Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire littéraire de la France
1 – 2021, 121e année - n° 1. varia - Pages : 213 à 244
- Revue : Revue d'Histoire littéraire de la France
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
Non omnis moriar. Die Horaz-Rezeption in der neulateinischen Literatur vom 15. bis zum 17. Jahrhundert. La réception d ’ Horace dans la littérature néo-latine du xv e au xvii e siècle. La ricezione di Orazio nella letteratura in latino dal XV al XVII secolo. Édité par Marc Laureys, Nathalie Dauvois et Donatella Coppini. Hildesheim/Zurich/New-York, Georg Olms, 2020. Deux vol., 1450 p. (Olivier Millet)
Le Langage et la Foi dans l ’ Europe des Réformes – xvi e siècle. Sous la direction de Julien Ferrant et Tiphaine Guillabert-Madinier. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2019. Un vol. de 355 p. (Quentin Roca)
L ’ entrée d ’ Alexandre le Grand sur la scène européenne : Théâtre et opéra (fin du xv e – xix e siècle). Sous la directionde Catherine Gaullier-Bougassas et de Catherine Dumas. Turnhout, Brepols, « Alexander Redivivus », 2017. Un vol. de 451 p. (Emmanuelle Hénin)
Voyages illustrés aux pays froids ( xvi e - xix e siècle). De l ’ invention de l ’ imprimerie à celle de la photographie. Sous la direction de Gilles Bertrand, Daniel Chartier, Alain Guyot, Marie Mossé et Anne-Élisabeth Spica. Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, « Littératures », 2019. Un vol. de 282 p. (Alexandre Simon-Ekeland)
Michel de Montaigne, De la phisionomie. Essais, III, 12. Commentaire par Blandine Perona. Paris, Classiques Garnier, « Essais philosophiques sur Montaigne et son temps », 2019. Un vol. de 190 p.
Ce livre est le deuxième d’une nouvelle série (« Lectures des Essais »), lancée par Thierry Gontier, où chaque volume propose le commentaire original d’un chapitre choisi des Essais, conduit par un(e) spécialiste, philosophe ou littéraire. 214Ce volume-ci, confié à Blandine Perona, attire opportunément l’attention sur un chapitre particulièrement riche du livre III,mais souvent laissé de côté, en raison même de sa difficulté. On ne peut que se réjouir que cette spécialiste de littérature et de stylistique de la Renaissance nous en propose une lecture neuve et stimulante.
Dans De la phisionomie,Montaigne entrecroise plusieurs thèmes de réflexion, autour de la figure centrale de Socrate : la contradiction « silénique » entre âme et « physionomie », entre intériorité et extériorité (dans la lignée d’Érasme et de Rabelais) ; l’efficacité comparée, face à la mort, de la nature et de la vertu ; la recherche d’une éloquence supérieure, où la simplicité l’emporte sur l’art, et où l’invention prime sur la mémoire. Ces différents sujets sont abordés à partir d’un parallèle filé entre Montaigne et Socrate, où l’admiration pour le « maître des maîtres » se conjugue à l’humour et à l’interrogation sur soi-même. Cette richesse thématique n’est pas le seul intérêt du chapitre iii, 12 : interrompu lors de sa rédaction, il témoigne de manière émouvante des périls que Montaigne et les siens durent affronter en ces temps troublés (peste, exils, attaques, vols, rançons…). Les deux anecdotes autobiographiques qui terminent le chapitre nous présentent un Montaigne courageux et miraculeusement épargné par la Fortune. Dans ce chapitre fertile en rebondissements et en digressions, Socrate comme Montaigne semblent souvent défier l’interprétation, laissant le champ libre aux hypothèses des lecteurs et des exégètes.
Le texte du chapitre est reproduit en début de volume (p. 29-68), suivi du commentaire (p. 69-172), d’un glossaire rhétorique et stylistique (p. 173-174), d’une bibliographie sélective (p. 175-183) et d’un index des noms. Le texte reproduit est emprunté à l’édition de l’Exemplaire de Bordeaux par Pierre Villey ; il distingue les ajouts manuscrits en italiques, comporte des notes d’éclaircissement lexical en bas de page, et il est suivi de variantes puisées sur l’édition en ligne de l’Exemplaire de Bordeaux (sur le site MONLOE). La traduction des citations latines est donnée dans le texte même, entre crochets, et leur référence est précisée en bas de page. Le commentaire divise le texte en moments successifs, ce qui permet de proposer un semblant d’ordre dans un chapitre touffu et digressif. Se succèdent ainsi en chiasme trois motifs exemplaires : Socrate, les paysans et Montaigne, qui incarnent trois manières d’affronter vaillamment la mort. Le chapitre étudié est judicieusement mis en relation avec d’autres chapitres dont il prolonge ou anticipe la réflexion : I, 20 sur le courage face à la mort ; II, 11 sur les rapports entre nature et vertu ; III, 13 sur la nature comme guide moral.
L’axe de lecture adopté dans le commentaire permet de dégager un thème unificateur : l’écriture du paradoxe. Le chapitre fait se succéder un éloge paradoxal de la simplicité socratique, mêlée de grandeur, puis un éloge paradoxal de l’ignorance comme forme suprême de sagesse ; l’éloge s’interrompt alors pour laisser place au blâme d’une guerre « monstrueuse » entre toutes, la guerre civile ; vient ensuite l’éloge paradoxal de l’éloquence de Socrate face à ses juges, qui allie sublime et simplicité ; puis une digression humoristique est l’occasion pour Montaigne de s’interroger sur son propre rapport à la rhétorique : lui qui se réclame de la nature et de l’invention n’est-il pas tenté de recourir aux recueils de « lieux communs » et de sacrifier à la mode des citations érudites ? On retrouve ensuite le paradoxe avec le problème de la laideur extérieure de Socrate, qui ne reflète pas la beauté de son âme. Enfin, dans les deux anecdotes conclusives, la prudence dont a fait preuve Montaigne face aux périls est elle-même présentée comme paradoxale, puisqu’elle semble relever à la fois de la réflexion et de l’abandon.
215Blandine Perona a choisi de privilégier dans son commentaire des axes d’analyse qui recoupent ses travaux antérieurs : la question éthique (le rapport entre nature et vertu), et la question rhétorique et stylistique (l’éloge paradoxal, la prosopopée, le rapport entre style naturel et sublime). Ces deux dimensions se nouent autour de la figure de Socrate, qui met le naturel d’une éloquence sans apprêt au service d’une philosophie de la nature spontanée (opposée à la philosophie stoïcienne de l’effort). La notion de « naturel », qui participe à la fois de l’éthique et de la rhétorique, donne au chapitre son unité profonde. Cette approche retravaille de manière originale la notion de « nature », qui a depuis toujours posé problème aux commentateurs, en raison de sa remarquable polysémie, chez Montaigne comme déjà dans les écoles philosophiques antiques. Blandine Perona nous donne une analyse du texte souvent novatrice. Les sources d’époque sont réexaminées : le texte de la traduction latine dans laquelle Montaigne lisait les Mémorables de Xénophon est comparé avec son éloge de Socrate. Le plaidoyer de Socrate face à ses juges, modèle d’éloquence, est disséqué et abordé sous un angle nouveau, grâce à une lecture précise et neuve des Tusculanes de Cicéron, source jusqu’ici non étudiée. La bibliographie critique proposée est volontairement sélective, et correspond aux axes retenus dans l’étude. On peut y regretter quelques absences, comme les analyses classiques de M. Fumaroli sur Montaigne et la « rhétorique des citations » (L’Âge de l’éloquence, 1980), ou celles de F. Goyet sur Montaigne et les « lieux communs » (BSAM, 1986). En revanche, la production critique récente est très précisément indexée.
S’agissant du deuxième numéro d’une série appelée à se développer, on s’autorisera enfin quelques remarques sur les partis-pris retenus. Le texte de base, tout d’abord. Le choix de la collection est de s’appuyer sur le texte de l’édition Villey/Saulnier, dont la pagination est rappelée entre crochets. Cette édition continue, malgré ses défauts, d’être une référence commode, parce qu’elle sert de base à plusieurs concordances et qu’elle est souvent utilisée dans la production critique de ces dernières décennies. Mais, d’un point de vue philologique, le texte ainsi proposé souffre, comme on le sait, de plusieurs défauts : les mots tronqués dans l’exemplaire de Bordeaux ne sont pas signalés entre crochets, les ajouts manuscrits, ici en italiques, ne sont pas marqués lorsqu’il s’agit de mots isolés, enfin l’orthographe des parties manuscrites est archaïsante et factice (un exemple entre mille, p. 37, Villey écrit « comte », là où nous écririons « compte », mais en fait Montaigne avait écrit « conte »…), et la ponctuation y est restituée (il arrive d’ailleurs que l’éditrice intervienne de manière ponctuelle pour la modifier, à juste titre : ainsi en variante, p. 67, et dans le commentaire, p. 97). On peut donc penser que, dans une collection où l’accent est mis sur le commentaire, il n’y aurait que des avantages à proposer une version du texte en orthographe et en ponctuation entièrement modernisées. On peut aussi regretter que les références des sources non explicites (qui figuraient chez Villey/Saulnier en fin de volume) ne soient pas conservées dans cette édition, qui n’indexe que les références des citations explicites, en bas de page, renvoyant au commentaire le soin de préciser les échos ou emprunts implicites repérés par Villey et ses successeurs. Enfin, la circulation entre le texte et le commentaire est parfois un peu difficile, même si les lignes sont numérotées, car le commentaire ne cite pas toujours les phrases commentées, ce qui oblige à retourner au texte pour bien le comprendre ; pour faciliter ce va-et-vient, on pourrait peut-être imaginer de disposer texte et commentaire en regard, en imprimant le texte dans un corps inférieur, pour éviter un trop grand décalage.
Alexandre Tarrête
216Agrippa d ’ Aubigné, Le Printemps. Édition critique par VéroniqueFerrer. Genève, Droz, « Texte courant », 2020. Un vol. de 1084 p.
Le recueil du Printemps d’Agrippa d’Aubigné, constitué de cent sonnets (« L’Hécatombe »), des « Stances » et des « Odes », n’a jamais fait l’objet d’une édition scientifique complète. L’édition de Bernard Gagnebin pour « L’Hécatombe à Diane » (Droz, 1948), puis de Fernand Desonay associé à Eugénie Droz pour les « Stances et Odes » (Droz, 1952), offrait un texte établi sur les manuscrits du poète (Fonds Tronchin, conservé à Genève), mais l’annotation critique était succincte. En 1960, Henri Weber publiait une édition savante et riche, mais qui écartait les « Odes » (PUF). Quant à l’édition des Œuvres dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (Gallimard, 1969), en un volume, elle ne procurait que des extraits du Printemps. Avec cette nouvelle mouture, préparée par Véronique Ferrer, l’une des œuvres les plus effervescentes du poète se voit, enfin, remarquablement servie.
Dans son ample Introduction (p. xi-lxxxvii), l’éditrice rappelle les étapes de la genèse de ce livre. S’il est en partie une œuvre de jeunesse, dont l’inspiration provient de la lecture des auteurs antérieurs et contemporains (Marot, Scève, etc.) et de l’admiration que d’Aubigné portait à Ronsard et à Jodelle, Le Printemps s’est nourri des expériences de son créateur, jusqu’aux dernières années de son existence (vers 1620-1630), sans qu’il ait pu lui donner de visage définitif. Malgré la tentative de classement de sa production poétique telle qu’on la devine dans les manuscrits du Fonds Tronchin (159, 157, 160), ce recueil reste une œuvre inachevée. Véronique Ferrer décrit soigneusement ces archives, et d’autres témoins de l’époque qui contiennent des versions intermédiaires, sans oublier les recueils imprimés. Elle s’efforce ensuite de les dater, puis elle éclaire les événements évoqués par le poète et identifie les principaux modèles d’inspiration, parmi lesquels figure en bonne place Philippe Desportes. La section suivante de l’Introduction s’attache à discerner les modes d’organisation des pièces dans les sections du Printemps. S’il souffle un vent autobiographique dans « L’Hécatombe », l’œuvre est surtout portée par une esthétique de la varietas (thématique et formelle) et de la discontinuité. Il serait vain de chercher à tout prix une unité dans les sujets traités ou de supposer l’étanchéité des sections, voire des genres (par exemple entre les strophes des « Odes » et des « Stances »). Comme le montre Véronique Ferrer, la vision poétique est trop riche pour être contenue dans des moules ou des formes étroites. En fait, la lecture du Printemps montre que d’Aubigné a pris peu à peu conscience de l’originalité de son projet et qu’il a su s’affranchir de ses modèles, comme le suggèrent bien la transposition et l’écart produit par la lecture innutritive de ses sources littéraires.
Du fait de l’état d’inachèvement du projet (dispersion des pièces, stratification de la composition), tel qu’il fut laissé à la mort du poète, l’édition moderne que l’on va lire est une reconstitution, partiellement imaginée. On ne s’étonnera donc de découvrir les cent sonnets de l’« Hécatombe à Diane » (p. 38-277), précédés de leur préface programmatique en vers, puis les « Stances » (p. 279-471), les « Odes » (p. 474-759), et enfin les « Mélanges », section hybride composée des autres pièces profanes en vers, qui sont présentes dans les manuscrits Tronchin 159 et 160, et organisées selon l’ordre de transcription. Le regroupement de ces pièces en quatre sections (au lieu de trois, dans le projet initial de La Jeunesse, titre primitif) restitue ainsi le projet du Printemps envisagé par le poète vers la fin de sa vie. Après ces « Mélanges » (p. 762-967), le lecteur pourra consulter d’autres poèmes attribués 217à d’Aubigné dans plusieurs albums manuscrits de l’époque (p. 972-1009), la table des pièces du manuscrit Tronchin 159 (classées dans l’ordre alphabétique des incipit puis dans l’ordre de transcription), et un tableau résumant les combinaisons métriques de ces pièces. Un glossaire, un index nominum et la table des incipit de toutes les pièces referment ce volume très copieux.
L’originalité de cette édition tient aux critères de présentation retenus dans le cadre de la collection « Texte courant ». Le Printemps est présentée en édition « bilingue » : à gauche, figure la version modernisée du texte (orthographe, ponctuation) ; à droite, le spécialiste trouvera le texte original des manuscrits accompagné de leurs variantes éventuelles. Chaque poème fait l’objet d’un apparat critique suffisant qui éclaire le sens (parfois ardu) de l’expression, qui indique la source identifiée du poème et/ou des rapprochements avec d’autres poèmes de l’auteur et de ses modèles, et fait des remarques judicieuses sur le choix des formes prosodiques. L’annotation du Printemps s’en trouve considérablement augmentée, ce qui permet de mieux comprendre le sens des vers et de lire cette œuvre sous un nouveau jour. L’identification des sources et la multiplications de rapprochements avec d’autres ouvrages soulignent l’étendue des lectures de d’Aubigné, et la manière dont il s’est approprié ses sources.
