Book review
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’Histoire littéraire de la France
1 – 2020, 120e année, n° 1. « Petites revues », grande presse et édition à la fin du xixe siècle - Pages: 195 to 242
- Journal: Journal of French Literary History
COMPTES RENDUS
À compter de 2008, les comptes rendus d’ouvrages collectifs (actes de colloque, mélanges, etc.) sont mis en ligne par la RHLF sur le site Internet de la SHLF (www.srhlf.com), où ils sont indexés et restent accessibles de façon pérenne. Ont été ainsi mis en ligne ce trimestre les recensions des ouvrages suivants :
Érasme et la France. Sous la direction de Blandine Perona et Tristan Vigliano. Paris, Classiques Garnier, « Études et essais sur la Renaissance », 2017. Un vol. de 441 p. (James Hirstein)
Études rabelaisiennes, t. LVII, Varia. Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2019. Un vol. de 97 p. (Raphaël Cappellen)
Les Histoires tragiques du xvie siècle. Pierre Boaistuau et ses émules. Sous la direction de Jean-Claude Arnould. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2018. Un vol. de 365 p. (Marie-Claire Thomine)
La Réforme et la fable. Sous la direction de Françoise Poulet et Alice Vintenon. Préface de Frank Lestringant. Genève, Droz, « Cahiers d’Humanisme et Renaissance », 2018. Un vol. de 520 p. (Tiphaine Rolland)
Vices de style et défauts esthétiques, xvie-xviiie siècle. Sous la direction de Carine Barbafieri et Jean-Yves Vialleton. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2017. Un vol. de 605 p. (Élisabeth Vuillemin)
Le « Théâtre provincial » en France (xvie-xviiie siècle). Sous la direction de Bénédicte Louvat et Pierre Pasquier. Littératures classiques, no 97, 2018. Un vol. de 292 p. (Charles Mazouer)
Destouches et la vie théâtrale. Sous la direction de Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Martial Poirson et Catherine Ramond. Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, « Études sur le 18e siècle », 2018. Un vol. de 228 p. (Christelle Bahier-Porte)
Les Lumières catholiques et le roman français. Sous la direction d’Isabelle Tremblay. Liverpool, Liverpool University Press, « Oxford University Studies in the enlightenment », 2019. Un vol. de 274 p. (Marie-Noëlle Vincendeau)
196Promenade et Flânerie : vers un poétique de l’essai entre les xviiie et xixe siècles. Études réunies et présentées par Guilhem Farrugia, Pierre Loubier, Marie Parmentier. La Licorne, no 124. Rennes, PUR, 2017. Un vol. de 159 p. (Catherine Nesci)
Flaubert voyageur. Sous la direction d’Éric Le Calvez. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2019. Un vol. de 359 p. (Sarga Moussa)
Vie de bohème et petite presse du xixe siècle. Sociabilité littéraire ou solidarité journalistique ? Sous la direction d’Alain Vaillant et Yoan Vérilhac. Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, « Orbis litterarum », 2018. Un vol. de 372 p. (Filip Kekus)
Les Paradoxes d’Octave Mirbeau. Sous la direction de Marie-Bernard Bat, Pierre Glaudes et Émilie Sermadiras. Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », 2019. Un vol. de 335 p. (Bertrand Vibert)
Geneviève Deblock, Le Bâtiment des recettes. Présentation et annotation de l’édition de Jean Ruelle (1560). Préface de Liliane Hilaire-Pérez. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Textes rares », 2015. Un vol. de 306 p.
Geneviève Deblock, conservatrice de bibliothèque (elle est actuellement directrice adjointe de la bibliothèque du CNAM), propose une édition critique d’un livre de secrets ayant connu un succès considérable en France entre le xvie et le xixe siècle : Le Bâtiment des recettes. Sous ce titre, issu de la traduction d’un recueil anonyme italien de 1525 (le Dificio di ricette), l’autrice a en effet dénombré pas moins de 60 éditions entre 1539 et les années 1830. C’est notamment par son intégration au corpus de la littérature de colportage, au xviie et au xviiie siècle, que le Bâtiment des recettes a été massivement diffusé.
L’édition choisie pour la transcription est celle de l’éditeur parisien Jean Ruelle (1560), dans un exemplaire conservé à la BIU Santé de Paris (cote 32034). Cette édition présente la structuration caractéristique de l’ouvrage en trois recueils (qui ont pu être publiés indépendamment), telle qu’elle se stabilise au milieu du xvie siècle : d’abord Le bastiment de receptes, constitué de 187 recettes très diverses, qui donne son titre à l’ensemble de l’ouvrage ; puis une série de 26 secrets consacrés à la médecine des femmes dans les Autres secretz medicinaux (…) expressement pour les femmes ; enfin, l’ensemble le plus abondant, intitulé Le Plaisant Jardin, lui aussi traduit d’une édition italienne, qui rassemble 203 recettes très variées là encore. C’est à partir de ce noyau principal que les éditions ultérieures proposeront des variations, notamment dans les paratextes, mais aussi par l’ajout d’autres recueils ou par l’adjonction et la suppression de certaines recettes.
Les recueils de secrets, en tant que genre littéraire technique et production éditoriale à succès, ont fait, depuis les travaux pionniers de John Ferguson, l’objet d’études importantes de la part des historiens des sciences et de la culture imprimée à la Renaissance (ainsi les travaux de W. Eamon sont convoqués à plusieurs reprises dans cette édition critique), principalement sur le domaine italien. Ces travaux ont montré à quel point les recueils de secrets – dont le plus fameux est sans doute celui d’Alexis Piemontais – ont été le support de lectures intensives aux xvie et xviie siècles, dans le contexte plus large de l’engouement pour la magie naturelle. Ils témoignent de la diffusion des savoirs empiriques et plus particulièrement de l’importance des pratiques d’automédication dans une frange large de la société du début de l’époque moderne.
197S’il est désormais bien connu, ce genre est souvent exploité par les chercheurs en histoire et en littérature de manière assez anecdotique : on rappelle telle ou telle recette, tel ou tel aspect de l’histoire des pratiques ou croyances. Mais cette littérature des arts de faire est rarement étudiée, comme le fait ici Geneviève Deblock, en nous rendant concrètement accessible un ouvrage français et en le présentant à une double échelle : celle d’une édition particulière du milieu du xvie siècle pour en comprendre la cohérence et celle de l’histoire longue d’un titre pour mesurer des variations culturelles, la manière dont les centres d’intérêt se déplacent au fil des périodes, derrière l’apparent immobilisme d’un titre.
Outre le traditionnel exposé des choix éditoriaux, la transcription de l’édition de 1560 est précédée d’une présentation analytique chapitrée : le premier moment (I) décrit la structure modulaire de l’ouvrage et retrace l’histoire de ses éditions, avec un accent particulier mis sur celles de la Bibliothèque bleue ; puis vient un chapitre sur la structure, le style et le vocabulaire de l’édition de 1560 (II) ; l’évolution des paratextes est analysée dans le chapitre iii, qui est accompagné de plusieurs reproductions de gravures ; le chapitre iv, consacré aux intervention des lecteurs, ex-libris et annotations trouvés dans 27 exemplaires, permet d’appréhender plus finement l’histoire de la réception de l’ouvrage.
En annexes, on trouvera : les notices des 60 éditions recensées (1) ; un tableau permettant de mesurer l’évolution des emplacements des paratextes (2) ; un tableau indiquant l’apparition ou disparition des différents recueils au fil des éditions (3) ; une très utile liste des ingrédients (4) mentionnés dans le texte de 1560, qui signale les différentes appellations ou orthographes d’une même plante ; une liste des maladies, affections, soins du corps (5) avec la fréquence de leur mention, qui donne un bon aperçu des maux obsédants de la vie quotidienne au milieu du xvie siècle (maladies des femmes, maladies parasitaires des enfants, affections de la peau et des cheveux, fièvres, maladies ophtalmiques) ; un glossaire des noms communs avec les poids et mesure de l’époque (6).
Quant à la bibliographie critique, elle rassemble des références (surtout françaises et anglo-saxonnes) touchant à la littérature des secrets, l’histoire des techniques, l’histoire du livre, ainsi que l’histoire sociale de la médecine.
L’annotation du texte transcrit est riche : les notes lexicales voisinent avec des commentaires érudits précisant l’usage d’une préparation, les qualités et propriétés de tel ou tel ingrédient ; certaines notes proposent une synthèse éclairante sur une invention technique (sur le vitrage des fenêtres, par exemple) ; Geneviève Deblock opère par ailleurs fréquemment des comparaisons intéressantes avec d’autres textes du même genre (le Dificio di ricette évidemment, mais aussi avec des recettes tirées des Secrets d’Alexis Piémontois ou de La Magie naturelle de Giambattista Della Porta), avec des explications de l’Encyclopédie au siècle des Lumières, ou des observations présentes dans des récits de voyages.
Cette édition critique nous confronte d’abord au caractère déconcertant d’un texte, profus, hétéroclite qui, en son temps, programmait plusieurs lectures possibles : les courtes recettes touchent en effet aussi bien à la santé, aux soins cosmétiques, au soin des animaux, à la vie domestique d’une manière plus générale qu’aux passetemps, aux choses faites « à plaisir et par joyeuseté » : en témoignent les recettes de nombreuses farces, du classique poil à gratter (« pour faire que quelqu’un ne puisse reposer la nuit ») au poulet rôti ressuscité (« pour faire qu’un poulet qui semblera rosti au plat s’en fuira quand on le voudra toucher »), et plusieurs 198tours de magie (« pour faire que un chien ou cheval te semblera estre tout verd », « pour faire que une chandelle puisse ardoir souz l’eaue »…). L’humour n’est donc pas absent et touche même l’énonciation quand le locuteur anonyme promet à son lecteur/expérimentateur qu’il « verra merveilles », sans préciser lesquelles, ou qu’il décrète avec aplomb : « te vela guari » !
S’intéressant non seulement aux usages pratiques du livre, à la sociologie de son lectorat présumé (les ex-libris et annotations de lecteurs sur plusieurs exemplaires font l’objet d’intéressantes observations), ainsi qu’à la place du rire dans la lecture, Geneviève Deblock nous permet de nous frayer plusieurs chemins dans ce labyrinthe des savoirs pratiques et ainsi de mieux comprendre les différents enjeux d’un genre polymorphe. La spécialiste de l’histoire du livre et des techniques s’intéresse autant à l’histoire des sciences qu’à l’histoire sociale (le rôle des femmes, destinataires privilégiées du second recueil, et souvent agentes de la fabrication de certaines préparations, est bien signalé), et plus discrètement aux effets littéraires induits par tel ou tel choix énonciatif dans les recettes. De ce point de vue, cette édition critique montre tout l’intérêt d’une approche pluridisciplinaire dans l’étude de la littérature pratique de l’époque moderne.
Ariane Bayle
Philippe Desan, Montaigne penser le social. Paris, Odile Jacob, 2018. Un vol. de 352 p.
Montaigne penser le social constitue le pendant de la biographie politique de l’auteur bordelais (Paris, Odile Jacob, 2014), mais aussi le prolongement d’une réflexion dont rend notamment compte la parution d’un numéro de revue codirigé avec Véronique Ferrer : Usages critiques de Montaigne (Essais Revue interdisciplinaire d’Humanités, Hors série – 2016) : P. Desan entendait déjà montrer que « Montaigne-auteur fut aussi un acteur social dont la création littéraire ou philosophique doit être comprise au niveau sociologique, c’est-à-dire dans un cadre de contraintes collectives qui façonnent des choix particuliers » (ibid., p. 126). P. Desan a en particulier voulu éclairer le paradoxe qui fait que Montaigne « prône une conception illimitée de la liberté individuelle » et, en même temps, « préconise des contraintes sociales qui restreignent les actions personnelles afin de préserver la civilité nécessaire au bon fonctionnement de la collectivité » (p. 13) en empruntant ses outils à la sociologie : à E. Durkheim, à la notion d’habitus de P. Bourdieu et à celle d’« individu collectif » de V. Descombes. Avec ce cadre théorique, il veut faire apparaître ce qui, dans les Essais, rend compte de l’appartenance de leur auteur à un groupe et montrer que l’activité littéraire est aussi le fruit de contraintes sociales. L’introduction pointe un autre paradoxe : P. Desan veut penser le social avec Montaigne quand celui-ci refuse de le faire, puisqu’il se veut l’observateur du singulier (p. 45).
Portrait de Montaigne en négociateur. Selon P. Desan, l’« individu collectif » décelable dans les Essais est un négociateur. Dans le domaine politique déjà : P. Desan rappelle l’attitude propre aux politiques qui refusent « les actions fortes et résolues » que requerraient « les chefs zélés du parti huguenot et du parti ligueur » (p. 58) et voit ici une forme de conformisme de Montaigne en rappelant que « les nobles qui jouaient la carte de la neutralité dépassaient les 60 % en Languedoc, en Guyenne et en Gascogne » ; il y décèle même un possible opportunisme (« il 199fallait d’abord comprendre comment allaient tourner les guerres civiles avant de prendre ouvertement parti pour une cause ») et lit le scepticisme et le retrait dans l’écriture comme une réaction d’« ajustement » (p. 73) à la réalité sociale. La notion de négociation est aussi opérante, selon lui, pour éclairer l’épistémologie montaignienne : « la science de Montaigne n’est pas vindicative, elle reflète une position parmi d’autres, pouvant être réfutée par d’autres » (p. 114). Il montre encore Montaigne partagé entre les aspirations aristocratiques en déclin et la conception plus pragmatique et marchande de la bourgeoisie montante (p. 205) : comme parlementaire et comme maire ensuite, Montaigne abandonne son statut de « gentilhomme campagnard » (p. 206) pour gagner Bordeaux quand les « villes représentent les nouveaux centres de pouvoir économique et politique » (ibid.).
Les Essais comme justification. Selon P. Desan, l’homme qui a été successivement « parlementaire, ambassadeur, gestionnaire de la cinquième ville du royaume, négociateur entre Henri III et Henri de Navarre, et enfin écrivain » (p. 187) utilise l’écriture pour rendre compte de choix contraints par sa situation sociale : « la justification représente peut-être la fonction principale des Essais » (ibid.). Le critique renvoie alors à l’ouvrage de Boltanski et Thévenot De la justification. Les économies de la grandeur (Paris, Gallimard, 1991). Comme il le précise, ce livre sort de l’alternative qui divise les sciences sociales : l’individu n’est pas soit mû par sa raison, soit déterminé par des contraintes qui le dépassent, la référence réfléchie à l’idée d’un « bien commun » intervient dans les choix d’un individu (ibid., p. 182-183). Dans cette perspective, les Essais peuvent être lus non plus seulement comme le produit d’une retraite contrainte, due à un échec de la carrière politique, mais aussi comme l’expression d’une délibération qui a conduit Montaigne à choisir le retrait. Reconsidéré ainsi, l’« échec politique » (p. 189) – idée très présente aussi dans la biographie politique – peut aussi être envisagé comme une réussite. Les travaux de Thévenot et Boltanski permettent en tout cas d’envisager le fait que les Essais ne soient pas seulement une rationalisation a posteriori de son conformisme social. La production d’une réflexion morale dont témoignent les Essais a pu aiguiller l’action, à savoir une forme de résistance face au risque de la cruauté. Envisager que le discours ne soit pas qu’une justification postérieure à l’action mais qu’il participe d’une délibération qui la conditionne incite peut-être aussi à nuancer l’idée un partage strict entre espace privé et « espace public » (sur cette notion, voir le livre de P. Boucheron et N. Offenstadt). Selon P. Desan, c’est la séparation entre privé et public qui permet à Montaigne d’avoir une conception exigeante de la liberté, alors qu’il accepte certaines contraintes sociales fortes. Montaigne aurait contribué à faire de la liberté une liberté intériorisée, entendue comme « capacité d’imaginer un monde meilleur sans qu’on doive pour autant le créer dans la réalité » (p. 225) ; « le projet montaignien s’imposera au cours des siècles, nous dispensant de nous engager dans la vie publique tout en nous contentant d’étudier en nous pour y découvrir des vérités intérieures » (p. 226). Certes, Montaigne ne préconise pas de solutions politiques globales et renonce à en trouver, cependant, par la publication, ses Essais trouvent une place dans l’espace public. Par ailleurs, si l’on suit l’idée que la délibération morale présente au sein des Essais ne constitue pas qu’une rationalisation illusoire, mais qu’il y a un « un continuel va-et-vient entre la réflexion et l’action » (De la justification, op. cit., p. 438), on peut envisager que celui ou celle qui reçoit et prolonge cette délibération, du fait de sa lecture des Essais, modifie son action dans l’espace public et détermine en partie ses décisions politiques en fonction de celle-ci. Le 200« sens moral » – connaissance du « bien commun » qui permet l’accord dans une cité (ibid., p. 182) – développé par l’écriture des Essais, puis par la lecture de ceux-ci dépasse ainsi la simple sphère domestique.
