps à l’affiche, donnant aussi moins de matière aux rédacteurs des feuilletons (Feuilleton du Moniteur universel, 25 janvier 1864, p. 131). Gautier note le recul du théâtre de texte face à la mode des pièces à machines (p. 18). L’essor de la féerie, avec tous ses effets, son clinquant, ses jeux de lumières, s’accompagne selon lui d’une baisse générale de la qualité littéraire des spectacles, alors que le public semble s’abandonner massivement à la facilité ; en dandy qui se respecte – fidèle par ailleurs à ce thème littéraire (p. 80) – Gautier va jusqu’à s’étonner de ce que les spectateurs soient capables « d’admirer une bonne chose comme elle le mérite » (p. 43).
Proposant au fidèle lecteur du Moniteur universel un large éventail de notices sur vaudevilles, drames, mélodrames, comédies, ballets, opéras-comiques, opéras, divertissements populaires ou concerts, Gautier brille avec autorité par sa grande connaissance du théâtre en général et du xixe siècle en particulier. S’il débat avec talent des mérites et des risques de telle ou telle tendance dramatique, comme ce que l’on pourrait appeler le théâtre de « non caractère » à propos des Indifférents de Belot (p. 54), ou du Moi de Labiche (p. 203), qui rappellent les paradoxes psychologiques de Daniel Jovard, symbole d’une gageure, la représentation de la nullité, il 207plonge aussi le lecteur au cœur de l’actualité du « monde dramatique », rapportant dans les moindres détails les rénovations apportées à la Comédie française ou ses souvenirs ayant trait aux coulisses du petit théâtre de Nohant (George Sand et Paul Meurice, Le Drac, 29/09/1864, p. 422-430). La critique de Gautier offre un panorama des esthétiques qui coexistent à cette époque au théâtre : romantisme omniprésent dont Gautier prend naturellement le parti avec chaleur ; réalisme avec la reprise de pièces de Balzac et les drames bourgeois du temps ; Parnasse (Banville, Diane au bois, 21/10/1863, p. 29-35) ; classicisme dont Gautier voit se dessiner les contours nets dans les personnages et intrigues de Molière (L’École des femmes ; Les Fourberies de Scapin, 8/08/1864, p. 365-376).
Le répertoire théâtral et lyrique des années 1863-1865 remet en cause le simplisme des décrets de l’histoire littéraire. Non, 1843 et Les Burgraves ne signaient pas la fin du drame. Dans les années 1860, quantité de drames bourgeois (Jean Baudry, par Auguste Vacquerie, 26/10/1863, p. 42-49 ou Pol Mercier et Léon Morand, Les Cochers de Paris, 29/02/1864, p. 178) et, plus encore, de drames romantiques, sont représentés. Innombrables spectacles et pièces sur Henri IV dont Gautier apprécie parfois le vérisme historique (Victor Séjour, Le Fils de Charles Quint, 15/02/1864, p. 154-163) ; drame d’Alfred de Musset que caractérisent la fantaisie, la liberté créatrice (Il ne faut jurer de rien, 29/02/1864, p. 172-176) ; drame de cape et d’épée signé Anicet-Bourgeois et Paul Féval (Le Mousquetaire du roi, 6/02/1865, p. 614-617) sont autant de prolongements de l’esthétique romantique. Gautier revendique ses couleurs. C’est d’abord le caprice, quand la pièce de Musset contraste avec les drames historiques, « lourdes pièces irréprochablement assommantes » (p. 173). C’est le mélange des tons et le fantastique dans Le Drac de Sand réalisant la fusion du vers et de la prose, en accord avec la conception romantique de la nature comme de l’art, où se mêlent poésie et trivialité (p. 427-428), en rupture avec tout simplisme ; le cœur, la passion comme guides (p. 16 et 85) et, partout, le pittoresque, tant Gautier, toujours peintre, est sensible aux décors, aux costumes, qu’il décrit avec une finesse digne de ses ekphrasis romanesques, invoquant Le Tintoret, Watteau, Horace Vernet, Delacroix, Boulanger, Devéria (p. 44). Lorsqu’il s’exclame à propos de la veduta qui sert de décor au Drac de George Sand, « Jamais l’axiome “Le contenu est moindre que le contenant” ne fut moins vrai (p. 424. Ce décor était plus grand que son cadre) », Gautier nous livre l’une des clés de son esthétique fondée sur l’ut pictura poiesis. Les descriptions prennent une place essentielle dans la poétique gautiériste de la critique. Une forte intertextualité lie textes de fiction, de voyage, ou encore la critique d’art avec l’écriture du feuilleton dramatique. Que l’on en juge par ce souvenir grandiose du décor du Drac : « Nous nous rappelons une perspective de falaises, de rochers à pic et de mer en abîme aperçue à travers la porte grande ouverte de la cabane de pêcheur où se passe l’action » (p. 424) ; que l’on en juge par les descriptions dignes des plus belles pages des voyageurs orientalistes de son temps, Nerval en tête ; ou par ce que l’on pourrait appeler ses impressions amalfitaines et napolitaines, tout imprégnées de Goethe, de Staël, de Nerval, dans l’incipit de son feuilleton sur La Muette de Portici (27 février 1865, p. 632).
En complément à cette esthétique romantique qu’il tire du côté de la légèreté, notamment par ses mots d’esprit, Gautier retrouve le fantastique répandu sur les théâtres parisiens comme il l’est dans ses propres contes, avec l’apparition nocturne et terrifiante d’une vieille empoisonneuse paralytique (Dennery et Edmond, L’Aïeule, 26/10/1863, p. 51). Son attachement à un « beau cosmopolite » 208(Chine, p. 129 ; Afrique, p. 70 ; Inde, p. 95), aux spectacles pour tous publics que sont la magie, le cirque, n’a d’égale que sa curiosité pour les derniers progrès de la vie moderne dont sont empreintes les représentations (p. 573-574), tant par leur thématique que par les nouveaux artifices de la scène.
Françoise Sylvos
Edmond de Goncourt, Chérie. Édition critique par Pierre-Jean Dufief. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2022. Un vol. de 360 p.
« Une étude de jeune fille dans le monde officiel sous le second Empire » : Edmond de Goncourt définit ainsi son dernier roman, Chérie, dans sa préface de 1884. Le frère désormais solitaire invente la courte vie d’une demoiselle née en 1851 et morte en 1870, comme l’Empire, rose fanée au crépuscule de la fête impériale, consumée par le feu de son propre désir jamais assouvi.
Pierre-Jean Dufief propose ici une très belle édition critique de ce dernier ouvrage d’Edmond, longtemps considéré à tort comme mineur. L’œuvre avait déjà retrouvé une place plus juste au Panthéon naturaliste grâce au travail de Marie-Claude Bayle ; deux éditions scientifiques de grande qualité ont suivi, l’une établie par Jean-Louis Cabanès et Philippe Hamon, parue à La Chasse au Snark en 2002, la seconde par Dominique Pety, publiée en 2018 chez Classiques Garnier, qui propose comme Champion une réédition des Œuvres narratives complètes des Goncourt. L’intérêt renouvelé pour cet ouvrage s’explique notamment par son apport pour les études de genre et l’histoire des sensibilités.
L’édition de Pierre-Jean Dufief est l’œuvre d’un grand spécialiste des Goncourt, président de la Société des Amis des Frères Goncourt, auteur de nombreux articles et ouvrages consacrés aux deux frères, dont récemment une passionnante biographie co-écrite avec Jean-Louis Cabanès (Fayard, 2020). On ne s’étonne donc guère de la grande qualité de la longue introduction qui précède l’œuvre. Elle en éclaire très limpidement la poétique, fondée sur un procédé de « collages » de documentation de première main sur les jeunes filles du second xixe siècle (empruntée notamment aux lectrices et amies), d’informations savantes et de fragments du journal. Edmond a agencé ces matériaux hétéroclites, fidèle au rôle de compositeur qu’il tenait déjà dans le tandem fraternel. Pierre-Jean Dufief explique la genèse de l’œuvre et les difficultés de sa publication ; il la réinscrit dans les réseaux naturalistes, montrant l’implication de Daudet qui se fait « l’impresario » (p. 25) de son ami, ou le différend avec Zola, qui publie presqu’en même temps sa très proche Joie de vivre. La réception tourmentée de l’œuvre est ensuite analysée avec précision. Défilent les points de vue de nombreux contemporains, familiers ou non, de Paul Alexis à Gustave Geffroy en passant par Champfleury. Puis c’est au tour de Pierre-Jean Dufief de livrer sa vision de Chérie, exploration goncourtienne de la « féminilité » et « roman de la jeune fille » (p. 40) qui déconstruit le type idéaliste pour explorer le « cas » pubertaire dans toute sa crudité. Goncourt va très loin dans son autopsie genrée : Pierre-Jean Dufief remarque avec une grande justesse que l’identité sexuelle des personnages n’est pas fixe, opérant un « va-et-vient entre le masculin et le féminin » (p. 44). Entre regard d’homme et mots de femmes (parfois directement glanés chez les collaboratrices confidentes), l’énonciation est ambiguë ; pourrait-on voir du queer dans Chérie ? Cette réflexion ouvre des perspectives 209passionnantes. Pierre-Jean Dufief réfléchit ensuite à la forme de l’ouvrage, « œuvre limite » (p. 52) aux frontières du roman, sans intrigue véritable, dont la forme porte en germe le roman proustien.
Un autre apport scientifique majeur de cette édition tient à l’excellente précision des notes de bas de page, qui présentent des variantes, mais surtout des éclaircissements historiques, biographiques, lexicaux (notamment sur les fameux néologismes goncourtiens), esthétiques ou encore intertextuels, particulièrement utiles dans un roman du « collage ». Le dialogue avec les intertextes goncourtiens, des romans au journal, est remarquablement nourri. Directeur de l’ouvrage collectif Les Goncourt diaristes (Champion, 2017), Pierre-Jean Dufief nous fait circuler dans l’œuvre et ses sources, reproduisant parfois de longs passages du journal, comme le savoureux récit d’une pêche aux écrevisses à Bar-sur-Seine, transposée au Muguet. Il identifie également des intertextes externes, de Zola à Huysmans en passant par le couturier Gaston Worth et les confidences des lectrices et amies.
La grande valeur ajoutée de cette édition réside également dans le document inédit qui constitue sa première annexe. Pierre-Jean Dufief livre en effet le plan du roman, jusqu’ici jamais édité. Ce plan permet de mettre en lumière la composition du roman, bien plus soignée qu’on ne l’a longtemps prétendu ; cette archive exceptionnelle jette un jour nouveau sur le « souci de cohérence et de précision chronologique » d’Edmond (p. 17). Elle permet aussi au lecteur rêveur de fantasmer les passages supprimés. Il aura le plaisir de lire l’un d’entre eux dans l’annexe suivante, intitulé « Une passionnette » ; ce micro-récit, supprimé par Goncourt et publié dans La Revue indépendante en 1884, est présent également dans éditions de 2002 et 2018. La réception du roman avait aussi été convoquée par l’anthologie critique de Marie-Claude Bayle, ainsi que dans les annexes des éditions de Jean-Louis Cabanès et Philippe Hamon ainsi que de Dominique Pety. Néanmoins, l’échantillon des lectures critiques contemporaines et des lettres échangées avec des auteurs et amis, très bien contextualisées, est tout à fait utile. On signalera enfin la présence bienvenue en fin d’ouvrage d’une bibliographie et d’un index des noms propres. Un seul regret face à cette édition : très onéreuse, elle exigera probablement des étudiants une consultation en bibliothèque.
En le commentant, l’édition met en valeur les nuances et les beautés du testament littéraire d’Edmond. Pierre-Jean Dufief compare avec justesse le travail de composition établi par Edmond à l’œuvre du couturier de Chérie. On songe, devant cette narration artiste et fragmentée, au roman-robe que bâtira Proust : « épinglant ici un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe » (Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1927, t. 1, p. 212).
Lucie Nizard
La Fabrique des Rougon-Macquart. Édition des dossiers préparatoires. L’Argent. Le Docteur Pascal. Publiés par Colette Becker. Volumes VIII, 1-2. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2022. Deux vol. de 933 p. et 596 p.
Depuis 2003, Colette Becker déroule son monumental programme, à la manière de Zola : publier les quelque 10.000 feuillets représentant la somme des dossiers préparatoires des Rougon-Macquart, non seulement ceux des vingt romans mais 210aussi ceux des manuscrits dits « originels » de 1868-1869, qui campent les éléments du cycle. Jusqu’à l’année 2013, correspondant aux tomes 6 (1,2), cette entreprise sérielle a été conduite avec la collaboration précieuse de Véronique Lavielle. Aussi, la parution d’un volume de la « Fabrique des Rougon-Macquart » est toujours un événement. Même si l’accès aux dossiers préparatoires de Zola sur « Gallica », depuis une dizaine d’années, est une offre des plus utiles, celle-ci ne retire rien à la singularité comme à l’intérêt des ouvrages composant le trésor d’archives imprimées qui offre une épopée génétique du travail littéraire du romancier. Pour le bonheur des lecteurs de Zola, amateurs comme spécialistes de manuscrits, les volumes massifs, édités et préfacés par Colette Becker offrent, dans un va et vient de l’œil entre la transcription diplomatique et l’archive, le spectacle de la création en marche. Format allongé, qualité des reproductions, papier glacé : l’édition associe l’utile à l’agréable et assure un saut qualitatif par rapport aux anciens microfilms. Car si le manuscrit est à lire, il est aussi à envisager comme un tableau : formes graphiques, détails graphologiques, signatures de l’écrivain, sémiotique des tracés, verso des feuillets servant parfois de brouillons en phase rédactionnelle… Ainsi emporté au gré des feuillets qui se tournent, le lecteur vagabonde entre les pages noircies d’une écriture aussi fluide que volontaire.