Outre les emprunts signalés par Véronique Ferrer parmi les auteurs français et néo-latins (Andrea Navagero dont on corrigera le nom à la p. 100, n. 1), on nous autorisera d’en suggérer quelques autres. Lorsque le ton se fait sentencieux, d’Aubigné recourt à quelques Adages d’Érasme, comme « Igni aurum probatur », qu’affectionnait son aîné Olivier de Magny, pour assurer la dame de la perfectibilité de son amour (« Hécatombe », XXXVIII, v. 13-14, et « Odes », III, v. 52-58). Le livre d’Agrippa d’Aubigné est nourri par la lecture continue des œuvres de Ronsard, à qui est rendu un hommage souverain. Parfois, un souvenir affleure à la surface, comme dans le quatrain liminaire du sonnet lxxvii, qui reprend l’image virgilienne de la « branche orpheline d’un saule mi-mangé », mais sans doute par la lecture médiatisée qu’en offre Ronsard dans l’ode célèbre du « Bel aubepin verdissant » de 1555 (v. 1-10). On rencontre d’autres résonances ronsardiennes dans Le Printemps : au sonnet lxxviii (v. 13-14), « la marastre qui déguise de miel l’aconite noirci » désigne Médée et provient de l’Hippolyte d’Euripide, rencontré dans « Les Isles Fortunées » de 1553 (v. 153-154 : « Et la marastre injustement cruelle / A son beau fis l’aconite ne melle »). Lorsque d’Aubigné compare la source de sa passion aux « soufre » et à « l’alun » (sonnet lxxx), il imite sans doute Pétrarque, mais avec les yeux de Ronsard (Amours, 1553, XCVII, « Dans un sablon la semence j’épan »). Enfin, lorsque le poète fait aveu d’humilité (sa « petitesse » ; « Odes », XIV, v. 49-54 : « Je ne suis pas de la troupe / Qui peut faire à pleine coupe / Caroux du nectar des Cieux … »), devant la grandeur de son modèle Ronsard, il renverse la statue du poète symposiaque par laquelle Ronsard inaugurait ses Odes de 1550 (I, 1, strophe 1 : « Comme un qui prend une coupe, […] Et donne à boire à la troupe […] En mon doux nectar j’abreuve … »). Peut-être encore par l’intermédiaire de Ronsard, d’Aubigné fait référence à l’histoire naturelle. Les renvois à l’aconite (déjà vu), aux mines sulfurées (sonnet lxxx), doivent sans doute à la lecture des ouvrages de Pline et de George Agricola, popularisés dès 1530-1540. Ils semblent garder aussi le souvenir de la vision qu’en a donnée Ronsard. Ainsi, l’ode xxxiii, construite sur le motif de la légèreté, doit peut-être autant au poème « Pour la legereté » de Jean de Rivasson qui figure dans l’album de vers de Marguerite de Valois (où l’on trouve copiées de 218nombreuses stances d’Agrippa), qu’à des réminiscences des hymnes intitulés « Les Armes » (v. 53-58) et « Les Daimons » de Ronsard (v. 73-78, 205 et suiv.).
Consommateur avide d’images, dont il étend la palette formelle et le registre affectif, d’Aubigné a lu et médité La Délie de Maurice Scève. L’annotation de Véronique Ferrer le montre bien. À l’identification signalée des emprunts, ajoutons la référence mythologique d’Actéon (« Stances », III, v. 25-30) qui doit à la lecture croisée des emblèmes 18 du cerf (« Fuyant ma mort j’haste ma fin ») et 19 d’Actéon (« Fortune par les miens chasse »). À l’emblématique toujours (A. Alciat), on est tenté de rapporter la comparaison développée en vers entre Fortune et Amour (« Odes », VI), un type de discours chargé de rhétorique dont raffole le contemporain Jean Passerat, et que révèle sa production poétique qu’il diffusa jusqu’en 1606.
Grâce à Véronique Ferrer, le public dispose à présent d’une édition savante en format de poche, commode d’utilisation et d’un prix abordable, qui permettra au Printemps de connaître enfin la réception qu’il mérite.
François Rouget
Jean de Rotrou,Théâtre complet 13 (Don Bernard de Cabrère, Don Lope de Cardone, Poésies). Textes établis et présentés par Perry Gethner et Jean-Yves Vialleton. Paris, Société des Textes Français Modernes, 2019. Un vol. de 398 p.
Après plus de vingt ans, l’heureuse initiative de l’édition de la totalité du théâtre de Jean de Rotrou touche à sa fin avec un treizième et dernier volume. Lancé en 1998, par l’équipe « Édition de textes dramatiques du xviie siècle », réunissant sous la direction de Georges Forestier parmi les plus grands spécialistes de l’auteur natif de Dreux, l’imposant projet éditorial parvient ainsi à fournir aux spécialistes et aux curieux un accès intégral – remarquable par la qualité critique tout en restant financièrement raisonnable – à l’œuvre dramaturgique de celui que l’on considère depuis longtemps et à juste titre comme le « troisième homme » du théâtre sérieux du xviie siècle. Ce dernier tome, par son positionnement en fin de cycle, se caractérise nécessairement par une variété à laquelle les volumes précédents n’avaient pas habitué le lecteur : s’il termine le parcours théâtral de Rotrou en présentant ses deux dernières tragicomédies (Don Bernard de Cabrère, p. 7-169 ; Don Lope de Cardone, p. 171-307), il réunit également les poésies (p. 309-367), souvent dispersées et rarement signées par l’auteur, ainsi que des « Addenda aux tomes 6 et 7 » (p. 369-385).
Éditées, présentées et annotées par Perry Gethner, les deux tragicomédies conclusives, datées respectivement de 1647 et 1649, présentent plus d’un point commun : inspirées de sources ibériques, situées à la cour d’un roi espagnol, avec pour protagonistes deux valeureux favoris du monarque, en rivalité fraternelle plus ou moins explicite sur le plan à la fois politique et sentimental, se terminant par d’heureux mariages, sans effusion de sang ou presque. Les deux pièces, par l’insistance – bien soulignée dans l’introduction – sur la dimension comique du personnage de Don Lope dans un cas, et par la centralité accordée à l’aspect amoureux dans le deuxième cas, semblent s’éloigner quelque peu du genre sérieux et des tragicomédies précédentes. Pourtant, à cette apparence comique se superpose subtilement une réflexion bien plus grave, incarnée par deux personnages, qui auraient sans doute mérité de donner leurs titres aux textes respectifs. Don Bernard de Cabrère se termine sur 219le mariage heureux du personnage éponyme avec l’Infante : favori du roi, tout lui sourit. Comme le remarque Perry Gethner dans sa riche présentation de la pièce, cette trajectoire de succès s’accompagne d’une trajectoire inverse pour son frère d’armes, Don Lope : ce dernier ne parvient jamais à faire reconnaître sa valeur, constamment tourné en dérision par une Fortune qui le prive de l’admiration du roi ainsi que de celle des dames, jusqu’à l’amener à abandonner la Cour, désespéré. Le texte suggère peut-être une interprétation encore plus radicale et tragique que celle proposée par Perry Gethner : la structure de la pièce ne semble pas reposer sur l’ironie d’un « Destin se plaisant à traiter différemment deux hommes d’un mérite égal » (p. 10), mais sur une véritable imposture permettant à l’un de se hisser au sommet de l’état et de conquérir le cœur de l’Infante grâce aux exploits militaires de l’autre. Ces derniers ne semblent en effet relever que du génie solitaire de celui des deux compagnons de route qui se révèle le moins habile à se mettre en avant. Dans le récit détaillé des deux expéditions, celle en Sardaigne et celle contre les rebelles, Don Bernard reconnaît que le succès est lié à l’inventivité du seul Don Lope (v. 513-540 et v. 1217-1234) ; s’il est déçu de ne pas pouvoir récompenser son ami, il semble pourtant conscient de l’injuste fortune dont il bénéficie (v. 351-356), ce qui n’échappe d’ailleurs pas aux autres personnages (v. 627-634). Véritable héros tragique et véritable protagoniste malheureux, Don Lope n’est pas uniquement le jouet d’un Destin cruel, s’acharnant sur lui, il en est, malgré tout, le complice coupable : habitué à vivre dans l’ombre de son compagnon, exclu du bonheur depuis toujours, il n’ose que trop tard revendiquer ouvertement ses droits (à l’acte V), il suggère même à Don Bernard de passer sous silence son propre rôle dans la deuxième expédition (v. 1161-1163), et refuse, au moment crucial, d’écouter la suggestion de son serviteur qui le poussait à se faire connaître comme le véritable stratège de la victoire (v. 1285). L’allusion des derniers vers, in extremis et quelque peu artificielle, à un possible rappel à la cour pour reconnaître finalement la valeur de Don Lope, cache mal que Rotrou a bien écrit une pièce autour d’une flagrante injustice favorisée par une usurpation d’identité, qui rappelle curieusement celle infligée à Sosie dix ans plus tôt.
Si Don Lope de Lune aurait donc mérité de prêter son nom au titre de la première des deux pièces, un autre Don Lope, de Cardone, général d’armée, favori du roi, mériterait sans doute de laisser le titre de la deuxième au vrai protagoniste : le prince Don Pèdre, fils du monarque. La tragicomédie s’ouvre en effet sur ses tentatives infructueuses de séduire la réluctante Élise, dont il vient de tuer l’amant le jour même de leur mariage ; elle se terminera sur l’obtention de sa main. Les cinq actes qui séparent le passage de l’échec à la victoire d’un amant obstiné, sous l’apparente centralité accordée au duel entre les deux favoris du roi (Don Sanche et Don Lope) pour la main de l’Infante, ne sont au fond que le résultat des machinations d’un Prince sans scrupules : le véritable démiurge de l’action, c’est bien Don Pèdre qui oblige sa sœur à feindre de l’affection pour Don Sanche (v. 1034-1037) et à reporter son choix, précipitant ainsi un duel malheureux, avec pour conséquence la blessure mortelle d’un duelliste et l’emprisonnement de l’autre. C’est lui qui menace, sans gêne, de ruiner Don Lope afin d’exiger par la force la main de sa sœur, Élise. C’est, enfin, toujours lui qui assure le coup de théâtre final, réalisant l’inverse de ce qu’il menaçait : il obtient du Roi la grâce pour les duellistes, favorisant ainsi le mariage entre l’Infante et Don Lope, et par ricochet son propre mariage avec Élise. Fascinée par l’imprévisible générosité de son dernier retournement, la jeune fille ne peut que céder finalement aux avances de l’héritier au trône. Nous aimerions 220croire, avec Perry Gethner (p. 196-197), à la sincérité de la conversion du Prince, mais Rotrou, compte tenu de la caractérisation retorse du personnage tout au long de la pièce, semble laisser planer un doute sur l’authenticité de son geste, et donc sur le message optimiste de la réconciliation finale.
Les deux tragicomédies, dont le texte est modernisé avec intelligence afin de sauvegarder, au cas par cas, les éventuelles rimes (ex : treuver/trouver), sont accompagnées d’annotations utiles éclairant la lecture dans les passages les plus obscurs, et d’introductions particulièrement riches dans l’analyse des intrigues, des potentielles allusions historiques mais surtout dans la reconstruction scénographique. L’établissement du texte est par ailleurs parfaitement justifié avec une description précise des choix opérés et des modifications apportées. Une bibliographie récapitulative des critiques ayant traité les deux pièces (avec lesquels Perry Gethner dialogue d’ailleurs avec profit), ainsi qu’un tableau comparatif des sources espagnoles (notamment pour Don Bernard de Cabrère) auraient sans doute fait de ces éditions des outils de travail encore plus incontournables pour les chercheurs à venir.
Comme déjà évoqué, le volume est complété par le recueil de poésies de Rotrou, qui a le mérite indéniable de fournir, en un lieu unique, une vue d’ensemble : si certains poèmes déjà imprimés ne sont que listés avec renvoi systématique vers les tomes précédents, d’autres poèmes inédits sont ici présentés par Jean-Yves Vialleton avec un riche et stimulant apparat de notes. Son introduction synthétique permet d’ailleurs d’écarter du recueil plusieurs textes faussement attribués à Rotrou. Enfin, la dernière section du tome est consacrée à la reproduction de deux textes qui auraient dû figurer respectivement au tome 6 et au tome 7 : le plan manuscrit de La Diane, vraisemblablement œuvre de Chapelain, conservé dans le fonds Conrart de la Bibliothèque de l’Arsenal (p. 369-383), et une épître dédicatoire de l’Innocente infidélité, conservée dans un exemplaire de la Médiathèque de Dreux (p. 384-385). Cette dernière découverte, relativement récente, confirme l’extraordinaire potentiel et la richesse inexplorée des textes du « troisième homme » du théâtre sérieux du xviie siècle. Le travail pionnier de l’équipe dirigée par Georges Forestier, que ce treizième tome achève, ne laisse aux jeunes générations plus aucun alibi valable pour s’en détourner.
Tristan Alonge
Roger de Bussy-Rabutin et Marie-Madeleine de Scudéry, Correspondance. Édition par Christophe Blanquie. Paris, Classiques Garnier, « Correspondance et mémoires », 2019. Un vol. de 375 p.
Madeleine de Scudéry, Lettres à l’abbé Jean-Baptiste Boisot et à Jeanne-Anne de Bordey-Chandiot 1686-1699. Édition par Corinne Marchal. Classiques Garnier, « Correspondance et mémoires », 2019. Un vol. de 363 p.
Ces deux volumes rendent compte de deux intenses échanges épistolaires reliant Paris et la province dans les dernières décennies du xviie siècle. Si le nom de Scudéry figure sur chaque ouvrage, il convient cependant de bien distinguer les deux autrices dont il est question : d’une part la célèbre Mlle de Scudéry, Madeleine de son prénom, la vieille romancière devenue moraliste ; et d’autre part l’obscure 221Marie-Madeleine de Martinvast, devenue Mme de Scudéry par son mariage avec Georges de Scudéry en 1655, et veuve de ce dernier en 1667 : l’une est donc la belle-sœur de l’autre. Mais cette proximité familiale ne semble pas aller beaucoup plus loin, car si Marie-Madeleine fait deux fois référence à son illustre belle-sœur, une fois en 1671 (« Ne vous y trompez pas, c’est ma belle-sœur qui est savante », p. 55), l’autre en 1676 (« Ma belle-sœur me pria l’autre jour de lui faire voir la ballade que vous fîtes », p. 191), Madeleine quant à elle ne parle jamais de cette dernière. Elles se sont donc connues et fréquentées, mais on n’a pas gardé trace d’une éventuelle plus grande proximité entre les deux dames Scudéry.