De la mobilité des points de vue. Ces lignes révèlent l’intérêt de ce qui constitue pour les littéraires ou les philosophes un déplacement du regard de l’œuvre à l’individu Montaigne. Le livre de P. Desan montre bien comment les Essais sont une réponse à la contrainte engendrée par une situation historique et sociale exceptionnelle. Il rejoint des lectures plus littéraires et historiques comme celles de G. Nakam ou J. Balsamo. L’ouvrage de Boltanski et Thévenot cité par P. Desan, qui invite aussi à voir les Essais comme un discours qui informe l’action dans l’espace public, souligne d’ailleurs l’intérêt qu’a la sociologie à s’appuyer sur la philosophie politique et morale. Cette souplesse de l’interdisciplinarité évoque la « mobilité empathique » que recommande Rabatel : « L’empathie, […] c’est aussi se décentrer en envisageant d’autres points de vue théoriques possibles pour mieux tourner autour des objets, afin de faire émerger une compréhension plus complète de ces derniers, d’enrichir, éventuellement de modifier ses hypothèses » (Pour une lecture linguistique et critique des médias, Empathie, éthique, point(s) de vue, Limoges, Lambert-Lucas, 2017, p. 187). La troisième partie du livre consacrée aux usages ponctuels de Montaigne faits par la sociologie, l’anthropologie ou la philosophie politique (p. 253-299) suscite aussi un retour réflexif qui permet aux chercheurs et chercheuses d’être plus conscients et conscientes de leurs usages de Montaigne et de l’utilité de les ouvrir à d’autres approches.
Blandine Perona
Julien Perrier-Chartrand, Le Théâtre du sang. Imaginaire héroïque et dramatique dans les traités français sur le duel (xvie-xviie siècle). Paris, Honoré Champion, « Convergences », 2018. Un vol. de 318 p.
Dans son ouvrage issu d’une thèse soutenue en 2016, Julien Perrier-Chartrand s’intéresse à un corpus vaste et original, encore peu exploré jusqu’à lui, constitué des nombreux traités qui, au xvie et au xviie siècle, prirent le duel pour sujet. En effet, l’intérêt de son ouvrage tient beaucoup à la spécificité de l’approche littéraire qu’il adopte afin d’étudier des textes surtout envisagés par les historiens et les sociologues pour leur valeur documentaire. Julien Perrier-Chartrand montre ainsi comment les auteurs de traités sur le duel, qu’ils lui soient favorables ou hostiles, permirent la construction d’un imaginaire fait de métaphores et de topoï, où la notion de théâtre est particulièrement féconde.
Dans une rigoureuse introduction secondée par une ample bibliographie organisée selon un classement thématique, l’auteur propose tout d’abord une typologie et une chronologie du duel en France depuis le Moyen Âge, puis il présente les ouvrages qui composent son corpus, français mais aussi italiens, puisque les traités de scienza cavalleresca jouent un rôle central, qu’ils soient considérés comme des modèles ou comme des ouvrages à réfuter.
Dans la première partie de son ouvrage, Julien Perrier-Chartrand explique que le duel clandestin a été le plus souvent condamné et assimilé à une maladie. Si la plupart des auteurs s’accordent à le dénoncer, les uns préconisent un rétablissement du duel officiel, tandis que les autres recommandent de sévères sanctions afin de 201guérir ce mal ou plus exactement de le prévenir. Alors que le titre du chapitre mentionne nettement que la condamnation du duel clandestin est « presque unanime », il aurait été intéressant d’apprendre quels étaient les auteurs, même si leur nombre est faible, qui approuvent ce mode très décrié de combat et de formuler des hypothèses sur les causes de ce soutien.
L’auteur explique ensuite dans la deuxième partie sur quels arguments se fondent les partisans du duel autorisé, et présente les figures – Horace, Achille, Bayard… – qu’ils convoquent afin de défendre ce mode de combat. D’après eux, le duel solennel offre la possibilité de rétablir la vérité, d’exprimer honneur et vertu et d’apporter à ces valeurs une visibilité accrue.
Enfin, dans la troisième partie, Julien Perrier-Chartrand s’intéresse aux arguments des opposants au duel, nourris cette fois d’images et de figures négatives. Selon eux, la violence ne doit être employée que pour défendre la patrie et c’est sur le champ de bataille uniquement, pour servir les intérêts de son roi, que le gentilhomme pourra en user. Afin de discréditer les duellistes, les opposants au combat singulier entreprennent également de les associer à des gladiateurs et même à des animaux sauvages privés de raison, mais ils s’emploient aussi à réinterpréter de façon bien moins valorisante les figures jugées héroïques par leurs adversaires favorables au duel. Ainsi Achille est-il présenté dans leurs écrits comme un être non plus courageux mais cruel. En définitive, c’est le croisé, qui, combattant pour Dieu, incarne le mieux la véritable vaillance. Enfin, l’auteur montre que les attaques des détracteurs du combat singulier entretiennent elles aussi des liens avec la notion de théâtre, par le biais d’un remploi du topos du theatrum mundi ou d’une incitation à déplacer au sein de l’âme le combat spirituel entre le bien et le mal.
Dans ce développement très convaincant, on pourra cependant regretter que certaines analyses spécifiquement littéraires ne soient pas plus approfondies, comme lorsque l’auteur souligne, mais trop rapidement peut-être, les liens étroits entre gladiateurs et duellistes dans les écrits lexicographiques. De même, on aurait aimé que soit davantage explorée la piste s’intéressant à l’évolution stylistique des textes du corpus, passant d’une ornementation baroque à une langue plus épurée. Plus généralement, c’est la nécessaire correspondance entre les titres choisis et la matière traitée, ainsi que la disposition d’ensemble et l’équilibre des différentes parties qui auraient dû faire l’objet d’une plus grande recherche.
Ces quelques défauts n’entament cependant pas l’utilité de l’ouvrage de Julien Perrier-Chartrand qui, à travers l’étude des traités sur le duel, permet de mieux appréhender encore l’évolution des valeurs d’une noblesse dont les prétentions à la construction de son prestige propre sont progressivement mais irréversiblement contestées au profit de la gloire du roi et plus encore de celle de Dieu.
Constance Griffejoen-Cavatorta
Chevalier, Théâtre complet. Édition de Jocelyn Royé. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2018. Un vol. de 774 p.
L’édition critique du théâtre complet de Chevalier constituait un manque dommageable pour tous ceux qui entreprennent des recherches sur le théâtre du xviie siècle. Le nom de cet auteur et les dix titres de son répertoire apparaissent en effet régulièrement et gagnent à être ainsi dégagés de la masse des auteurs et des pièces comiques 202des années 1660-1670. Seules deux comédies de Chevalier avaient bénéficié d’une édition moderne : Les Amours de Calotin dans l’édition Gustave Michaut des Œuvres complètes de Molière (Paris, Imprimerie Nationale, 1949), Le Cartel de Guillot dans le recueil de Charles Mazouer intitulé Farces du Grand Siècle de Tabarin à Molière. Farces et petites comédies du xviie siècle (Presses universitaires de Bordeaux, 2008) ; les huit autres ne pouvaient être consultées que dans les exemplaires originaux. Grâce à Jocelyn Royé, Le Cartel de Guillot, Les Galants ridicules, La Désolation des filous, La Disgrâce des domestiques, Les Barbons amoureux, L’Intrigue des carrosses à cinq sous, Les Amours de Calotin, Le Pédagogue amoureux, Les Aventures de nuit et Le Soldat poltron bénéficient désormais d’une édition précise, riche et agréablement présentée. L’éditeur ne tombe jamais dans l’écueil de celui qui se passionne pour son auteur et finit par le surévaluer. Au terme de l’ouvrage, le lecteur possède au contraire une vision juste et complète d’une œuvre mal connue. Si elle ne révolutionne pas le genre comique, l’œuvre de Chevalier contient des singularités estimables, mises au jour par cette édition.
Jocelyn Royé contextualise avec soin la genèse et la création des comédies en donnant au lecteur toutes les clés pour appréhender les pièces dans leur immédiate réception. Des données historiques factuelles – comme la composition des troupes, les rivalités des théâtres, l’actualité politique et sociale contemporaine (l’interdiction des duels par les édits royaux, par exemple, est ainsi mise en relation avec les sujets du Cartel de Guillot, de La Désolation des filous ou des Aventures de nuit) – et de pertinentes hypothèses (présentées comme telles) de l’éditeur sont ainsi développées dans les introductions des pièces. L’introduction générale permet quant à elle de situer l’œuvre de Chevalier au sein de la vie théâtrale des années 1660-1670 et de l’évolution du goût du public.
L’éditeur met en relief la qualité des comédies de Chevalier en soulignant leurs singularités esthétiques. Il propose notamment une analyse fine de la dimension métathéâtrale du répertoire ; celle-ci se manifeste dans d’autres pièces que dans la seule comédie des Amours de Calotin, connue pour ses échos aux discours critiques encadrant la création de L’École des femmes de Molière. Jocelyn Royé restaure aussi, par le biais du discours critique, l’énergie du spectacle atténuée dans la version imprimée, en déduisant du texte et des didascalies les jeux de scènes savoureux pour le public de l’époque. Un des fils conducteurs de l’édition s’attache encore à décrypter le système des personnages, plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. L’on suit ainsi l’évolution du personnage de Guillot de pièce en pièce et l’on adhère sans réserve à l’étude du personnage de Clarice, type féminin particulièrement abouti. Le domaine d’expertise de Jocelyn Royé – auteur d’une étude sur La Figure du pédant de Montaigne à Molière, (Genève, Droz, 2008) – apporte beaucoup à la critique des personnages de pédant qui émaillent les comédies de Chevalier.
L’édition facilite la lecture des comédies grâce à des introductions dont l’ampleur et l’organisation varient selon les cas ; elles donnent au préalable toutes les informations nécessaires à une immersion rapide dans les pièces, et permettent, après la lecture, de prolonger l’intérêt grâce à l’analyse des principales spécificités et beautés des pièces. L’orthographe et la ponctuation modernisées, les notes de bas de page équilibrées, le glossaire et les trois index distincts permettent au lecteur de voyager efficacement dans l’ouvrage.
Si Jocelyn Royé recourt parfois à l’expression « petite comédie » et souligne les innovations formelles de Chevalier, nous regrettons que le terme « farce » et la notion d’« héritage » prennent le dessus. Il nous semble que l’ambiguïté lexicale 203du terme « farce » obstrue la spécificité générique de la petite comédie. On peut en effet admettre que la petite comédie est un genre à part entière, qui émerge au début des années 1660 aux confins de plusieurs influences : la commedia dell’arte, la comédie burlesque et la mode du « pseudo-facétieux » (selon l’expression de Lise Michel, « Discours misogynes et plaisanteries sur le cocuage dans la littérature mondaine autour de 1660 », dans J.-C. Abramovici et C. Barbafieri (dir.), L’Invention du mauvais goût à l’âge classique (xviie-xviiie), Louvain, Peeters, 2013, p. 301-314). Selon nous, Chevalier a largement contribué à la naissance de ce nouveau genre. Ses pièces et son discours paratextuel ne témoignent pas d’un héritage de la farce médiévale mais d’un renouveau du genre. La petite comédie vient alors répondre à l’évolution du goût d’un public en quête de spectacles divertissants faisant la part belle aux jeux de scène et au comique de connivence fondé sur des allusions à l’actualité directe (voir Coline Piot « “Farce” ou “petite comédie” ? Les enjeux du processus d’identification d’un nouveau genre (1660-1670) », dans A. Cayuela et M. Vuillermoz (dir.), Les Mots et les choses du théâtre, France, Italie, Espagne, xvie-xviie siècles, Genève, Droz, 2017, p. 157-174).
La communauté scientifique est redevable à Jocelyn Royé de cette édition de qualité qui rend un bel hommage à la plasticité générique d’un auteur dont l’œuvre avait été jusqu’à maintenant négligée à tort, éclipsée par celle de Molière.
Coline Piot
Pierre-Yves Gallard, Paradoxes et style paradoxal : L’Âge des moralistes. Paris, Classiques Garnier, « Investigations stylistiques », 2019. Un vol. de 447 p.
Dans sa thèse de doctorat, soutenue en 2003, Catherine Costentin montrait déjà le rôle crucial du paradoxe dans les œuvres de La Rochefoucauld. Pierre-Yves Gallard entreprend ici d’élargir la perspective : son propos est de montrer que « le paradoxe constitue une matrice compositionnelle du discours moraliste » (p. 182). Pour ce faire, il s’appuie sur un corpus conséquent, qui ajoute légitimement les Essais de Montaigne à l’habituel « triangle » formé par Pascal, La Rochefoucauld et La Bruyère ; l’intégration des Provinciales semble en revanche peu cohérente.
La première partie du volume est la plus théorique. Pierre-Yves Gallard y propose un ample parcours, clair et bien documenté, sur les différentes conceptions du paradoxe. Selon lui, ce dernier est défini tantôt comme « un énoncé contraire à la doxa », tantôt comme « l’actualisation discursive d’une contradiction » (p. 27). Mais la difficulté empirique d’établir une doxa comme point de comparaison stable le conduit vite à privilégier la seconde perspective et à parler de « champs notionnels incompatibles et néanmoins associés » (p. 113). Il met ainsi en évidence ce qu’on pourrait appeler le paradoxe du paradoxe : il s’agit d’une « contradiction flagrante […] que l’énonciateur maintient en dépit de l’aberration qu’elle constitue » (p. 13), et l’on constate à la réception que ces « énoncés contradictoires [sont] pourtant dotés de sens » (p. 97).
La démarche de Pierre-Yves Gallard consiste alors à tenter de lever la perplexité initiale en réinterprétant les termes de l’énoncé, pour faire surgir une vérité profonde sous l’apparente absurdité : la contradiction manifeste retient l’attention du lecteur, stimule sa réflexion personnelle et son ingéniosité, et finalement se réduit sensiblement. Les deux parties suivantes du volume se recentrent donc sur 204les productions des moralistes classiques, ce qui donne lieu à une accumulation de commentaires stylistiques qui s’avèrent le plus souvent précis et probants, et où Pierre-Yves Gallard manie avec dextérité l’analyse sémique.
Les idées pertinentes et suggestives ne manquent pas dans cet ouvrage : Pierre-Yves Gallard montre notamment que « les paradoxes remettent en cause l’évidence du lien unissant les mots aux choses » (p. 341), et que « les moralistes s’en prennent aux abus de langage, aux euphémismes bienséants » (p. 411). Il fait ainsi apparaître avec efficacité le lien nécessaire entre analyse morale et analyse linguistique : « la vigilance métalinguistique du moraliste s’exerce principalement à l’encontre des discours préconstruits qui alimentent le jeu social » (p. 380). Il ajoute que « les moralistes classiques répugnent à conclure » (p. 407), ce qui semble peu contestable, observe avec justesse que « le paradoxe apparaît […] comme l’outil privilégié d’un renversement des certitudes dogmatiques » (p. 18), et signale au passage, non sans subtilité, « un paradoxe fondamental du scepticisme : on ne peut y adhérer pleinement sans le remettre en question » (p. 294, n. 8). On peut estimer en revanche que Pierre-Yves Gallard ne parvient pas à établir que « le paradoxe introduit de la discontinuité dans le discours » (p. 274) : c’est donner trop d’ampleur à la question traitée ou confondre les perspectives, jusqu’à diluer le propos.