Les deux tomes du volume VIII présentent respectivement les dossiers de travail de L’Argent (1891) et du Docteur Pascal (1893) qu’introduit une préface de Colette Becker. Ici, précisément, la spécialiste évoque la « carcasse » de l’Ébauche, la poétique de la description, l’art tout théâtral de la « scène », en somme les problèmes poétiques complexes du roman zolien que les deux dossiers préparatoires verbalisent et résolvent à leur manière. Comment Zola va-t-il s’en sortir, quand il semble définitivement enlisé dans des contradictions et des blocages de tous ordres ? L’écrivain tâtonne, cherche et résout. Lire les dossiers comme des espaces de « résolution de problèmes » est une perspective de lecture que permettent justement les éditions imprimées de Colette Becker. Par exemple, cette « fin de série » partage une problématique spécifique : « Je n’ai plus que quatre volumes à écrire pour terminer Les Rougon-Macquart, et la place me manquant, je vais être obligé de tasser un peu les uns sur les autres les mondes qu’il me reste à étudier », confie Zola au journaliste Jacques Van Santen Kolff, le 22 juin 1889. Avec L’Argent, dix-huitième roman du cycle, on pourrait alors, au fil de l’Ébauche, relever les expressions relatives à la « centralité » qui concentre : le cadre « rayonnant » de l’Exposition, les « centres » et les croisements géographiques du Proche-Orient et, dans la construction du système des personnages, les figures dits « centrales », telles que Caroline, Saccard, Busch, qui forment des « toiles d’araignée », écrit Zola, pour « nouer » les intrigues du roman. Au risque de rendre trop visibles les coutures du texte, la charpente solide écarte les risques d’éparpillement, liés à la pluralité des thèmes, au foisonnement des figures, aux horizons géographique, au rendu des flux abstraits de l’argent : « Pour ne pas trop compliquer, il faudrait donner une importance capitale à madame Caroline, en faire le centre véritable, la faire dominer et s’occuper de tous les épisodes, être le lien ». Grâce à Colette Becker, on peut ainsi suivre le film d’un artiste en pleine ébullition créatrice, entre son cahier des charges et sa liberté, ses calculs logiques et ses intuitions : « Puis l’Argent, c’est tellement vaste, que je ne sais par quel bout le prendre ; et les documents de ce livre, je suis embarrassé, plus que jamais je ne l’ai été […] » confiait Zola à Edmond de Goncourt, le 12 mars 1890. Le second volume (VIII, 2), 211qui correspond au dossier génétique du Docteur Pascal, fabrique la conclusion scientifique du cycle. Le dossier préparatoire fascine par la spécularité du récit qui passe par un montage audacieux où chaque œuvre du cycle trouve son évocation au fil des chapitres, où la vie des personnages des trois branches de l’Arbre se poursuit et s’achève parfois en bravant les lois de l’illusion réaliste. La fiction met en abyme, avec un ludisme digne du Nouveau roman, la galerie « Rougon-Macquart », concentrée par les rayons d’un miroir concave dans une œuvre unique, assez loin de « l’écran transparent » de la doctrine naturaliste. Dans la Souleiade de Plassans, Pascal veille sur l’armoire de chêne de son laboratoire, là où sont déposées les archives manuscrites de la famille et le grand Arbre généalogique, ces trésors familiaux que Félicité, sa mère, en gardienne des tabous de la Félure, va détruire dans un grand autodafé. Zola a-t-il ainsi transposé dans la fiction son angoisse à l’égard de ses propres dossiers préparatoires, auxquels il accordait une grande valeur de témoignage ? Quoi qu’il en soit, Alexandrine œuvra pour leur sauvegarde en les déposant à la Bibliothèque Nationale en 1904. Un siècle plus tard, Colette Becker coordonnait leur édition diplomatique, labeur au service du partage des archives zoliennes. Souhaitons, très vite, trouver en librairie le dernier volume qui présentera, à lui seul, le dossier de 1244 folios, le plus long de la fresque : La Débâcle. Non seulement la genèse de cette clôture militaire est passionnante mais, en plus, elle achèvera la série des dossiers permettant d’opter pour un regard rétrospectif complet. Car l’approche longitudinale révèle bien davantage qu’une étude unitaire, dossier par dossier. Elle montre combien la facture des dossiers préparatoires a évolué sur l’étendue de la « fabrique ». Il reste ainsi, avec l’édition de Colette Becker en main, a dessiné les contours d’un imaginaire diachronique du laboratoire d’écriture, dans le jeu des scénarios revisités, de variations des motifs, de lieux et de personnages. Au seuil des ouvrages, s’ouvrent des pistes fécondes qui dessinent les pièces du puzzle génétique : De « l’élan de l’écriture » à la « note documentaire », du « Cela s’établira en écrivant » à la « description », ces articles font écho au travail de critique que Colette Becker a construit parallèlement à ses passions d’éditrice. Ces éclairages situent le dossier préparatoire aux antipodes d’une ingénierie scripturale. Le dossier est l’espace natif d’une œuvre d’art où la recherche côtoie à chaque instant le quête de la beauté par la forme, au fil de ses certitudes et de ses doutes, ses clartés et ses ombres qui conservent encore bien des énigmes. Ainsi, Colette Becker participe aux redécouvertes de l’œuvre et de l’image d’Émile Zola.
Olivier Lumbroso
Louise Durieux, L’Héritage théologique de Joseph de Maistre. Dans les œuvres fictionnelles de Jules Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy et Georges Bernanos. Paris, Classiques Garnier, « Confluences », 2022. Un vol. de 830 p.
L’ouvrage se propose de traiter de l’héritage dit « théologique » de Joseph de Maistre, principalement dans la fiction et plus particulièrement chez Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy et Bernanos. Il s’agit pour l’autrice, Louise Durieux, d’analyser les sources de la pensée maistrienne et de mesurer son influence et la façon dont cette influence se propage. Le livre prend pour appui l’étude de la réversibilité. La première partie s’attache à la stabiliser en partant de la question du péché originel. Une des difficultés de l’exercice est que cette théorie ne transite pas toujours par des 212sources identifiées mais appartient à un ésotérisme diffus qu’il est parfois difficile de démêler. Louise Durieux interroge donc les courants illuministes pour tâcher de revenir aux sources de la pensée maistrienne. La reconstitution de l’arrière-plan « théologique » ne fait pas l’économie de l’héritage apologétique et mystique. Son principal mérite est de ne pas oublier que ces notions appartiennent à une culture dévotionnelle réactivée au lendemain de la Révolution. C’est là un des grands intérêts de l’ouvrage : permettre de relire une littérature pieuse largement négligée, mais qui n’a pas entièrement quitté les habitudes de lecture des contemporains.
L’autrice réexamine ainsi l’hypothèse d’une « mentalité du sacrifice » qui marquerait le xixe siècle. Elle aborde sur ce point les penseurs de la contre-révolution (Antoine Blanc de Saint-Bonnet, Juan Donoso Cortés, Ernest Hello…), l’héritage mystique (Origène, Anne Catherine Emmerich, Thérèse d’Avila, Angèle de Foligno…) et les traditions dévotionnelles (Sacré-Cœur et Précieux sang, dévotion à la Vierge de la Salette…). Louise Durieux consacre de solides chapitres aux notions de communio sanctorum, de substitution, de réparation et apporte des éclairages nouveaux sur l’interprétation qu’en fait Joseph de Maistre, notamment dans le chapitre qu’elle consacre à l’influence de Soame Jenyns (p. 79-90). Sur la difficile question de l’apologétique, on serait tenté de conseiller la lecture des travaux de l’historien François Laplanche dont la contribution à l’histoire de l’apologétique, et notamment de l’apologétique de Bergier, pourrait représenter une bonne mise en perspective.
Le chapitre « Charles Péguy et le renouveau de la pensée bernanosienne (p. 381-395) » constitue quant à lui le cœur de l’ouvrage puisqu’il montre comment Bernanos, dans le contexte de l’Occupation et grâce à l’héritage de Péguy, met à distance la mystique de l’expiation comprise comme une captation politique du discours mystique. C’est là un des points forts de l’étude et qui justifie le choix du corpus (Barbey d’Aurevilly, Léon Bloy, Georges Bernanos). On peut y lire une thèse, celle de la remise en question du discours sacrificiel qui s’épuiserait au xxe siècle après un ultime sursaut politique. Les pages sur Bernanos lecteur de L’Otage de Claudel sont à ce titre particulièrement intéressantes (p. 386 et suiv.). On apprécie également celles sur l’Action française, tant le mouvement a contribué à une relecture politique de Joseph de Maistre, largement décontextualisée, et qui servira de socle à un catholicisme politique dont on connaît les graves conséquences.
On retiendra également les pages sur les polémiques que suscite la publication par L’Univers de l’ouvrage de Donoso Cortès Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme (p. 147 et suiv.), qui montrent à quel point la pensée de Joseph de Maistre et de ses continuateurs est diversement accueillie au sein du monde catholique. Car comme l’écrit l’autrice « Si l’Église ne s’est jamais totalement reconnue dans la pensée maistrienne, force est de constater qu’à cette époque elle en est proche et c’est pourquoi l’affrontement entre les catholiques autoritaires – qui revendiquent l’héritage maistrien – et les catholiques libéraux est souvent interprété comme une lutte entre l’ultramontanisme et le gallicanisme (p. 147) ». Si l’abbé Gaduel qui condamne l’ouvrage de Donoso Cortès n’est pas précisément un progressiste, l’épisode met en lumière les difficultés que pose le réception des idées maistriennes au sein du monde catholique.
La dernière partie, plus spécifiquement littéraire, explore les potentialités narratives de la théorie de la réversibilité. Si le premier chapitre s’interroge sur une traditionnelle « présence de Satan » et conclut avec Gérard Peylet à son « intériorisation » (p. 425-427), elle montre également comment la réversibilité 213a permis de mettre en place des schémas narratif complexes. On lit avec plaisir les chapitres sur Une histoire sans nom ou L’Ensorcelée, tant il est vrai que Barbey d’Aurevilly est peut-être celui qui a le plus tiré parti de la plasticité de la notion. Les romans de la réversibilité sont souvent marqués par un suspens de l’interprétation, le concept de « réversibilité » perturbant la frontière entre les justes et les coupables, ce dont hérite la poétique de Bernanos (p. 761 et suiv.). C’est donc naturellement que l’autrice pose au sortir de son étude la question du salut qui vient clore l’interrogation sur la représentation du mal. À l’origine d’une anthropologie pessimiste, le discours maistrien s’écrit pourtant en contrepoint du discours positiviste sur l’hérédité. Avec la question du jansénisme émerge en définitive celle de la grâce, la prédestination entretenant un dialogue intéressant avec le déterminisme, ce que l’autrice ne manque pas de remarquer.
On peut le constater au sortir de cette stimulante lecture, un des problèmes de « l’héritage théologique » réside dans le fait que les sources de cet héritage ne sont pas toutes de nature « théologique ». Bien loin de là, le discours sur la réversibilité se constitue en marge de la théologie et bien souvent, comme le montre l’ouvrage, à partir de sources laïques ou massivement non-ecclésiastiques. La captation politique de la notion est sans doute liée à la façon originale dont elle transite. Sur ce point, l’analyse littéraire s’avère une contribution dont on sous-estime l’importance dans l’histoire des idées politiques. Si l’autrice s’efforce de distinguer des « influences », la question des « sources » sur laquelle elle fonde son travail permet en définitive de mesurer à quel point la théorie de la réversibilité fut mobile et l’héritage de Joseph de Maistre diversement convoqué, voire politiquement instrumentalisé, car comme l’écrit Louise Durieux en conclusion : son « orthodoxie s’accompagne d’une inévitable déviation » (p. 774).
Alexandra Delattre
Évanghélia Stead, Sisyphe heureux. Les revues artistiques et littéraires. Approches et figures. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2020. Un vol. de 309 p.
Sisyphe heureux rassemble et réactualise une dizaine d’études d’Évanghélia Stead, publiées de manière disséminée entre 1998 et 2020, et portant sur différents périodiques français et européens de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle (dont La Vogue, La Plume, Le Chasseur de chevelures, NIB, La Revue blanche, Le Rire, La Foire aux chimères, L’Illustration, Le Mercure de France, The Yellow Book, Schéhérazade, Le Voyage en Grèce, La NRF), en en envisageant différents aspects, et en particulier en mettant en avant leur fonctionnement en réseaux, l’étude des images, les rapports centres/périphéries et les questions liées à la matérialité des périodiques. Ce faisant, Sisyphe heureux se donne deux objectifs : d’une part, proposer, dans la première partie intitulée « Approches », des questionnements méthodologiques liés à l’étude des périodiques, et d’autre part, dans une seconde partie intitulée « Formes et figures », déployer des études de cas qui permettent à l’autrice d’envisager les revues comme « des réseaux non seulement de personnes, de textes et d’idées, mais aussi de formes, de figures, et d’un certain imaginaire » (p. 8), qui contribuent à retracer certaines lignes de l’histoire culturelle d’un vaste territoire (l’Europe) et d’une époque (1860-1930) particulièrement riche pour l’histoire des revues.