Cette distinction identitaire préliminaire étant éclaircie, on doit encore différencier le type de correspondance dont il s’agit. Pour ce qui concerne les lettres que Madeleine de Scudéry envoie à Jean-Baptiste Boisot, un abbé bisontin, il s’agit d’une correspondance mondaine, d’un commerce d’esprit, fondés sur l’estime réciproque et une grande courtoisie. C’est en 1686, alors que la romancière est presque octogénaire, que l’abbé, érudit qui est déjà en correspondance avec beaucoup de « doctes, gens de lettres et amateurs des muses » (p. 10), prend l’initiative d’envoyer une lettre de compliment à celle qu’il admirait infiniment (« C’est un des plus grands ornements de notre siècle. Il n’y a pas un plus bel esprit et, ce qui vaut incomparablement mieux, un meilleur cœur que le sien », cité p. 11). Ayant fait la connaissance de Paul Pellisson à Paris à la fin des années 1650, l’abbé Boisot était resté en relation avec le grand ami de Madeleine de Scudéry (voir Paul Pellisson-Fontanier, Lettres inédites à l’abbé Jean-Baptiste Boisot (1674-1693), éd. Corinne Marchal et France Marchal-Ninosque, Paris, Classiques Garnier, 2016) : c’est sur cette amitié première que se fonde l’amitié épistolaire que retracent ces 81 lettres, intégralement conservées par leur destinataire. Elles constituent un apport précieux pour connaître les relations et les préoccupations, souvent religieuses, de Madeleine de Scudéry à l’époque de la publication de ses conversations morales. Elles montrent comment la romancière devenue moraliste, même diminuée par l’âge (elle est devenue sourde), reste attentive aux questions poétiques, et pas seulement de manière théorique : elle prend clairement position contre la misogyne satire X de Boileau par exemple. Elles témoignent aussi de l’actualité historique, conformément à une des fonctions traditionnelles de la lettre. On pense évidemment à la gazette mondaine, mais plus encore on constate l’importance des nouvelles des campagnes militaires : peut-être l’abbé, qui réside à Besançon, ville d’Empire devenue récemment française (le duc d’Enghien et Vauban assiègent en 1674 la ville qui devient capitale de la désormais française France-Comté en 1677), s’intéresse-t-il particulièrement à ces nouvelles, à moins que ces informations ne témoignent tout simplement de l’intensité de l’engagement militaire français dans les dernières années du siècle.
L’édition de Corinne Marchal, qui exploite le fonds légué par l’abbé Boisot à la Bibliothèque de Besançon fournit, par des notes abondantes et plusieurs index, tout l’apparat critique nécessaire. L’éditrice scientifique a complété cette édition de 10 lettres adressées à Jeanne-Anne de Bordey, qui devient Mme Chandiot en 1691, une amie bisontine du docte abbé, ainsi que par de riches annexes, qui mettent en particulier en valeur certaines poésies échangées, ainsi que différents éloges écrits en l’honneur de Pellisson après sa mort (1693), qui précéda d’un an celle de l’abbé.
La tonalité de la correspondance échangée entre Marie-Madeleine de Scudéry et Roger de Bussy-Rabutin, résolument galante, est bien différente. C’est de 1670, 222trois ans après le veuvage de Mme de Scudéry, que date leur échange, suggéré, semble-t-il par le réseau d’ami-e-s que conservait à Paris le fameux exilé. Mais ce qui n’était au départ qu’une relation épistolaire conventionnelle, courtoise et mondaine, prend rapidement une tournure passionnée et passionnante : Bussy déploie tout son esprit pour charmer, voire séduire, la dame, et le lecteur a le bonheur de découvrir chez elle un sens de la répartie et une finesse d’écriture qui expliquent sans doute pourquoi le fin stylisticien qu’était Bussy a pris la peine de se mettre au diapason. Loin des formules de politesse mondaine, cette amitié inattendue entre un grand seigneur libertin à l’humour incisif et une veuve au-dessus de tout soupçon présente ainsi tous les caractères que Madeleine de Scudéry, l’illustre belle-sœur, prêtait à l’« amitié tendre ». Au fil des lettres, la chronique brillante des nouvelles du monde, l’échange intellectuel sur des lectures ou des sujets moraux, sortent de l’échange convenu de politesses mondaines pour prendre une troublante dimension humaine, à laquelle la qualité littéraire des lettres échangées n’est évidemment pas étrangère. Mme de Scudéry compte ainsi « parmi les principaux correspondants de Bussy ; certaines années leurs échanges sont plus fréquents que ceux qu’il a avec Mme de Sévigné » (p. 16) remarque Christophe Blanquie. Cette place toute particulière qu’occupe Mme de Scudéry parmi les très nombreux correspondants – plus de cent cinquante ! – qui égayaient l’exil du comte se manifeste aussi par la fidélité de cette relation épistolaire : la première lettre conservée date du printemps 1670, la dernière de 1691. Mais elle tient sans doute aussi au soin avec lequel Bussy a conservé, sélectionné, et mis en forme cet échange : « Car, il ne s’agit pas ici de correspondance au sens commun du terme : Bussy n’entend nullement restituer la totalité des lettres échangées au fil d’une amitié ; il les sélectionne pour composer une œuvre littéraire d’un nouveau genre, dont il est un des protagonistes » (p. 21) : c’est par l’entremise des Mémoires de Bussy, où s’entremêlent les correspondances, que cette trace unique d’une autre épistolière que sa célèbre cousine nous est conservée.
L’édition de Christophe Blanquie, spécialiste de Bussy, rassemble la totalité de l’échange conservé (312 lettres en tout, réparties à parts à peu près égales entre les deux correspondants), ce qui n’avait pas été fait depuis une édition ancienne (1806). Des notes éclairent les principales références du texte et un index nominum complète utilement l’ensemble.
Nathalie Grande
Laurent Susini, L’Insinuation convertie, Pascal, Fénelon, Bossuet. La colombe et le serpent. Paris, Classiques Garnier, « L’Univers rhétorique », 2019. Un vol. de 458 p.
L’insinuation sied au discours du séducteur par excellence, le diable, et évoque le mouvement de l’animal qui le symbolise (mais qui figure aussi dans les représentations allégoriques de la Prudence) : le serpent. Comment le serpent deviendra-t-il colombe, comment l’insinuation – dont on a beaucoup étudié la pratique dans cette écriture libertine qui mobilise les figures de l’équivoque et de l’allusion – sera-t-elle convertie, au point de caractériser l’éloquence sacrée de la seconde moitié du xviie siècle ? La question posée par le beau livre de Laurent Susini s’avère cruciale pour l’intelligence d’une période « de rupture et de transition », 223où la rhétorique persuasive se remodèle sous la double empreinte de l’honnêteté mondaine, d’un côté, du sublime chrétien, de l’autre, assaisonnés l’un et l’autre par le sel de la discrétion, témoins de la fascination des voiles et de la puissance du non dit. Encadrée par des considérations de vaste portée sur le « tournant insinuatif » de l’éloquence (Introduction) et sur la nature même du langage classique (Conclusion), cette étude concernant les jeux du serpent et de la colombe dans la rhétorique de trois grands auteurs chrétiens offre un observatoire privilégié sur les dynamiques de la parole au xviie siècle.
L’enquête se déroule avec rigueur, à partir de quelques définitions de l’insinuation chez des lexicographes contemporains et, symétriquement, des descriptions du processus de l’insinuation chez les lexicographes du xviie ; car à l’époque prise en compte l’insinuation se définit principalement par des processus et ne se laisse réellement saisir que dans des gestes rhétoriques complexes. On peut ainsi constater le hiatus qui s’est creusé entre l’approche ancienne et l’actuelle (par exemple, qui songerait aujourd’hui à classer comme « prière d’insinuation » cette forme de prière qui n’est ni supplicatio ni postulatio, d’autant plus confiante qu’elle se limite à exposer, sans plus, les besoins et les désirs ?). À ces travaux préparatoires s’ajoutent les sondages que Laurent Susini effectue chez quelques écrivains représentatifs des domaines très divers que la notion d’insinuation peut convoquer : Bernard Lamy et sa Rhétorique, François de Caillières avec ses traités sur la « science du monde » et l’art de la négociation, Nicolas Fontaine et sa traduction d’une des homélies de Jean Chrysostome sur les Actes de Apôtres où l’éloquence du premier discours de saint Pierre est longuement analysée.
Par cette double approche « intensionnelle » et « extensionnelle », l’auteur se pourvoit d’un outil opératoire auquel il restera fidèle jusqu’à la fin de son parcours, appuyé comme le carré d’un mandala sur quatre verbes ou « gestes rhétoriques » : dérouter, répéter, semer, voiler. Les quatre verbes en succession, ce qui signifie aussi, subtilement, en crescendo, et en résonance entre eux, ce qui implique des liens souples tissés d’un chapitre à l’autre, identifient le « patron » stylistique que Laurent Susini propose pour approcher l’insinuation classique et chrétienne. À l’intérieur de ce tissu ressortent, justement comme dans le dessein d’un mandala, les couleurs propres à chacun des trois grands auteurs analysés. Pascal, Bossuet, Fénelon ont tous réfléchi sur l’insinuation et son usage : chacun d’eux pense l’insinuation d’un point de vue original qu’il importait de mettre en évidence dans sa singularité ; d’autre part, chacun d’eux pratique la rhétorique insinuative avec des spécificités stylistiques qu’il importait de comparer entre elles, et de faire interagir à l’intérieur du champ de forces délimité par les quatre verbes structurant l’enquête. Les trois auteurs sont donc installés, de prime abord, dans la « distance » fondatrice de la relation critique ; ils sont ensuite rapprochés entre eux et du lecteur, par une loupe sensible aux nuances et aux miroitements.
Cette description sommaire de la démarche suivie amène deux considérations. D’un côté, cet ouvrage très solide du point de vue méthodologique se caractérise néanmoins par un effet de mobilité : la modulation de son objet, la variation du point de vue renouvellent régulièrement l’intérêt du lecteur. De l’autre, on notera qu’entre les nécessités de l’analyse et celles de la synthèse, l’auteur accorde une large place à la méthode du sondage et à l’approfondissement d’échantillons significatifs. Les trois auteurs ne sont présents que par trois ouvrages majeurs : le Pensées, le Carême du Louvre, Les Aventures de Télémaque. Au-delà de cette sélection de chefs-d’œuvre, on s’interroge encore sur la constitution du corpus, 224étayée dans l’introduction par des raisons qui privilégient, encore une fois, la variété et la mobilité des approches : les trois auteurs, voire les trois textes s’imposent par « l’extrême diversité des scènes génériques, des scénographies et, partant, des stratégies prudentielles », permettant et promettant un portrait de l’insinuation « dans tous ses états » et, plus profondément, « une saisie problématique de la notion ». Le privilège accordé à la variété prime, dirait-on, sur l’argument complémentaire, moins développé et à notre avis plus discutable, qui identifie dans les trois auteurs les trois grandes voie de la spiritualité chrétienne à l’âge classique, en conjuguant ainsi l’idée de diversité avec celle de totalité. Quiconque connaît les ouvrages de Laurent Susini sur Pascal et sa compétence dans les études féneloniennes et bossuétistes, ne sera pas surpris d’avoir, a posteriori, la confirmation du bonheur de ce choix d’un corpus par les extraordinaires harmoniques que l’auteur tire des trois textes, exploitant le « patron » que sa maîtrise de stylisticien lui a permis de forger et qui s’impose comme un apport novateur aux études de la rhétorique classique.
La force de cet ouvrage réside, croyons-nous, dans la finesse des analyses, assurée par la précision des notions rhétoriques et stylistiques qui viennent illuminer quelques postures fondamentales des trois écrivains. Quelques exemples : pour affirmer, à un point donné de son parcours, que « les Pensées recourent principalement à l’insinuatio par la confiance, le Carême du Louvre à l’insinuatio par les ambages, le Télémaque à l’insinuatio par le plaisir » (p. 160), Laurent Susini a dû entrer dans le détail de leur pratique de l’exorde indirect et la rapporter à la différence de leurs contextes énonciatifs. Pour comparer le principe fénelonien d’une organisation en étoile du discours avec l’organisation plus centripète de Pascal, il faut d’abord avoir reconnu chez les deux auteurs, ainsi que chez Bossuet, les indices d’une « indirection » qui pose d’une façon nouvelle les questions d’ordre. La nature digressive de l’ensemble des trois discours se précise éminemment dans les trouées de leurs égressions, qui permettent de « ressaisir leurs différents modes de désorganisation du propos ». C’est ainsi que le chapitre « Dérouter » dessine, de façon spéculaire par rapport à son sujet, une ligne en spirale, elle aussi insinuante, qui avance en changeant de direction, et réunit le multiple dans un modèle souple d’unité.
Parmi les « digressions » dont, nécessairement, se compose cet ouvrage polycentrique, Télémaque jouit de quelques relectures particulièrement originales. L’archevêque dont la disposition à la rhétorique insinuative ne fait pas de doute se révèle, en fait, l’écrivain le plus opaque et complexe dans la mise en œuvre de celle-ci, ne fût-ce que par la complexité générique du Télémaque qui recèle des possibilités inconnues au sermon ou à l’argument apologétique. Ce n’est pas un hasard si, en scrutant le Télémaque, Laurent Susini touche le point d’orgue de son art d’exégète : à la lisière entre « Semer » et « Voiler » brille le bouclier de Télémaque, lieu où s’inscrit en abyme « la contradiction nodale de toute énonciation insinuante », par sa vocation à refléter le Prince et la Sagesse dans la médiation de figures qui impliquent « l’opacification et […] l’effacement numineux de son dessin » (p. 362).
Pour finir, on remarquera que les quatre grands gestes rhétoriques élus comme outils d’analyse – dérouter, répéter, semer, voiler – opèrent, au fur et à mesure que la lecture avance, un effet de coalescence. Si le dernier chapitre, « Voiler », est décidément plus court que les précédents, c’est que l’essentiel était déjà dit, qu’on ne déroute ni ne sème sans voiler, et qu’une secrète tendance à la « répétition » est au cœur de cette critique qui s’investit si profondément dans son sujet. La brièveté du dernier chapitre peut encore se lire comme une invitation, non pas à écourter, mais à continuer le voyage. Le corpus et le patron si solidement établis éclairent, 225on l’a vu, un tournant dans l’usage de la parole ; ils illustrent aussi des relations ou des contrastes encore inaperçus entre des œuvres majeures qui n’avaient pas encore dialogué entre elles dans une telle intimité de leurs structures rhétoriques. Du coup, le panorama des études dix-septiémistes s’enrichit de directions à exploiter et de possibilités séduisantes.