Pierre-Yves Gallard est parfaitement à l’aise avec la linguistique, la stylistique ou la pragmatique. Mais l’emploi élargi qu’il fait des notions de polyptote (p. 44), d’horizon d’attente (p. 130) ou d’oxymore (p. 180) peut sembler trop flou. Il est surtout suprenant que Pierre-Yves Gallard parle indifféremment de « style paradoxal » (p. 11) et d’« écriture paradoxale » (p. 18), comme si les deux notions étaient équivalentes, alors même que Roland Barthes – qui n’est jamais cité dans ce volume – a précisément défini l’écriture par opposition au style. Du coup, Pierre-Yves Gallard oscille sans cesse entre la stylistique des styles et la stylistique des écritures, sans jamais parvenir à clarifier sa démarche sur ce point crucial ; les considérations sur « l’étymon d’un style » (p. 221), inspirées par Leo Spitzer, s’avèrent donc peu cohérentes.
On peut regretter aussi que Pierre-Yves Gallard n’ait pas exploré avec la même efficacité les travaux critiques sur les moralistes que les études techniques. Il cite de temps à autre Marc Escola, Jean Lafond ou Bérengère Parmentier, mais ne nomme jamais des commentateurs majeurs comme Corrado Rosso, Jules Brody ou Maria Teresa Biason. Certaines lacunes ponctuelles sont particulièrement frappantes : Pierre-Yves Gallard étudie les images dans les Pensées (p. 161) sans citer Michel Le Guern, la genèse des Maximes (p. 179) sans citer Amelia Bruzzi, la « propension à l’extraction » (p. 267) qui caractérise les formes brèves sans citer Charlotte Schapira, ou encore la « déshumanisation des comportements » dans Les Caractères (p. 402) sans citer Doris Kirsch.
Les pages consacrées à Montaigne, Pascal ou La Bruyère sont souvent remarquables, et confirment que Pierre-Yves Gallard est un excellent stylisticien ; par exemple, il souligne nettement le « conflit entre ce que pose l’énoncé et ce que la situation d’énonciation manifeste avec évidence » (p. 148) au sujet du fameux « tout est dit » initial des Caractères (I, 1). Seuls quelques détails échappent à la vigilance de Pierre-Yves Gallard : par exemple, la « lumière de gloire » dont parlent Les Caractères (II, 28) est affaire de théologie et non de météorologie (p. 211, n. 54).
Mais force est de constater que Pierre-Yves Gallard est moins à l’aise avec La Rochefoucauld. Ainsi, il emploie l’adjectif barbare larochefoucaldien (p. 208) au lieu de rupificaldien, et il maintient le vieux mythe critique, caricatural et infondé, selon lequel « avant d’être l’œuvre de La Rochefoucauld, les maximes sont un 205jeu de société pratiqué dans les salons » (ibid.). Il croit déceler « une certaine impuissance descriptive » (p. 404) dans la fameuse maxime supprimée 1, sans s’aviser qu’il s’agit d’une longue prétérition. Il observe avec justesse que dans les Maximes, les adverbes souvent ou quelquefois « en profondeur […] maintiennent la contradiction » (p. 192), mais il ajoute qu’ils « ont pour fonction d’atténuer ce que ces assertions paradoxales pourraient avoir de péremptoire » (ibid.), ce qui semble peu cohérent : la stratégie subtile et implacable du moraliste vise au contraire à rendre la maxime plus contraignante, en privant le lecteur de toute possibilité de contestation frontale du propos. Ce n’est donc en rien une atténuation, comme le faisait déjà observer Amelia Bruzzi en 1968. Quant au frontispice de l’édition originale des Maximes, il ne représente pas « le dieu Amour » (p. 138, n. 38), mais l’amour de la vérité, ce qui est tout différent : et Pierre-Yves Gallard s’en avise lui-même plus loin dans le volume (p. 262). Enfin, les affinités idéologiques intimes entre Pascal et La Rochefoucauld n’autorisent pas à présenter une maxime comme la « reformulation » (p. 238) d’un fragment des Pensées.
Cet ouvrage est rédigé avec une indéniable élégance, malgré la technicité du propos. On regrette d’autant plus que Pierre-Yves Gallard n’ait pas relu son manuscrit avec toute l’attention nécessaire, et ait laissé subsister trop de coquilles ponctuelles, comme « quelque soit […] la valeur » (p. 79) ou « les mots qui la désigne » (p. 284). Malgré ces menues imperfections, le livre de Pierre-Yves Gallard, à défaut de renouveler vraiment le discours critique sur les moralistes, apporte incontestablement une contribution importante à la théorisation du paradoxe, qui devrait intéresser vivement tous les stylisticiens. On ne peut qu’en recommander la lecture.
Éric Tourrette
Benedetta Papasogli, Le Sourire de Mentor. Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2015. Un vol. de 272 p.
Les travaux de Benedetta Papasogli s’inscrivent dans la tradition d’une critique de l’imaginaire (celle initiée par Gilbert Durand, dont elle rappelle ici les pages sur l’androgynie, et pour les Aventures de Télémaque par Philippe Sellier), qu’elle manie avec beaucoup de subtilité. On lui doit en particulier, dans la même collection, un ouvrage important sur les « figures de l’espace intérieur » (2000), spirituel et moral, et un autre sur la « mémoire du cœur » (2008) au xviie siècle. Le sourire énigmatique de l’ange de la Vierge aux rochers de Léonard, reproduit ici en couverture, illustre bien sa manière, tout en annonçant son thème : l’ambivalence de Mentor, Dieu et homme, homme et femme, lieu (« ni tout à fait chair ni tout à fait signe ») des contraires mais aussi de leur résolution, dont le sourire est l’indice d’une « profondeur seconde ». Or ce sourire est destiné à l’évanouissement, comme l’apparence même de Mentor, dans l’éblouissement de la révélation/disparition de Minerve. La « figure » est « (sur)face » : certes visage, mais d’abord image. Cependant l’accès à l’œuvre par ce motif éloigne d’une tradition plus sombre, peut-être dominante dans les études féneloniennes, celle du « meurtre du fils » et du lien de la Passion avec la Fable (Jacques Le Brun).
Au Télémaque est consacrée la deuxième partie, alors que la première, plus brève, explore des thèmes plus directement en rapport avec les écrits spirituels : création et créature, espace intérieur (reprise d’un remarquable article paru dans 206xviie siècle en 2000 – les chapitres du livre ont presque tous fait l’objet d’une première parution en revue, entre 2000 et 2015, en français ou en italien, mais ils sont ici intégrés à un ensemble, révisés, traduits si nécessaire, et parfois réécrits), méditation (avec le thème capital dans l’imaginaire fénelonien de la manuductio : le fidèle conduit par la main, comme un enfant dans la nuit), ascèse (imaginaire d’un « Dieu chirurgien »).
Le premier des essais consacrés au Télémaque étudie son hybridité générique : prose et poésie, la dimension poétique tenant pour l’essentiel à l’abondance des figures, non seulement vecteur d’un rapport de figuration entre la fable et la religion, mais aussi ouverture à un monde intérieur, d’ailleurs le seul où cette figuration puisse prendre sens. Sont étudiés ensuite le caractère gnomique de la figure (« les maximes de la sagesse »), la « figure de l’allusion » (rhétorique allusive dont l’épisode Cléomène, au dernier livre, serait le chef-d’œuvre) et son rapport problématique à celle de l’allégorie (Amphitrite), la relation à la fable c’est-à-dire à la séduction (Vénus), l’imaginaire de l’insularité, « les leçons de la mort » (au plus près du dialogue avec la lecture que B. Papasogli qualifie de « mélancolique » du Télémaque), le thème du miroir et – exemplaire mise en abyme – celui du livre.
Le xviiie siècle perd rapidement le secret de cette plasticité, de cette fluidité féneloniennes : le Télémaque travesti fait du Télémaque un mauvais livre ou plutôt une lecture toxique, comme celle d’Amadis par le Quichotte. Mentor disparaît des romans d’éducation à son imitation, comme le Cyrus de Ramsay. Ce qu’il en reste chez Marivaux – le personnage de Phocion – bascule dans la folie, qui n’est autre que la fuite du réel : un autre nom de l’imagination. La manière qu’eut Fénelon d’investir la fable, presque malgré lui, est dénaturée par des lectures trop nettement déistes ou spiritualistes. « Le prix de la fortune de Fénelon, conclut B. Papasogli, fut, comme on le sait, la diffusion et la diffraction de son message spirituel dans une religion sans dogme, affective et syncrétique, réconciliée avec les exigences du monde sensible ; le prix de la fortune du Télémaque » fut l’éclipse de Mentor – lui-même figure de l’auteur, précepteur du duc de Bourgogne (le destinataire unique de l’ouvrage), qu’il a fallu « expropri[er] de son propre livre pour que, dans [s]a réception (…), se réécrivent les morales et s’émancipent les fantasmes ». Aragon, au terme du parcours, « prendra la liberté de faire mourir Mentor », divinité comprise. Mort qui marque aussi les débuts d’une approche savante de Fénelon, progressivement déprise des conflits d’orthodoxie (l’Apologie de Fénelon de l’abbé Bremond précède de douze ans le roman pastiche d’Aragon) et bientôt capable de revenir à la fiction. Sans doute la critique ne peut-elle le rendre à la vie, mais ce vibrant Sourire de Mentor lui restitue du moins un peu de son mystère.
François Trémolières
Madame de Maintenon, Lettres choisies. Édition par Hans Bots et Eugénie Bots-Estourgie. Paris, Honoré Champion, « Champion Classiques », 2019. Un vol. de 480 p.
Ce volume de Lettres choisies complète et parachève la vaste entreprise éditoriale encadrée et portée par Hans Bots et Eugénie Bots-Estourgie depuis dix ans : rendre la correspondance de Mme de Maintenon accessible aux lecteurs d’aujourd’hui. Les éditeurs rendent ainsi justice à l’épistolière au talent méconnu 207que fut Mme de Maintenon en faisant « contrepoids à l’image négative et aux clichés véhiculés par une historiographie partiale » qui s’en est souvent pris à la seconde épouse de Louis XIV, sans même utiliser le document de première main que constitue sa vaste correspondance.
Vaste correspondance en effet, puisque l’édition parue chez Honoré Champion entre 2009 et 2018 compte onze volumes (sept volumes pour les Lettres de Mme de Maintenon et quatre volumes pour les Lettres à Mme de Maintenon) : c’est à partir d’elle qu’est proposée cette anthologie. Il y avait certes deux éditions récentes des lettres et billets intimes échangés avec Mme de Caylus et Mme de Dangeau (publiés par P.-E. Leroy et M. Loyau sous le titre L’Estime et la Tendresse, Paris, 1998) et de la correspondance avec Mme des Ursins (publiée par M. Loyau, Paris, 2014), mais aucune anthologie ne donnait une vue d’ensemble des nombreuses lettres laissées par Mme de Maintenon, lacune que vient réparer ce florilège, ce dont il faut remercier Hans Bots et Eugénie Bots-Estourgie.
En retenant deux cent cinquante lettres parmi les quatre mille cinq cents qui ont été conservées, les éditeurs ont voulu, comme ils l’expliquent dans leur brève introduction, d’abord permettre au lecteur de suivre l’ensemble du parcours de vie de la marquise sur près de soixante ans : la première lettre retenue date d’octobre 1660, quelques semaines après la mort de son premier mari, Paul Scarron, auquel la « douleur » de sa veuve rend indirectement hommage. La dernière lettre, datée du 28 janvier 1719, moins de trois mois avant sa mort, est écrite depuis Saint-Cyr, où sa fondatrice est venue se réfugier dès la mort de son second mari. Par ailleurs, c’est aussi l’originalité du point de vue de Mme de Maintenon que les éditeurs ont voulu mettre en évidence. Appelée à la cour dès 1674 pour s’occuper des enfants légitimés du roi et de Mme de Montespan, elle est dès lors, et avant même d’épouser le roi en 1683, au centre de la vie de cour, observatrice attentive et distante à la fois : on mesure à la lire combien sa vie spirituelle intime a pu, partiellement au moins, la garder de sombrer dans le tourbillon du monde. C’est à cet aspect de sa correspondance que l’anthologie donne le plus de place : trente lettres rendent compte de la vie quotidienne à la cour ; quarante-huit portent sur ses idées éducatives et sur le projet de Saint-Cyr ; une trentaine se focalisent sur les affaires politiques et militaires et quarante sur les affaires religieuses. Enfin, d’autres groupements de lettres proposent d’explorer ses relations avec sa famille, avec quelques ami(e)s, et en particulier Mme des Ursins. Le portrait qui se dessine en définitive de la marquise est celui d’une personnalité attachante, mais qui a porté le contrôle sur elle-même très loin. Ce n’est pas sans raison que l’introduction souligne le « naturel très contrôlé » (p. 13) de son écriture : non seulement elle se plie aux règles de l’art épistolaire en vigueur en son temps, mais au-delà de son écriture, le lecteur a le sentiment que c’est elle-même qui a appris à se soumettre aux règles en usage, qui a dompté un caractère affirmé pour atteindre la modestie et la soumission que sa position sociale (de veuve désargentée, de gouvernante au service de la favorite, de chrétienne dirigée par son confesseur, d’épouse secrète du roi) lui imposait. C’est pourquoi on peut parler à juste titre de « stratégie » dans son comportement (p. 13), ou d’un « comportement prudent et calculé » (p. 15) : les lettres, par leur diversité de ton en fonction du destinataire, montrent qu’il ne s’agit pas d’une hypocrisie fourbe, comme le veut sa légende noire, mais plutôt de la prise en compte des contraintes qui l’entouraient par une femme intelligente, qui savait se contrôler pour s’adapter aux réalités du monde.
208L’ordre adopté par l’anthologie, qui groupe ainsi les lettres en dix sections, a le mérite de chercher à organiser la correspondance pour y mettre en lumière des constantes, des traits saillants. Pour autant, combiner différentes approches (unité chronologique dans les deux premières et la dernière sections ; unité thématique pour les sections III à VI ; groupement en fonction des destinataires dans les sections VII à IX) amène à disperser des éléments qui appellent le rapprochement : c’est dans la section consacrée aux affaires militaires et politiques, et non dans le groupement sur les affaires ecclésiastiques, qu’on trouve les rares lettres contemporaines de la Révocation de l’édit de Nantes. Pourquoi consacrer une section entière aux lettres envoyées à Mme des Ursins (qui auraient pu prendre place dans la section politique) et ne conserver que deux lettres à Mme de Dangeau, sans doute l’amie la plus proche de Mme de Maintenon ? Dans le même ordre d’idée, l’anthologie ayant fait, à la différence de l’édition intégrale et de manière tout à fait pertinente, le choix de se concentrer sur les lettres de Mme de Maintenon, pourquoi en conserver deux émanant de ses correspondants ? Certes, la lettre de Louis XIV où il décrit à sa femme la future duchesse de Bourgogne peut le justifier par son intérêt historique, mais aussi parce qu’elle a la particularité d’être la seule lettre un peu ample conservée du roi à son épouse, qui avait pour règle de brûler ses échanges épistolaires avec son époux. En revanche, pourquoi donner à lire la (très) douteuse lettre de Ninon de Lenclos, issue d’une non moins douteuse édition de la Correspondance secrète entre Ninon de Lenclos, le marquis de Villarceaux et Mme de Maintenon (Paris, 1805) ? La liste des sources des lettres, qui figure en fin de volume, montre par leur diversité la difficulté qu’ont dû affronter les éditeurs pour rassembler pour la première fois une correspondance aussi intégrale que possible de Mme de Maintenon ; mais ne fallait-il pas signaler, même dans cette édition partielle, que toutes les lettres ne présentent pas les mêmes garanties d’authenticité, par exemple celles de l’édition La Beaumelle (1755-1756) ? On regrettera également que les lettres choisies soient parfois coupées ; sans doute, le désir de donner à lire au grand public une grande diversité de lettres y a poussé les éditeurs, mais cela tend évidemment à défigurer le tout privé d’une de ses parties. Ajoutons que quelques coquilles sont à regretter.