214La première partie s’ouvre sur un entretien d’Évanghélia Stead avec le jeune chercheur hongrois Gábor Dobó. Intitulé « Les recherches sur les périodiques », il tient lieu de préambule méthodologique à l’ouvrage, et présente deux spécificités du travail de l’autrice sur les périodiques, à l’œuvre tant dans son implication dans le séminaire du TIGRE (« Texte et image, Groupe de recherche à l’école »), qu’elle anime depuis 2004 à l’ENS Ulm avec Hélène Védrine, que dans sa codirection avec celle-ci de deux ouvrages collectifs : L’Europe des revues (1880-1920) : Estampes, photographies, illustrations (Paris, PUPS, 2008) et L’Europe des revues II (1860-1930) : Réseaux et circulations des modèles (Paris, PUPS, 2018). Si les bornes chronologiques choisies semblent s’imposer d’elles-mêmes, dans la mesure où elles correspondent à l’âge d’or des périodiques, en Europe comme ailleurs (aux États-Unis par exemple), le choix du terrain s’avère original et bienvenu : travailler sur les revues européennes permet de « penser l’Europe » (p. 16), loin des approches monographiques et nationales, tout en offrant un complément indispensable aux études sur les périodiques qui se sont largement développées, aux États-Unis notamment, à partir du début des années 2000, en restant cependant largement centrées sur des études de cas états-uniens et britanniques. La fondation, en 2008, de ESPRit (European Society for Periodical Research), et, en 2016, de JEPS (Journal of European Periodical Studies), la revue qui lui est associée, et dont l’autrice a dirigé un numéro (vol. 1, no 2, 2016, « Reconsidering “Little” versus “Big” Periodicals »), témoignent d’une volonté collective d’encourager les études périodiques européennes, dans une perspective d’ouverture à tous les univers géographiques et culturels. L’entretien explore une autre spécificité du travail d’Évanghélia Stead : son intérêt pour l’étude des images, et plus particulièrement pour le dialogue pluridisciplinaire entre texte et image, qui a pour originalité de délaisser leurs relations binaires pour envisager l’ensemble de la revue dans sa dimension visuelle, au plus près de la valorisation actuelle de la matérialité des périodiques. Enfin, la démarche comparatiste de l’autrice, professeure de littérature comparée, n’est sans doute pas étrangère à son choix de se positionner contre l’érection des études sur les périodiques (« periodical studies ») en une discipline supplémentaire, séparée – à l’instar de ce qui peut se produire, de manière généralement implicite, dans le monde anglo-américain –, pour, au contraire, croiser, par leur étude, les disciplines, et même « tester comment les périodiques mettent à l’épreuve nos critères disciplinaires » (p. 21).
Les quatre chapitres méthodologiques qui suivent cet entretien sont informés par une vision des revues comme « plateformes intellectuelles et esthétiques de grande plasticité et flexibilité » (p. 66). Le premier chapitre élargit la notion de réseaux aux formes et figures de la revue (au lieu de la cantonner aux domaines des personnes, des textes et des idées). Le deuxième chapitre réévalue l’opposition binaire qui a pu être faite entre « petites » revues, qualitatives et audacieuses, et « grandes » revues, massivement distribuées et sans relief idéologique ou esthétique. Le troisième chapitre, écrit avec Hélène Védrine, s’intéresse au rôle critique de l’image dans les revues fin-de-siècle, donc en dehors de la presse illustrée et de la revue d’art et de spectacle où elle est habituellement confinée. Le quatrième chapitre quant à lui explore les continuums entre revue et livre. Puis, en complément de cette première partie, la seconde partie de l’ouvrage propose des études de cas qui rejouent et précisent certaines pistes méthodologiques explorées dans la première partie de l’ouvrage, tout en montrant que les revues ne sont pas un simple reflet de la vie culturelle de leur époque, mais qu’elles sont les lieux mêmes où se fabriquent 215ces cultures. Une série de portraits donnés par André Rouveyre au Mercure de France interroge « l’iconolâtrie » (p. 131) du 19e siècle français (chapitre 5) ; le chapitre 6 examine les inscriptions en revues de la chanson fin-de-siècle ; le chapitre 7 souligne la complexité des relations entre cultures « savantes » et cultures « populaires », en analysant l’origine et la fortune de la mascotte du Nain jaune dans la revue esthète The Yellow Book ; le chapitre 8 analyse les préoccupations de la revue Schéhérazade à l’aune de l’engouement contemporain pour Les Mille et Une Nuits ; enfin, le neuvième et dernier chapitre s’intéresse aux collusions de tonalités, entre sérénité et inquiétude, de la revue Le Voyage en Grèce, prise entre l’imaginaire de la Grèce antique et l’approche de la Deuxième Guerre mondiale.
Si Sisyphe heureux compile, de fait, des écrits qui n’étaient pas destinés, au départ, à être réunis, l’ouvrage n’en dégage pas moins une grande cohérence, sans nul doute liée aux ancrages méthodologiques solides de son autrice, et à sa capacité à produire de nombreuses études sur des périodiques variés, en en explorant des dimensions différentes et complémentaires, au sein d’un espace chronologique large (1860-1930), dont elle a développé une connaissance très fine. La logique et la clarté de l’ensemble se trouvent renforcées par plusieurs introductions et conclusions appréciables. L’ouvrage peut être ainsi lu avec beaucoup d’utilité aussi bien par les spécialistes de tel ou tel sujet, que par les néophytes qui découvriraient les études de périodiques. Sisyphe heureux trouve donc sa place aux côtés des grandes analyses qui ont marqué le développement des études de périodiques ces dernières années, depuis « The Rise of Periodical Studies » en 2006 (Sean Latham et Robert Scholes, PMLA, vol. CXXI, no 2, p. 517-531), jusqu’à Periodical Studies Today en 2022 (Jutta Ernst, Dagmar von Hoff, Dagmar et Oliver Scheiding, Leiden/Boston, Brill, « Studies in Periodical Cultures »), en en renforçant les dimensions visuelle, transnationale et européenne (mais aussi en mettant sur la scène des périodiques français). Sisyphe heureux souligne les difficultés du travail sur les périodiques – difficultés souvent liées à des données lacunaires – et laisse entrevoir la somme de travail qui reste à produire – à la hauteur de ce que l’étude des périodiques peut apporter à l’histoire culturelle. Mais, plus encore, l’ouvrage souligne le caractère joyeusement collaboratif du travail sur les périodiques et parle du bonheur qu’il y a à exhumer du passé les mille et une expressions parfois jusqu’alors perdues, ou voilées, de la vie culturelle d’époques révolues.
Céline Mansanti
Daniel Grojnowski, La tradition fumiste. De la marge au centre. Ceyzérieu, Champ Vallon, « Dix-neuvième », 2023. Un vol. de 256 p.
Daniel Grojnowski, grand spécialiste des rires fin-de-siècle auxquels il a consacré plusieurs ouvrages (Aux commencements du rire moderne, 1997 ; La Muse parodique, 2009 ; Comiques, d’Alphonse Allais à Charlot, 2004 ; Fumisteries, en collaboration avec Bernard Sarrazin, 2011), revient, avec cette étude, sur le Fumisme et sur des groupes, des individualités et des productions d’ordinaire relégués dans les marges de l’Art, en un panorama constitué de onze chapitres. Du Second Empire à la Première Guerre mondiale, cet esprit frondeur, toutes souterraines ou subalternes que furent ses activités, fut à l’origine d’un renouveau radical dont, estime l’auteur, nous sommes aujourd’hui les dépositaires.
216La première partie s’intéresse aux commencements de l’esprit fumiste et à deux acteurs dont l’« aura » – qu’attestent portraits, hommages, mentions, et autres souvenirs – l’emporte de loin sur les productions : Nina de Villard et le groupe des Zutiques. Le salon de la première, dont la biographie est brossée ici, réunit pendant plus de vingt ans, des artistes divers, y compris un medium et un anarchiste, mais qui tous s’affirment inclassables et rejettent les chefs de file et leurs doctrines. S’y donnent cours une gaieté et un rire parfaitement hostiles à l’esprit de sérieux. Du groupe éphémère des Zutiques on sait peu de choses, d’autant que, dans celui-ci, le collectif l’emporte sur l’individuel : Daniel Grojnowski met au jour les arcanes de l’anti-académique Album zutique et dévoile les coulisses de cet ouvrage clandestin « miraculeusement exhumé » (p. 52), constitué de courts textes parodiques, souvent grivois voire scatologiques et qui vise la culture officielle et sa morale. Où l’on découvre que ce recueil n’est pas le simple amusement de potaches auquel on le cantonne d’ordinaire, mais propose, outre des « insolences raffinées » (p. 74), quelques écrits majeurs : au-delà de la parodie, il constitue la remise en question d’une certaine conception de la poésie, de la culture en général, voire de la politique.
La deuxième partie s’intéresse à un mouvement fondé une dizaine d’années plus tard par Émile Goudeau : les Hydropathes qui, grâce aux lois républicaines, peuvent contrairement aux Zutiques, se réunir et publier leurs textes. De la trentaine de participants ne subsistent aujourd’hui dans les mémoires que le dessinateur Sapeck et les écrivains Alphonse Allais et Charles Cros qui revendiquèrent tous trois, pour s’amuser, l’appellation « fumistes ». Daniel Grojnowski reconstitue la biographie de Sapeck, « celui qui sape » (p. 77), avant d’en présenter les productions, qu’il s’agisse de dessins publiés ou de mystifications farcesques – tournant parfois à l’esclandre – destinées faire enrager le bourgeois. Alphonse Allais est reconnu dès ses début par ses pairs comme le chef de file des Fumistes et exerce sa dérision et son art de la blague principalement dans la presse où il publie monologues, contes et combles. Comme Sapeck et les « auteurs gais », il ne déroge pas au parti du rire – « contre ce qui est pour et pour ce qui est contre » (p. 108). Il s’agit pour eux de constituer, tout comme les tenants de l’art pour l’art, un espace de liberté et d’affranchissement des règles de l’argent et du conformisme. Charles Cros enfin, poète, conteur puis auteur de monologues, fait, lui, voisiner fantaisie et angoisse, donnant au comique fumiste une touche inquiète.
Dans la troisième partie intitulée « Lettres et arts », Daniel Grojnowski envisage le Fumisme tel qu’il se déploie dans les dernières décennies du xixe siècle. Il s’agit d’une part des « années Chat noir » dont est étudié ici, non pas la représentation légendaire (Montmartre, la bohème, le Moulin de la Galette, etc.), mais l’apport esthétique. Le cabaret et l’hebdomadaire du « Chat noir » comptent une douzaine d’années et 800 numéros environ – même si a succédé à une première phase inventive une autre, plus appréciée, mais bien moins novatrice. Ce succès donne visibilité et audience aux autres groupes épars et à leurs publications éphémères et tirées à peu d’exemplaires. Daniel Grojnowski passe en revue lieux, cabarets, magazines où se concentre l’esprit « fumiste », ainsi que quelques auteurs Chat noir ; il montre ainsi comment ce dernier a été un « puissant marqueur-divulgateur » (p. 143) qui a manifesté l’émergence d’une sensibilité différente, d’une contre-culture hostile au conformisme et à l’académisme. Le groupe des Incohérents, d’autre part, nécessite une sorte de restitution historique, à partir des témoignages qui nous sont parvenus et des vestiges qui en restent : leur succès est marginal, leur 217entreprise peu prise au sérieux et leurs productions imprimées très rares, car ils privilégient les « Expositions », manifestations annuelles farfelues où sont exhibées des œuvres excentriques voire triviales, toujours sous le signe du rire. Une autre manifestation de l’esprit fumiste naît des interactions qui se multiplient entre les disciplines et investissent le discours publicitaire, qu’il s’agisse de s’en moquer ou de le servir. André Gill s’y illustre particulièrement, alliant caricature et publicité sous le signe de la surprise et de la bonne humeur, tout en déjouant la censure. Seulement la caricature partage avec la chanson et la réclame le statut d’« art mineur », de simple divertissement : l’absence de conformisme ne pardonne pas. À la fin de cette partie, Daniel Grojnowski revient sur un poème de Charles Cros, issu de l’Album zutique : « Le hareng saur », autant dire « l’art en sort ». Il envisage quelques avatars du poème, montrant du même coup comment « le petit caillou jeté par Charles Cros dans la mare des poètes et des artistes a provoqué une succession d’ondes toujours plus larges » (p. 170), de Coquelin cadet à Huysmans et Alphonse Allais, qu’il s’agisse de continuer ou de contester son anticonformisme fumiste.
La dernière partie de l’ouvrage, « Nouvelles donnes », propose d’abord une étude consacrée à Jarry et à la façon dont il renouvelle le comique fumiste par un travail sur le langage finalement détaché de toute fonction référentielle et de tout usage communicationnel, au risque de par trop malmener le lecteur. Puis Marcel Duchamp est envisagé, lui dont on connaît peu les dessins d’humour – une trentaine – publiés ou exposés. « Du fumisme à l’ironisme » (p. 215) : ces débuts marqués par l’esprit montmartrois ont été ensuite passés sous silence par l’artiste, et du même coup par biographes et exégètes dédaigneux de cette production-là. Ensuite Duchamp prend ses distances avec le rire fumiste et s’oriente vers un « comique sérieux » (p. 220) qui bifurque sur l’étrange ou encore l’absurde. Mais l’ironisme qu’il incarne conserve du Fumisme des débuts un goût de la mystification que l’artiste va faire évoluer en gommant les frontières entre dupeur et dupé, entre sérieux et non-sérieux : les œuvre plastiques en viennent alors à « figurer pour chacun le mystère d’être au monde » (p. 225).
Dans sa postface, Daniel Grojnowski s’interroge enfin sur les notions d’« époque » et de « changement », qu’il estime tout aussi imprécises et complexes que celle de « marge » dont il était parti. Et de se demander comment « cerner » une période, « qui et quoi retenir » (p. 230), d’autant que, inévitablement, c’est au présent que l’historien considère une époque révolue.