Benedetta Papasogli
Jan Herman, Lettres familières sur le roman du xviiie siècle. I. Providences romanesques, II. L’Espace dialogique du roman. Leuven-Paris-Bristol, Peeters, 2019. Deux vol. de 459 et 487 p.
On connaît le rituel académique qui fait offrir à un professeur, par ses collègues et anciens étudiants, un Festschrift, où la mosaïque des articles restitue un portrait du dédicataire, ou bien un recueil de ses propres articles enfin rassemblés pour souligner une cohérence ou une diversité. Jan Herman inverse la relation en réunissant ses articles et en les dédiant, l’un après l’autre, à des collègues qui ont accompagné sa carrière et ont dialogué avec lui dans la recherche. Il publie ainsi, comme des lettres familières, une cinquantaine d’études qui forment deux substantiels volumes et représentent plus de neuf cents pages. Une tabula gratulatoria pourrait en être établie en mettant en colonne toutes les dédicaces. Depuis sa thèse sur le roman épistolaire (Le Mensonge romanesque, 1989) et ses anthologies de préfaces de roman, Jan Herman s’est imposé comme un de nos spécialistes de la poétique du genre dont il a approfondi la théorie dans Le Roman véritable. Stratégies préfacielles au xviiie siècle (Oxford, 2008, avec Mladen Kozul et Nathalie Kremer), Le Récit génétique au xviiie siècle (Oxford, 2009) et la publication d’inédits de Lenglet-Dufresnoy (Oxford, 2014, avec Jacques Cormier). Le Récit génétique cherchait dans chaque roman le filigrane qui raconterait la genèse du texte. Dans le premier des présents volumes, Providences romanesques, Jan Herman prolonge la réflexion en considérant le roman d’Ancien Régime comme « doublement signé » par un écrivain qui s’installerait dans la situation de Dieu et par une divinité qui aurait d’avance écrit un Grand Rouleau. L’hypothèse de cette double signature conduit à s’interroger sur la causalité romanesque, alors que la laïcisation de la Providence donne une importance nouvelle à l’idée de hasard et que l’ancienne rhétorique laisse place à une littérature qui se suffirait à elle-même. Le volume s’ouvre avec Leibniz qui conçoit la multiplicité des mondes possibles comme une bibliothèque de récits où le Créateur choisirait le meilleur. Dieu serait déjà devenu romancier. En d’autres termes, la Théodicée offrirait une légitimation de l’invention romanesque. Les articles suivants analysent dans cette perspective Marie-Catherine de Villedieu, Robert Challe, Prévost, Mouhy, Marie-Jeanne Riccoboni et Diderot qui négocient, chacun à sa façon, la tension entre transcendance et immanence. La section s’achève avec le couple improbable de deux Provençaux qui perpétuent le pouvoir de la Transcendance : le minime Michel Ange Marin publie en 1734 Adélaïde de Witsbury, fréquemment réédité jusqu’à la fin du xixe siècle, et prêche l’abandon aux desseins de Dieu, tandis que le marquis de Sadefait imprimer anonymement Justine pour tenter de prouver qu’une providence maléfique est à l’œuvre ici-bas.
Les deux sections suivantes sont comparatistes, se tournant vers les traditions anglaise et allemande. On retrouve la tension entre certitudes morales qui seraient 226finalement restaurées et autonomie de l’œuvre d’art. Tristram Shandy avec ses jeux formels illustre la dérive du roman par rapport à la mimesis et le remplacement de l’ut pictura poesis par un ut musica poesis, tandis que le roman de jeunesse de Jane Austen, Northanger Abbey, est lu comme un jeu par rapport à la fiction gothique. Cette parodie se manifeste aussi dans le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki qui fait l’objet de six articles. L’émergence des Illustres françaises à l’aube du xviiie siècle et celle du Manuscrit trouvé à Saragosse à son crépuscule sont deux phénomènes marquants de l’historiographie littéraire depuis quelques décennies. Le livre de Potocki est mis en parallèle avec les romans allemands contemporains où l’on retrouve les motifs de la société secrète, du complot et de la conspiration, de la mine et du cristal, de la parole et de l’écriture. Le Manuscrit trouvé au Mont Pausilype (1802) du polygraphe royaliste Galart de Montjoie n’est peut-être pas une « source » du Manuscrit trouvé à Saragosse, mais il prouve un imaginaire d’époque. Détail minuscule, je ne crois pas qu’il faille corriger le texte « gardes wallons » de Galart de Montjoie en « gardes wallonnes » comme chez Potocki (p. 335). Le dictionnaire de Trévoux précise par exemple : « On dit les gardes du roi au pluriel et au masculin […] la garde du roi au singulier et au féminin ». Et une relation du mariage de Louis XIV à Saint-Sébastien (reproduite dans Les plus belles Lettres des meilleurs auteurs français en 1689) dit des Espagnols : « Leurs gardes du corps et leurs gardes wallons sont assez florissants. »
La quatrième section du volume fait se croiser les récits de séduction et cette pensée du plaisir qu’est l’esthétique en train de se fonder. L’autonomie du goût par rapport aux valeurs morales accompagne l’amoralisme du libertin. Les catégories du tableau et du tableau vivant aident à lire Le Guerrier philosophe (1744) de Jean-Baptiste Jourdan. Des paysages ponctuent l’itinéraire de Point de lendemain dont Jan Herman analyse avec précision l’ouverture de la première version en 1777 : « La comtesse d*** me prit sans m’aimer, continua Damon, elle me trompa », dont la réécriture de 1812 efface le caractère troublant ou, dans le vocabulaire de Gérard Genette, la métalepse. Très justement, cette métalepse est rapprochée d’une notion fréquente dans les Salons de Diderot et les brochures contemporaines, le papillotage, trouble visuel dû à l’éparpillement des points lumineux ou à la dispersion des centres d’intérêt. Le fil narratif et le déroulement de la séduction constituent un itinéraire dans La Petite Maison comme dans Point de lendemain. Le séducteur devient sa petite maison, œuvre d’art totale, architecture, jardin et arts décoratifs, formes, couleurs, matière et musique. Les Hommes de Prométhée (1748) de Meusnier de Querlon est lu dans la perspective du mythe de Pygmalion et dans une discussion sur la hiérarchie des sens, au moment où le toucher dérange la prééminence de la vue. Les derniers articles autour de récits de Caylus et d’E.T.A. Hoffmann restituent les débats du temps entre musique vocale et instrumentale, entre musique et parole.
Si le premier volume s’inscrit dans la verticalité de l’autorité ou du surplomb du narrateur, le second s’attache à « l’espace dialogique du roman » et à l’horizontalité des tensions à l’intérieur des récits. Cinq sections sont successivement consacrées à l’écart qui se creuse entre un texte et ses lectures, imitations et traductions, puis aux pôles opposés de l’explicite et de l’implicite, de la monodie et de la polyphonie, du privé et du public, du long et du bref. Le volume commence par une riche analyse du passage de La Vie de Marianne au Paysan parvenu, de la fiction du manuscrit trouvé, dans le premier roman, à l’absence de toute mise en scène de 227la parole dans le second. Je me demande si l’on ne peut pas prendre en compte aussi la polarité des genres sexués, car Marivaux donne successivement la parole à une femme et à un homme, comme Diderot le fera avec Suzanne et Jacques ou Chateaubriand avec Atala et René. Quand il adapte les Lettres de Milady Juliette Catesby de Marie-Jeanne Riccoboni sous le titre de Lettere della nobil donna Silvia Belegno (1780), Giacomo Casanova opère le mouvement inverse : il ajoute à une correspondance française, censée se dérouler en Angleterre et livrée au lecteur sans explication sur l’origine du manuscrit, la scénographie d’un manuscrit en vieille langue vénitienne qu’il aurait transcrit en toscan moderne. L’écart ouvert ainsi renvoie au débat entre la certitude d’un sens et la prolifération des volumes, entre l’idéal du Livre de vérité et l’accumulation sans fin des livres. Dans L’An 2440, Louis Sébastien Mercier rêve de réduire la bibliothèque du Roi à une collection limitée de bons livres. Cet autodafé hante la littérature jusqu’à aujourd’hui.
L’étude de la tension entre ce qui est dit et ce qui reste tu illustre la notion de « discours oblique », avancée par Leo Strauss. Ce qui ne peut être explicité est suggéré entre les lignes. Le texte s’adresse aux naïfs qui se contentent d’une lecture extérieure et aux déniaisés qui accèdent à un sens ésotérique. Ainsi sont lus Bayle et Lenglet-Dufresnoy, les Lettres persanes et Les Nuits de Paris. Montesquieu renvoie à une « chaîne secrète » et Rétif évoque ce qui doit se taire dans ses virées nocturnes. Jan Herman est chez lui dans le roman épistolaire et raffine son travail sur Les Liaisons dangereuses avec un luxe conceptuel qui ravira les disciples de G. Genette et laissera parfois les autres dubitatifs. Les Lettres d’une Péruvienne de Françoise de Graffigny, Delphine de Germaine de Staël, Valérie de Juliane de Krüdener et Sir Walter Finch d’Isabelle de Charrière sont des romans moins fréquentés qu’éclaire la perspective narratologique. Le parallèle avec la peinture de Caspar David Friedrich et la musique de Franz Liszt restitue la simplicité du plaisir esthétique. À travers les œuvres de Prévost, de Rousseau, de Rétif et de Voltaire, mais aussi du moins connu Bordelon, la quatrième section décline l’émergence du biographique, du privé et de l’intime, en se focalisant sur la question de la légitimité de la première personne et du contrat autobiographique. Les articles consacrés à Voltaire fournissent des exemples inattendus d’autobiographie à la troisième personne et de rencontre du discours historique, fondé sur des documents, et de l’invention romanesque. On ne peut lire de telles analyses sans penser à ce qui se nomme aujourd’hui fake news ou vérités alternatives. La dernière section explore le conte dans un long xviiie siècle qui irait du Dom Carlos de Saint-Réal (1672) jusqu’à Angélique de Nerval dans Les Filles du feu (1854). Conte de fée, le genre s’abandonne à l’imaginaire. Récit historique, il se réclame de la réalité. Conte moral, il peut être interprété comme document de mœurs ou comme fable moralisante. Angélique peut être lu comme la préface, désormais autonome et se suffisant à elle-même, d’un roman, l’Histoire de l’abbé de Bucquoy, intégrée à un autre recueil, celui des Illuminés (1852). Dans ces riches analyses, les notions de crise et de mutation pourraient être discutées d’un point de vue chronologique. Si la crise de la conscience européenne selon Paul Hazard désigne le tournant du xviie au xviiie siècle, on peut pareillement parler d’une crise de l’Ancien Régime au tournant du xviiie au xixe siècle. Les systèmes de valeurs esthétiques et morales ne se fixent et se figent qu’idéalement dans des théories, démenties ou relativisées par le foisonnement des pratiques.
Un recueil, disais-je, qui rassemble les travaux de quelqu’un qui compte dans un domaine fait apparaître une cohérence ou une diversité. Il faudrait plutôt dire, 228dans le cas présent, cohérence et diversité : cohérence d’un goût intangible de la théorie et d’une réflexion sur la narration, mais ouverture aux minores, aux productions étrangères et aux lectures du xviiie siècle jusqu’à aujourd’hui. Cet ensemble impressionnant s’achève par une reprise du propos autour des deux catégories du possible et de la métalepse. Le possible leibnizien intègre la réalité dans l’immense bibliothèque des mondes virtuels tandis que la métalepse bouscule les principes et dérange le clair échelonnement des niveaux. Le possible apparaît à la fois comme une catégorie historique, qui suit le pensable et l’imaginable de chaque époque, et une catégorie narrative qui déploie l’arborescence du récit. La métalepse pourrait pareillement relever de la rhétorique, de la narratologie mais aussi d’une inventivité de la littérature qui ne cesse de déborder tous les classements. La vie morale submerge heureusement les raffinements de la casuistique et la littérature toutes les distinctions de la théorie littéraire.
Michel Delon
Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Œuvres complètes – Tome II – Voyages. Édition de Philip Robinson, Izabella Zatorska, Angélique Gigan, Vladimir Kapor et Jean-Michel Racault. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviiie siècle », 2019. Deux vol., 1404 p.
L’édition des récits de voyages de Bernardin de Saint-Pierre s’inscrit dans une large entreprise de redécouverte de l’auteur de Paul et Virginie. Redécouverte due à la réédition des Études de la Nature par Colas Duflo (Université de Saint-Étienne, 2007), à l’édition critique initiée par Catriona Seth et dirigée par Jean-Michel Racault, (1er tome, Romans et contes, 2014), à la parution de plusieurs essais : Bernardin de Saint-Pierre. A Life of Culture (Malcolm Cook, 2006), Bernardin de Saint-Pierre. Une biographie intellectuelle (Jean-Michel Racault, 2015), Bernardin de Saint-Pierre. Genèse et philosophie de l’œuvre (Gabriel-Robert Thibault, 2016). À paraître en 2021, de Simon Davies, Bernardin de Saint-Pierre : Colonial Traveller, Enlightenment Reformer, Celebrity Writer.
Les deux gros volumes que nous présentons contiennent les écrits de voyage de Bernardin avec leurs variantes. Ils sont accompagnés d’introductions historiques et d’un abondant appareil de notes. Le premier volume est constitué d’un inédit présenté par Philip Robinson, « Campagne et voyage à Malte en 1761 », des « Voyages dans le Nord de l’Europe et leurs textes auxiliaires » établis et présentés par Izabella Zatorska, d’une partie du Voyage à l’Île de France établi et présenté par Angélique Gigan et Vladimir Kapor (lettres I à XVIII, « journal » et « journal météorologique »). Le second volume contient la suite du Voyage à l’Île de France (lettres XIX à XXVIII), le lexique des gens de mer établi par Bernardin, les « Entretiens sur les arbres, les fleurs et les fruits », les « Notes » de l’écrivain sur son récit. Cette première partie est suivie d’une réunion de manuscrits (330 pages) provenant de la bibliothèque municipale du Havre. Ce sont des préambules, des notes, des variantes liés au Voyage à l’Île de France. Ces manuscrits sont présentés par Jean-Michel Racault qui leur a donné un titre générique : « Sur l’esprit de colonie. Tentative de reconstitution d’un ouvrage inconnu de Bernardin de Saint-Pierre ». Le volume s’achève par un « Glossaire », un « Index des noms de personnes », un « Index des toponymes » et une « Table des figures ».