Il faut en revanche porter au mérite de cette anthologie le souci de donner au lecteur des moyens de saisir tous les enjeux des lettres, ce qui est rendu possible non seulement par une annotation pertinente (qui reprend les notes de l’édition intégrale, mais les enrichit aussi au besoin), mais encore par une brève introduction présentant chacune des sections. Le lecteur peut compléter son information par la bibliographie et se repérer grâce à un index parmi les multiples personnages évoqués par la marquise, multiplicité qui témoigne de l’ampleur de ses réseaux. Quoi qu’il en soit, et même si certains choix apparaissent contestables, même si le résultat n’est pas toujours parfait, on se réjouit de voir paraître cette anthologie qui, en donnant à lire les lettres de Mme de Maintenon, participe au mouvement actuel de réévaluation du rôle d’une femme d’exception et de redécouverte de la plume d’une grande écrivaine.
Nathalie Grande
209Michel Baron, Théâtre complet. Édition critique par Ioana Galleron et Barbara Sommovigo. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français », 2015 et 2018. Deux vol. de 595 et 445 p.
L’édition critique du Théâtre complet de Michel Baron, parue chez Classiques Garnier, s’inscrit dans le projet patrimonial de la collection « Bibliothèque du théâtre français » qui vise, notamment, à rendre accessibles les œuvres théâtrales complètes d’auteurs peu connus ou négligés par l’édition. Cette édition, réalisée par Ioana Galleron et Barbara Sommovigo, prend la forme de deux volumes, parus en 2015 et 2018, et contient sept comédies initialement créées entre 1685 et 1705 : Le Rendez-vous des Tuileries ou le Coquet trompé, Les Enlèvements, L’Homme à bonne fortune, La Coquette et la fausse prude (dans le premier volume) ; puis Le Jaloux, L’Andrienne et L’École des pères (dans le second volume). Chaque volume se clôt par un index des noms et des titres ; le premier contient une bibliographie des sources primaires et secondaires permettant d’éclairer l’œuvre de Baron ; le second comporte un glossaire complémentaire des notes de lexique apportées au fil des textes. Chaque pièce est précédée d’une notice qui en expose la genèse et les sources, développe des éléments d’analyse littéraire et dramaturgique, évoque enfin les conditions de création et de réception ainsi que la postérité de chacune des pièces. Les textes sont accompagnés d’un appareil de notes lexicales et explicatives (placées en bas de page) ainsi que d’un relevé des variantes les plus significatives (réunies en fin de pièce).
Baron fut principalement connu et salué en son temps comme acteur. La qualité de ses pièces fut fréquemment discutée ainsi que son identité même de dramaturge puisqu’il a souvent été accusé de ne pas être l’auteur de ses pièces, dont la marque de fabrique n’est pas facile à déceler. Les éditrices mentionnent ces soupçons et les alimentent parfois en discutant ponctuellement de difficultés d’attribution (par exemple au sujet de L’Andrienne), ainsi qu’en soulignant le fait que Baron ne s’explique par vraiment sur sa démarche auctoriale et qu’il donne peu de clefs d’interprétation de son œuvre dans les quelques paratextes dont il accompagne ses pièces. Sans chercher à trancher cette question, elles se proposent d’aborder cet ensemble de pièces comme un tout auquel le nom de Baron donne sa cohérence, constitué de deux comédies de mœurs, deux comédies de caractère et deux comédies adaptées de Térence, auxquelles s’ajoute une farce paysanne, sans que l’on puisse préjuger du contenu de trois autres pièces perdues. De manière sous-jacente, au fil des analyses prodiguées dans les notices, la cohérence de l’œuvre semble toutefois se dégager : aussi bien par la récurrence de lacunes dramaturgiques (le goût de Baron, par exemple, pour les scènes de genre inutiles au déroulement de l’intrigue), que par les marques d’une certaine progression dans l’écriture (une part croissante accordée au comique de langage, relevée à propos de La Coquette et la fausse prude), ainsi que par une évolution dans le traitement des personnages (plus complexes au fil des pièces, notamment dans Le Jaloux) et dans le choix des sujets qui semblent aller globalement vers plus d’exigence. Le relevé ponctuel d’effets d’intertextualité interne (La Coquette et la fausse prude, par exemple, apparaît comme une réécriture du Rendez-vous des Tuileries) contribue à renforcer la cohérence de l’ensemble.
Comme l’évoque d’emblée l’introduction générale, le projet de cette édition n’est pas de fabriquer un génie méconnu mais de redécouvrir un auteur qu’il 210convient de remettre à sa place dans l’histoire du théâtre : comme héritier de Molière fidèle à la dramaturgie classique, mais aussi comme précurseur de la comédie de mœurs et explorateur de tendances nouvelles – l’ouverture au sensible et à une esthétique touchante – qui s’épanouiront avec le goût des larmes et du théâtre pathétique. C’est l’une des grandes qualités de cette édition qui insiste inévitablement, et légitimement, sur les sources de Baron (en particulier sur ce qu’il doit à son maître Molière, auteur de Dom Juan et du Misanthrope, sources récurrentes des contemporains de Baron, mais auteur aussi de Dom Garcie de Navarre, source plus rare, largement exploitée dans Le Jaloux), mais s’attache également à mettre au jour sa propre postérité, c’est-à-dire l’influence, beaucoup moins souvent commentée et plus difficilement repérable, que Baron a pu avoir lui-même sur ses successeurs – qu’il s’agisse de successeurs immédiats (parmi lesquels les « post-moliéresques » que sont Regnard ou Dufresny par exemple) ou moins immédiats (tels Destouches, Marivaux et Collé dramaturges, ou Lesage et Crébillon fils romanciers, entre autres). Et s’il ne s’agit pas de fabriquer un génie méconnu, cette édition invite toutefois à revoir le palmarès et à remettre en vedette telle pièce de Baron au sein de son œuvre : c’est le cas du Jaloux qui mérite ainsi de figurer en bonne place, malgré son moindre succès, aux côtés des pièces phares de l’auteur que sont L’Homme à bonne fortune et La Coquette et la fausse prude.
Au fil des pièces et de leurs analyses, le lecteur découvre une œuvre qui témoigne souvent d’une vision souriante de la vie, qui a su donner une profondeur psychologique et une complexité nouvelles aux types de la coquette et du jaloux, exploiter le motif des apparences trompeuses et de l’opacité du langage traité non pas sur le mode du vertige baroque mais comme support d’un jeu qui semble annoncer Marivaux, infléchir la figure sulfureuse du séducteur exemplifié par le Dom Juan de Molière pour l’aborder avec plus d’indulgence mais sans verser dans le cynisme qui marquera le théâtre de nombre des dramaturges de la fin du règne de Louis XIV. Si Baron n’a pas révolutionné le théâtre de son époque, il apparaît ainsi, de manière très convaincante, et pour reprendre les mots des éditrices, comme un « maillon essentiel » entre les dramaturgies et, plus largement, entre les littératures des xviie et xviiie siècles – c’est-à-dire comme un auteur à redécouvrir.
Jeanne-Marie Hostiou
Les Libertins en campagne. Édition critique de Jacques Cormier. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du xviiie siècle », 2018. Un vol. de 180 p.
Ce roman anonyme, paru en Hollande en 1710, annonce par son titre les expériences galantes et comiques de personnages qui découvrent la société en voyageant d’Utrecht à Paris, et dont les mœurs doivent alors se réformer. Le récit cadre s’attache aux aventures du jeune d’Olbec et de son gouverneur qui lui sert de mentor et de père jusqu’à ce qu’il ait acquis une forme de sagesse. Le jeune homme écrit ce qu’il nomme des « mémoires », genre qui commence à s’imposer dans la fiction de l’époque, suivant le modèle de Mme de Villedieu ou de Courtilz de Sandras. Il apprend, comme dans les romans picaresques, qu’il ne faut ni maltraiter son valet, ni être volé au jeu ou par des marchands sans scrupule, ni se faire tromper par les femmes. Le récit est nourri par plusieurs histoires enchâssées de ton différent : celle d’un médecin français protestant cruellement chassé de Sisteron en raison de ses 211convictions religieuses, et celles, de tonalité gaillarde voire scatologique, de religieux vivant dans des couvents parisiens : les Carmes de la place Maubert en quête de conquêtes amoureuses, un cordelier qui se perd par gourmandise, d’autres qui font preuve d’intempérance au couvent des Célestins. Un concierge raconte aussi comment il en est venu à épouser sa femme. Le gouverneur lui-même y va de sa petite aventure édifiante, celle d’un procureur des chartreux qui s’est enfui en Hollande avec l’argent des moines, toutes ces histoires devant servir de « belles instructions pour les libertins ». S’y ajoutent les déconvenues du jeune cousin Barancourt qu’on doit retirer de l’hôpital-prison de Bicêtre et qui, après avoir conté ses aventures, entre dans les ordres au dénouement. Le récit relate également un étrange « songe » qui annonce ceux que Prévost insèrera dans ses romans : on comprend dès lors qu’une table ait été jugée utile pour le lecteur. Ce récit, qu’on a parfois comparé aux Illustres Françaises de Challe en raison de son réalisme, paraît inspiré d’anecdotes dont certaines circulaient à l’époque : on les retrouve en effet chez Tallemant des Réaux, chez Boursault ou dans des recueils comme Les Délices et les galanteries de l’Ile de France. L’édition de Jacques Cormier, précise et érudite, éclaire parfaitement le contexte culturel et les allusions. Elle établit les variantes des diverses éditions et fournit toutes les informations lexicales dont le lecteur moderne a besoin pour apprécier une langue souvent imagée ; elle donne aussi, à juste titre, de bonnes raisons pour ne pas attribuer ce recueil à Robert Challe. Il était donc très utile de remettre en lumière un ouvrage sans doute inabouti, mais intéressant par la peinture des mœurs et par son intention de concilier les « aventures » libertines avec la forme des mémoires qui allait devenir si importante au cours du xviiie siècle.
Françoise Gevrey
Alain-René Lesage, Les Aventures de Monsieur Robert Chevalier, dit de Beauchêne. Édition critique par Emmanuel Bouchard. Paris, Honoré Champion, « Sources classiques », 2018. Un vol. de 450 p.
Les Aventures… de Beauchêne diffère sensiblement de l’image que l’on se fait de l’œuvre de Lesage si l’on n’a lu que Gil Blas de Santillane ou Le Diable boiteux. Ce roman préfigure ceux de Fenimore Cooper ou de Gustave Aimard, et présente avec une brutalité déroutante le récit des violences commises par les flibustiers français ou anglais. La structure complexe, si finement analysée par Francis Assaf, permet d’emboîter un roman de la flibuste, un roman exotique et un roman passionnel ; enfin, la présentation de la colonie utopique des Hurons, organisée par Mlle du Clos, tire le récit dans la direction des « bons sauvages », même si, comme l’a démontré avec brio Colette Cazenobe, la fin de ce développement détruit le sens de l’utopie.
Beauchêne et le comte de Monneville, deux personnages dont les vies se sont croisées plusieurs fois au Canada ou sur les bateaux de pirates, se partagent la voix narrative ; mais tous deux manient l’ironie de Lesage et exploitent les références culturelles, historiques et mythologiques qu’il doit aux jésuites de Vannes.
Les camps de la mort existaient dès 1708-1709 à Kinselt/Kinsale en Irlande, ces camps où, après un séjour à la Jamaïque, étaient déportés les flibustiers français que les Anglais avaient décidé d’exterminer. Les bourreaux, français eux aussi et choisis parmi les détenus les plus violents, effectuaient la distribution de 212la nourriture entre eux si bien que c’étaient les plus cruels qui se chargeaient de faire disparaître jusqu’aux derniers les plus faibles de leurs compagnons. Seul à échapper à la mort, Beauchêne retourne à la Jamaïque et aux Antilles où il ne rêve que d’en découdre avec les Anglais, avant de se retrouver déporté sur la côte ouest de l’Afrique. La violence est omniprésente et les pires horreurs sont racontées avec une gouaille qui implique le lecteur, amené à sourire d’épisodes insoutenables. « L’esprit du mal ne souffle pas dans ce roman de corsaire, mais le crime et l’horreur sont à toutes les pages et lui donnent une grandeur sombre » précisait Henri Coulet.
Les lieux, les faits et les dates, souvent corroborés par des références vérifiables, prouvent la solidité de l’information de Lesage sur l’histoire du Canada entre 1680 et 1711. Depuis les recherches de Charles de la Roncière et d’Ægidius Fauteux, plusieurs chercheurs ont pu croire que Lesage s’était servi d’un manuscrit authentique qui lui aurait fourni au moins la trame de son récit de flibustier, l’emprunt et la réécriture étant une pratique dont il est coutumier ; mais il aurait aussi bien pu recourir aux chroniques du temps. Dans ses notes historiques et ses notices biographiques (p. 376-411). E. Bouchard, bien informé sur la réalité du Canada français à l’époque et sur les relations des colons avec les Amérindiens, nuance les observations des chercheurs qui le précèdent.
En revanche, il est nettement moins à l’aise dans ses explications des références mythologiques ou historiques liées à l’antiquité – si précises chez Lesage. Il identifie erronément deux fois (p. 50-51 et p. 291, n. 4) la reine Artémise, veuve, sœur et épouse du roi Mausole (voir Pline et les Nuits attiques d’Aulu-Gelle) avec la déesse Artémis. En s’enfuyant, les Parthes décochaient à leurs adversaires une flèche mortelle (p. 115, n. 55) ; mais leur fuite, loin d’être une défaite, manifestait leur victoire puisqu’ils tuaient plus sûrement ceux qui les poursuivaient. On apprend avec surprise que les « deux frères du Roi » accompagnaient Louis XIV lorsqu’il organisa le siège de Lille (p. 182, n. 9) ; si l’on écarte l’hypothèse du masque de fer, le roi n’avait qu’un seul frère, Philippe d’Orléans, dit Monsieur. En présence de l’allusion « ironique » de Lesage aux alcyons (p. 235, n. 13), il aurait fallu se souvenir du « Pleurez, doux Alcyons… » de La Jeune Tarentine, élégie dans laquelle André Chénier se réfère à ces oiseaux mythiques, matérialisation des amours, qui ne pouvaient construire leurs nids que pendant les « jours alcyoniens », les quinze jours de calme qui entourent le solstice d’hiver, plutôt que de se demander si c’étaient des martins-pêcheurs ou des rousserolles.
L’établissement du texte reproduit l’édition de Paris, Étienne Ganeau, 1732. On peut regretter que, parfois, n’aient pas été préférées au texte visiblement fautif de cette première édition les corrections de la seconde (Ganeau, 1733) : « vous rendriez en cela un grand service » (p. 104), « Quand je me rappelle » (p. 137). Les variantes confrontent les différences entre le texte de l’édition originale et celui de la deuxième édition, mais, trop souvent, elles n’enregistrent que la présence, insignifiante, d’une majuscule à la place d’une minuscule. À ce propos, il est dommage qu’E. Bouchard ait maintenu dans les noms communs ces majuscules dont on ne voit pas la justification, alors qu’il a modernisé, comme on le fait couramment, les finales des imparfaits et des conditionnels.