Si ce nouvel ouvrage illustre une nouvelle fois la grande connaissance de Daniel Grojnowski quant aux formes de comique qui s’épanouirent à la fin du xixe et au début du xxe siècles, il se distingue par une écriture alerte, le refus d’un esprit de sérieux prononcé qui aurait été peu compatible avec l’objet étudié, enfin un plaisir, contagieux, à mettre en lumière des marges culturelles qui ne demandèrent qu’à venir au centre.
Marie-Ange Fougère
Joris-Karl Huysmans, Œuvres complètes, tome VIII – 1903-1904. Édition de Jean-Marie Seillan. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xixe siècle », 2022. Un vol. de 990 p.
Ce volume VIII des Œuvres complètes qui paraissent aux Classiques Garnier, sous la direction de Pierre Glaudes et de Jean-Marie Seillan, couvre les années 2181903-1904, avec comme récit principal L’Oblat, dernier opus de la tétralogie de Durtal dans laquelle l’auteur raconte sa conversion. Il est donc tout à fait logique et pertinent d’éclairer ce texte et les autres de ce tome par des éléments biographiques, comme le fait Jean-Marie Seillan dans son « Introduction générale » qu’il assortit d’une « chronologie » (p. 7-34). Cette période est en effet une transition pour Joris-Karl Huysmans : il revient à Paris après son oblature, peine à s’installer confortablement, termine les récits qui mettent en scène Durtal et s’interroge sur la suite tout en relisant À Rebours ; il revient aux critiques d’art, dans un ouvrage et non dans des articles de presse, voyage beaucoup plutôt que de rester à Paris, s’insurge de nouveau contre l’Église, découvre Lourdes, règle des affaires, y compris avec les femmes, mais surtout avec l’Académie Goncourt. Tout cet éclairage s’appuie sur la biographie écrite par Robert Baldick, sur les journaux de Huysmans (notamment le Carnet Vert) et sur sa correspondance, qui permet à Jean-Marie Seillan, en confrontant la lecture autobiographique et la lecture des documents personnels, de trouver un équilibre entre la part introspective de l’œuvre et l’importance du contexte, entre le récit de conversion, le romanesque et le travail littéraire sur les genres. L’on n’explique plus le texte de manière myope, et tant mieux. L’appareil critique de ce volume, comme celui des autres volumes de la collection, l’atteste. Le recul est pris : Huysmans raconte son époque, raconte sa vie, raconte l’art de la fin du xixe siècle et les personnes qu’il rencontre, tout comme il exprime un point de vue sur le monde qui l’entoure.
L’introduction à L’Oblat rappelle à quel point le récit est mal aimé, non pas au moment de la lecture, mais a priori, avant même de le lire, à cause de « deux idées reçues » (p. 39) : une première idée que ce récit serait le « plus autobiographique de ses romans » (selon Pierre Cogny) et qui le fait appréhender comme une autobiographie pure (ce que n’affirme pas Pierre Cogny). Cette introduction démontre que la lecture totalement autobiographique de ce récit est fausse : on le savait, mais Jean-Marie Seillan démontre, faits à l’appui, que ce qui est raconté ne s’est pas forcément passé et, surtout, que de nombreux aspects de la vie de Huysmans n’apparaissent pas dans le récit, ni directement ni même transposés dans la fiction. Cette importante documentation donne à cette introduction un double objectif : remettre les choses à leur place, et commencer, peut-être, une nouvelle biographie de l’auteur. La seconde idée reçue, celle qui rebute peut-être le plus le lecteur, est celle qu’Emmanuel Godo a pourtant déclaré erronée, d’un récit correspondant à la « vie unitive », « accessible aux seuls mystiques » (p. 45), et qui éloigne bon nombre de lecteurs. Pourtant, Jean-Marie Seillan insiste sur l’intérêt humain et sensible de L’Oblat : il peut toucher tous les lecteurs, au-delà de toute considération religieuse, car c’est « le roman des désillusions » (p. 49). Il présente également un récit intéressant pour les lecteurs de Huysmans car il se situe dans la lignée d’À Rebours et d’En Rade (p. 59), et de tous lecteurs des textes de la fin du xixe siècle car il s’ancre dans l’actualité. La dimension religieuse n’est pas omise, loin de là, mais elle est étudiée comme un thème mais aussi comme une recréation de l’espace-temps, grâce à la claustration qui permet de se réfugier dans l’érudition et dans l’art et qui favorise l’introspection tout autant que l’observation sociologique de la « vie monastique » (p. 114). Ce n’est donc pas une autobiographie ni un ouvrage mystique, cependant Jean-Marie Seillan ne dit pas ce que c’est : il ne conclut pas directement. Peut-on penser à une autofiction ? À une auto-socio-biographie, pour reprendre le terme d’Annie Ernaux ?
219Respectant l’ordre chronologique d’écriture des textes choisis pour cette édition des Œuvres complètes, ce volume place logiquement à la suite de ce récit la « Préface écrite vingt ans après le roman À Rebours » dans laquelle Huysmans se livre à une relecture de son œuvre, à la fois pour lui-même et pour le lecteur, dont l’approche du roman de 1884 se trouve ainsi influencée par une lecture de conversion et autobiographique. Ensuite vient la « Préface aux Poésies catholiques de Paul Verlaine » que Huysmans réédite en 1904, sept ans après la disparition du poète et dont le choix des textes ainsi que la Préface offrent une relecture à la lumière de sa propre œuvre. La même année encore, Huysmans écrit les Rêveries d’un croyant grincheux, qu’il ne fait pas publier, puis les Trois Primitifs. Contrairement aux deux autres recueils de critique d’art, celui-ci se concentre sur trois œuvres. Les analyses suivent la méthode en cinq étapes mise au point par Huysmans en 1901, et il commence donc chaque texte par un long exposé érudit de l’auteur, de « l’origine de son talent » (p. 518) et du sujet abordé. Cependant, malgré cette méthode très structurée, ces textes ne sont pas totalement de l’histoire artistique ni même totalement de la critique d’art : Jean-Marie Seillan souligne l’importance de la question du genre de ces textes et le fait que Huysmans se « disperse » (p. 530) au moment où il semble au contraire structurer ces critiques autour des Primitifs et selon une méthode d’analyse. En effet, nous pouvons ajouter que, si l’on lit le texte de Huysmans devant le retable d’Issenheim au musée de Colmar, l’on suivra bien le long exposé érudit sur le peintre et sur l’œuvre, l’on en lira l’analyse, précise, certes, mais incomplète : Huysmans choisit ce qu’il décrit selon son goût (comme dans les deux précédents recueils de critique d’art) et selon sa propre œuvre, ce qui amène le lecteur à s’interroger sur le sens de ces trois textes de critique d’art qui s’inscrivent, comme toute l’année 1904, dans une démarche de relecture par Huysmans lui-même : quel est donc le sens des Trois Primitifs ? À la suite de l’éclairage précis et passionnant qu’apporte ce volume, il faudra continuer à étudier cette année 1904, juste après L’Oblat, qui termine le « Roman de Durtal » : Huysmans se retourne sur ses textes précédents, en donne une relecture et une interprétation en faisant se superposer les genres (deux préfaces et trois critiques publiées, un récit – Les Rêveries d’un croyant grincheux –, non publié et délaissé par l’auteur alors même qu’il est achevé).
Carine Roucan
Pascal Ifri, Albertine assassinée ? Enquête sur une mort suspecte dans À la recherche du temps perdu. Paris, Hermann, « Savoir Lettres », 2023. Un vol. de 351 p.
Il est rare qu’un ouvrage de critique littéraire se présente comme une authentique enquête policière, ainsi que l’annonce ici le titre, tout en exploitant en profondeur les ressources de l’érudition universitaire. C’est bien ce que réalise ici Pascal Ifri, à propos de la mort d’Albertine, « cette mort sans cadavre ni enterrement » visibles, dont la réalité n’est pourtant jamais remise en question par le narrateur (p. 11). Enfin, jamais ? Le critique observe une multitude de détails, dans la trame du texte, à la lumière de deux concepts clefs solidement théorisés : la position non fiable du narrateur dans un roman, et la notion de textes possibles amorcés dans le texte, et notamment chez Proust ces amorçages subtilement relevés par Nathalie 220Mauriac Dyer ; de fait ici, « Proust sème dans son texte certains indices qui semblent contredire la thèse de l’accident et accréditer la possibilité de la survie ou celle du suicide de l’héroïne » (p. 157), à quoi s’ajoute la perspective de son assassinat. En fait, quatre hypothèses sont possibles, sur la mort d’Albertine : la fausse nouvelle de sa mort, l’accident, le suicide, et l’assassinat (p. 283). Pour essayer de trancher la question, l’interprète s’appuie sur ce côté roman policier de la Recherche elle-même (mis en valeur en 1971 par Jean-Yves Tadié dans Proust et le roman) : le jaloux est par essence un détective, et ses investigations rejoignent la démarche générale du narrateur : « l’histoire d’une quête qui avance, tant bien que mal, en s’appuyant sur une série d’indices, qui aboutit à de nombreuses impasses, qui multiplie les surprises et les coups de théâtre et qui se conclut par une révélation finale » (p. 67), même si Pascal Ifri souligne que la mort d’Albertine interrompt la « quête d’une vérité métaphysico-philosophique […] par une enquête plus prosaïque, celle sur la vérité d’Albertine » (p. 18).
À partir de là, et une fois remarqué que cette mort par accident de cheval relève du poncif que l’esthétique de Proust ne cesse de condamner (p. 7-8), le critique se livre à une fine analyse des mensonges, de l’absence de fiabilité du héros et du narrateur : tout le récit de la Recherche est relaté « d’un seul point de vue, celui d’un narrateur non fiable » (p. 15), ce qui fait de ce cycle romanesque « le roman de la surprise », mais aussi « le roman de l’incertitude » (p. 24) ; on peut dresser la nomenclature des mensonges du héros (p. 24-27). Le critique relève parallèlement des références à la cruauté qui depuis le début du cycle romanesque induisent des assassinats, et les références littéraires qui, observées à la loupe, pourraient préparer la perspective d’un assassinat d’Albertine : les poèmes de Mallarmé, les romans de Barbey d’Aurevilly, ceux de Thomas Hardy, ceux encore de Dostoïevski, sans oublier Phèdre (ce sont, dans tout cela, fréquemment des héroïnes qui sont assassinées) ; car ces références orientent progressivement vers les conditions d’un assassinat d’Albertine. Notamment, après avoir relevé les mots très forts qu’emploie le narrateur pour qualifier sa responsabilité dans la mort d’Albertine, Pascal Ifri invite au rapprochement avec Thésée, donnant à penser que « Marcel serait donc responsable de la mort d’Albertine, tout comme Thésée ne tue pas littéralement son fils, mais est responsable de la chaîne d’événements ayant entraîné sa mort » (p. 212).
Alors ? Une fois mis en place les amorçages, l’enquêteur passe en revue les potentiels suspects et leurs mobiles, en procédant par élimination, selon ce principe général : « Dès lors que l’on envisage la possibilité qu’Albertine ait été assassinée et que l’on essaie d’identifier le ou les coupables de cet éventuel assassinat, il est donc aisé d’établir une liste de suspects, certains ayant intérêt à voir la jeune femme disparaître, d’autres semblant capables de commettre un tel acte, d’autres encore pour l’une et l’autre raison » (p. 221). Alors commence cette revue digne d’Hercule Poirot au moment de résoudre et d’expliquer son énigme, en partant des suspects potentiels mais les moins probables, pour resserrer la suspicion jusqu’à proposer (car ce sera fait) le nom du coupable. Ce nom, nous ne le donnerons pas, afin de laisser au livre l’un de ses attraits majeurs, mais voici du moins le début de la liste : la mère du héros, qui ne veut pas voir son fils épouser Albertine ; Françoise, qui hait la jeune femme ; les Verdurin, irrités de voir le héros éloigné de leur petit clan par cet amour importun ; Mme Bontemps elle-même, dont le télégramme annonce la nouvelle de la mort, qui est soupçonnée 221d’être en fait méchante et malhonnête. Il est temps d’interrompre l’énumération, comportant encore plusieurs noms.
Les lecteurs de cet essai partageront ou non la désignation du (ou de la) coupable, qui nous vaut d’ailleurs une analyse renouvelée du personnage finalement incriminé, analyse dont on recueillera les fruits, que le personnage soit ou non coupable. Une telle enquête est une conséquence de la découverte, chez les héritiers de Proust, de cette dactylographie donnant lieu à une publication, abrégée et remodelée, d’Albertine disparue par Nathalie Mauriac Dyer chez Grasset en 1987, montrant que le romancier était, au moment de mourir, en train de déplacer la mort d’Albertine, supposée en Touraine où se trouve sa tante Mme Bontemps, au bord de la Vivonne, donc auprès de Mlle Vinteuil et de son amie. Si l’on tend à exagérer souvent le caractère volontairement inachevé d’À la recherche du temps perdu, il est certain que les derniers remaniements confirment à quel point l’évolution du récit est, sous la plume de Proust, en perpétuelle fermentation, et la conclusion de l’ouvrage rassemble à juste titre aussi bien des déclarations du narrateur que des remarques émanant de divers critiques, affirmant que le lecteur est invité à induire des interprétations que le texte du roman n’explicite pas – mais suggère (p. 315-331). La seule réserve que nous formulerions est qu’au moment de repérer à la loupe et de trier dans un fin tamis ces potentiels indices, il faut tenir compte du fait que Proust dépose dans ses ajouts ou réécritures des détails correspondant parfois à une nouvelle idée, en attendant de voir s’il maintiendra (ou non) cette nouvelle idée, et alors seulement d’harmoniser ces détails introduits avec le reste du roman. C’est en quoi les détails que l’on veut parlants peuvent ne pas recevoir un statut fixe et intentionnel à long terme. Mais on accordera pleinement à Pascal Ifri qu’« une lecture attentive de la Recherche et des avant-textes permet au moins de conclure qu’il existe des raisons de mettre en doute le caractère accidentel de la mort de la jeune femme et même la réalité de cette mort » (p. 315). Que le lecteur ne boude donc pas son plaisir.