229L’édition des Voyages commence par la présentation de l’inédit « Campagne et voyage à Malte en 1761 ». Philip Robinson nous donne à lire la traversée par Bernardin du sud-est de la France. Ce récit apporte un bel éclaircissement sur l’analyse de l’Arc de triomphe d’Orange dans l’« Étude XII », l’un des cas où se révèle l’art descriptif des ingénieurs architectes formés à l’École des Ponts et Chaussées. La relation du voyage à Malte enferme la description d’une tempête dont Philip Robinson souligne les ressemblances avec celles décrites dans Paul et Virginie. On peut regretter que cette relation placée en ouverture des Voyages n’ait pas été l’occasion de citer, au moins en partie, un document essentiel pour la compréhension de l’écriture des relations de voyage de Bernardin : le texte des Instructions pour les Ingénieurs géographes du Roy attachés à la suite du département de la guerre, concis méthodologique de l’enquête que devaient mener les ingénieurs. Un exemplaire des Instructions était envoyé à chacun des ingénieurs recrutés. Celui qui accompagne la lettre d’enrôlement de Bernardin est archivé à la Bibliothèque des Ponts et Chaussées.
Viennent ensuite les « Voyages dans le Nord de l’Europe et leurs textes auxiliaires ». Cela comprend le Voyage en Hollande, le Voyage en Prusse, le Voyage en Pologne, le Voyage en Russie, le Voyage en Silésie. L’établissement de ces textes est dû à Izabella Zatorska. Une quarantaine de pages sont consacrées à leur présentation : « Questions soulevées par la publication », « Voyages dans le Nord de l’Europe, 1762-1766. L’aspect politique et économique des pays parcourus », « Constantes et variantes de la composition des quatre voyages. L’apport personnel de Bernardin de Saint-Pierre. Sa “philosophie politique”, La situation du moi. Vers une poétique nouvelle ». Ce sont là de brefs essais qui, d’une part, démêlent l’histoire de ces textes, d’autre part introduisent une réflexion sur la spécificité des relations de voyages rédigées par les ingénieurs militaires. On notera que le Voyage en Silésie, malgré son titre, aurait eu sa place avec le Café de Surate dans le premier volume des Œuvres complètes. En effet, ce texte rédigé en 1790, s’apparente plutôt au conte philosophique. Bernardin l’utilisa dans ses interventions l’École normale de l’an III. Une très riche bibliographie accompagne la présentation. Le Voyage en Russie est accompagné du Projet d’une compagnie pour la découverte d’un passage aux Indes par la Russie présenté à S.M. l’impératrice Catherine II. Ce projet qui reflète l’esprit inculqué par les enseignants des Ponts et Chaussées, est mis en relief par Isabella Zatorska. L’historienne lui consacre une introduction particulière ainsi que d’amples notes. Elle présente encore, avec la même richesse d’informations socio-politiques, Le Vieux paysan polonais.
Après les Voyages dans le Nord de l’Europe, le récit qui fixe toute l’attention est le Voyage à l’Île de France. Le texte de ce voyage est présenté et établi par Angélique Gigan et Vladimir Kapor. Il occupe la plus grande partie des deux volumes (345 pages). Son introduction compte une centaine de pages divisées en sous-parties : « Genèse des textes, Naissance de l’écrivain », « Genèse d’un départ pour l’Océan indien. Bernardin de Saint-Pierre et l’expérience de la colonisation », « Les origines littéraires du Voyage. Des lettres privées aux “lettres familières” », « Bernardin de Saint-Pierre naturaliste naïf », « Bernardin de Saint-Pierre observateur de la société coloniale », « Réception du Voyage à l’Île de France ».Cette introduction est une synthèse universitaire plutôt bien réussie des travaux menés sur Bernardin depuis Maurice Souriau. On est pourtant en droit de regretter l’absence d’une exploration des archives mauriciennes mais aussi d’une recherche ethno-géographique sur une 230île tellement proche de la Réunion. Il reste que les lecteurs de Bernardin disposent désormais de l’intégralité d’un récit indissociable de Paul et Virginie.
La collation de manuscrits rassemblés par Jean-Michel Racault selon l’hypothèse d’un projet d’écriture de Bernardin réunit des textes qui ont pour thèmes « la vie à l’Île de France, l’économie des Îles, l’esclavage, les relations entre les colonies et la métropole ». Le titre adopté par Jean-Michel Racault est celui de l’un des manuscrits, le Ms 112, fo 31, du fonds havrais. L’auteur se livre ensuite à un travail de recoupements d’indices en vue de donner à son hypothèse le plus haut degré de pertinence. C’est la matière des chapitres « Genèse. Un livre, ou des Fragments ? », « Plans et Préfaces », « Chronologie et structure », « Singularités et contradictions d’un discours colonial », « “Patriarchie“, Esclavage et Utopie », « Principes d’édition ». La « tentative de reconstitution » aboutit à un regroupement d’environ 70 manuscrits. À titre d’exemples, en voici quelques titres : Ms 99, fo 12Ro/Vo « Moyen de mettre en valeur les terres incultes de France en y établissant des colonies. » « Des colonies » ; Ms 58, fo 51Ro [Tenant lieu de titre, l’indication suivante : « Ici le morceau que les princes d’Europe n’ont point de droit aux terres où ils ont bâti des forts mais qu’ils ne cultivent pas. La terre appartient à celui qui la cultive »] ; Ms 82B, Fo 80B 28 Ro/Vo « Colonies, esclavage des Nègres ». Ms 82B, Fo 64B 12 R/Vo et Fo 65B 13 Ro « Sur le caractère des Noirs » ; Ms 147B, fo 70 B 12 à 75 B 23 « Article Madagascar » ; Ms 58, fo 20 Ro/Vo « Défaut de nos colonies ». Ms7, fo 6 Ro « De l’île Bourbon. Éloge de la solitude ». Ms 29, fo 5 Ro/Vo « Colonies. Conseils aux habitants de l’île de Bourbon- nouvelle constitution ».
Les sujets traités dans ces manuscrits intéresseront les historiens de l’œuvre et plus généralement tous ceux qui mènent des recherches sur les îles de l’Océan indien, la colonisation, l’esclavage, les échanges économiques entre l’Europe et les îles, l’ethno-botanique, l’agriculture tropicale.
En définitive, un critique, jetant sur ce grand et beau travail un regard plus largement anthropologique, pourrait sans doute le considérer comme trop étroitement littéraire. L’état d’écrivain est en effet un état de témoin culturel. Et cela est particulièrement vrai d’un auteur dont les premiers écrits, des mémoires d’ingénieur, sont des textes très codifiés dont l’écriture destinée à enregistrer le réel de la manière la plus distanciée, tend vers l’expression la moins porteuse d’affects — (il eut d’ailleurs été utile de présenter ce genre ainsi qu’un genre similaire, celui des journaux de bord de la marine). Cette remarque étant, et, au-delà, le regret que ne figure pas dans ces volumes le Voyage en Normandie édité par Malcolm Cook, les historiens et les commentateurs de Bernardin disposent désormais d’un outil inégalable, le panorama soigneusement établi des textes fondamentaux de l’œuvre. L’indexation des noms et des lieux permet en outre de saisir la nébuleuse culturelle de l’auteur.
Gabriel-Robert Thibault
Béatrice Didier, Chateaubriand. Une identité trinitaire. Leiden/Boston, Brill/Rodopi, 2019. Un vol. de 129 p.
C’est une étude de proportion modeste que livre ici Béatrice Didier sur la personnalité de Chateaubriand, sur les diverses facettes de son Moi que lui-même a mises en avant, souvent pour regretter cette pluralité et l’inconstance qu’elle 231révèle, mais aussi pour tempérer cette discontinuité en faisant malgré tout ressortir les principes qui n’ont cessé de le guider, notamment en matière de politique ou de religion. Béatrice Didier émet d’emblée l’hypothèse que le dogme de la Trinité pourrait servir de socle pour penser ce Moi à la fois un et pluriel. On peut se laisser convaincre par cette proposition qui a le mérite de rappeler l’imprégnation chrétienne de l’imaginaire de Chateaubriand : ce dernier a expliqué dans le Génie du christianisme combien cette religion avait à ses yeux renouvelé et enrichi la compréhension de la nature humaine, des passions qui l’animent, de la dualité qui la structure. En mettant l’accent sur la « résonance théologique » de cette construction trinitaire du Moi (p. 5), Béatrice Didier poursuit la réflexion menée dans son précédent ouvrage, L’infâme et le sublime. Quelques représentations du sacré des Lumières au Romantisme (Paris, Honoré Champion, « Le dialogue des arts », 2017) où elle appelait à redécouvrir combien la religion avait façonné la littérature et les arts, tous genres confondus (fiction, autobiographie, essai, etc.) de la fin du xviiie siècle au début du xixe siècle.
La tripartition de la personnalité de Chateaubriand en « voyageur », « romancier », « homme politique » qu’adopte ici Béatrice Didier est fondée sur la division de sa vie que lui-même propose dans la « préface testamentaire » (1832-1833) des Mémoires d’outre-tombe. On sait qu’il n’a finalement pas conservé cette préface, mais on peut estimer avec Béatrice Didier qu’il est légitime de s’appuyer sur elle, parce qu’elle est écrite à un moment où ne pesaient pas sur Chateaubriand les contraintes de la publication de ses Mémoires de son vivant et d’abord dans la presse. Le format très réduit de cette étude imposait des choix pour sonder chacune des carrières de Chateaubriand. Béatrice Didier s’est efforcée de compléter les nombreuses études déjà consacrées à l’écrivain en s’arrêtant sur des motifs moins explorés, qui peuvent parfois paraître mineurs, mais qui n’en sont pas moins éclairants. Il est néanmoins difficile en si peu de pages de renouveler le discours critique sur Chateaubriand : ceux qui le connaissent bien trouveront souvent dans ces chapitres plutôt un condensé de travaux déjà publiés, sur le récit de voyage, sur les fictions tout particulièrement, prolongé par une utile présentation de l’histoire des éditions des Œuvres complètes de Chateaubriand, qui mériterait sans doute d’être mieux articulée au projet du livre. La brièveté de l’ensemble explique sans doute également la rareté des références bibliographiques données dans chaque chapitre.
Consacrée au « voyageur », la première section s’ouvre par un chapitre sur les « navires » empruntés par Chateaubriand. C’est l’occasion pour Béatrice Didier d’étudier les portraits des passagers et des équipages laissés par Chateaubriand, l’attention portée aux mœurs spécifiques de ces derniers, puis l’évolution de la symbolique du navire dans l’écriture du Moi. Elle nuance ensuite la prédilection de Chateaubriand pour les grands espaces en montrant qu’il a su également se faire le peintre des « jardins », notamment dans Les Aventures du dernier Abencérage où il insère un tableau enchanteur de l’Alhambra en ruines, qui fera beaucoup pour la promotion touristique du site. L’analyse du corpus des lettres de voyage qui clôt cette section doit être prise comme une invitation à lancer une enquête de plus grande envergure sur la correspondance de Chateaubriand, dont l’édition progresse (9 tomes publiés à ce jour chez Gallimard).
C’est vers « Le romancier » que se tourne ensuite Béatrice Didier pour illustrer, après bien d’autres critiques, la complexité narrative et idéologique des premières fictions de Chateaubriand, en partie due à leur instabilité éditoriale. Béatrice Didier 232a raison de trouver dans Atala, mais aussi dans René, dont on peut contester l’unité narrative qui lui est prêtée, l’illustration de l’hétérogénéité du genre romanesque au début du xixe siècle, qui s’alimente à plusieurs modèles (récit de voyage, roman noir, idylle, roman-mémoires, etc.). Elle revient sur la persistance du romanesque dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem déjà bien soulignée par d’autres et conclut sur la fascination ambiguë qu’a exercée George Sand sur Chateaubriand.
Ce dernier apparaît ensuite sous les traits de « L’homme politique », d’abord à travers une étude comparée des deux éditions de l’Essai sur les révolutions (1797, 1826) qui permettent à Chateaubriand de mener un dialogue critique avec lui-même à deux moments de sa vie. On retiendra surtout de cette section l’analyse fouillée du tome de l’édition Ladvocat qui regroupe les Discours prononcés par Chateaubriand : ils le montrent aux prises avec l’actualité de la Restauration et permettent de mieux se rendre compte de ce qu’ont été ses combats politiques. Ils font attendre de plus amples investigations pour caractériser son éloquence.
La dernière section, « Œuvres complètes et identité », commence par un long préambule méthodologique dans lequel Béatrice Didier se fonde sur sa riche expérience d’éditrice d’Œuvres complètes et sur la réflexion critique qu’elle a déjà impulsée sur ce sujet pour exposer les difficultés rencontrées lors d’une telle entreprise et les enjeux d’un tel geste éditorial (en matière de sélection des textes, de répartition de la matière, d’établissement du texte de base, de datation, etc.) qui peut considérablement influer sur la réception d’une œuvre. L’exemple donné par les diverses éditions des Œuvres complètes de Chateaubriand, Ladvocat (supervisée par l’auteur lui-même), Garnier (sous la houlette de Sainte-Beuve), Champion (en cours), est particulièrement probant. Béatrice Didier n’a aucun mal à montrer comment le choix d’inclure ou de ne pas inclure tel texte (les Mémoires d’outre-tombe, par exemple, écartés par Sainte-Beuve), l’ordre retenu (par exemple, la place dans la série donnée aux Natchez ou au Génie du christianisme) façonnent le profil d’une œuvre et peuvent en modifier les contours idéologiques ou la portée littéraire : c’est le cas notamment de l’édition Garnier qui sert le projet polémique de Sainte-Beuve et qui reflète sa nostalgie d’un romantisme « qui n’aurait pas renié le xviiie siècle, qui ne se serait pas trouvé inféodé à la Restauration monarchique » (p. 120). Il y a là un retour réflexif à coup sûr intéressant au moment où les éditions d’Œuvres complètes, comme celle des Dictionnaires consacrés à des écrivains, sont de plus en plus à la mode.
Fabienne Bercegol
George Sand, Romans. Édition publiée sous la direction de José-Luis Diaz, avec la collaboration de Brigitte Diaz et d’Olivier Bara. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2019. Deux volumes de lxvii-1866 p. et xix-1493 p.