De plus, la présence de quelques coquilles dépare cette édition critique : il faudrait « Estevanille » et non « Estenabille » (p. 14), « qui suit » et non « qui fuit sa maîtresse » (p. 17), « offerts au Professeur Paul Wyczynski » (p. 25, n. 45), « Denonville » et non « Denouville » (p. 90 – coquille qui remonte à l’édition 213originale), « ce qui fit résoudre » et non « ce que fit résoudre » (p. 118, n. 61), « dépouille le bâtiment de ses pavois » et non « de ses parois » (p. 139, erreur de lecture du manuscrit original), « vaincre les Mardes » et non « les Mandes » (p. 217), « si vous ne changez de langage » (p. 287) et non « si vous changez de langage » (ce qui constitue un contresens), « Chevalier n’a que trois ans » (p. 92, n. 11), « North American » (p. 106, n. 34), « met fin à de nombreux » (p. 182, n. 4), « toutes ces circonstances » (p. 208), « ce que j’ai à vous proposer » (p. 230, n. 9), « Protestants » (p. 249), « Daphné » (p. 297, n. 7).
Il est dommage qu’aucun signe diacritique n’indique dans le texte que le sens d’une expression se trouve dans le glossaire (p. 363-373). Et l’on aurait aimé que soit défini le sens précis de locutions ou de mots qui ne ressortissent plus au vocabulaire de nos contemporains : « compter sans son hôte » (p. 128), « mordre à la grappe » (p. 202), « les piaces » (p. 264), « s’amuser » (p. 284), « je rêvais » (p. 285), la mode des « pleureuses » (p. 290 et 291), « le vin du marché » (p. 296), « vous sommer de votre parole » (p. 307), « déterrer » (p. 314), « les voiles en pantenne » (p. 349)…
Passé ces quelques défaillances, on ne peut que se réjouir de la parution de ce volume qui redonne vie à un roman palpitant et qui fournit sur le Canada et les flibustiers un témoignage particulièrement évocateur.
Jacques Cormier
Pierre Baron, Louis Lécluze (1711-1792). Acteur, auteur poissard, chirurgien-dentiste et entrepreneur de spectacles. Paris, Honoré Champion, « Les dix-huitièmes siècles », 2018. Un vol. de 726 p.
Pierre Baron, à partir d’une thèse beaucoup plus volumineuse, retrace dans cet ouvrage la vie d’un personnage haut en couleurs, à la croisée de divers champs disciplinaires par ses multiples activités menées de front, mal connu par une esquisse biographique d’une vingtaine de pages datant de 1925, souvent cité dans les correspondances (entre autres de Voltaire et de Mme de Graffigny) et les mémoires du temps. Louis Lécluze, pourtant, mérite l’attention du chercheur en études théâtrales, en littérature poissarde et en odontologie. L’homme a côtoyé Pannard, Vadé, Favart, Monnet, le Maréchal de Saxe, le roi Stanislas, Voltaire, Tronchin, le duc de Villars, le duc de Bouillon. Il illustre le lien entre théâtre et art dentaire, il est conjointement ou non selon les périodes de sa vie acteur, auteur poissard et scientifique, chirurgien-dentiste et entrepreneur de spectacles. À ces titres divers, à Paris, en Belgique, à Lunéville, à Genève, il fréquente des milieux sociaux fort divers et connaît des hauts et des bas. Un temps propriétaire d’un château près de Montargis, chirurgien-dentiste de personnalités, nommé « expert pour les dents » à Paris en 1753, auteur de traités scientifiques relatifs à l’art dentaire, inventeur et adaptateur d’instruments dentaires (le fameux « levier de Lécluze »…), vendeur et inspecteur d’orviétan, il est aussi le créateur du personnage de Mme Angot et son théâtre fondé en 1778 devient célèbre sous le nom des Variétés amusantes.
Le grand mérite de la biographie de P. Baron est de suivre pas à pas cette carrière mouvementée à partir d’une masse de documents touchant à une pluralité de domaines (charlatans, théâtres de la Foire, théâtre aux armées pour n’en citer que quelques-uns) qui étaient le propos et qui le complètent dans une impressionnante série d’annexes. Celles-ci occupent la moitié du volume et constituent autant de 214synthèses sur les groupes professionnels et les scènes (avec leur répertoire, leur liste d’acteurs et de rôles) fréquentés par Lécluze, le contenu de ses œuvres poissardes et dentaires avec des catalogues des éditions et des mises au point sur les attributions, sans oublier une importante bibliographie et des index.
Sans doute né vers 1711, Lécluze commence à exercer vers 1732-1733 comme « agréé » ou « protégé » dans ce monde assez flou des empiriques et des charlatans, avant d’obtenir un diplôme en 1752-1753 au moment où la profession dentaire s’institutionnalise avec un titre d’expert en vigueur dès 1699. Mais c’est comme acteur de la Foire (Saint-Germain et Saint-Laurent) qu’il se fait connaître par plusieurs rôles dès 1736, notamment celui du charbonnier dans L’Assemblée des acteurs en 1737 et en participant à plusieurs compliments de clôture et ce jusqu’en 1740. Présent à Lunéville en 1740 comme dentiste, il est impliqué dans le procès Gaulard et obtient des succès sur scène entre 1741 et 1745 aux côtés de Favart et de Monnet. Engagé au théâtre de Courtrai en 1745, il est de 1746 à 1748 comédien dans la troupe de Favart aux ordres du maréchal de Saxe et chirurgien-dentiste de ce dernier. Il participe aux déplacements et aux représentations au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, point d’ancrage de Favart, et c’est sans doute à Lunéville, durant cette période, qu’il rencontre Voltaire. En 1748, Lécluze ajoute une corde à son arc en publiant son premier recueil poissard Le Déjeuner de la Rapée qui fait de lui un maître du genre aux côtés de Vadé et le créateur (et non Maillot) des personnages de Mme Angot et de sa fille. Il publie en 1749 les Étrennes à Messieurs les Ribaudeurs et les Spiritueux rébus dans la même veine, suivis de petites pièces (notamment des inventaires fantaisistes) jusqu’au Paquet de mouchoirs en 1750 que P. Baron lui réattribue. Au milieu du siècle (1749-1750), il est acteur à la Cour de Lunéville, publie ses textes scientifiques, comme son Traité utile au public qui l’inscrit dans le mouvement français d’odontologie avec Pierre Fauchard et fréquente avec son épouse la bonne société nancéenne. Revenu à Paris en 1752, il devient acteur à l’Opéra-Comique dirigé par Monnet, publie de nouveaux textes poissards et odontologiques dans ces années 50 qui l’intègrent dans la communauté des chirurgiens de Paris et témoignent d’idées intéressantes sur la prévention chez les enfants, les techniques de réimplantation, l’inoculation ou la nécessité d’avoir un dentiste attaché aux établissements scolaires… Cette ascension sociale entre 1757 et 1766 semble couronnée par l’achat de la seigneurie du Tillois, de nouveaux textes poissards, une petite activité de théâtre de société et le séjour auprès de Voltaire à Genève entre 1759 et 1761. Mais Lécluze ne peut honorer ses engagements financiers : il vend son château, est nommé inspecteur et vendeur d’orviétan et donne son dernier texte poissard, Les Porcherons, en 1773. Il rebondit une dernière fois entre 1778-1785 en devenant entrepreneur avec le Théâtre du Sieur Lécluze qui profite de la vogue conjuguée de la Foire, des boulevards, des wauxhalls et de Volange. Failli, il garde néanmoins son privilège et reste directeur du théâtre qui vit jusqu’à la fin du siècle sous le nom des Variétés amusantes.
Cette biographie picaresque, très bien documentée, ressuscite à merveille un personnage hors du commun, oublié de l’histoire littéraire et théâtrale et de l’art dentaire, évoluant dans des mondes non pas parallèles (comme le montrent les rapports connus entre charlatans et acteurs), qui mène ses différentes carrières de front ou presque, traverse les groupes sociaux et illustre les possibilités et les apparentes contradictions du xviiie siècle.
Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval
215Renaud Bret-Vitoz, L’Éveil du héros plébéien (1760-1794). Lyon, Presses universitaires de Lyon, « Théâtre et société », 2018. Un vol. de 444 p.
Cet ouvrage toujours bien informé et juste de ton met en évidence un passage entre deux moments d’exaltation du héros dans les arts dramatiques : celui qui signale l’aspiration à la dignité et à la mobilité sociale de tous ceux qui n’évoluent pas dans les deux premiers États, dans cette société d’ordre qu’est le xviiie siècle. L’étude d’un tel passage situé entre la tragédie classique et le drame romantique – ici délimité entre 1760 et 1794 (entre Spartacus de Saurin et Épicharis et Néron de Legouvé) – permet de faire émerger les mutations propres à un héroïsme qualifié de plébéien, qui situerait à un moment historique précis une transition des valeurs faisant basculer le héros couronné des tragédies classiques vers le paria des drames romantiques. Le « héros populaire » ou encore « plébéien », expressions préférées par Renaud Bret-Vitoz à « héros du peuple » (du domestique à l’intendant, du cultivateur au bourgeois) surgit en face du héros aristocratique dont l’essoufflement est autant esthétique que politique, à une époque de l’Histoire qui commence à rêver ardemment de méritocratie. S’appuyant sur les ouvrages de Fr. Bluche ou de J.-Fr. Solnon, R. Bret-Vitoz situe une fracture en mai 1781, quand l’Édit de Ségur barre les rêves d’avancement dans l’armée à tous ceux qui n’ont pas quatre quartiers de noblesse. L’enquête bien problématisée fixe ses cadres, outre les bornes chronologiques déjà signalées : elle ne prend en charge que le genre dramatique, étudiant motifs, lexique, rhétorique, scénario type, poétique, personnages (dans son nouveau costume et même dans une nouvelle pantomime), et se permet un va-et-vient stimulant avec la peinture, deux arts du « tableau » qui ont marqué le siècle. Elle fixe aussi son but : scruter l’éveil du héros plébéien s’ouvrant à une conscience politique et portant glorieusement un destin collectif. Tout comme elle avance prudemment en levant certains écueils : s’adapter aux pièces pour mieux saisir que le monomythe du héros plébéien se levant contre la tyrannie est assoupli par une démocratisation de l’héroïsme qui n’est jamais tombé dans l’écueil de la banalisation.
Un premier chapitre offre un nécessaire rappel de l’histoire littéraire du héros plébéien dans le théâtre français, avant 1760. Dépassant la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave appliquée par S. Doubrovsky au théâtre de Corneille, l’enquête se rapproche des études de M. Fumaroli et de G. Forestier qui situent l’héroïsme dans la magnanimité ou le rang. La mobilité sociale propre aux mutations du siècle occasionne la crise du personnage repérée par R. Abirached. L’enquête aurait probablement mieux cerné l’émergence de la méritocratie si elle l’avait aussi étudiée dans la reconnaissance de la chevalerie égalitaire remise à la mode par La Curne de Saint-Palaye ou le comte de Tressan. Dans le second chapitre notamment, « L’épreuve de la plèbe », est évoqué le passage du mythique à l’historique en cette fin de siècle qui vit littéralement du complexe de Thersite, ce héros populaire de l’Iliade, originellement repoussoir d’Achille, mais qui devient au cours des siècles une figure de la contestation, servant un discours égalitaire et émancipateur. Le détour par Rousseau est essentiel pour conforter cette transition entre les valeurs du héros épique et les vertus du héros social nouveau, citoyen ou législateur, bienfaiteur public, quand probité, intégrité et sincérité remplacent le point d’honneur, de même que le détour par le théâtre des conditions de Diderot fait comprendre comment est réactivé un héroïsme familier. Six autres chapitres se succèdent pour conforter, à partir de l’étude d’œuvres majeures ou moins connues, cette hypothèse 216que la transformation de la nature de l’héroïsme sur la scène du xviiie siècle tient à la médiatisation du complexe de Thersite dans une société qui ne se veut plus société d’ordre. Parfois, le peuple peut devenir un personnage collectif, comme c’est le cas dans Le Siège de Calais (De Belloy, 1765), pièce qu’il aurait été intéressant de mettre en relation avec l’opéra Péronne sauvée et sa préface où Billardon de Sauvigny explicite le rôle d’une boulangère dans la reconquête de la liberté d’une nation. L’étude du terme d’ailleurs aurait dû être mise plus en relation avec les études de détail, toujours intéressantes, notamment des tragédies républicaines, proposées dans l’enquête. Particulièrement stimulant le dernier chapitre, consacré à La Mort d’Abel (Legouvé, 1792-1793), qui fait de Caïn le premier rôle caché de la pièce ; ce personnage de laboureur, dont les enfants souffriront au travail les mêmes peines que leur père, s’émancipe de l’ordre social qui lui est insupportable par le meurtre. R. Bret-Vitoz trouve en Caïn l’incarnation parfaite du corps et du geste plébéien, le théâtre en 1792-1793 vivant des commotions révolutionnaires.
France Marchal-Ninosque
Rétif de la Bretonne, Les Contemporaines ou Aventures des plus jolies femmes de l’âge présent. Édition critique par Pierre Testud. Paris, Honoré Champion, « L’Âge des Lumières », 2014-2018. Dix vol. de 6388 p. continues.
La parution récente des Contemporaines de Rétif de la Bretonne représente une étape importante pour la connaissance de son œuvre. Cette édition critique en 10 volumes, dont la parution s’est étalée sur cinq années, redonne définitivement sa place à l’écrivain, souvent cité comme témoin de la vie sociale et littéraire du xviiie siècle, mais dont l’accès aux textes est longtemps resté difficile, tant par le volume de l’œuvre, que par la difficulté à trouver les éditions de référence. C’est désormais possible grâce à l’énorme travail accompli par Pierre Testud avec l’appui des éditions Champion qui ont déjà réédité plusieurs œuvres de Rétif. Cette édition critique des Contemporaines est particulièrement utile car elle nous conduit « au cœur de la création littéraire de Rétif », comme le précise l’éditeur dans son introduction. Celle-ci permet au lecteur de reconstituer l’évolution du gigantesque projet éditorial de Rétif, qui lui a assuré revenus et succès pendant une dizaine d’années de 1776 à 1782. De ce fait, Les Contemporaines s’ouvrent vers les textes majeurs de la création de Rétif de la Bretonne, tandis que les notes, abondantes et précises, permettent d’en apprécier tous les aspects. Le portrait littéraire de cet écrivain, longtemps considéré comme un marginal des Lumières, s’y profile nettement ; Rétif prend une digne place aux côtés de Marmontel parmi les novellistes de l’époque.
L’introduction de Pierre Testud permet d’appréhender son originalité. En s’appuyant sur les paratextes du recueil, il souligne l’ambition de Rétif d’y exposer « l’histoire complète des mœurs du xviiie siècle » (Nota de T. Joly, p. 75). Il en décrit les étapes qui conduisent de l’une à l’autre série : (t. 1-5) Les Contemporaines mêlées, (t. 6-8) Les Contemporaines du commun, (t. 9-10) Les Contemporaines graduées, l’ensemble atteignant 42 volumes en 1783. Les 272 nouvelles qui composent ces trois séries ont été réunies dans l’édition Champion, formant donc un seul recueil. L’unité de l’ensemble y gagne, tout en soulignant les différentes étapes de la composition. Les passages d’une série à l’autre au tome V (p. 2685), 217puis au tome VIII (p. 4673) sont marqués par des « Avis » et des adresses au lecteur qui prennent tout leur sens dans ce contexte de création de la part d’un auteur qui reste constamment en contact avec ses lecteurs. Ses paratextes nous permettent de suivre l’évolution de son projet, tandis que l’appareil de notes précis de Pierre Testud permet d’en apprécier les liens intertextuels, particulièrement ceux qui relient ces histoires aux autres nouvelles et aux autres ouvrages de l’écrivain, notamment à son autobiographie, Monsieur Nicolas. Le retour de certains personnages en fait une espèce de roman dont les 444 histoires, si l’on compte les récits enchâssés, peuvent aussi être appréciées individuellement. Ces histoires s’adressaient en effet à toutes les classes de citoyens, invités à envoyer à l’auteur les canevas de choses vues ou vécues. Les nouvelles reprennent également des faits divers sous une forme romancée et elles renvoient souvent à des récits ou à des idées développées dans d’autres ouvrages de l’écrivain.