Luc Fraisse
Alfred Jarry, Œuvres complètes. Tome VI. Édition de Diana Beaume, Henri Béhar, Patrick Besnier, Jean-Paul Morel et Julien Schuh. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de littérature du xxe siècle », 2022. Un vol. de 1108 p.
Le sixième et dernier tome des Œuvres complètes d’Alfred Jarry résume bien les problématiques qui ont guidé cette vaste entreprise éditoriale dirigée par Henri Béhar. Le volume regroupe quatre textes du « Théâtre Mirlitonesque », ainsi qu’« Albert Samain (souvenirs) », « La Dragonne », « La Papesse Jeanne » et « Pantagruel ». Chacune des œuvres est introduite par une notice enrichie d’une bibliographie. Un index des noms propres clôt l’ouvrage.
L’objectif de cette édition est double : il s’agit, d’une part, « de traiter de l’ensemble des œuvres de Jarry avec la même considération, en les mettant toutes sur le même plan, qu’elles relèvent du théâtre mirlitonesque ou des spéculations les plus sophistiquées » (Œuvres complètes, t. 1, 2012, « Introduction générale », p. 19). Les éditeurs ont ainsi adopté un classement chronologique qui met en valeur la richesse de l’œuvre. Les textes sont abondamment commentés et annotés, proposant une lecture très documentée de l’écrivain, nourrie par les travaux les plus récents 222des chercheurs. Dans ce volume, la culture potache et populaire illustrée par le « Théâtre mirlitonesque » ou « Pantragruel » dialogue avec la quête de l’absolu de « La Dragonne » mais aussi avec le travail journalistique d’un « Albert Samain ». Cependant, ce dialogue entre différentes cultures n’est pas cloisonné, ce que montre bien la remise en cause des genres et des formes traditionnelles. Patrick Besnier souligne la complexité générique du « Théâtre mirlitonesque », le populaire dialoguant avec l’érudition et la bibliophilie. « L’objet aimé », qui s’inspire de l’œuvre du dessinateur suisse Rodolphe Töpffer, reprend par exemple le genre oublié de la pastorale. Julien Schuh insiste quant à lui sur la « multiplication des inscriptions génériques possibles » de « La Dragonne » : roman naturaliste, spéculation scientifique, récit onirique, autofiction, etc.
Cet éclairage est permis par la mise en valeur du processus d’écriture. Le deuxième objectif de cette entreprise éditoriale repose en effet sur l’attention portée à l’établissement du texte et à l’histoire éditoriale des œuvres de Jarry, particulièrement complexes dans ce sixième et dernier volume. Les éditeurs ont recouru systématiquement aux manuscrits de Jarry dont beaucoup sont conservés à la bibliothèque municipale de Laval et au Harry Ransom Center de l’Université d’Austin. Certains d’entre eux n’avaient pas encore été exploités. Chaque texte comporte ainsi une notice explicative sur l’établissement du texte et une liste de variantes. La problématique de l’établissement du texte constitue un véritable enjeu pour les œuvres de ce volume, notamment pour « La Dragonne » et « Pantagruel ». Les choix éditoriaux sont nouveaux : Julien Schuh propose ainsi de publier le texte de 1943 de « La Dragonne », paru chez Gallimard à partir du manuscrit récemment retrouvé, en le présentant comme une co-écriture entre Alfred Jarry et sa sœur. Le texte est complété par un atelier de « La Dragonne » comprenant les brouillons découverts par Maurice Saillet dans les archives du Mercure de France et conservés à l’université d’Austin. Diana Beaume propose également deux versions de « Pantagruel », le manuscrit de Jarry conservé à la bibliothèque d’Austin et le livret publié en 1911 par Claude Terrasse, précisant qu’aucune des deux versions ne peut prétendre au statut de texte définitif. Ces choix permettent ainsi de montrer toute la complexité de l’œuvre, allant jusqu’à remettre parfois en question les notions de livre ou d’auteur. Jean-Paul Morel montre ainsi le doute qui plane sur l’attribution à Jarry de « La Papesse Jeanne », œuvre posthume, traduction en collaboration avec Jean Saltas d’un texte grec d’Emmanuel Rhoïdès, paru en 1908 chez Fasquelle. Cette attention portée à l’histoire éditoriale, au processus d’écriture et au travail de l’écrivain paraît, il est vrai, essentielle pour un écrivain qui refusait le livre standardisé.
Le sixième tome des Œuvres complètes achève ainsi un projet qui s’étend sur une dizaine d’années, véritable somme de la recherche sur Alfred Jarry.
Alexia Kalantzis
Abbé Mugnier, Correspondance (1891-1944). Des salons et des lettres. Édition établie, annotée et commentée par Olivier Muth. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2023. Un vol. de 580 p.
On le surnommait « le confesseur des duchesses ». Il exerça en effet des fonctions de vicaire à Saint-Thomas d’Aquin (1881-1893), à Notre-Dame-des-Champs (1893-1896) et à Sainte-Clotilde (1896-1909), paroisses situées dans le périmètre originel d’un « faubourg Saint-Germain » élargi dès avant cette époque 223au faubourg Saint-Honoré et à la plaine Monceau. Sa liberté d’esprit (une proximité compromettante avec l’ex-père Hyacinthe Loyson, fondateur d’une église néo-gallicane indépendante) lui valut de devenir en 1910 aumônier de la maison-mère des sœurs de Saint-Joseph-de-Cluny, forme de disgrâce dont ne le consola sans doute guère son titre de chanoine, reçu en 1924 grâce au nouvel archevêque de Paris. On l’aurait sanctionné plus sévèrement s’il avait rendu publique son indignation face à la politique d’intolérance menée par Sa Sainteté Pie X. Né en 1853, l’abbé Mugnier eut une vie assez longue pour s’attrister de la disparition de George Sand et de l’occupation par les Allemands, en 1940, du château de Combourg. Ce volume de correspondances croisées se divise en six sections. 1) Lina Sand, belle-fille de George Sand, ainsi qu’Aurore et Gabrielle Sand, ses petites-filles. 2) Élisabeth de Caraman-Chimay, épouse du comte Henry Greffulhe. 3) Léontine Arman de Caillavet (maîtresse d’Anatole France), Jeanne Pouquet (épouse de son fils, le dramaturge Gaston de Caillavet) et Simone (sa petite-fille, qui épousera André Maurois). 4) Anna de Noailles (surtout les lettres de la comtesse à l’abbé, et de celui-ci à Maurice Barrès). 5) Les « poètes », au sens large du terme : Montesquiou, Cocteau, Proust, Valéry et Louise de Vilmorin. 6) « Chateaubriand et la Vallée-aux-Loups », ensemble de lettres de l’abbé au docteur Henri Le Savoureux, qui transforma en maison de repos la demeure où Chateaubriand avait composé Les Martyrs et commencé ses Mémoires d’outre-tombe.Après avoir contribué à la création en 1930 de la Société Chateaubriand et rêvé que celui-ci lui ouvrît en personne les portes du ciel, l’abbé passa à la Vallée-aux-Loups, presque aveugle, une grande partie de sa vieillesse.
Ses lettres recueillent, comme il arrive souvent, l’écume plutôt que la substance de la vie littéraire de l’époque. On n’y trouve pas l’écho de son influence décisive dans la conversion au catholicisme de J.-K. Huysmans. À lire les compliments qu’il adresse au comte de Montesquiou (modèle du baron de Charlus) ou à la comtesse Greffulhe (modèle de la duchesse de Guermantes), on se demande si la charité le porte à une indulgence infinie, ou s’il faut reprocher à Proust d’avoir aiguisé sa cruauté afin de mieux servir son roman. Qu’il ait voué un culte à George Sand, dont la spiritualité et l’esprit de charité s’affranchirent du dogme catholique, n’a rien de surprenant. Sa conférence donnée en 1891, « Comment George Sand a perdu la foi », lui attira la sympathie de Lina Sand, qui l’invita à séjourner à Nohant. Mais il nourrit aussi une estime réciproque avec Anatole France à condition qu’ils évitassent les sujets religieux, avec Paul Valéry qu’il définit comme un « païen », ou avec Paul Léautaud, dont la méchanceté caustique devait pourtant le dérouter. Sans doute sa politesse mondaine gomme-t-elle plus d’une aspérité. « La mondanité est, en moi, incorrigible », écrit-il en 1901. Elle se mesure à la lumière de son Journal (Mercure de France, « Le temps retrouvé », 1985). Ainsi écrit-il à la comtesse de Noailles sa hâte de la revoir, quand le Journal laisse entendre que son babil était à faire fuir. S’il pardonne à Cocteau sa « rage d’écrire », il avoue ailleursne pas comprendre grand-chose à ses ouvrages. Félicitant Barrès pour Un jardin sur l’Oronte (1922), il le met en garde contre ces « néo-catholiques » qui « se tiennent aux portes du Temple pour mieux les fermer », avant de s’avouer quelques mois plus tard : « Ah ! Barrès est bien, bien dédaigneux, bien fermé à beaucoup d’admirations. J’aime un peu plus d’horizon et d’oxygène » (Journal, p. 415). L’abbé Mugnier ne s’est jamais fermé à rien. « Il faut que je sois protéiforme, sans désemparer. Rôle qui suppose de la souplesse et qui en donne, mais comment sauvegarder l’unité ? Je 224suis l’abbé Pluriel » (Ibid., p. 171). Doit-on supposer que, du moment où les exercices de souplesse excèdent ses forces, il voit dans le silence la forme ultime de la charité ? Mallarmé, avec qui il a échangé pendant la messe anniversaire de la mort de Verlaine (« un vrai catholique »), n’est jamais nommé dans ses lettres. À son sujet, il collectionne dans son Journal des opinions divergentes sans jamais formuler la sienne. Rejoint-il celle de Cocteau, « Du cristal en bloc » (Ibid., p. 324), ou bien celle de Maurras, « Des poètes, comme Mallarmé, ce sont des commis de magasins en joaillerie » (Ibid., p. 417) ?
« Lisez donc, sans scrupules, tous les livres », écrit-il en 1918 à la poétesse Marie Noël, conseil qu’on n’attend guère d’un directeur de conscience. Réserve-t-il ces scrupules à sa propre gouverne ? « J’aime la littérature plus peut-être qu’il ne m’est permis », confie-t-il à Barrès, en 1921. Il a pourtant estimé, une vingtaine d’années plus tôt, qu’il appartenait à son sacerdoce de prêcher l’amour des beaux-arts. « Certaines personnes s’imaginent, bien à tort, que la charité n’a qu’une forme », écrivait-il en 1899 à la comtesse Greffulhe. « C’est faire l’aumône à l’humanité que de l’emporter sur les ailes de la musique et de la poésie. Tous les génies sont des bienfaiteurs. » On soupçonne tout de même une pointe d’humour dans son récit des derniers instants d’Anna de Noailles, décédée en 1933 : « Les choses qu’elle me disait étaient si belles !… Que voulez-vous, j’ai risqué l’absolution ! ».
À l’impeccable appareil critique d’Olivier Muth, qui a fait précéder chaque section d’une introduction substantielle, aurait pu être adjointe une bibliographie qui ne se limitât pas à l’indication des fonds où sont déposées les lettres de l’abbé et de ses correspondants, ainsi qu’une chronologie qui eût permis de repérer d’un coup d’œil ses changements de domicile et ses multiples rencontres. On ne cherchera pas dans ce volume des exercices de critique littéraire, mais le témoignage d’un homme de cœur et d’esprit, toujours prêt à confesser ses petits péchés et qui eut le bonheur de croiser la plupart des grands écrivains français de deux entre-deux-guerres.
Pierre-Louis Rey
Henri Barbusse et Romain Rolland, L’Esprit et le Feu. Correspondance (1917-1935). Édition de Philippe Baudorre. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de littérature du xxe siècle », 2023. Un vol. de 475 p.