La Bibliothèque de la Pléiade publie deux volumes de Romans de George Sand, qui participent de la reconnaissance actuelle de la romancière et qui élargissent opportunément l’ouverture progressive de la prestigieuse collection à des œuvres de femmes. Ces deux volumes viennent compléter, à près de cinquante ans d’écart, les deux volumes d’œuvres autobiographiques présentés par Georges Lubin en 1970 et 1971. Venant après des décennies où l’on s’est intéressé, à la suite de l’autobiographie, à diverses facettes moins connues de George Sand – correspondance, théâtre, écrits 233journalistiques et critiques, politiques, sociaux ou sur la nature –, ces volumes constituent une invitation à revenir vers le cœur romanesque de son œuvre, en prenant appui sur les apports de tous ces travaux. Il est bon de rappeler que George Sand fut en effet d’abord, pour ses contemporains, le « roi des romanciers modernes », selon la formule de Jules Janin (en 1839) que José-Luis Diaz rappelle en tête de l’introduction. Les deux volumes livrent quinze romans sélectionnés dans une production qui en compte plus de soixante-dix, dans un texte établi par trois chercheurs dont les présentations et les notes les éclairent avec une grande précision, en tirant le meilleur parti des recherches sandiennes dans lesquelles ils jouent un rôle important. Ces romans sont donnés dans leur ordre chronologique établi sur les dates de première publication en volume, et les deux tomes correspondent ainsi – à peu près, on y reviendra – aux périodes d’avant et après 1848. Dans l’espace étroitement mesuré de ces deux volumes – très étroitement mesuré, si on le compare avec les 1856 pages des Romans et nouvelles de Huysmans publiés au même moment – les éditeurs ont cherché à faire la part des textes attendus et celle de la découverte. Le premier tome privilégie le connu, avec Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La Mare au diable, François le Champi, La Petite Fadette. On conçoit qu’on n’ait pas voulu priver les lecteurs, pour la période romantique, des romans d’amour ni des romans champêtres si associés au nom de Sand. Mais on se résigne mal à voir écarter des romans comme Valentine ou André, qui auraient permis d’en renouveler un peu la vision. Surtout, il est difficile d’accepter l’absence de Consuelo, ce roman qu’Alain mettait au niveau du Wilhelm Meister de Goethe, dont le défaut est sans doute d’être trop long, et impossible à séparer de sa suite, La Comtesse de Rudolstadt. Mais comment donner une juste image du génie romanesque de Sand en privant les lecteurs de cette somme, de ses belles méditations sur les Lumières, sur l’art, sur le devenir social, et des bonheurs de lecture qu’elle réserve ? De même, à côté des romans « champêtres » si souvent réédités, manquent cruellement Jeanne – où Dostoïevski voyait un roman de génie – et, de façon plus incompréhensible encore, Horace, beau roman parisien qu’on a pu rapprocher de Balzac, ainsi que la totalité des romans qu’on dit parfois « socialistes » en les dissociant, à tort, des romans « champêtres » : Le Compagnon du Tour de France, Le Meunier d’Angibault, Le Péché de monsieur Antoine.Ils dérangeaient de leur temps, et déplaisaient aux admirateurs de la première manière de Sand, mais c’est d’autant moins une raison pour ne pas les publier qu’ils résonnent fortement avec des interrogations sociales ou écologiques d’aujourd’hui. Les seules audaces du premier tome résident dans le choix de Pauline (une nouvelle) et d’Isidora, roman d’une belle inventivité formelle et d’une grande fermeté dans la réflexion sur les femmes. Le deuxième tome réserve plus de surprises, avec des romans d’artistes connus ou moins connus (Lucrezia Floriani, Le Château des désertes, Les Maîtres sonneurs), la veine autobiographique (Elle et lui), mais aussi l’un des tout premiers romans français consacrés à des ouvriers (La Ville Noire), un beau récit fantastique et scientifique (Laura, voyage dans le cristal) et le passionnant roman historique Nanon,qui revisite l’histoire de la Révolution française et de ses suites depuis l’expérience et le point de vue d’une femme du peuple. Ces choix impliquent l’élimination de romans plus célèbres qui avaient marqué leurs contemporains, comme Le Marquis de Villemer et Mademoiselle La Quintinie, ou de la note sombre et étrange du Dernier amour. Mais aucun choix, devant une obligation de sélection aussi drastique, ne pourrait de toute façon emporter d’adhésion unanime, ni présenter une cohérence réellement satisfaisante. On ne s’y attardera donc pas davantage, pour considérer deux partis-pris éditoriaux qui appellent discussion. D’abord les entorses 234faites à l’ordre chronologique dans la succession des textes. Les éditeurs ont choisi de privilégier la cohérence de cycles, en donnant La Petite Fadette (1849) à la fin à la fin du tome I pour clore le cycle champêtre après La Mare au Diable et François le Champi, tandis que Lucrezia Floriani, écrit plus tôt, en 1847, se voit repoussé au tome II pour respecter le diptyque que forme ce roman avec Le Château des Désertes (1847 pour l’écriture, 1851 pour la publication). Ce privilège accordé à l’organisation thématique a pour effet de rendre floue l’articulation entre les deux tomes, et surtout la césure que constituent la révolution de 1848 et son échec dans la vie et l’œuvre de Sand, qui inscrit explicitement cette césure au cœur d’Histoire de ma vie. Or ce brouillage redouble l’éviction des romans « socialistes » pour rendre mal intelligible l’évolution du rapport à l’histoire, et à la politique. D’autre part l’état du texte retenu est celui de la première publication – et non le dernier revu du vivant de l’auteur – afin, explique José-Luis Diaz, de mieux coller à l’évolution de l’écriture. Les conséquences importent grandement pour quelques textes : Lélia surtout, roman de l’impuissance féminine que Sand a massivement réécrit pour corriger la noirceur, qu’elle-même jugeait après coup excessive, de la première version de 1833, et afin d’offrir une vision plus consolante en 1839. Ce Pléiade offre donc la version de 1833 (celle qui était retenue par Reboul chez Garnier, reprise en édition « Folio »), alors que Béatrice Didier avait choisi pour les éditions de l’Aurore la deuxième version, et que l’édition des œuvres complètes chez Champion devrait livrer ces deux versions. La Pléiade donne ensuite de larges extraits de la version de 1839 pour permettre aux lecteurs de saisir ce qui a changé – exercice de lecture difficile, mais du moins la difficulté est-elle ici visible. C’est moins vrai pour des romans dont la réécriture est moins massive, et moins connue. Les spécialistes de Sand se réjouiront de pouvoir lire Indiana dans le premier état publié, où l’on percevait nettement le poids et le remploi de tout un héritage romanesque (ainsi du long préambule à la Diderot dans la première partie). Mais tous les lecteurs auront-ils conscience qu’ils ne lisent pas ainsi l’état du texte qui, largement diffusé, a imposé la voix de George Sand auprès de ses contemporains – avec les corrections vite intervenues dans les rééditions où la romancière a senti la nécessité de marquer plus nettement l’écart avec ses prédécesseurs. L’ajout à la fin de Mauprat pour l’édition Hetzel de 1852, donné en appendice, plus limité, soulève moins de questions. Ces choix, expliqués et motivés, sont intéressants mais relèvent plutôt pour l’un d’une perspective éditoriale « grand public », et pour l’autre d’un projet destiné à des spécialistes. Cette hésitation fait encore éprouver combien, pour un projet éditorial cohérent et satisfaisant des romans de George Sand, deux volumes, décidément, ne sauraient suffire. L’édition d’Histoire de ma vie par George Lubin avait constitué un événement, et initié, avec l’édition de la correspondance, un tournant majeur dans la compréhension et l’étude de Sand. L’édition de ces deux romans ne peut, quelle que soit la qualité des éditeurs scientifiques, représenter un pareil apport en l’espace de deux volumes. Devant ceux-ci, on ne boudera certes pas son plaisir de pouvoir lire ces textes établis, présentés et annotés avec rigueur, dans une collection qui consacre leur importance en prenant enfin distance avec une certaine misogynie tenace de l’histoire littéraire française. Mais pour que cette prise de distance prenne sens, il est nécessaire que cette « première salve » éditoriale soit suivie d’une autre, qui permettra de corriger ce que cette publication limitée conserve d’un peu convenu, et de prendre enfin pleinement la mesure de la grande romancière qu’était George Sand.
Christine Planté
235Constantin Guys et ses éditoriaux . Étude analytique et établissement du texte des éditoriaux par Harry Cockerham. Ascot, Harry Cockerham, Jasmine Cottage, 2017. Un vol. de 132 p. (diffusion Classiques Garnier)
Sans doute ne connaîtrions-nous guère Constantin Guys si Baudelaire ne l’avait sacré « Peintre de la vie moderne ». Rares sont en effet les expositions qui, depuis sa mort, lui ont été consacrées, plus rares encore les publications concernant sa vie, qui garde de grandes zones d’ombre, et son œuvre. Deux monographies seulement ont été publiées en plus d’un siècle pour nous restituer la figure de cet ami de Gavarni, de Gautier et des Goncourt. Celle de Gustave Geffroy, Constantin Guys, l’historien du Second Empire (Paul Gallimard, 1903, réimpression Crès, 1920) et celle de Pierre Duflo, Constantin Guys, fou de dessin, grand reporter (Éditions Arnaud Seydoux, 1988). La dernière fois qu’un choix de ses croquis de lorettes et autres marcheuses a été réuni sur les cimaises d’un musée, ce fut par Daniel Marchesseau, au musée de la Vie romantique, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de l’artiste (Constantin Guys, 1802-1892 : fleurs du mal : dessins des musées Carnavalet et du Petit-Palais, Paris-Musées, 2002). Sans un clin d’œil à Baudelaire dans le titre même de l’exposition, le public n’eût sans doute pas trouvé très facilement le chemin de la rue Chaptal. Pour le reste, ce n’est en général qu’au détour d’accrochages évoquant la vie du Second Empire ou la guerre de Crimée que Guys est mis à contribution, sans que nos connaissances sur l’homme et son œuvre n’aient progressé pour autant au cours des dernières décennies.
Il convient donc de saluer les persistants efforts de Harry Cockerham qui, pendant des années, parallèlement à son enseignement dans une université londonienne, a essayé de retrouver quelques traces de cet artiste dont Baudelaire déjà avait souligné l’obsession de disparaître dans l’anonymat, au point de refuser de signer ses œuvres. Deux articles – dans le Bulletin baudelairien de l’université Vanderbilt à Nashville (« Du nouveau sur Constantin Guys à Londres avant 1847 », tome 30, no 2, 1995), et dans la RHLF (« Gautier, Guys, le “Palais de Cristal” et l’Illustrated London News en français de 1851 », novembre-décembre 1994) – nous renseignaient sur les va-et-vient de l’artiste entre Paris et Londres dans les années 1840 et sur sa présence à l’exposition universelle de 1851. Mettant à profit une retraite studieuse, Harry Cockerham nous fait désormais part d’une trouvaille majeure : les textes rédigés par Constantin Guys pour vingt-six des vingt-sept numéros du supplément français de l’Illustrated London News, destiné à informer les abonnés français sur l’exposition de Cristal Palace.
The Illustrated London News avait été fondé en 1842 par Nathaniel Cooke et Herbert Ingram, ainsi que par leur ami Mark Lemon, l’éditeur de Punch. Guys, dès le départ, en était un contributeur régulier, couvrant par ses dessins aussi bien la vie des champs de courses d’Ascot que celle des champs de batailles en Crimée, croquant les militaires entourant des filles, des bourgeois dans leur loge de théâtre, des promeneurs au Bois de Boulogne, des dandys exhibant leur toilettes à Jermyn Street, des cavaliers fiers de leur monture paradant devant des élégantes en calèche. C’était un reporter qui, crayon en main, sillonnait les théâtres de guerre et ceux de la bonne et de la moins bonne société à travers toute l’Europe.
En 1851, il est chargé par Herbert Ingram de concevoir un supplément en français pour couvrir à l’intention d’un public français l’Exposition universelle de 1851 pendant toute la durée de celle-ci. Si l’existence de ce supplément était 236connu, personne n’avait réussi à mettre la main dessus dans une quelconque bibliothèque française ou anglaise avant que Harry Cockerham ne le débusque à la British Newspaper Library, à Colinsdale, Londres, où il était relié avec les numéros ordinaires de l’Illustrated London News, maissans être spécialement mentionné dans le catalogue. Ces vingt-sept numéros spéciaux publiés de mai à septembre 1851 sous la direction de Guys sont composés à la fois d’articles empruntés à la presse française et de contributions originales. Il ne s’agit donc pas d’une version française, traduite de l’Illustrated London News original, mais d’un journal différent qui, pour les contributions originales, échappait à la censure londonienne, puisque la publication n’était diffusée qu’en dehors de l’Angleterre, et qui, pour la reprise d’articles déjà publiés dans la presse française, nécessitait des autorisations pour ne pas tomber sous le coup de la loi sur la contrefaçon (une démarche dont Guys s’est en effet acquittée).
Harry Cockerham donne à la fois la liste des contributions originales et celle des reprises, les auteurs étant d’ailleurs souvent les mêmes : Théophile Gautier, Jules Janin, Albéric Second, Amédée Achard, Émile Forgues, Alphonse Karr, tous auteurs confirmés, ce qui montre que Guys agissait en professionnel du journalisme. Et c’est lui-même qui s’est chargé des éditoriaux réunis pour la première fois dans notre volume.