Cette densité s’explique par le fait que Rétif y inclut beaucoup de sa propre expérience. Il ne se limite pas à une collecte de faits, puisqu’il se livre très souvent à une transcription active, fondée sur une observation particulière, celle-ci donne parfois lieu à un véritable « enregistrement » des dialogues qu’il retranscrit dans la langue des protagonistes, ce qui conduit à des parties théâtralisées. Son style, dont il revendique la particularité, reflète également la réalité des conditions et il note leurs façons de parler : « quand la courtière parle, c’est à sa manière » (La Jolie Courtière, note de Rétif, t. V, p. 2697). Dans la première série, qui présente Les Contemporaines mêlées (t. 1-5), cette tendance n’est pas encore aussi prononcée, il s’agit d’un tableau des mœurs assez traditionnel, guidé par des intentions morales, mais particulièrement attentif aux circonstances individuelles. C’est dans Les Contemporaines du commun (t. 6-8) que s’affirme le tableau des conditions, en donnant une place centrale à la bourgeoisie marchande, principalement urbaine. Le tableau qu’il dresse de la vie sociale montre comment les activités du commerce et de l’artisanat conditionnent les échanges sociaux, depuis la famille, jusqu’à la rue, en passant par la boutique, lieu privilégié d’observation. Le sort de l’individu devient l’enjeu majeur de l’intrigue dans ce contexte. Dans Les Contemporaines par gradation (t. 9-10), Rétif se livre à une classification plus subtile, mais en se concentrant cette fois sur la vie publique, c’est le statut social de chacun qui détermine l’ethos qui convient à chacun, avec le langage qui lui correspond. L’observation se concentre cette fois sur le cadre qui détermine les échanges selon les conditions, en énumérant les difficultés particulières à chacune. Dans beaucoup de cas les femmes qui figurent au cœur de ces histoires n’apparaissent pas pour elles-mêmes, mais comme en écho au statut de leur époux ou de leur amant, mais les exceptions sont nombreuses et très intéressantes. Signalons à ce propos la place particulière que Rétif réserve dans les deux dernières sections aux « Femmes des grands théâtres » (XVI, p. 6083) et aux « Femmes des petits théâtres » (XVII, p. 6257), il y témoigne sa considération pour le milieu de la scène dramatique qu’il affectionnait particulièrement.
La plupart de ces aspects se retrouvent dans les illustrations qui témoignent d’une scénographie très élaborée, puisque chaque nouvelle bénéficie d’une illustration, d’après les indications de l’auteur qui a aussi choisi pour chacune d’elles le « Sujet de l’estampe », fondé sur une scène commentée du texte, qui s’appuie souvent sur la citation de paroles prononcées à un moment clé de l’intrigue. L’édition Champion permet de suivre facilement le développement de cette version abrégée et imagée du parcours romanesque, grâce à la clarté de la présentation. On y trouve également 218des indications utiles sur les relations de Rétif avec les artistes qui ont contribué à la réalisation des estampes, particulièrement le dessinateur Binet et le graveur Berthet.
Cette édition réinsère Les Contemporaines dans leur époque, en relation avec les autres ouvrages de Rétif elle redonne à ces nouvelles la place qui fut la leur au moment de leur publication. L’appareil critique de Pierre Testud permet de comprendre ce lien avec la vie sociale et artistique de la fin de l’Ancien Régimes et invite à de nouvelles recherches. Le regard de Rétif sur la vie des femmes de tous les milieux sociaux, sans exclusion – particulièrement celui des théâtres – invite à questionner les problématiques existentielles des diverses conditions. Derrière le vaste tableau qu’il dresse de ces différents milieux, Rétif apparaît lui-même en filigrane, sous le masque de l’éditeur des nouvelles, mais son originalité est perceptible dans toute sa démarche. La riche annotation de Pierre Testud lève chaque fois le voile sur cette présence, cette approche stimulante fait de cette édition un outil de recherche indispensable pour une bonne connaissance de l’œuvre de Rétif et de son contexte littéraire et social.
Claude Klein
Tanguy L’Aminot, Bibliographie mondiale des écrits sur Jean-Jacques Rousseau xviiie-xxie siècles, t. II (Vie – Famille – Événements – Lieux – Relations). Genève, Slatkine Érudition, 2018. Un vol. de 392 p.
Dans ce second volume de la Bibliographie mondiale des écrits sur Jean-Jacques Rousseau xviiie-xxie siècles, Tanguy L’Aminot répertorie les nombreuses études sur Rousseau publiées dans le monde, classées par divers thèmes, puis par « Événements », « Famille », « Lieux » et « Relations ». Selon l’auteur, cette bibliographie n’est « ni sélective ni critique ». Les études sont présentées par ordre alphabétique des auteurs ou des noms de revues ou de documents. Si le nom de l’auteur est inconnu, l’étude est mentionnée comme anonyme.
La recherche sur Rousseau et son œuvre depuis le xviiie siècle a pris un essor si considérable que l’auteur souligne, dans son introduction à ce tome, la nécessité de faire connaître « tous les signalements des livres et articles parus dans le monde du xviiie siècle à nos jours, recensés ou connus ». La publication en français reste majoritaire, suivie par les autres langues européennes les plus connues, comme l’anglais, l’allemand, l’espagnol, l’italien, etc. Quant aux publications en d’autres langues comme le japonais, le chinois, le coréen, etc., leur traduction est signalée. Les traductions publiées en plusieurs langues de certaines études sont également parfois recensées.
La section « Généralité » nous montre que les livres et articles sur Rousseau parus ou connus dans le monde ont plus que doublé en nombre au xxe siècle. La langue d’origine des études s’est également très largement diversifiée au xxe siècle par rapport au xixe. Cette double tendance se poursuit au xxie siècle.
Parmi les ouvrages sur des thèmes, tels que « Caractère », « Chronologie », « Métiers », « Ressources », etc., les plus nombreux sont consacrés aux études sur la « Psycho-pathologie ». Par rapport au xixe siècle, le nombre des auteurs qui ont publié sur ce thème a plus que triplé et celui de leurs livres ou articles parus a quadruplé au xxe siècle. Durant les deux premières décennies du xxie siècle, presque autant d’auteurs que dans l’ensemble du xixe siècle ont déjà publié des 219études. Les « Pathologies » et la « Sexualité » viennent ensuite comme des thèmes qui intéressent beaucoup les chercheurs.
Parmi les « Événements », tels que « Illumination de Vincennes », etc., les études consacrées à la « Mort » et à la translation des cendres de Rousseau au « Panthéon » sont les plus nombreuses. Les diverses « Anecdotes », les « Condamnations », le « Mariage » avec Thérèse Levasseur et la « vie posthume » viennent ensuite par le nombre des auteurs et celui des livres ou articles publiés.
Dans la partie « Famille », les études sur les « Ascendants et parenté » et les « Descendants » de Rousseau sont classées par siècle, du xviiie siècle jusqu’au xxie siècle. Les études sur les « Ascendants et parenté » sont légèrement supérieures par le nombre des auteurs et par celui des livres ou articles recensés ou connus.
Dans la partie « Lieux », la ville de « Genève » est étudiée par le plus grand nombre de chercheurs. Environ cent quatre-vingt auteurs ou revues, qui ont publié près de deux cent trente livres ou articles, sont recensés. Après cette ville natale de Rousseau, on trouve les études sur « Montmorency », « Ermenonville », l’« Ile de Saint-Pierre », les « Charmettes », « Môtiers », « Paris », « Venise », « Chambéry » et « Annecy ». Les études sur une centaine d’autres villes ou pays sont recensées dans cette partie.
Dans la partie « Relations », « Voltaire » est la première personne qui suscite la curiosité des chercheurs. Presque deux cent quarante auteurs ou revues ont publié sur ce sujet environ trois cents livres ou articles. Ensuite, sur Mme de Warens près de cent quarante auteurs ou revues sont répertoriés pour leurs cent quatre-vingt livres ou articles. Denis Diderot est le troisième personnage qui attire l’attention d’une centaine de chercheurs, suivi par Thérèse Levasseur, Mme d’Epinay, David Hume, les Dupin et Mme d’Houdetot. En tout, plus de trois cents personnes en relation avec Rousseau sont étudiées.
Enfin, à la fin de ce volume, quelques pages sont consacrées aux études sur les « Fantaisies et romans en relation avec Rousseau et son œuvre ». Du xviiie siècle jusqu’à nos jours, environ deux cent trente auteurs ont publié plus de deux cent soixante-dix livres ou articles de cette nature. Parmi les auteurs répertoriés se trouvent Isabelle de Charrière, Dostoïevski, Alexandre Dumas, Dumas fils, Lamartine, Maupassant, Restif de La Bretonne, Sade et George Sand.
Un tel répertoire, fruit d’un travail impressionnant, révèle avec précision l’intérêt sans cesse croissant, et toujours plus international, que suscitent la personne et l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau. Il constitue une mine d’informations bibliographiques, mais aussi statistiques, dont la recherche tirera grand profit.
Harumi Yamazaki-Jamin
Geneviève Haroche-Bouzinac, La Vie mouvementée d’Henriette Campan. Paris, Flammarion, 2017. Un vol. de 601 p.
Cette passionnante biographe souligne la pluralité des identités de celle que les travaux antérieurs ont souvent réduite à ses fonctions de lectrice de la Reine ou de « directrice de la Maison impériale d’Écouen ». Le mérite de G. Haroche-Bouzinac est de revenir sur cette lecture partielle fondée sur les sources publiées. Son enquête s’appuie sur de multiples sources manuscrites inutilisées ou ignorées qui renouvellent entièrement notre connaissance de la trajectoire d’Henriette Genest-Campan. L’auteure tire son information des Archives du Musée de la Légion d’honneur, des Archives 220Nationales, du Musées des Lettres et des Manuscrits, de l’immense fonds familial et diplomatique d’Edmond Genest (le frère d’Henriette) conservé aux USA et du Fonds privé Clémence Gamot (la petite-nièce, devenue exécutrice testamentaire après la mort du fils unique Henri) composé de lettres autographes signées, de notes pédagogiques, de correspondance des élèves entre elles. G. Haroche-Bouzinac se fonde parallèlement sur les ouvrages de Mme Campan parus de manière posthume, dont les fameux Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette ; suivis de souvenirs et anecdotes historiques sur les règnes de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI, mais en travaillant sur les manuscrits originaux (conservés à la BNF et dans les archives privées), ce qui lui permet de montrer que les éditeurs – les frères Baudouin – se sont livrés à un travail de recomposition des mémoires historiques en pseudo-biographie, en découpant dans les brouillons, en ajoutant des réflexions que Mme Campan n’avait pas l’intention de divulguer et en annexant un récit d’enfance et des anecdotes.
G. Haroche-Bouzinac a procédé à un choix réussi au sein de cette masse de documents, qui aboutit à une biographie de 491 pages divisée en trois parties (« De Versailles aux Tuileries », « Saint-Germain-en-Laye », « Avec l’Empereur »), 46 pages de notes, un arbre généalogique indispensable pour comprendre les liens créés par les sœurs et les nièces d’Henriette avec le monde consulaire et impérial, une chronologie, une riche bibliographie et un index.
Est ainsi retracée la vie d’Henriette Campan, lectrice de Mesdames, ensuite au service privé de la dauphine, puis de la reine pendant 22 ans (ce qui fait d’elle une sorte d’assistante dirait-on aujourd’hui) et la place au cœur de réseaux puissants, dans une période de plus en plus troublée. L’ouvrage décrit la vie à Versailles auprès de Mesdames, puis de Marie-Antoinette, son mariage malheureux et la naissance d’un fils en 1784, une belle-famille influente en la personne de son beau-père Dominique Campan, la montée en faveur des quatre filles Genest après la mort de Louis XV, sa proximité avec la reine et ses analyses de moments-clés de la vie de la reine, mais aussi ses relations avec des députés lors de la Réunion des États Généraux, son attitude lors des événements révolutionnaires de Versailles, des Tuileries et les arrestations au sein de sa famille jusqu’à la fin juillet 1794, date à laquelle Henriette ouvre son institution pour les filles à Saint-Germain-en-Laye rue de Poissy.
L’idée forte de l’ouvrage est de mettre en lumière cet Institut National de Saint-Germain-en-Laye, souvent vu comme une parenthèse entre Versailles et Écouen. Paradoxalement, cette création qui intervient au pire moment de la vie d’Henriette coïncide avec une période de liberté comme elle n’en connaîtra plus. Ce sont onze années de réflexions et de pratiques éducatives avec les petites filles et adolescentes de la Révolution, du Directoire et de l’Empire, issues de divers milieux sociaux, politiques et nationaux. Mme Campan forge ses idées sur l’éducation, valorise la progression individuelle et tisse des liens affectifs forts avec et entre ses élèves, ce dont témoignent les correspondances privées.
Ces innovations, le succès grandissant de l’Institut, ses maîtres renommés, l’origine des pensionnaires (Hortense de Beauharnais et Caroline Bonaparte entre autres…) et les mariages conclus dans les sphères de pouvoir, alliés aux idées de Mme Campan sur la société et la place des femmes, la désignent comme l’interlocutrice privilégiée de Napoléon au sujet de la création des Maisons d’Éducation en 1805, projet qu’elle souhaite prolonger par son « Plan d’éducation » présenté en 1806 à Daru. Ce qui semble l’apogée de la carrière de Mme Campan est plus nuancé. En réalité, Mme Campan, qui a imaginé pour les filles une éducation nationale qui leur donnerait, en outre, un métier, une forme d’indépendance éventuellement hors 221mariage, louvoie pendant sept ans jusqu’à la chute de l’Empire entre les difficultés multiples et la marge étroite laissée par les décrets impériaux. En 1816, elle se retire à Mantes, chez une ancienne élève dont l’époux, le Dr Maigne, édite en 1824 le Journal anecdotique de Mme Campan, ou Souvenirs, recueillis dans ses entretiens.
Empreinte d’un souci de vérité sans faille (l’auteure fait ainsi tomber les accusations selon lesquelles Mme Campan aurait abandonné la reine, surestimé son pouvoir à la Cour et favorisé les menées bonapartistes), cette biographie se signale par un véritable art du récit (l’attentat de Damiens vu par les yeux d’Henriette âgée de cinq ans), la restitution d’atmosphères (comme celle de la maison versaillaise des Genest), l’acuité des portraits. Citons Edme Jacques Genest, le père, promu en 1763 chef du Bureau des Interprètes aux affaires étrangères, trilingue, amateur de littérature, féru d’agriculture, ami des académiciens, des physiocrates, d’une « aisance modeste » typique de cette bourgeoisie à talents qui voit le régime vaciller ; mais aussi le frère d’Henriette, seul fils survivant, qui poursuit une carrière diplomatique comme premier ambassadeur de France aux USA et s’y installe avec deux épouses successives et onze enfants ; et de nombreuses autres figures (proches, élèves moins connues, familiers). On soulignera l’art d’alterner les grands événements dans lesquels le témoignage, voire les actions de Mme Campan sont attendus (affaire du collier, procès de Louis XVI), mais aussi la peur durant la Révolution, le quotidien de Saint-Germain, le déménagement vers Écouen, les soucis financiers, les diverses désillusions. Tout cela est combiné à un rigoureux travail d’annotations, à un ton alerte, informé et justifié, qui replace dans des conversations les citations de Mme Campan, bref qui allie à la plus grande rigueur scientifique le plaisir des découvertes et de la lecture.
Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval
Théophile Gautier, Œuvres complètes. Section VI. Critique théâtrale. Tome XI. 1853-avril 1854. Texte établi, présenté et annoté par Patrick Berthier avec la collaboration de François Brunet et Claudine Lacoste-Veysseyre. Paris, Honoré Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2019. Un vol. de 776 p.
Ce onzième volume de la section VI « Critique théâtrale » est consacré aux feuilletons de Théophile Gautier parus dans le journal La Presse de 1853 à avril 1854. Si l’édition de ces articles en librairie facilite grandement leur lecture, elle comble aussi un manque : rappelons que l’Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, recueil dont les limites ont déjà été soulignées, ne comporte que des écrits antérieurs à 1853. Le texte de ces œuvres complètes est établi avec une rigueur exemplaire, et le grand mérite de cette édition est de rendre ces articles d’actualité parfaitement lisibles et compréhensibles pour tout lecteur. Cet ouvrage, qui compte soixante-quatre articles, présente en effet des commentaires de grande qualité : aux notes d’une précision et d’une érudition remarquables s’ajoutent un « répertoire des noms le plus souvent cités », un « répertoire des titres d’œuvres le plus souvent cités » et des « indications bibliographiques » qui en font un ouvrage de référence pour le lecteur de Gautier comme pour tout amateur des arts du spectacle au xixe siècle.