Excellent connaisseur d’Henri Barbusse et de Romain Rolland, Philippe Baudorre livre ici le fruit d’une longue quête, celle des lettres que les deux écrivains ont échangées au cours de la vingtaine d’années où ils ont été en contact. Leur correspondance s’ouvre au moment de la Grande Guerre, Barbusse remerciant alors son confrère de l’article (reproduit p. 373-380), paru dans le Journal de Genève en mars 1917, où il rend compte de sa lecture du Feu, et s’achève à l’heure de la disparition de l’écrivain communiste, à Moscou, en 1935 – l’ultime annexe du volume donnant à lire l’hommage que lui rend alors Rolland (reproduit p. 447-448). Si cette édition ne donne à lire qu’une centaine de lettres, ce qui est peu compte tenu des activités épistolaires des deux correspondants, sa mise au point a demandé un travail de longue haleine dans la mesure où leurs courriers sont dispersés dans divers fonds, publics ou privés, français ou étrangers, où il a été difficile de les retrouver (d’où la mention de quelques « lettres fantômes » qui n’ont pu être localisées), certains d’entre eux n’ayant en outre été rendus accessibles, traduits 225en allemand (retraduits en français ici), qu’après l’ouverture de fonds d’archives de la période soviétique conservés en Russie. Philippe Baudorre ne se contente pas de transcrire, de réunir et d’annoter les lettres des deux écrivains. Il complète les échanges qu’elles révèlent en les mettant en relation avec d’autres documents, notamment avec d’autres lettres que les deux correspondants ont échangées avec des proches (Victor Cyril, Pierre-Jean Jouve, Ernst-Robert Curtius, Jean-Richard Bloch, Stefan Zweig, etc.) où, dans le cadre du combat pacifiste qu’ils ont fait leur, ils font état d’accords et de désaccords, cherchent tantôt à se rapprocher et à se soutenir, tantôt à prendre leurs distances l’un vis-à-vis de l’autre. À ce titre, les lettres réunies ici pourront paraître de peu d’intérêt à l’historien de la littérature, Rolland et Barbusse n’y évoquant jamais leurs œuvres et se contentant, quand ils s’entrelisent, de s’adresser des compliments aussi plats que convenus. L’enjeu de cette correspondance est ailleurs. Elle présente l’intérêt de suivre les relations complexes qu’ont nouées deux grandes figures du combat contre la guerre, disposant l’une et l’autre d’une immense autorité et, de ce fait, placées dans l’impossibilité de s’ignorer sans pourtant que s’établisse jamais entre elles ni intimité, ni amitié – ce dont témoigne le petit nombre de lettres où sont évoqués, hormis des faits de santé, des événements d’ordre personnel. S’ils partagent le même combat pacifiste, Barbusse et Rolland ne s’accordent pas sur les moyens à mettre en œuvre pour le mener. Tandis que Rolland souhaite rester libre de ses engagements, qui répondent à des exigences éthiques, Barbusse tente, en de multiples occasions, tirant profit de son expérience de directeur d’organes de presse, d’associer autour de lui les forces les plus diverses, notamment, au lendemain de son adhésion au parti communiste (1923), des forces politiques – ce qui suscite la méfiance de Rolland. À ce titre, là est un des enseignements majeurs de leurs échanges, les deux correspondants s’y montrent sous les aspects d’hommes de réseaux, mais de réseaux qu’ils fédèrent différemment. L’auteur du Feu s’engage dans de multiples initiatives collectives, auxquelles il ne cesse de vouloir que son confrère s’associe. Elles se développent au moyen de la fondation d’associations, de comités (Rolland se perdant parfois entre les divers acronymes présents sous la plume de Barbusse) et, bien sûr, de périodiques, Clarté puis Monde, autour desquels il s’efforce de réunir le plus grand nombre de signatures. De son côté, Rolland réagit aux sollicitations de Barbusse en posant des conditions ou en émettant des réserves, qu’il partage avec des amis, ceux-ci s’attirant les foudres de son confrère qui, dès 1922, s’attaque, en une polémique restée fameuse, aux « rollandistes » sans s’en prendre à l’auteur d’Au-dessus de la mêlée. Le dialogue auquel les deux hommes sont contraints oppose ainsi, au-delà de leurs personnes, deux conceptions de l’engagement, l’une qui s’appuie sur des jeux de valeurs spirituelles, l’autre sur une quête pragmatique d’efficacité immédiate. Celles-ci, après s’être opposées lors de la fondation de Clarté se rejoignent au moment de l’organisation du Congrès d’Amsterdam autour de l’idée, que Rolland et Barbusse portent en commun, de la constitution d’un front intellectuel uni contre le fascisme. Sur ces faits, déjà bien documentés, un travail de recontextualisation précis, qu’étayent de nombreux documents donnés dans les annexes du volume, apporte ici des éclaircissements utiles. Sont notamment mises au jour nombre des difficultés qu’ont affrontées les combats politiques et militants des intellectuels français et européens de l’entre-deux guerres. Cette correspondance intéresse également, au-delà de ces questions, capitales, par l’usage que Barbusse et Rolland font de leurs lettres qu’ils recopient, réexpédient, 226résument à des proches ou à des collaborateurs, rendent parfois publiques, etc. Attentif à ces phénomènes, Philippe Baudorre montre combien, en la matière, l’objet lettre est un objet complexe, ce qui explique ses choix éditoriaux, lesquels consistent à accompagner les lettres qu’il a réunies d’analyses détaillées de leur circulation. Le travail qu’il a mené sera d’autant plus utile qu’il est peu probable que nous disposions prochainement d’une édition complète de la correspondance de Rolland, dont l’abondance est bien connue, plusieurs volumes – souvent épais – en ayant déjà été donnés, ou de celle de Barbusse, dont seules les lettres écrites pendant la guerre à son épouse ont été publiées – dans une édition qui mérite d’être révisée –, moins fournie mais d’autant plus difficile à réunir que l’auteur du Feu n’a pas conservé de copies de ses courriers.
Denis Pernot
André Gide, Pierre Herbart et Élisabeth Van Rysselberghe, Correspondance, 1929-1951. Édition établie par Christine Latrouitte Armstrong et Pierre Masson. Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2023. Un vol. de 318 p.
Parmi les milliers de lettres adressées par Gide à plus de deux mille correspondants, les principales (avec Valéry, Claudel, Martin du Gard…) sont disponibles aux éditions Gallimard. Celles qu’il échangea avec des personnalités moins célèbres, d’un intérêt souvent égal, sont publiées depuis 1982 dans la collection « André Gide. Textes et correspondances » (Presses Universitaires de Lyon), dirigée par Pierre Masson. Ce vingt-cinquième volume de la série est composé pour deux tiers environ de lettres de Pierre Herbart à Élisabeth Van Rysselberghe et pour un tiers de lettres de Gide à Herbart. Très peu de lettres d’Herbart à Gide ont été conservées. On le regrette à la lecture de celle du 28 août 1934, où Herbart tente de convaincre un Gide à l’évidence sceptique que le communisme ne nuit nullement au sens critique, ou celle du 2 novembre 1936 où il lui confie son trouble et son inquiétude devant les atteintes qu’il porte au régime soviétique dans Retour de l’URSS.
Huit ans après avoir mis au monde Catherine, fille d’André Gide, Élisabeth Van Rysselberghe épousa en 1931 Pierre Herbart, à la grande satisfaction de Gide qui ne cessera de favoriser, avec de maigres résultats, la carrière de ce jeune homme doué et imprévisible en qui il avait vu une incarnation de son Lafcadio. Admirateur des poètes surréalistes et de Cocteau, Herbart avait peu de goût pour les Nourritures terrestres, objet de culte de la génération précédente. Au reste, les lettres qu’il reçoit de Gide traitent moins de littérature que de questions pratiques. Celles qu’il envoie à Élisabeth, durant ses fréquentes et longues absences, brûlent d’une passion impérieuse, éruptive, désordonnée. Les photos qu’il garde d’elles le rendent « malade ». « Je me suis réveillé cette nuit avec un tel besoin de toi (rien de physique) que j’avais envie de me tuer ». Et puis soudain : « J’ai une idée ! ». Les phrases obéissent au rythme cahoteux de ses pulsions. Faute de disposer des lettres d’Élisabeth, nous devinons, car il reprend volontiers ses phrases, qu’elle s’ingénie à le rassurer ; sans doute s’est-elle résignée (comment faire autrement ?) à sa dépendance à l’opium, à l’alcool et aux jeunes gens. Attachante par son style foutraque, la correspondance d’Herbart n’annonce guère le grand écrivain de L’Alcyon (1945), ni le mémorialiste drôle et apparemment désinvolte de La Ligne de force (1958).
227Il est rentré en 1923 d’un premier séjour en Afrique du Nord « en état de véritable ivresse anticolonialiste » (La Ligne de force), plus virulent contre la politique coloniale de la France que ne le sera Gide, deux ans plus tard, lors du voyage au Congo et au Tchad. Sa fureur ne faiblit pas quand il découvre en 1931 les injustices commises dans l’Indochine française, et elle se prolonge en Chine où il vitupère l’impérialisme japonais, honteusement appuyé par la France. « En cas de conflit sérieux, on trouvera d’une part le Japon et la France, de l’autre l’Amérique, la Chine, la Russie, l’Allemagne et même l’Angleterre » (26 janvier 1932). La prévision géopolitique est un exercice périlleux. Ses indignations s’assortissent, au fil des lettres, de récriminations personnelles contre l’héroïque Andrée Viollis, reporter au Petit Parisien qui accompagne le ministre des Colonies Paul Reynaud et que lui-même escorte avec du matériel photographique. Il la malmènera encore dans La Ligne de force, mais avec tendresse.
Son adhésion au communisme est totale quand il part en novembre 1935 pour l’URSS, en éclaireur de Gide qui l’y rejoindra avec quelques compagnons six mois plus tard. Tout l’émerveille à Leningrad, puis à Moscou. On y trouve des livres français à foison, du caviar à bon marché et les vitrines regorgent de pâtisseries, raconte-t-il à Élisabeth, à qui il demande tout de même, quand elle s’apprête à le rejoindre, d’apporter des savonnettes, des lames de rasoir et des caleçons de laine. Alors que ses fonctions à la revue moscovite La Littérature internationale auraient dû lui dessiller les yeux, il répète en 1936 que, aussi imparfait soit-il, le régime soviétique est « une escale dans l’édification du socialisme, escale nécessaire qui permettra d’atteindre le but et qui, par conséquent, y conduit ». Aux réticences que suscite chez lui le Retour de l’URSS de Gide, il donnera plus tard une explication plausible : la publication du livre était inopportune à une époque où le régime stalinien était censé apporter son aide aux républicains espagnols. Quand Gide aligne dans Retouches à mon retour de l’URSS (juillet 1937) des raisons supplémentaires à son désenchantement, les deux hommes sont enfin à l’unisson :Herbart vient de signifier dans En URSS sa rupture avec le militantisme communiste. Ils font ensemble, au début de 1938, un voyage en Afrique Occidentale interrompu à cause de la santé de Gide. Pendant qu’Herbart participe en août 1944 à la libération de Rennes, Gide est à Alger, d’où il reviendra en mai 1945. D’Afrique du Nord et d’Afrique Occidentale (à nouveau), où il voyage de l’hiver de 1946 au printemps de 1947, Herbart envoie à Élisabeth des lettres assagies, tournées vers le pittoresque plutôt que vers la réflexion politique. Quant à Gide, il tente d’aider son protégé en l’associant à des projets d’adaptation cinématographique d’Isabelle et des Caves du Vatican où il serait moins trahi que dans La Symphonie pastorale portée à l’écran en 1946 par Jean Delannoy. Les Caves du Vatican seront adaptées sur la scène de la Comédie-Française en décembre 1950, avec la collaboration de Jean Meyer, et Herbart n’y sera pour rien.
Comme les autres volumes de la collection, celui-ci est précédé d’une introduction éclairante, et d’utiles résumés assurent entre les lettres une continuité chronologique. Les notes, précises et documentées, ne suffisent cependant pas toujours à satisfaire la curiosité, peut-être abusive, du lecteur. Qui est ce Claude [Mahias] qui accompagne Herbart en Afrique du Nord ? Pourquoi taire que, en même temps qu’il confie à Élisabeth sa tristesse qu’elle ne soit pas avec lui au bord de la mer Noire où les autorités soviétiques l’ont envoyé se reposer, il vit un amour fou avec un jeune homme qu’il ira retrouver à Kiev (aventure narrée dans 228La Ligne de force) ? On aimerait mieux connaître ce Jean Lods, réalisateur de documentaires, dont Catherine est tombée amoureuse. Le 19 janvier 1945, d’Alger, Gide se plaint à Herbart de ce personnage qui lui a volé sa fille et qu’il va pourtant aider à s’installer. Le 10 février, il reçoit d’Herbart un télégramme : « Isabelle née hier matin. Catherine et elle, excellent état, vont bien. » Isabelle ne figure pas dans l’Index du volume. La Chronologie du Journal de Gide dans l’édition de la Pléiade indique sobrement : « Février : le 9, Gide est grand-père ; Catherine met au monde la petite Isabelle ». Née de père inconnu ? Le monde gidien continue d’enfermer des secrets de famille. Car, comme l’indique l’Introduction du volume, celui qui écrivit dans Les Nourritures terrestres « Familles, je vous hais » (ne pas omettre le s) s’est bien constitué une famille. On voit celle-ci s’accroître, au fil des volumes de la collection, pour l’édification et le plaisir du lecteur.
Pierre-Louis Rey
Sylvie Servoise, Démocratie et Roman. Explorations littéraires de la crise de la représentation au xxie siècle. Paris, Hermann, « Savoir Lettres », 2022. Un vol. de 339 p.
Centré sur des romans français, anglais, italiens et américains du xxie siècle, l’essai de Sylvie Servoise s’appuie sur la relation historique, établie par Marthe Robert, Nelly Wolf ou Ian Watt, entre le développement du genre romanesque et l’avènement de l’ère démocratique. Il examine les notions de « représentation romanesque » et de « démocratie représentative », toutes deux en crise, en pariant sur la portée cognitive mais aussi performative du dialogue entre littérature et philosophie politique.
Sylvie Servoise rappelle les thèses qui nourrissent ou contestent l’affinité entre Démocratie et Roman. Certes, Sainte-Beuve souligna la valeur aristocratique, esthétique et désintéressée de l’Art face à la littérature « industrielle » et donc, avant Pierre Bourdieu ou Nathalie Heinich, la résistance de l’artiste au régime démocratique. Mais le genre romanesque occupe une place singulière dans la sphère de l’Art. Issu des convergences entre l’essor de l’individu, le développement de l’économie de marché et l’apparition d’une sphère publique, le roman réaliste fut envisagé par la critique marxiste comme le genre mimétique et critique par excellence de la société capitaliste. Auerbach y lisait l’élévation du trivial au sérieux, signe du processus de l’égalisation démocratique. Thomas Pavel après Charles Taylor saluait le poids axiologique de la narration en première personne, assumée par des sujets ordinaires, présumés responsables et autonomes. Nelly Wolf, dans Le Roman de la démocratie, faisait du roman – considéré sur les plans diégétique, énonciatif et linguistique – l’analogon poétique de l’expérience politique qui repose sur les postulats de l’égalité, du contrat et du débat, sans nier la tension entre l’idéal normatif et ses réalisations. Au xxie siècle, quel effet pragmatique le roman, en tant que genre spécifique, pourrait-il exercer sur la démocratie ?