Quelle est la teneur de ces textes ? D’abord, Guys, en adepte enthousiaste de l’idéologie du progrès – comme le sont la plupart de ses contemporains, de Victor Hugo à George Sand et de Gautier à Maxime Du Camp, mais non pas Baudelaire, ni les Goncourt –, ne cesse de célébrer l’Exposition universelle comme une œuvre de paix au service du rapprochement des peuples. Et il n’y a pas mieux pour rapprocher les peuples que le commerce ! Que représente le Palais de Cristal ? « C’est la serre-chaude de l’industrie, et chaque nation y a mis les plus belles fleurs, ses plus riches produits. Que les frontières disparaissent, que les douanes se ferment ! Ce sont de vieux engins qu’il faut reléguer dans les musées d’antiquités. De tous les points du globe, les caravanes se mettent en marche. Elles peuvent se présenter librement sur cette terre de la liberté, qui ne pratique pas la vexation des passeports. Qu’elles viennent juger par elles-mêmes des progrès que chaque nation a faits dans les sciences, dans les arts, dans l’industrie, et de ceux qu’il lui reste à accomplir. » (p. 45)
Progrès scientifique et technique, donc, et progrès industriel. Dans ce dernier domaine, l’Angleterre l’emporte sur toutes les autres nations. « Londres n’avait que deux rivales possibles : Paris et New York. Mais quant à cette dernière, elle était écartée de prime abord, comme cadette et comme tributaire. Grande est l’Amérique, et grand son avenir ; mais la vielle Europe n’en est pas encore à plier le genou devant cette enfant qu’elle arrachait il y a trois siècles aux langes de la barbarie à peine effacée maintenant. […] Et qui dit l’Europe, lorsqu’il est question d’industrie, dit, pour les trois quarts, l’Angleterre. » (p. 47) La prééminence de l’Angleterre tient évidemment à son système politique et à l’organisation de sa société, fondés sur un régime de liberté. « Le système du libre échange comprend la plus large liberté politique, religieuse et civile : liberté de réunion, d’association et de discussion ; élargissement de la capacité électorale et élective. Le système contraire est pour la compression et la répression en toute matière, aussi bien politique que religieuse et civile. »
237Grâce aux colonies, l’Angleterre étend ses ailes de géant sur le monde entier. Elles font sa gloire et sa richesse, mais l’arrivée trop fréquente de « troupes d’individus tarés que la métropole rejette de son sein » est cause de « dépravation et de désordre » (p. 57). Pour assurer la paix et la tranquillité, mieux vaudrait associer les colonisés à la gestion des affaires, par des parlements locaux, par exemple, et en favorisant l’instruction. Le système colonial est d’ailleurs « horriblement coûteux », car les colonies « veulent être défendues aux frais de la métropole ». En leur donnant l’émancipation qu’elles réclament, elles pourront « voter leur budget » et elles « se défendront elles-mêmes ».
Guys est un fervent défenseur de la « liberté commerciale » et il fustige les « protectionnistes » qui se trouvent hélas encore dans le parlement anglais et en plus grand nombre, dans le sillage de M. Thiers, dans le parlement français. « Orateur vieilli dans les anciennes disciplines et les préjugés têtus, cet homme, que le sophisme a tué, n’a plus la force ni l’honnêteté des grandes intelligences ; il ne comprend rien aux questions redoutables, sérieuses, que le temps amène, que le droit a posées : il n’est pas même, lui qui se dit libéral et révolutionnaire, avec la grande tradition de son pays, avec les philosophes précurseurs, hommes d’état ou savants – les Quesnay, les Turgot, les Dupont de Nemours, ces pères du libre échange. Dans ce siècle du crédit au long cours, des révolutions et de la locomotive, il est avec Henri VIII et Colbert. » (p. 71)
À la base de tout commerce, des relations confiantes entre les peuples. Aussi, le but de l’Exposition est-il de rapprocher la France et l’Angleterre, « les plus grands peuples de l’histoire et du monde », qui, « par l’incessante communion de leur génie » et « par l’échange des produits et de la parole » pourront oublier leurs « rivalité historiques ». C’est ce que n’a pas tout a fait compris le lord-maire en visite à Paris, qui « n’a pas dit un mot dans ses toasts […] de cette république française qui lui faisait une si belle et si large hospitalité sous ses bannières pacifiques ».
Paix, liberté, travail, tel est aussi le mot d’ordre du « Congrès des Amis de la Paix » – le quatrième du genre – qui se déroule parallèlement à Londres et auquel Guys revient à plusieurs reprises. Sans doute a-t-il vu trop de champs de batailles pour ne pas être pacifiste. Ne s’est-il pas représenté dans un de ses croquis enjambant des cadavres ? Dans la guerre, les hommes « consomment sans produire », elles sont trop ruineuses pour que les peuples ne doivent pas chercher à régler leurs conflits par un « tribunal de conciliation », par « le grand arbitrage des neutres » (p. 82).
Le succès de l’Exposition a été considérable. La reine Victoria et le prince Albert y ont reçu les têtes couronnées du monde entier. Guys consacre tout un éditorial à un des grands bals donné par sa Majesté. Le succès populaire ne fut pas moins considérable : six millions de visiteurs anglais auraient été comptabilisés, mais soixante-dix mille étrangers seulement, regrette-t-il.
Dans son volume, Harry Cockerham n’a réuni que les éditoriaux de Guys. Dans l’introduction, il énumère les principales signatures des contributeurs aux différents numéros avant d’ajouter : « Le triage de tous les articles selon la catégorie (emprunts ou articles originaux) à laquelle chacun appartient est une tâche laborieuse qui resterait entreprendre. » Espérons que son travail motivera quelque jeune chercheur à suivre les pistes ainsi ouvertes. Il y trouvera Berlioz (qui a composé la musique pour l’ouverture), Gautier (qui a rendu compte de l’événement dans La Presse), Quinet (dont le saint-simonisme devait parler à Guys) et beaucoup 238d’autres. Peut-être pas Baudelaire, ou seulement en filigrane, car rien ne nous dit que l’auteur du Peintre de la vie moderne, qui toutefois savait que Guys était aussi écrivain, n’ait eu connaissance de l’Illustrated London News en français. L’Exposition étant couvertes par d’innombrables articles dans la presse française, sa curiosité n’est peut-être pas allée jusque là.
Robert Kopp
Marie de Flavigny, comtesse d ’ Agoult, Correspondance générale. Tome VII : 1849-1852. Tome VIII : 1853-1855. Édition de Charles F. Dupêchez. Paris, Champion, « Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux », 2019. Deux vol. de 1078 p. et un vol. de 739 p.
Ce sont les années 1849-1852 et 1853-1855 qui sont au centre de ces deux tomes de la précieuse édition de la Correspondance de Marie d’Agoult que Charles Dupêchez, grand spécialiste de l’écrivaine, a entreprise depuis quelques années chez Honoré Champion.
Les brèves introductions de l’éditeur encadrent les moments et les enjeux les plus importants des périodes prises en compte, laissant ensuite place à son grand travail de recherche sur les lettres ainsi que sur leur contextualisation. Le paratexte est important, des chronologies aux notes sur les personnes et les évènements cités, aux Agendas et autres documents de Marie, pour finir avec les Index des noms et des correspondants.
Ces volumes rendent compte d’années capitales pour Marie d’Agoult / Daniel Stern. Elles font suite aux mouvements de 1848 qui l’ont vue comme témoin attentif et participatif, et qui donneront lieu à sa publication la plus appréciée, l’Histoire de la Révolution de 1848 : choral épique oùelle fait preuve d’une systématisation critique et d’un scrupule d’impartialité remarquables, et qu’elle ouvre également à l’international (Allemagne, Hongrie, Italie). Les noms qui reviennent à ce propos dans la Correspondance, affichant l’envergure de ses relations, sont ceux de Louis Blanc, Victor Cousin, Littré, Michelet, Nadar dans sa première activité de journaliste (p. 400), Émile Ollivier, son futur gendre, Agricol Perdiguier, Renan, ainsi que Ladislas Teleki, Daniele Manin le patriote italien et Victor Schoelcher l’abolitionniste, souvent invités chez elle.
Une grande partie des lettres du tome VII est consacrée aux très nombreux contacts visant l’élaboration de cette œuvre majeure et sa réception, tant publique que privée, tant masculine que féminine, et concerne aussi l’Essai sur la liberté et les Esquisses morales.
Car cette édition constitue également une source intéressante pour l’histoire du mouvement des femmes autour de 1848, envers lequel Marie, comme Sand d’ailleurs, manifeste sa défiance. Toutefois, elle va voir Pauline Roland à Saint-Lazare se mettant à sa disposition, ainsi que de ses compagnes, avant sa déportation en Algérie, avec un engagement actif auprès de ses connaissances. Et si elle semble éconduire Eugénie Niboyet, censée écrire un article biographique sur elle (p. 449-450), elle reçoit chez elle Jeanne Deroin, qui l’invite à une réunion des associations des femmes (p. 834) et lui envoie une lettre admirative sur l’Histoire de la Révolution de 1848 (p. 511). Tout comme Marceline 239Desbordes-Valmore, amie avec qui elle rend visite à Lamennais, et plusieurs noms de femmes parcourent également ces volumes, de Mme Récamier, avec Mme de Staël à l’arrière-plan, à Pauline Viardot, Cristina di Belgiojoso, Fanny Lewald, Harriet Beecher Stowe.
Côté privé, l’épineuse question du mariage de sa fille légitime, Claire, avec Guy de Charnacé, ignorant jusqu’à quelques jours avant la cérémonie du passé de la comtesse, est la preuve de la délicatesse de sa situation, qu’elle cherche à pallier. Et côté social, nombreux sont les échanges avec les artistes, d’Ingres, auteur en 1849 d’un portrait d’elle avec Claire, à Lamartine, Meyerbeer, Bocage, François Ponsard, Vigny, sur le fond des actualités littéraires, théâtrales et musicales qu’elle suit toujours avec attention.
Le tome VII est divisé en deux volumes, dont le deuxième contient également des notes de voyage : à Londres pour l’Exposition universelle en 1851 et en Écosse, objet d’un intérêt d’où naîtra la pièce Trois journées de Marie Stuart.
Le tome VIII témoigne de la rédaction, ainsi que de la publication du troisième volume de l’Histoire de la Révolution de 1848 et de l’Histoire de la Hollande. Ce sont aussi les années du salon de la Maison Rose, où, pour un temps, tous ses enfants sont réunis dans une « école d’Athènes » entre piano, chevalet, plurilinguisme et hôtes prestigieux et aimables, que Marie évoquera avec nostalgie dans ses Mémoires. Et Charles Dupêchez de rapporter dans les « Annexes » les lettres entre les frère et sœurs, sans distinctions de nom, qui font suite à ce moment, lorsque l’illusion d’une réconciliation entre maternité et influence intellectuelle sera bientôt brisée par les interdictions qui arrivent de la part de Liszt.
Marie reste toujours à l’affût des nouvelles de celui-ci, que lui envoient ses nombreux correspondants d’Allemagne, et la lettre que l’ancienne Arabella, maintenant journaliste de la Revue de Paris, envoie au sanscritiste Pictet pour solliciter un article (t. VIII, p. 581-583) affiche le souvenir constant de sa jeunesse, et de ce nom qui ne cesse de signifier pour elle « beauté, amour, dévouement, grandeur, idéal » (t. VII, p. 921). De Liszt, elle peut parler avec Hortense Allart, toujours présente et complice, qui assure le relais avec Sainte-Beuve ou Béranger et les nouvelles de la « Reine », Sand, objet dans le tome VII de timides tentatives, tout de suite avortées, de reprendre un échange épistolaire.
Plus fasciné parfois par les personnalités qui l’entourent qu’indulgent pour les drames intimes de Marie, dont il ne rend pas moins compte, Charles Dupêchez a fait de ces volumes une mine extrêmement riche, qui a le mérite d’ouvrir plusieurs parcours de lecture ou d’exploration.
Ce qui ressort, c’est la destinée atypique d’une salonnière et passeuse de cultures à la recherche d’une légitimation littéraire, à force d’étude et de travail, face aux génies qui l’ont entourée. Entre regrets poignants, contestation des idées reçues et reconstruction d’une vie, ce qui pointe surtout est une réflexion profonde, et parfois un engagement, en faveur d’une amélioration possible du sort des femmes et du progrès politique et social en général. Ce que font beaucoup d’écrivain(e)s de l’époque, pourrait-on dire : mais une originalité s’affiche également, et cette édition constitue un important exemple de réinscription de l’activité des femmes dans le champ littéraire commun.
Laura Colombo
240Jean-Louis Cabanès et Pierre-Jean Dufief, Les Frères Goncourt. Hommes de lettres. Paris, Fayard, « Biographies », 2020. Un vol. de 800 p.
Jean-Louis Cabanès et Pierre-Jean Dufief ont entrepris depuis quelques années déjà de faire mieux connaître l’œuvre et la vie de Jules et Edmond de Goncourt. Après avoir fourni des éditions critiques du Journal et de leur correspondance, et dirigé des rééditions de leurs œuvres fictionnelles, ils livrent une biographie très attendue, qui ne pouvait qu’être écrite à quatre mains pour retracer au mieux l’existence des romanciers bicéphales. En effet, la dernière biographie française qui remonte à 1985 – Wanda Bannour, Edmond et Jules de Goncourt ou Le Génie androgyne, Persona – ne s’appuyait pas autant sur les archives et la correspondance.
Nous connaissons tous les Goncourt par le prix littéraire qui porte leur nom, beaucoup moins les deux frères qui laissent une œuvre considérable. En plus de romans, de récits historiques et de pièces de théâtre, ils ont tenu un Journal de 1851 à 1870, date de la mort de Jules. Edmond seul continua l’écriture de leurs mémoires de la vie littéraire jusqu’à son décès en 1896. Ces témoins de leur temps, qui vivaient ensemble et se quittaient rarement, ont consigné la plupart des détails de leur rencontre avec les personnalités du xixe siècle : la princesse Mathilde, Gautier, Flaubert, Zola, les Daudet – Alphonse et Julia ainsi que leur fils Léon –, Maupassant, pour n’en citer que quelques-uns. Les deux biographes nous font vivre les événements historiques de ce siècle de révolutions à travers le regard des diaristes : le Coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, la proclamation du Second Empire, la Guerre de 1870, la Commune de Paris, mais aussi les Expositions universelles. Ils évoquent la vie quotidienne d’Edmond et de Jules, beaucoup moins connue du grand public comme des spécialistes.
La première partie (p. 17-399) s’intéresse aux ancêtres des Goncourt et à la vie des deux frères jusqu’à la mort de Jules. Originaires de Lorraine, les Goncourt ont promis à leur mère de ne pas se quitter et de veiller l’un sur l’autre. Vivant à Paris, ils entreprennent plusieurs voyages en France, tout d’abord, puis en Algérie en 1849, en Suisse, en Belgique, où ils découvrent le quartier de prostitution du Riddeck. Peu de temps après, en 1850, Jules apprend qu’il est atteint de syphilis. Cela n’empêche pas les deux frères de fréquenter les milieux artistiques de leur époque – ils ont un véritable coup de cœur pour l’œuvre de Gavarni – et de continuer à voyager. Fin 1855 début 1856, ils se rendent en Italie – ils y retourneront en 1867 –, en Allemagne en 1860 puis en Hollande l’année suivante. Les biographes ne se contentent pas de décrire le quotidien de Jules et d’Edmond, ils analysent également la genèse d’une œuvre foisonnante qui influença le naturalisme et la décadence. Le lecteur en apprend ainsi davantage sur Rose Malingre, leur servante qui servit de modèle à Germinie Lacerteux, ou sur Blanche Passy, qui inspira Renée Mauperin.