Ces articles offrent une vision à la fois exhaustive et subjective de la production théâtrale – au sens large – de l’époque. Les feuilletons de Gautier ne se limitent 222pas au seul théâtre, en effet ; d’autres formes artistiques telles que l’opéra, le ballet-pantomime, la danse, le concert, le cirque, le panorama, et même les « courses de taureaux » peuvent faire l’objet d’un compte rendu dans sa rubrique hebdomadaire. Le critique livre des analyses précises et enthousiastes des spectacles qui le ravissent, à l’instar des « Panderistes espagnols » du Cirque d’hiver dont la représentation fait naître en lui « une invincible nostalgie » qui le transporte à Malaga (17 janvier 1853). L’accueil est plus réservé pour le « Panthéon Nadar », ce « Panthéon burlesque élevé aux gloires plus ou moins rayonnantes de l’époque », où « la ressemblance persiste, ironique et cruelle, souvent plus exacte que dans le meilleur portrait » (7 juin 1853 et 21 mars 1854).
Les comptes rendus des pièces de théâtre ne sont pas en reste ; le feuilletoniste ne cache pas son plaisir face à « un beau grand mélodrame Moyen-Âge » qui le ramène « au beau temps du romantisme et des bonnes lames de Tolède », bien loin du drame simple contemporain où, regrette-t-il, « il n’y a pas de mise en scène et comme le style est absent, on se rejette sur l’idée : l’idée, la ressource des gens qui écrivent mal » (21 mars 1853). Il examine longuement les pièces de proches comme Delphine de Girardin, mais aussi celles d’auteurs « du camp opposé » comme Ponsard (14 mars 1853). Disons-le également, on trouvera quelques passages plus que dérangeants, qui heurtent naturellement le lecteur d’aujourd’hui : on songe ici aux propos ironiques et aux digressions de Gautier dans les comptes rendus des adaptations de La Case de l’oncle Tom.
Au-delà de leur intérêt historique, ces articles doivent être lus pour leur qualité d’écriture. Le lecteur se plaît à retrouver le critique spirituel, même quand il s’agit d’évoquer un vaudeville médiocre. Ce ton conversationnel donne au feuilleton un air de causerie familière avec le lecteur, Gautier n’hésitant pas, par exemple, à exposer les ficelles du feuilleton à des fins de remplissage. Il ironise ainsi sur le temps maussade qui ne lui permet plus de faire la « tartine sur l’été » envisagée « pour remplir le vide de [ses] colonnes » (13 juin 1853). Le lecteur apprécie cette liberté de ton qui joue avec les contraintes de l’exercice et qui crée une connivence certaine.
La critique de Gautier est celle d’un créateur. Au fil des feuilletons, l’écrivain-critique égrène ses conceptions artistiques et donne des conseils aux auteurs, sans chercher à flatter les goûts du public. Il sait d’ailleurs que ses « théories » vont parfois à contre-courant du mouvement théâtral contemporain, mais il n’hésite pas pour autant à les exposer périodiquement. Gautier déplore notamment la médiocrité littéraire des pièces contemporaines, la scène étant « abandonnée […] aux habiletés les plus subalternes » (19 septembre 1853). Il réaffirme sa préférence pour les pièces en vers, et loue le « vers à rimes croisées » qui « peut produire l’effet du vers blanc qui manque à notre langue » ou « des effets musicaux et lyriques » (4 juillet 1853). Régulièrement, le critique proteste contre la vogue des adaptations, les auteurs ayant, « par une sorte de paresse d’invention, pris l’habitude de mettre les romans au théâtre » (20 juin 1853). Il le dit également à George Sand dans le compte rendu de sa pièce Mauprat : « chaque idée en art a sa forme absolue, et c’est précisément parce que Mauprat est un roman admirable qu’on ne doit pas le travestir en drame » (8 décembre 1853). Pédagogue, il expose en détail les différences de nature entre les deux formes artistiques et explique pourquoi rares sont, selon lui, les auteurs qui parviennent à adapter un roman au théâtre (23 novembre 1853). Ailleurs, il livre un plaidoyer pour l’illusion théâtrale : « la rampe est une frontière de feu qui sépare la salle du théâtre, le monde réel du monde imaginaire ; et il ne faut pas la faire franchir à l’auditoire » (28 mars 1854).
223Ce volume se clôt sur le feuilleton du 25 avril 1854. La fin de la collaboration de Gautier au journal La Presse approche. L’intérêt pour cette édition impeccable ne devrait pas faiblir avec les prochains volumes, qui livreront les derniers feuilletons parus dans ce journal, ainsi que les articles critiques du Moniteur universel, textes encore plus difficiles d’accès et que l’on se réjouit donc de voir enfin édités.
Sandrine Carvalhosa
Edmond et Jules de Goncourt, Portraits intimes du xviiie siècle (Œuvres complètes. Œuvres d’histoire. Tome IV). Textes établis, annotés et préfacés par Catherine Thomas. Paris, Honoré Champion, 2019. Un vol. de 592 p.
Le xviiie siècle est celui que les Goncourt préfèrent. La Révolution dans les mœurs, paru en 1854, fait le constat de tout ce que le présent a perdu avec la disparition de l’Ancien Régime ; l’Histoire de la société française pendant la Révolution (1854) puis l’Histoire de la société française pendant le Directoire (1855) offrent les tableaux d’une époque retracée à partir de menus événements puisés dans les journaux, les nouvelles à la main, les pamphlets, livres et brochures du passé. Lorsqu’ils rédigent les premières monographies qui formeront en 1857 et 1858 les deux volumes de leurs Portraits intimes du xviiie siècle, ils abandonnent les vastes tableaux pour reconstruire le xviiie siècle « figure à figure », selon l’expression de leur préface, à partir de documents inédits qu’ils ont collectés notamment en Italie (où ils voyagent du 8 novembre 1855 au 6 mai 1856) : les mémoires, les recueils de souvenirs et surtout les lettres autographes deviennent les éléments essentiels de leurs études : « Miroir magique où passe l’intention visible, et la pensée nue ! Ce papier taché d’encre, c’est le greffe où est déposée l’âme humaine. Quelle lumière dans la nuit du temps ! Quelle survie de l’homme ! Quelle immortalité des grandeurs et des misères de notre nature ! Quelle résurrection, – la lettre autographe, – ce silence qui dit tout ! » (Préface). L’archive passe au premier plan et l’ouvrage offre un important témoignage sur la méthode historique des Goncourt et plus généralement sur l’avènement de l’histoire intime au xixe siècle. En valorisant les figures oubliées ou célèbres du xviiie siècle, ils ont conscience de s’inscrire dans un phénomène de mode, dont ils se présenteront comme les précurseurs, à partir de 1862. Arsène Houssaye a ainsi publié dans la presse de nombreuses monographies consacrées aux petits abbés, aux petites maisons et aux petites maîtresses, dès le début des années 1840. Il les a réunies dans la Galerie de portraits du xviiie siècle, dont Catherine Thomas publie la préface en annexe de son édition : « Siècle étrange ! Chaque année il vous étonne par ses grandeurs et ses misères, sa force et sa lâcheté, son fanatisme et sa philosophie, ses vertus et ses débauches. […] Mais par dessus tout de l’esprit, encore de l’esprit, toujours de l’esprit. […] C’est une histoire d’un nouveau genre qui néglige les faits pour les causes, les masses pour les individus. » Il faut citer également Les Oubliés et les Dédaignés, figures littéraires de la fin du dix-huitième siècle publié en 1857 par Charles Monselet qui affirme préférer « les notes de famille, les souvenirs des contemporains, les correspondances », ce qui rejoint la nouvelle histoire telle que la conçoivent les Goncourt : « Et qu’est-ce donc […] cette reconstruction du microcosme humain avec un grain de sable ? c’est l’histoire intime ; c’est ce roman vrai que la postérité appellera peut-être un jour l’histoire humaine. » C’est ce que 224leur reproche l’article paru dans la Revue de Paris le 1er juin 1857, sans doute de Maxime Du Camp : « Ils se croient le droit, sur un fragment de lettre autographe, de reconstruire à nouveaux frais le caractère d’un personnage, et oublient trop volontiers qu’une lettre est une épave insignifiante de la vie d’un homme. [… On trouve dans ce volume] d’intéressantes et vives esquisses plutôt que des portraits en pied », ce qui est loin de « leur intention de reconstruire le xviiie siècle. »
C’est ainsi que l’on trouve dans le portrait de Louis XV enfant, d’après le manuscrit du marquis de Calvière, page du roi : « Lundi 1er juin [1722] – La chatte du Roy, nommée Charlotte, fait 4 petits chats très-jolis ; le Roy les caresse beaucoup, et, à force de les tourmenter, il en meurt 3 en 24 heures de temps. » Pour le portrait de Louis XVI, c’est une lettre du 6 septembre 1776 qui est reproduite « sur la propriété des ouvrages et sur la durée des privilèges […] : l’auteur doit avoir le pas. » Et les Goncourt de commenter, enthousiastes : « Ainsi le privilège était transporté du libraire à l’auteur : il devenait droit. Ainsi était posé par la main de Louis XVI dans le code français, dans le code humain, le grand principe de la propriété des lettres, la première des propriétés chez un peuple civilisé. » On trouvera aussi un portrait de Watteau, fondé sur celui qu’a proposé Caylus et que les deux frères ont retrouvé et cite intégralement. Leur portrait de Bachaumont leur permet de faire l’éloge de l’anecdote comme « indiscrétion de l’histoire » et de livrer d’eux-mêmes un autoportrait en creux. Il faut dire un mot également de toutes les figures de femmes que l’on trouve dans ce livre qui foisonne de détails et cite des documents comme les lettres de Madame Geoffrin (dans leur très mauvaise orthographe originale, ce qui peut en rendre la lecture assez difficile), ou les discours de Théroigne de Méricourt, dans un des portraits les plus saisissants du volume : « C’est que Théroigne portait une idée : elle était, dans la Révolution, le parti de la femme. Dans le déchaînement de la Liberté, elle appelait la femme à l’émancipation, à l’usurpation. Elle demandait que le civisme lui fît des devoirs, l’héroïsme des droits. […] Deux feuilles de papier, rarissimes, peut-être uniques, vont nous révéler ces vues, ces aspirations, ces imaginations, ces paradoxes, depuis ridicules, généreux alors, de Théroigne. »
Saluons le travail remarquable de Catherine Thomas, aussi bien dans sa préface que dans ses notes précises et très éclairantes. Elle met à la disposition des lecteurs un livre passionnant, aussi bien pour les dix-hutiémistes que pour les dix-neuviémistes et plus généralement pour ceux qui s’intéressent à l’écriture de l’histoire et à la formation de ce qu’elle a appelé ailleurs « le mythe du xviiie siècle au xixe siècle ».
Anne Coudreuse
Joséphin Soulary, Sonnets humouristiques. Texte établi et présenté par Andrea Schellino. Paris, Société des textes français modernes, 2018. Un vol. de 312 p.
Depuis la mort de Joséphin Soulary en 1891, personne n’avait entrepris de rééditer son œuvre majeure, ses Sonnets humouristiques, parus pour la première fois en 1858. C’est chose faite aujourd’hui grâce à Andrea Schellino : son édition invite à redécouvrir un poète qui avait l’estime de Baudelaire, de Gautier, de Sainte-Beuve et de Barbey d’Aurevilly, et qui contribua au renouveau du sonnet au xixe siècle, ainsi qu’à l’essor du mouvement fantaisiste.
Dans son introduction (p. 7-22), Andrea Schellino présente la vie de Joséphin Soulary, sa conception du sonnet, son utilisation originale de cette forme fixe et 225les jugements que les écrivains du xixe siècle ont portés sur son œuvre. Pour son édition, il a choisi logiquement de reproduire le dernier état du texte revu par l’auteur, celui du premier tome des Œuvres poétiques de Joséphin Soulary publiées chez Lemerre en 1872. Dans sa « Note sur l’établissement du texte », il explique qu’il existe deux versions de ce volume, dont l’une, intitulée Ire Partie. – Sonnets humouristiques (1847-1871), est « la plus complète et probablement la plus récente » (p. 23) : c’est celle qu’il adopte à juste titre.
Ajoutons une simple précision à cet égard. Les Œuvres poétiques de Joséphin Soulary ont fait l’objet de deux rééditions. L’édition originale du t. I, qui contient les Sonnets humouristiques et qui a paru en 1872, est intitulée Première Partie. – Sonnets (1847-1871) et comporte 304 pages ; l’imprimeur en est Jules Claye. Un exemplaire numérisé de cette édition originale est consultable sur Gallica sous la cote NUMM-54930. Une première réédition, portant la date de 1880 sur la première de couverture et sur la page de titre, compte 308 pages et contient trois poèmes supplémentaires (« Épilogue », dans la section « L’Hydre aux sept têtes » ; « Le concile a parlé » et « L’Homme du Vatican », dans la section « Les Diables bleus »), ainsi qu’une page d’errata. Le t. I s’intitule toujours Première Partie. – Sonnets (1847-1871), mais le texte de certains poèmes est très différent et la section « Derniers Sonnets » de l’édition de 1872 est rebaptisée « Les Diables bleus ». Une seconde réédition, elle aussi de 308 pages, mais sans indication de date, a été imprimée sur les presses d’Alphonse Lemerre : elle est donc postérieure à mars 1884, date à laquelle Lemerre acquiert son imprimerie ; mais elle est antérieure à juillet 1888, puisque la page de titre précise que l’adresse de l’éditeur est 27-31 passage Choiseul et pas encore 23-31. Cette édition intègre les corrections de l’errata de 1880 et ne semble pas présenter de changements par rapport à la deuxième édition, hormis le titre du t. I, qui devient Ire Partie. – Sonnets humouristiques (1847-1871). C’est cette édition qui est numérisée sur Gallica sous la cote NUMM-207013, et c’est celle que suit l’édition d’Andrea Schellino (sauf pour le sonnet « Certain Jour de Toussaint », présenté dans sa version de 1872). Les numéros de grébiche qui figurent à la fin des ouvrages publiés par Alphonse Lemerre attestent qu’il y a eu des réimpressions de cette édition sans date au moins jusqu’en 1911.
La nouvelle édition des Sonnets humouristiques proposée par Andrea Schellino a le mérite d’offrir la première édition critique des poèmes de Soulary. Andrea Schellino a comparé les différents états du texte, repéré les publications préoriginales et consulté les manuscrits du poète à la bibliothèque municipale de Lyon pour établir les variantes de l’apparat critique. Cette élégante édition, annotée avec précision, se clôt par une bibliographie répertoriant les œuvres de Soulary et les études qui lui ont été consacrées (p. 263-269), ainsi que par une utile table des concordances entre les poèmes des différentes éditions.
Yann Mortelette
Ernest Renan, Correspondance générale, t. V, 1863-1871. Textes réunis, classés et annotés par Jean Balcou. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances », 2018. Un vol. de 773 p.
Après sa magistrale biographie de Renan, couronnée par l’Académie française, Jean Balcou poursuit la publication de la Correspondance générale de l’écrivain 226dont il nous offre le tome V. Ce volume couvre des années capitales de l’activité scientifique, littéraire et politique de l’auteur, les années qui vont de la publication de Vie de Jésus jusqu’à la guerre contre la Prusse et la Commune. Cette édition ajoute aux lettres déjà publiées en volume, qui ont été relues et complétées, des textes épars dans diverses revues et des inédits repérés dans des bibliothèques allemandes (correspondance avec Mommsen et autres savants), à la bibliothèque municipale de Versailles ou à l’Institut de France.