Ce n’est pas la figure de l’analogie, mobilisée par Nelly Wolf, que retient Sylvie Servoise, mais celle de l’homologie, fondée sur la correspondance de place, de forme et de fonction entre des éléments relevant de structures différentes mais partageant la même histoire évolutive. Cette homologie permet de comprendre les valeurs mimétique, épistémique et heuristique du roman, qui réfléchit sur ses propres opérations de représentation. Ainsi le font les fictions d’Arno Bertina, François 229Bon, Jonathan Dee, Don DeLillo, Leslie Kaplan, Walter Siti, Zadie Smith, Giorgio Vasta. Dans quatre contextes nationaux et culturels différents, elles exposeraient la tension induite par la globalisation, l’indistinction et la financiarisation, tout en partageant l’attachement au peuple, fût-il « introuvable », à l’émancipation et à l’égalité. Bref : à la démocratie.
Fort de cette hypothèse, l’essai se compose de deux parties consacrées successivement à « la crise démocratique dans le roman » et à « la crise démocratique du roman ». La première observe les représentations romanesques de « la dimension institutionnelle de la crise » : démantèlement de l’État, marchandisation des êtres, évidement de la souveraineté populaire. Sylvie Servoise combine de façon audacieuse et convaincante l’étude de la composition et de l’énonciation narratives avec les analyses de la crise politique – au premier rang desquelles figurent celles de Claude Lefort et Jacques Rancière. Quand l’opposition public/privé, individuel/commun a cessé d’être éprouvée et pensée, la voie s’ouvre vers la post-démocratie, à moins de se rappeler que la démocratie, politeia, repose sur une forme de société, un genre de vie, des pratiques de subjectivation par lesquelles on se représente comme sujet politique, engagé dans et responsable du lien représentatif. C’est le défi relevé par Leslie Kaplan dans Mathias et la Révolution (2016) et Giorgio Vasta dans Spaesemento (2010 ; Dépaysement, 2011). Le premier roman, polyphonique, tend vers la théâtralité pour amplifier la revendication pré-révolutionnaire et pour que soient tenues les promesses des Lumières. Le second suit le modèle de l’enquête pour interroger ce qu’est devenue la société italienne sous l’égide berlusconienne : que reste-t-il de la démocratie quand la représentation-incarnation se substitue à la représentation-délégation ? D’autres romans pointent les pathologies démocratiques : le désinvestissement de l’intérêt commun, « l’individualisme démocratique de masse » redouté par Tocqueville, le déficit de reconnaissance (Alain Caillé) dans une « société du mépris » – selon l’expression d’Axel Honneth. La perte de l’identité locale s’accompagne de la perte du sens de l’histoire. Quand Vasta insiste sur la marchandisation des rapports humains, sur le narcissise du consommateur, Jonathan Dee pointe la montée de l’agressivité. Dans The Locals (2017 ; Ceux d’ici), il montre comment, dans les dix ans qui séparèrent le 11 septembre 2001 du mouvement Occupy Wall Street, les town meetings cessèrent d’accueillir des débats collectifs au profit de doléances individuelles. Richard Senneth, Gilles Lipovetsky, Marcel Gauchet avaient dénoncé la tyrannie de l’intimité contemporaine, qui conjugue l’incivilité avec le ressentiment. Ils sont incarnés par les personnages de The Locals ou de Hillbilly Elegy de James David Vance (2016).
Mais les romans ne donnent pas seulement à voir ces nouveaux citoyens : ils leur rendent justice en en rendant compte ; en les représentant, ils leur accordent dignité et respect. Sylvie Servoise s’empare de la question hégélienne de la quête de reconnaissance pour y soumettre les romans de Zadie Smith, François Bon, Arno Bertina ou Don DeLillo. En Angleterre, White Teeth, premier roman de Zadie Smith publié en 2000, affiche un certain optimisme à l’égard de la constitution de l’identité en contexte multiculturel. On Beauty (2005) dénonce en revanche la différence entre « signes institutionnalisés de la reconnaissance et expérience ordinaire des dénis de reconnaissance ». En France, la « littérature du travail » non seulement expose les méfaits de la globalisation néo-libérale, mais elle rend audibles les sans-voix. Ainsi Daewoo (2004) ou Des châteaux qui brûlent (2017) opèrent une forme de reconnaissance, dont il n’est pas certain qu’elle suffise à 230conduire à un empowerment collectif. Quand les Français doutent, l’Américain Don DeLillo et l’Italien Walter Siti sonnent l’alarme. La subordination du politique à l’économique n’aboutit-elle pas, en temps de financiarisation, à son effacement pur et simple ? Cosmopolis (2003) et Resistere non serve a niente sont des fictions de spéculateurs funambulant d’une crise à l’autre (2000, 2001, 2007, 2011) qui combinent description du monde et réflexion axiologique. Siti oppose à la crise de la démocratie sa décomposition, quand le représentant institutionnel est devenu un figurant n’exerçant plus de pouvoir que par l’information dont il dispose, elle-même devenue monnaie d’échange. « La crise démocratique représentée dans le roman » recouvre ainsi l’ébranlement des institutions, l’uniformisation, le déficit de reconnaissance, la détresse de sujets aliénés à la fois à l’idéal normatif d’émancipation et à la vampirisation du cybercapital, et la tentation de l’autorité.
Heureusement, le roman, assumant la crise sur le plan formel et générique, se présente comme une planche de salut par sa double capacité à se ré-inventer et à proposer de possibles ré-élaborations démocratiques. C’est ce que développe la seconde partie de l’essai. Des discours médiatiques et du storytelling, Camille de Toledo a déduit la storytaylorisation à laquelle les écrivains doivent offrir une alternative sur les plans de la figuration et de l’imagination – celle que Castoriadis appelle « radicale ». Les bouleversements du régime littéraire de la représentation, la suspicion à l’égard de la légitimité du porte-parole et/ou du sachant mènent à privilégier montage plutôt que narration, hypothèses spéculatives et polyphonie discursive. Dans Daewoo le simulacre du témoignage oralest un pharmakos : François Bonpréfère à la restitution immédiate la transmission littéraire, secondaire. Les romans qualifiés par Vincent Message en 2013 de « pluralistes » ne proposent pas de modèle démocratique. Ils interrogent ce que la cité attend de la représentation. Si les anglo-saxons Dee et Smith revendiquent l’équité par rapport à la diversité multiculturelle, Leslie Kaplan ou Arnaud Bertina en attendent qu’ils fassent advenir l’idée d’un peuple. Sylvie Servoise analyse finalement la « poétique de l’écart » caractéristique des romans contemporains à partir des réflexions de Jacques Rancière sur le politique – comme lieu de domination – et la démocratie. Comment mettre en acte l’égalité présupposée des membres du demos, sinon par le « processus de subjectivation » qui actualise une capacité énonciative apte à opérer un nouveau partage du sensible ? S’écartent des places assignées les ouvrières de Daewoo, les salariés de Des châteaux qui brûlent ou les femmes noires de White Teeth. Certes, les auteurs rendent lisible, intelligible leur situation, la représentation assumant la fonction épistémique que lui reconnaît Aristote. Mais le statut d’enquêteur imparfait (chez Giorgio Vasta ou François Bon) ou d’autofictionneur non-fiable (chez Siti) ne resacralise jamais l’écrivain. En partageant avec ses personnages leur misère et leur grandeur, il trouve la juste place, au sens éthique. Son propre rapport au réel, à la fois inquiet et projectif, en appelle à la responsabilité du lecteur. Le titre Mathias et la Révolution souligne en effet la possibilité d’inventer, comme le fit 1789, un nouveau cadre de pensée, de « résister à la dé-démocratisation » et à la présomption d’indépassabilité de l’horizon actuellement dessiné par le néo-libéralisme… L’autrice souligne que démocratie et littérature, soumises au même processus d’indétermination et reposant sur une homologue « pratique du commun », relèvent toutes deux d’une tâche à jamais inachevable… Associant le roman et la démocratie à la conflictualité et à l’inventivité (dans le sillage de Claude Lefort et Jacques Rancière, d’un côté, de Paul Ricœur de l’autre), Sylvie 231Servoise parie sur le retournement de la défiance en confiance : les romans qu’elle étudie lancent des défis relevables par les lecteurs, pourvu que ceux-ci s’emparent de leur force de perturbation, de distanciation et de proposition.
On ne peut que saluer cet essai, aussi rigoureux et riche que convaincant et stimulant. Conjuguer les études littéraires comparatistes tout en pointant le régime spécifique de telle littérature nationale (par exemple, l’importance accordée en France à la question du magistère et de l’autorité de l’écrivain) avec la philosophie politique réclamait de maîtriser une double méthode. Sylvie Servoise y excelle.
Quelque cent ans après celle que commenta Michel Raimond, la nouvelle crise ici analysée oblige le roman à se ré-inventer sans fin, comme le soulignent Devenirs du roman du Groupe Inculte en France (2007-et 2014) ou New Italian Epic du groupe italien Wu Ming I (2009). Selon Sylvie Servoise, même si la légitimité du lien représentatif est questionnée, l’écrivain contemporain trouve une juste place dans l’espace public actuel. Travaillé par le dialogue qu’il entretient avec les sciences sociales et par la concurrence avec le non-fiction novel, le roman affirme la plasticité et la vitalité grâce auxquelles il peut re-présenter, aux sens de rendre présent, exposer et tenir lieu. Il témoigne autant de la puissance paradoxalement liante de la distance mimétique que de la portée transitive, réflexive et pragmatique de la fiction.
Marie-Hélène Boblet
Charles Mazouer, La transcendance dans le théâtre français. Tome II. Période moderne (xixe-xxie siècle). Paris, Honoré Champion, « Convergences », 2023. Un vol. de 353 p.
Cet ouvrage, qui interroge la place de la transcendance dans le théâtre français du xixe siècle à nos jours en suivant un plan chronologique, fait suite à un premier volume qui formulait le même questionnement du Moyen Âge aux Lumières. Son auteur relie toujours pertinemment l’évolution du rapport à la transcendance aux transformations sociétales.
Celui-ci constate d’abord que les genres qui donnent place à la transcendance, tragédie et mélodrame, ne meurent pas avec l’apparition du romantisme, d’autant qu’aux lendemains de la Révolution on assiste à un retour du religieux. La tragédie néo-classique recourt fréquemment aux sujets bibliques et chrétiens. Sont recensées une cinquantaine de tragédies, dont la plupart des auteurs sont tombés dans l’oubli, dans lesquelles intervient la transcendance, que la fatalité soit traitée à la manière antique ou chrétienne, orientale ou biblique. Très moralisateur à ses débuts, le mélodrame, qui s’épanouit jusqu’au début du xxe siècle, fait appel à la Providence chrétienne qui décide du destin des peuples comme des individus et provoque le dénouement, punissant les méchants, sauvant les justes. Manichéen, il « esquive un authentique sens du sacré qui est le noyau de la transcendance » car l’intervention de la Providence n’est en fait que le fruit du hasard. Cette transcendance est loin de la vraie foi « pour laquelle la volonté de Dieu, respectueuse de la liberté des hommes et de leur histoire, reste un mystère toujours difficilement déchiffrable ».
Avec le romantisme les écrivains se soucient à nouveau de métaphysique. Par rapport à la transcendance la position d’Alexandre Dumas est ambiguë ; s’il conserve l’idée de fatalité héritée du monde antique, quelques-unes de ses pièces où les héros sont habités par la foi ou invoquent Dieu offrent une vision providentielle 232du drame. Nerval dans ses deux pièces religieuses accorde à la transcendance un rôle providentiel. La position de Hugo fluctue qui considère que la liberté humaine oscille entre fatalité tragique et Providence chrétienne. « Plus que la foi, nous sont montrées, dans ce théâtre, des contrefaçons de la foi. » Vigny ne cesse de s’interroger sur la transcendance, lui qui médite sur le caractère inflexible d’une Destinée injuste imposée aux hommes par un dieu méchant. Le théâtre de Musset dans lequel un hasard impitoyable commande la marche des évènements « est marqué par l’absence du Dieu des chrétiens ».
C’est ensuite de l’évolution de la scène, du théâtre bourgeois au symbolisme, dont il est question. Chez George Sand, Émile Augier, Alexandre Dumas fils et Victorien Sardou qui dénoncent les maux du Second Empire, il n’est jamais question de transcendance, même lorsque la religion est au cœur des problèmes de leurs personnages. Résolument scientistes, le théâtre réaliste et le théâtre naturaliste, tout particulièrement celui de Zola pour qui l’homme est déterminé par son hérédité et son milieu, évacuent la transcendance. C’est ce déterminisme que refusent les symbolistes, épris de mystère, fascinés par le surnaturel. Ce n’est pas pour autant qu’ils font une véritable place à la transcendance. L’infini auquel aspire Axël, le héros de Villiers de L’Isle-Adam, débouche sur le vide. Si Édouard Dujardin exprime sa soif de spiritualité dans LaLégende d’Antonia, si les drames du chrétien Joséphin Péladan ont une résonance métaphysique, leur quête spiritualiste dans laquelle se mêlent foi religieuse et ésotérisme n’est jamais de l’ordre de la transcendance. Dans l’univers métaphysique de Maeterlinck, dont les personnages attendent la mort dans l’angoisse d’un au-delà inconnaissable, il n’est pas non plus de transcendance.