La seconde partie (p. 403-713) se focalise sur Edmond, le survivant, qui traverse l’année 1870 et ses événements historiques comme un somnambule après la mort de son frère cadet. L’aîné poursuit l’activité de collectionneur d’art entamée du vivant de Jules, amateur notamment de japonisme et de l’art du xviiie, et reçoit dans son grenier les nouvelles générations d’écrivains : les auteurs du Manifeste des Cinq contre La Terre de Zola, Jean Lorrain, Robert de Montesquiou… Il crée par testament la future académie Goncourt et cet esthète qui le redoutait pourtant, a le mauvais goût de ne pas mourir chez lui.
241L’ouvrage illustré de nombreuses photographies et portraits est complété par une bibliographie et un index, qui montre quelques manques. En effet, les noms de Maupassant et de Villiers de l’Isle-Adam sont étrangement absents de l’index alors qu’ils figurent plusieurs fois dans la biographie.
Fondée sur des archives familiales, sur des correspondances inédites et sur la presse de la seconde moitié du xixe siècle, cette biographie bien écrite fera date comme un ouvrage de référence.
Noëlle Benhamou
Charles Du Bos , Goethe.Présentation et établissement du texte par Jean Lacoste. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2019. Un vol. de 460 p.
« Il n’existe guère de grand écrivain dont la gloire échappe au rythme de réaction, qui tantôt intervient de son vivant, tantôt ne s’exerce qu’après sa mort » (C. Du Bos, « Le Legs d’Hofmannsthal », Approximations, 4e série, Fayard, 1964, p. 940). Charles Du Bos n’a pas contrevenu à la loi qu’il formulait, relégué qu’il fut (qu’il est encore souvent), par une distance infranchissable, à la présence fantomatique d’un écrivain d’une autre époque, sous forme de références d’index, ou de citations isolées dans des exergues confidentiels. C’est dans un désir de mettre un terme à cet état de relégation que s’inscrit cette réédition, d’autant qu’elle fait partie d’un projet plus global : celui d’une édition d’Œuvres complètes.
Dans son « Introduction », Jean Lacoste replace Du Bos, d’une part, au centre des études goethéennes en France et, d’autre part, au centre de son projet critique dans ce qu’il a pu avoir de plus original et de plus européen – au sens où l’Europe devait être une Bildung : une construction culturelle commune.
Ce volume retient d’abord l’attention parce qu’il constitue un bon exemple de ce vers quoi tendait individuellement la plupart des Approximations. Une « approximation », le nom (polysémique à souhait) l’indique suffisamment, n’est qu’une approche à un instant précis du développement de la pensée, et « attend » d’autres points de vue du même « sujet », sur le même « objet ». Goethe est ainsi constitué d’un ensemble d’« aperçus », sous lequel se subsume toute une démarche critique. Du Bos s’explique dans une lettre-préface à Max Rychner : « Tous les sens que donne Littré : “première vue, vue rapide sur un objet, estimation au premier coup d’œil, exposé sommaire” concordent en sa faveur ; il n’est pas jusqu’au dernier : “en termes de marine, pavillon d’aperçu, celui qui indique qu’on a vu et compris, un signal” qui ne convienne, puisque c’est à votre “signal” que je réponds » (p. 290). « Regrettons toutefois, s’étonne Jean Lacoste, que […] Du Bos n’ait pas relevé que l’“aperçu” avait aussi une place centrale dans les écrits “scientifiques” de Goethe » (p. 19).
Goethe réunit les Approximations V, VI, VII, elles-mêmes reprenant certains cours donnés en 1932, ainsi que des articles parus dans diverses revues, auxquels il faut ajouter une conférence prononcée le 27 mai 1932 pour le centenaire de la mort de Goethe, au Convegno (non au « Congreso » comme écrit p. 23) de Milan. En ce sens, il incarne un très bon exemple de l’élaboration de l’œuvre de Du Bos, lorsqu’elle parvient à ses fins : d’abord l’écriture d’articles divers correspondant 242à des points de vue différents, puis l’assemblage, la couture de ces articles en volume. Si Du Bos avait envisagé la publication de cet ensemble de textes, « [il] se réservai[t] après avoir repris et complété certains d’entre eux, après les avoir situés à l’échelle par rapport au tout, de les incorporer » dans une nouvelle édition (p. 144). Pour lui, le texte en était incomplet. Et, donc, s’il manquait déjà lors de la première publication tout un ensemble de notes explicatives à même de faciliter la bonne compréhension de l’ouvrage, ce manque est devenu aujourd’hui tellement gênant qu’il va jusqu’à rendre inaccessible, pour un non-spécialiste, la lecture du livre. Grâce à cette édition critique, le texte de Du Bos se trouve enfin pourvu de la dimension situationnelle et pédagogique que son auteur n’avait pas eu le temps de lui adjoindre.
Jean Lacoste a effectué un travail considérable d’annotations facilitatrices afin d’éclairer au mieux un lecteur français non germanophone. Les noms, peu familiers aujourd’hui, de germanistes importants de l’époque (Maurice Boucher, Henri Lichtenberger, etc.) font l’objet d’une note biographique ; il en va de même avec chaque auteur mentionné. De surcroît, là où Du Bos ne précisait pas toujours ses sources, Jean Lacoste s’est efforcé de les retrouver dans les éditions de l’époque, voire dans des éditions modernes. Il effectue ainsi des ajouts très importants en ce qui concerne les références en langue allemande ou à l’Allemagne, sur Goethe et sur son entourage. De plus, il renvoie aux éditions modernes de certains textes capitaux de Goethe, proposant même parfois quelque éclairage plus indirect. Dans son apparat critique, il revient sur la relation complexe que Du Bos a eue avec Goethe dans la dernière partie de sa vie. Il montre qu’après sa conversion (1927), dans les années où Du Bos s’intéresse à Goethe (1931-1932), son attention était soit attirée par son pré-christianisme latent, soit détournée par un panthéisme qui ne lui convenait pas.
Là où la réédition de ce livre majeur dans les relations intellectuelles franco-allemandes d’avant-guerre s’avère particulièrement importante, c’est qu’elle redonne à lire « la visée spirituelle de Charles Du Bos » (p. 24) et son originalité. Si l’on compare – comme le fait Jean Lacoste – le Goethe de Gide, obsédé par la figure de Prométhée, toute de révolte contre les dieux, et celui de Du Bos, plus nuancé, voire même quasi chrétien en fin de parcours, l’originalité de ce dernier est éclatante. Encore plus éclatante si l’on s’attarde sur Goethe l’Européen (1932) d’André Suarès, livre tout à son « grand homme », là où Du Bos veut surtout que l’on ne « perde [pas] tout à fait de vue l’homme réel, l’homme qui a vécu » (p. 448). Cet ensemble de Goethe pluriels (et contradictoires, souvent) prend sa pleine place dans une sorte de querelle sur le « type humain » fondamental, modèle anthropologique clef, alors à (re)définir. Du Bos voit dansGoethe une sorte d’équilibre humain – parfois monstrueux, il est vrai – qui tranche avec la déstructuration de la personnalité mise en scène par un Proust ou un Joyce, par exemple. Entre 1931 et 1933, il a avec Ramon Fernandez un vif échange quant à la possibilité même d’un humanisme sans Dieu. Fernandez l’envisage (Goethe en représentant une figure paradigmatique) alors que l’humanisme spirituel que Du Bos, appelle de ses vœux depuis sa conversion est nécessairement de type chrétien. La figure de Goethe occupe au milieu de ces interrogations une place centrale, tirée par les uns dans le sens d’un modèle absolu d’humanité païenne, critiquée par les autres, comme Du Bos, pour son manque d’âme trop fréquent. Imposant quelques lézardes à l’humanisme laïque goethéen, Du Bos parvient pourtant, ultimement, à faire de 243son Goethe– à travers son amour dernier et déçu pour Ulrike von Levetzow – un chrétien sans le savoir, infiniment troublé par un amour plus grand que lui.
Cette « visée spirituelle » se caractérise par la détermination du « milieu intérieur » dans lequel naît toute œuvre littéraire. La méthode critique de Du Bos tente, préalablement à toute autre exploration, de circonvenir l’environnement humain, sentimental, familial, social d’un auteur. Ici, Du Bos va chercher dans la vie de Goethe des traces des futures réalisations, autour desquelles dessiner, développer, les spécificités de l’artiste. Sur cette mise en relief précise d’éléments biographiques déterminants, il greffe une analyse serrée, s’appuyant sur une lecture savante, dans le texte, de l’œuvre de Goethe – analyse qui tient de l’introspection, du commentaire de texte, de la traductologie, de l’histoire littéraire, de celle des idées, ou encore de la philosophie. Ce faisant, il épouse littéralement, et comme de l’intérieur, toutes les étapes qui auront conduit Goethe à « devenir ce qu’il est ». Ce qui, toutefois, fait la spécificité de Goethe, c’est que Du Bos n’y joue pas seulement, comme dans d’autres de ses textes critiques, un rôle d’interprète, mais, plus qu’ailleurs, un rôle de « réflecteur » (p. 301). Ici, il raconte, dresse le récit des premières et des dernières années de Goethe : il est à certains moments plus romancier que critique.
Du Bos envisage Goethe comme un type bien particulier de génie « anti-introspectif », ne coïncidant pas avec l’homme même – au contraire d’un Keats, par exemple, modèle majeur pour lui. En ce sens, et Jean Lacoste ne s’y trompe pas : sa « visée […] est en son cœur polémique » (p. 28). À travers Goethe, qui « manque d’âme », c’est toute la constellation gidienne de l’humanisme païen qu’il cherche à solder. À savoir : un humanisme « trop humain », trop chargé de pulsions (Trieb ou Drang) et, en définitive, trop peu spirituel. Jean Lacoste résume tout ce nœud problématique en une phrase-clef : « Charles Du Bos déplore chez Goethe l’absence de ce regard contemplatif interne, de cet instant d’introspection, qui met en péril et pour ainsi dire creuse, évide la personnalité » (p. 32).
Si Goethe constitue un livre rare, d’une grande honnêteté intellectuelle, sans idolâtrie aucune, sans complaisance envers l’auteur du Faust, il tend également à faire de Du Bos à la fois un grand connaisseur de l’œuvre de Goethe et en même temps un ironiste dans le sérail.
Louis Pailloux.
Geneviève Haroche-Bouzinac, Louise de Vilmorin, une vie de bohème. Paris, Flammarion, 2019. Un vol. de 517 p.
Pour un auteur que l’on pensait oublié ou désuet, le moins que l’on puisse dire est que l’œuvre et la vie de Louise de Vilmorin font recette. Éditions de correspondances, d’articles et textes rares, essais et biographies, adaptations au théâtre et à la télévision se sont ainsi multipliés depuis les années 1990. Geneviève Haroche-Bouzinac signe ainsi la quatrième biographie en vingt-cinq ans de l’auteur de Julietta et Madame de, bien connue pour ses bons mots et ses traits d’esprit. C’est que 2019 correspondait au cinquantième anniversaire de sa mort, le 26 décembre 1969 à Verrières-le-Buisson, la sortie de l’ouvrage étant concomitante de l’inauguration de l’exposition « Une vie à l’œuvre : Louise de Vilmorin (1902-1969) » qui s’est tenue à la Maison de Chateaubriand (Châtenay-Malabry) jusqu’au 15 mars 2020, et au catalogue de laquelle la biographe a d’ailleurs participé.
244Louise de Vilmorin, une vie de bohème, outre qu’il est agréable sur la forme avec un cahier d’illustrations élégant et fourni, présente l’avantage indéniable d’être extrêmement bien documenté. Geneviève Haroche-Bouzinac a su tirer de l’oubli et exploiter avantageusement des écrits de jeunesse et fragments de mémoires et journaux intimes de son personnage, mais également des correspondances avec ses adorateurs successifs, qu’il s’agisse de lettres inédites – avec Orson Welles, Maurice Pianzola, Pierre Seghers – ou récemment publiées – avec Duff Cooper, Roger Nimier, Jean Hugo (voir notre édition de la Correspondance croisée de Louise de Vilmorin et de ce dernier, Paris, Honoré Champion, 2019). L’ensemble fait l’objet de notes de fin très précises, qui présentent quelques coquilles dans la numérotation. Bien sûr, on regrette que les lettres avec « frère André » (de Vilmorin) et « André ministre » (Malraux) n’aient pas pu toutes être consultées, mais elles avaient déjà été largement citées, avec moins de rigueur toutefois, dans les biographies respectivement de 1993 et 2008.
Aucun aspect n’est négligé, ni le goût, ni le style Vilmorin, replacés dans le contexte d’une époque, celui de la Café Society. Mais un autre intérêt de cet ouvrage, peut-être le principal ou le plus original, réside dans l’analyse de l’œuvre que propose Geneviève Haroche-Bouzinac, professeure émérite de littérature française à l’université d’Orléans et grande spécialiste de l’écriture épistolaire. Ses développements sur les textes « à contrainte », les romans et surtout les poèmes de Louise de Vilmorin, sont extrêmement intéressants. Ils apportent un regard nouveau sur l’œuvre, placent notre auteur, comme l’avait fait André Malraux dans sa préface aux poèmes posthumes, dans une filiation avec Guillaume Apollinaire (notamment) et en feraient presque le précurseur de Raymond Queneau et des écrivains « oulipiens ».
Peut-être ces analyses détonnent-elles dans une biographie, en tout cas de Louise de Vilmorin. L’ouvrage n’est certes pas exempt de passages sur le tourbillon de mondanités dans lequel celle-ci se trouve plongée à différents moments de sa vie, généralement ni les plus intéressants, ni les plus heureux. Mais du moins évite-t-on l’hagiographie dans laquelle bien des biographes ne peuvent s’empêcher de verser. Car enfin, Geneviève Haroche-Bouzinac ne cache rien du caractère, disons, ombrageux de son personnage que la mélancolie et sans doute l’amertume due à l’échec de ses relations sentimentales ont contribué à aigrir à la fin de sa vie. De même qu’elle n’enjolive ni ne ternit la relation avec André Malraux, dont on lit qu’elle est plus complexe et plus longue dans le temps que ne l’ont rapporté certains témoins directs ou indirects.
Au-delà et finalement peut-être en-deçà des apparences, la vie et, pourrait-on ajouter, l’œuvre de Louise de Vilmorin sont singulières. Parce que ce qui les caractérise est la fantaisie ? Plus qu’une « vie de bohème », c’est d’une vie de poète qu’il faudrait parler, à laquelle la biographe apporte le luxe de précisions et la finesse de l’analyse qu’on lui connaissait, à la lecture de ses précédents ouvrages sur Henriette Campan ou Élisabeth Vigée-Lebrun.
Olivier Muth
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11333-1
- EAN : 9782406113331
- ISSN : 2105-2689
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11333-1.p.0213
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/02/2021
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français