C’est ensuite le théâtre catholique qui est analysé à travers les pièces de Paul Déroulède, Edmond Rostand, Charles Peguy, Jean Richepin créées avant-guerre, puis à travers celles de ce grand chrétien que fut Claudel. Son œuvre occupe une large place dans l’ouvrage, car le surnaturel lui impulse son rythme ; c’est la transcendance qui y régit le destin des personnages, particulièrement dans Le Soulier de satin où « le salut engendre le drame ». Ces analyses sur Claudel donnent lieu à de très belles pages. Le renouveau de ce théâtre religieux se confirme dans la première moitié du xxe siècle, période pendant laquelle l’Église veut lutter contre la laïcisation de la société. Péguy dramatise l’épopée de Jeanne d’Arc ; Milosz ressuscite, plus fidèlement que Péguy, le mystère hagiographique ; désireux de restaurer un théâtre chrétien populaire, Henri Ghéon s’inspire directement des mystères médiévaux, portant à la scène personnages du Nouveau Testament et saints, redonnant vie au merveilleux chrétien. Contrairement aux deux précédents, il ne médite jamais sur la transcendance. Grand métaphysicien, Gabriel Marcel, qui désire fonder un théâtre religieux moderne, essaye de faire ressentir au spectateur la présence de la grâce. Autour de la deuxième guerre mondiale, trois romanciers catholiques créent eux aussi un théâtre religieux. Si Mauriac représente le monde ténébreux du péché, la grâce peut tout de même régénérer ses personnages ; la question de Dieu et de la foi irrigue l’univers de Julien Green ; l’interrogation sur la grâce est au cœur de Dialogues des carmélites de Bernanos.
L’auteur analyse enfin la désaffection croissante du théâtre pour la transcendance. Sur ce point la position de Gide est ambiguë qui exalte l’individualisme dans ses pièces grecques tout en en montrant l’échec dans ses pièces bibliques. Pour Giraudoux l’agnostique, qui se moque des dieux dans ses pièces mythologiques et 233en conteste l’existence dans ses pièces bibliques, le destin n’est qu’un enchaînement mécanique des hasards. Résolument athée, Salacrou rejette Dieu tout en étant hanté par son silence. Dieu est absent aussi chez Montherlant, même dans les pièces qu’il qualifie de chrétiennes, sauf dans Port-Royal où il peint le doute qui torture l’une des religieuses. Niant l’existence de Dieu, Sartre et Camus affirment à ce prix la liberté de l’homme. Thierry Maulnier pose le problème « de l’individu devant la question de Dieu », celui du salut et de la damnation. Vient ensuite le temps de la dérision avec le Nouveau Théâtre où toute aspiration spirituelle est traitée sur un mode parodique. Un certain nombre d’auteurs se moquent de la religion comme Marcel Aymé, Audiberti, Genet qui se montre féroce dans la satire anticléricale, Arrabal qui multiplie les blasphèmes. D’autres, même s’ils constatent désespérément le vide ontologique, n’évacuent pas la transcendance, tel Ionesco, qui pose la question de l’au-delà, Beckett qui appelle un dieu qui ne répond pas, Vauthier ou Obaldia. Avec la fin du xxe siècle et le début du nôtre, la transcendance disparaît du théâtre, préoccupé surtout par les problèmes sociaux et par l’Histoire. Pour des écrivains comme Tardieu, Duras, Dubillard, Novarina, Adamov, Grumberg, Vinaver, Koltès, etc., Dieu est bel et bien mort. On peut regretter en cette fin d’ouvrage une rapidité d’analyse sur certains auteurs contemporains, mais il faut reconnaître que le recul manque encore pour juger de leurs œuvres.
Très riche, ce livre somme brasse un grand nombre de pièces. Un seul petit bémol : on aurait souhaité qu’il y eût une conclusion plus conséquente à la fin de chacune des parties, ce qui aurait facilité le cheminement du lecteur, même si la synthèse sur chacun des auteurs remplit partiellement cette fonction, et qu’il y eût une conclusion générale – et non un bref « envoi » –. Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage constitue désormais une référence sur cette question si complexe de la transcendance au théâtre.
Marie-Claude Hubert
Guy Larroux, Et moi avec eux. Le récit de filiation contemporain. Genève, La Baconnière, « Nouvelle collection Langages », 2020. Un vol. de 230 p.
Chaque rentrée littéraire confirme le constat sur lequel s’ouvre l’essai de Guy Larroux : le récit de filiation est un genre qui connaît non seulement une vitalité surprenante depuis les années 1980 mais il constitue en outre une voie de reconnaissance dans le champ littéraire pour des écrivains d’expression française. Si une telle affirmation semble aller de soi, il convenait toutefois d’en vérifier la pertinence scientifique en interrogeant d’entrée de jeu l’idée même d’un genre à part. Le récit de filiation n’est-il qu’un « substitut de l’autobiographie » (D. Viart) ? Constitue-t-il un genre à part dans les écritures personnelles ? C’est à cette question que répond l’ouvrage de de Guy Larroux, spécialiste de la littérature française du xixe et des xxe et xxie siècles. Dans le sillage de ses travaux de poétique (Le Mot de la fin : la clôture romanesque en question (1995)), Guy Larroux entreprend de combler un vide théorique. Car s’il existe bien depuis les années 2000 de nombreux ouvrages et articles critiques sur le récit de filiation – que l’on songe aux travaux fondateurs de Dominique Viart et Laurent Demanze cités dans le livre –, il manquait encore une poétique du récit de filiation. Et moi avec eux. Le récit de filiation contemporain définit d’entrée de jeu le genre à partir des réflexions séminales de Jean-Marie Schaeffer. Si Guy Larroux identifie un genre du récit 234de filiation, c’est bien suivant la méthode analogique qui consiste à regrouper des livres à partir d’un critère de ressemblance. Aussi l’essai vise-t-il à dégager, dans la continuité de Genette, « des traits communs, des règles sinon des régularités » (p. 33) à l’intérieur d’un vaste corpus qui peut paraître sinon hétérogène, du moins extrêmement diversifié.
Reprenant les définitions proposées par Dominique Viart, Guy Larroux les approfondit afin d’en éprouver la validité à partir d’une lecture d’un corpus très élargi. Quels sont les critères définitoires du genre ? Le récit de filiation est défini comme un récit de l’autre (détour nécessaire pour parvenir à soi), un texte qui s’accommode mal du romanesque, texte sérieux, voire savant – dans le dialogue entretenu avec les sciences sociales – qui répugne à la linéarité narrative comme en témoigne l’accent mis sur la recherche formelle. C’est en outre un genre régi par une éthique de la restitution. Cette portée pragmatique du genre est constamment à l’horizon de l’essai comme en témoigne le titre qui interroge les modes de cohabitation – de la reprise de pouvoir autoritaire sur une vie au compagnonnage plus ou moins apaisé – entre deux personnes au sein du récit de filiation. À quelles conditions le « moi » du descendant peut-il se tenir « avec eux », ces parents ou grands-parents dont il entend narrer la trajectoire au singulier ou au pluriel. Question déterminante tant du point de vue de l’identification du genre littéraire que du point de vue éthique, la relation de personne est travaillée sur plusieurs fronts. Guy Larroux interroge très utilement la frontière entre récit de filiation et roman mais aussi récit de filiation et autobiographie. S’appuyant sur les critères que Philippe Lejeune utilise pour définir le pacte autobiographique (la personne, l’identité), il montre à quel point le récit de filiation, qui s’édifie « à l’ombre du roman » dans la mesure où il porte sur des individus ayant réellement existé et vise au moins en partie le vrai, use avec une grande souplesse de la personne. Le modèle de la biographie classique où un « je » s’efface pour rendre compte de la vie d’un autre est loin d’être la norme pour des récits de filiation qui rendent compte de « vies minuscules ». Guy Larroux explore ainsi des corpus où le « je » du descendant entre en dialogue avec l’ascendant (« tu ») ou prend le dessus sur la « non-personne » (Benveniste) que devient fatalement la figure parentale à partir du moment où elle est l’objet du récit. C’est toute la question épineuse de l’autorité de l’écrivain, théoriquement « actant second » (Greimas) de ces récits et pourtant acteur premier de l’énonciation, le « je » intérieur au récit étant nécessairement « transcendant » par rapport à la deuxième personne et à la troisième personne inscrites dans le livre.
Composante du genre, la dissymétrie entre « l’un et l’autre » peut amener le narrateur de ces récits de filiation à régler ses comptes avec ses ascendants, déplaçant ainsi les coordonnées qui définissent la « scène judiciaire » de l’autobiographie (Gisèle Mathieu-Castellani) puisque ce n’est plus le « moi » qui est jugé coupable mais bien ces autres dont l’existence du descendant procède. Mais cette dissymétrie peut aussi inversement conduire le narrateur à rêver d’identité ou de ressemblance avec ses ascendants : empruntant à François Noudelmann la notion d’« airs de famille », G. Larroux montre combien le paradigme généalogique et la grammaire des affinités peuvent trouver un terrain d’entente dans le récit de filiation contemporain. Le déséquilibre entre « l’un et l’autre » peut aussi amener le descendant à vouloir restaurer une forme d’égalité ou à vouloir rendre justice, faire œuvre de réparation. Souvent les deux mouvements contraires, litige et réparation, 235division et restauration d’un lien, apparaissent au sein d’un même récit. Autant de possibilités qui impliquent qu’on s’interroge sur les formes inégales de la relation personnelle tant du point de vue des modes d’énonciation que du point de vue des catégories du temps et de l’espace.
Soulevant la question des régimes de littérarité du récit de filiation, Guy Larroux rappelle avec justesse à quel point tout récit de filiation relève en partie de la fiction au sens où l’entend Dorrit Cohn. Aux hypothèses formulées par leur narrateur, ces récits ajoutent l’interprétation des « vies », leur recomposition suivant un agencement qui suppose un artifice. Dans le prolongement de ces réflexions, on pourrait s’interroger sur la notion de « recueil » avancée pour parler des formes non-linéaires de la narration dans le sillage de Perec : comment penser cette tendance au recueil, à l’album ou à l’abécédaire ? Que doit le récit de filiation aux formes dominantes aujourd’hui de l’enquête (L. Demanze, Un nouvel âge de l’enquête, 2019) ou des factographies (M.-J. Zenetti, Factographies. L’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine, 2014) ?
À ces questions de frontières génériques s’ajoutent des questions relatives à la temporalité et à l’espace. Jusqu’où remonte la « passion pour l’antériorité » caractéristique du récit de filiation ? Et où s’arrête l’écriture de ces « vies » des autres ? L’essai montre à quel point tout un pan des récits de filiation contemporain pose la question douloureuse de l’accompagnement de la fin de vie susceptible de mettre en cause la définition même de la personne tant la maladie peut frapper d’obsolescence les critères à partir desquels s’élabore en théorie le récit. Les pages consacrées aux récits de filiation confrontée à l’épreuve de l’altération – récits de P. Pachet, T. Ben Jelloun, Y. Inoué – et de l’opacité – récits de D. de Vigan ou G. Aubry sur un parent malade du point de vue psychiatrique – proposent ainsi des réflexions stimulantes. Les récits de filiation posent en outre la question de l’espace depuis lequel ils sont écrits. D’où parle le narrateur-descendant ? Cette question de la « place » n’est pas seulement sociologique, elle est aussi géographique dans le cas des récits dits « migratoires » qui voient le descendant témoigner de (pour ? avec ?) ceux qu’il a quittés. Enfin, on ne s’étonnera pas qu’un spécialiste de la clôture narrative pose la question des limites de ces récits. Objet fini, le livre semble enclore une vie à la manière d’une stèle. Toutefois, ce serait compter sans les aléas de l’existence des auteurs, qui font que le descendant rouvre un dossier que le lecteur pouvait croire refermé une bonne fois pour toutes. L’œuvre d’Annie Ernaux, qui reparcourt sans cesse les origines, en est la parfaite démonstration.
Cette dernière remarque nous amène à ce qui fait l’une des qualités les plus remarquables de cet essai : l’extension du corpus étudié en diachronie comme en synchronie. Après avoir rappelé que les récits de filiation « paradigmatiques » apparaissent dans les années 1980 – Ernaux, Bergounioux, Michon en sont les représentants les plus reconnus –, Guy Larroux multiplie les incursions en amont, évoquant tour à tour et en détail un récit oublié de Raymond Guérin pour poser la question de l’autorité du narrateur ; les récits de Leduc, Cohen, Guibert sur les figures parentales ; les livres de Mauriac, Sartre, Doubrovsky ou Brückner pour interroger les limites du récit d’enfance. En outre, le corpus proposé ne se limite pas à la littérature hexagonale. Guy Larroux consacre des pages importantes aux récits de filiation de Chamoiseau tout comme il analyse les œuvres d’Amin Maalouf, Maryse Condé, Tahar Ben Jelloun, Ali Magoudi, mais aussi Bruno Schulz, Yasushi Inoué. Il s’agit d’élargir les hypothèses de départ en sortant du strict 236domaine franco-français sans pour autant proposer une perspective comparatiste à proprement parler. Si l’on peut regretter que des différences significatives tant du point de vue postcolonial que du point de vue gender ne soient pas évoquées – mais cela excéderait le cadre d’un essai de poétique, comme il est d’emblée rappelé –, on peut en revanche saluer le souci constant d’articuler les références classiques et des références moins attendues car encore peu explorées (Le Siècle des nuages de Forest, Personne de Gwenaëlle Aubry, La Dernière leçon de Noëlle Châtelet). À ce titre, l’essai de Guy Larroux constitue bel et bien « une défense et une illustration du récit de filiation » (p. 19) et de l’étonnante variété de ses formes.
Aurélie Adler
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-16571-2
- EAN: 9782406165712
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16571-2.p.0153
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-14-2024
- Periodicity: Quarterly
- Language: French