Le contrecoup de la suspension en 1862 du cours de Renan au Collège de France se fait ressentir durant toutes ces années. On trouve à la date du 2 juin 1864, la lettre pleine de dignité par laquelle Renan refuse le poste que Victor Duruy lui propose à la Bibliothèque nationale, refus qui entraîne sa destitution définitive. Renan garde cependant des liens forts avec la frange libérale de l’entourage de l’Empereur (Hortense Cornu, le Prince Napoléon, la princesse Julie Bonaparte) et n’hésite pas à leur écrire pour appuyer une recommandation ou une demande de crédits. En 1866 un échange avec Hortense Cornu montre que Renan envisage de postuler à la direction de l’École française d’Athènes. En 1870, il tient le Prince Napoléon au courant de ses démarches pour retrouver sa chaire au Collège de France, à la faveur de l’ouverture libérale du Ministère Émile Ollivier. Dans deux lettres inédites, il assure que son cours ne sera pas une tribune mais un laboratoire pour spécialistes. Ce n’est qu’en octobre 1870 qu’un décret du gouvernement de Défense nationale rend à Renan sa chaire. Une lettre à Michele Amari narre comment se sont déroulées les premières séances sous les bombardements du siège de Paris (p. 624).
Cette période de la vie de Renan est marquée par une intense activité éditoriale inaugurée par la publication de Vie de Jésus (1863). Au milieu des tempêtes suscitées par ce livre, la correspondance montre un Renan serein qui s’interdit la polémique, mais veille quand même à mobiliser les publicistes libéraux (p. 33). Dans une belle lettre à George Sand (p. 36-37), il explique son projet et se justifie d’avoir manqué « de netteté » au sujet de la divinité de Jésus. Il prépare ensuite l’édition populaire de 1864, l’édition revue de 1867, l’édition populaire illustrée, qu’il aurait aimé voir paraître à temps pour les étrennes du 1er janvier 1870. Il poursuit la rédaction de l’Histoire des origines du christianisme, dont deux volumes paraissent, Les Apôtres (1866) et Saint Paul (1869). L’interminable publication de la Mission de Phénicie, en particulier des planches, occasionne de nombreux échanges avec Gaillardot, le compagnon de fouilles installé désormais en Égypte. Toute la partie scientifique de cet échange était restée inédite. Renan lance aussi le Corpus des inscriptions sémitiques. La correspondance permet de voir Renan au travail ; on peut y suivre l’avancement de la rédaction, les illusions de l’auteur sur la date probable d’achèvement, les relectures d’épreuves, les sollicitations et remerciements aux critiques, les discussions avec Michel Lévy sur le choix des traducteurs. La correspondance donne parfois des indices sur la genèse des œuvres. Les lettres envoyées d’Athènes contiennent déjà les formules séminales de la « Prière sur l’Acropole ». Ailleurs Renan explique ses choix éditoriaux ; s’il a divisé les actes des apôtres en deux volumes, Les Apôtres et Saint Paul, c’est pour lutter contre le préjugé qui fait de Paul le fondateur du christianisme (p. 285 et 293).
À ce travail scientifique s’ajoutent des publications plus politiques, car Renan tient à intervenir dans les débats concernant l’organisation du travail scientifique et surtout la liberté de penser. En 1868 il rassemble plusieurs articles dans Questions 227contemporaines dont il envoie deux jeux d’épreuves au Prince Napoléon (p. 375). Au cours de l’été 1868 il se décide à entrer dans l’action politique, malgré de fortes réticences (p. 397 et 405), vraisemblablement sur l’incitation de Berthelot. Candidat à la députation en Seine-et-Marne pour le parti d’Émile Ollivier, il détaille son programme dans plusieurs lettres ouvertes : pas de révolution, pas de guerre, développement de l’instruction, séparation de l’Église et de l’État (p. 449-452). Dès avant les désastres de 1870 il s’inquiète de « l’état intellectuel et moral » du pays (p. 493) et craint une « décomposition de la société » (p. 507), mais c’est surtout la peur d’une guerre avec l’Allemagne qui le hante. Dans une lettre inédite adressée en 1867 à Mommsen, Renan se réjouit du « triomphe de l’Allemagne libérale et protestante » à Sadowa (p. 344) mais redoute qu’une attitude trop arrogante de la Prusse ne conduise à une guerre avec la France. Après les défaites de l’été 1870, Renan essaie de communiquer, par l’entremise d’émissaires américains, avec le Prince héritier de Prusse et son épouse la Princesse Victoria pour les supplier de modérer les exigences des vainqueurs (p. 608-611). S’il a envoyé ses enfants en Bretagne, il ne quitte pas Paris, sauf pendant les semaines les plus critiques de la Commune. Il veille à sauver les manuscrits de la Bibliothèque de l’Arsenal (p. 606) ; vers la fin de la reprise de Paris par les Versaillais, il est chargé de faire l’inventaire de l’état des archives et bibliothèques (p. 652, lettre inédite au Ministre de l’Instruction publique). Les lettres à ses amis témoignent de son profond désarroi devant les horreurs commises de part et d’autre ; il se rattache à l’idée du devoir (p. 632 ; 647 ; 708). Dans ces mois de 1871 où il écrit La Réforme intellectuelle et morale de la France, Renan apparaît très hésitant quant à la formule politique qui répondrait aux exigences de l’heure. Il écrit à Berthelot qu’il « incline pour les Orléans » (p. 629) mais demande au Prince Napoléon de ne pas priver la France de ses services (p. 657). Il va voir celui-ci dans son exil de Prangins en août 1871, mais quand il lui envoie son essai politique, il déclare : « Je ne voudrais jamais contribuer, ni peu ni beaucoup, à faire manquer l’expérience de la République » (p. 693). À la lecture des lettres très flatteuses envoyées au Prince Napoléon ou à la princesse Julie, il est bon de se rappeler l’aveu fait par Renan dans les Souvenirs d’enfance et de jeunesse (Folio, p. 92) : « Je dis à chacun ce que je suppose devoir lui faire plaisir ».
La plupart des lettres de Renan sont des actes, des demandes, des conseils, des remerciements, des analyses. Il s’épanche peu sauf dans la correspondance avec sa femme et dans les lettres à Berthelot et à ses amis d’Italie (Amari) ou d’Orient (Gaillardot et Suquet). Il se permet quelques descriptions quand il voyage (voyage en Égypte, Syrie et Grèce de 1864-1865 ; voyage au Cap nord sur le yatch du prince Napoléon en juillet 1870, voyage en Italie en novembre 1871). Il émet rarement un jugement esthétique. En Italie, il avoue sa préférence pour les écoles florentine et ombrienne par rapport aux peintres vénitiens (p. 698).
La vie familiale transparaît avec ses deuils, ses joies et ses inquiétudes. Renan perd sa mère en 1868. Il écrit à la Princesse Julie « Elle était pour moi comme un vieux livre où je lisais tout un monde évanoui » (p. 388). La maladie d’Ary est un souci constant ; la famille essaie diverses cures dont les bains de mer à Granville et à Yport. Mais c’est surtout la qualité intellectuelle et morale de son fils qui importe à Renan : « Qui sait si son infirmité ne sera pas pour lui une cause d’élévation intellectuelle et morale ! Je le formerai ; toujours séquestré des autres hommes, il n’en aura pas la vulgarité. » (p. 217, lettre inédite).
228Comme les volumes précédents celui-ci comporte trois index : les personnes citées, les lieux et les œuvres de Renan. On peut regretter qu’il subsiste des coquilles dans les notes. Pour le classement des lettres non datées (ou mal datées par leurs auteurs), nous proposons quelques rectifications. La lettre 2086 à Cornélie doit être datée du 21 Juillet 1863 et non pas 1868 ; elle est à rapprocher de la lettre 1726. La lettre 2362 à Jules Mohl qui évoque des dissensions au sujet de l’élection du secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres date probablement de 1873. La lettre 2363 à Jules Mohl doit être datée de 1864 (allusion à la compétition entre Michel Bréal et Émile Burnouf pour une nomination au Collège de France). La lettre 2279 à Alfred Maury doit être datée de l’automne 1861 (à rapprocher des lettres 1584 et 1593, t. IV). Avoir quelques énigmes à résoudre, n’est-ce pas une partie du plaisir du lecteur de correspondances ? Ce volume est riche, riche de la surabondance de Renan et du savoir de son éditeur et sera utile aux littéraires, aux historiens du xixe siècle et aux spécialistes d’archéologie orientale.
Claire Bompaire-Evesque
Didier Philippot, Guy de Maupassant et l’affolant mystère de la vie. Essai sur l’œuvre fantastique. Paris, Classiques Garnier, « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2019. Un vol. de 370 p.
Le titre de cet ouvrage pouvait laisser craindre un énième essai sur le fantastique maupassantien et sur « Le Horla » en particulier. Mais il n’en est rien. L’essai de Didier Philippot revient sur la notion de fantastique et remet en cause la définition de Tzvetan Todorov, longtemps acceptée et suivie par la critique. Il étend par ailleurs l’étude du fantastique à des récits de la production maupassantienne considérés comme réalistes, tels que « La Petite Roque » ou « Denis ».
Divisé en quatre sections, cet essai s’ouvre sur une longue introduction (p. 7-56) qui définit le fantastique en s’appuyant sur les théoriciens modernes qui vont de Louis Vax à Denis Mellier, en passant par Irène Bessière, Roger Caillois et bien sûr T. Todorov. L’auteur étudie ensuite longuement « le fantastique, genre sentimental » en prenant l’exemple de Nodier (p. 19-53). Il en vient à aborder le fantastique palingénésique et le fantastique problématique. Pour le critique, « le réel est toujours étrange » chez Maupassant et Mérimée, ce qui tendrait à prouver que « entre le fantastique et le réalisme ironique […], il n’y aurait pas opposition, mais convergence » (p. 55).
La première partie « Fantastique et scepticisme » (p. 57-100) explique combien le fantastique et le scepticisme ne se contredisent pas chez Maupassant. Elle analyse les deux chroniques « Le Fantastique » (Le Gaulois, 7 octobre 1883) et « Adieu mystères » (Le Gaulois, 8 novembre 1881). Ces textes théoriques sont décortiqués ainsi que des ouvrages de médecine contemporains et mis en perspective avec des contes comme « La Peur » (1884) et « La Main » pour en arriver à l’étude des « cas singuliers » que sont « Un cas de divorce », « La Chevelure », « Berthe », « Le Horla », « Madame Hermet », « Magnétisme » et « Lettre d’un fou ». D. Philippot étudie ensuite les « variations énonciatives » et ce qu’il nomme « le génie du titre ».
Dans la deuxième partie « Un fantastique psychologique ? » (p. 101-158), le critique souhaite lutter contre un préjugé fréquent selon lequel Maupassant aurait proposé un fantastique moderne, où triompherait la psychologisation. Il remet en 229question « la séparation artificielle de l’œuvre en domaines hermétiques (réaliste, fantastique) » (p. 103). Il rappelle, à la suite d’autres chercheurs, ce que les œuvres de Maupassant doivent aux études de Taine et de Ribot. Il passe ainsi de l’analyse de ce qu’il nomme « le paradigme hallucinatoire » à la lecture approfondie de « La Petite Roque » (p. 132-158), dont la présence dans le corpus fantastique maupassantien pourrait sembler incongrue. Cependant, on aura oublié qu’au fait divers se superposent les hallucinations du meurtrier Renardet.
« Une pathographie du fantastique » (p. 159-187) expose les soubassements d’un fantastique qui s’appuie sur la peur et la croyance, à partir de l’ouvrage de Rudolph Otto intitulé Le Sacré. Puis il est question du fantastique intériorisé et de ses procédés tels que les a appliqués Tourgueniev. Cette troisième partie s’achève sur une micro-lecture du conte « Sur l’eau » (1881), où « la peur devient le théâtre d’une psychomachie intérieure » (p. 179).
« Une ontologie négative » (p. 189-343), la partie la plus longue, revient sur la relation de Maupassant à Schopenhauer en prenant appui sur une œuvre moins connue et jamais convoquée par la critique maupassantienne : Essai sur les fantômes (1850). D. Philippot analyse ensuite le rapport unissant le fantastique et « la rupture du principe de raison suffisante » (p. 235), d’où l’omniprésence de la folie dans les récits fantastiques maupassantiens. Il en arrive à la conclusion que les contes fantastiques notamment – « Mlle Cocotte », « Histoire d’un chien », « Le Tic », « Auprès d’un mort » et « Denis » – voisinent pour beaucoup avec la farce tragique. Le chapitre « L’invisible comme néant actif » s’intéresse essentiellement aux deux versions du « Horla », à « Lettre d’un fou » et au manuscrit du « Horla ». Le suivant « Fantastique et érotique » est une relecture d’« Apparition », tandis que « Fantastique et primitif » analyse « La Main ».
L’ouvrage s’achève sur un bref épilogue « Un fantastique nihiliste » (p. 345-348), très convaincant, l’écriture maupassantienne n’entrant, comme son auteur, dans aucune catégorie réelle et faisant exploser les catégories littéraires préexistantes.
L’essai érudit est complété par une bibliographie conséquente (p. 349-364) et un index des noms (p. 365-367), fort utiles. L’auteur aura réussi à nous convaincre que le fantastique sceptique et nihiliste de Maupassant est diffus dans toute l’œuvre, même réaliste au premier abord. On suit avec attention les démonstrations et les formules, souvent bien choisies, qui caractérisent le processus de création maupassantien. Sans nul doute, cet ouvrage fera date sur le fantastique, et pas seulement dans l’œuvre de Maupassant.
Noëlle Benhamou
Nicolas Valazza, La poésie délivrée. Le livre en question du Parnasse à Mallarmé. Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 2018. Un vol. de 336 p.
Retraçant la formation de la collectivité parnassienne au mitan du xixe siècle, l’émergence d’écritures clandestines dans les années 1870 et 1880, puis discutant les spécificités des projets poétiques de trois grandes figures de la modernité littéraire (Verlaine, Rimbaud et Mallarmé), l’étude de Nicolas Valazza est issue d’un croisement original entre l’histoire de l’édition et celle des formes et de leur renouvellement. Fondée sur une hypothèse forte, qu’elle expose avec clarté dans son 230introduction, elle produit, tout en s’appuyant sur de nombreux documents déjà bien connus et souvent commentés, un nouveau récit de la modernité poétique – un récit non-linéaire, qui pour cette raison permet d’aborder les « poètes de l’“interrègne” » (p. 23) en tenant compte de ce qui les distingue à la fois des romantiques et des poètes de l’avant-garde. L’évolution des formes poétiques de la modernité ne se joue en effet véritablement ni dans les grands livres ni dans les manifestes, mais sur d’autres supports plus labiles. À partir des discours tenus à la fin du xixe siècle sur une « crise du livre » (p. 14) en partie imaginaire ou fantasmée, mais dont les poètes au moins font très concrètement les frais, eux qui, en pleine période de démocratisation littéraire, peinent de plus en plus à diffuser et même à faire publier leurs travaux, l’ouvrage postule un lien de causalité réciproque entre une circonstance historique (le retrait de la poésie dans les marges du champ éditorial et les stratégies déployées par les poètes pour s’y maintenir, à défaut d’accéder à une situation moins précaire) et une série d’événements poétiques (l’assouplissement du vers, bien sûr, mais aussi la fuite du sujet lyrique). Si le livre acquiert un statut problématique pour les poètes de la seconde moitié du xixe siècle, ce n’est peut-être pas seulement parce que la conjoncture leur est défavorable.
Les poètes modernes pratiquent déjà abondamment la rupture, mais « hors livre si ce n’est hors champ », de sorte que la « généalogie de ces ruptures » (p. 22), que l’étude de Nicolas Valazza propose de reconstituer, est silencieuse ou souterraine. La poésie se renouvelle sur des plates-formes moins exposées que le livre. Les périodiques, les manuscrits, autour desquels s’établissent des formes d’écriture particulières, entraînent parfois des chevauchements ou des déphasages, dont l’histoire littéraire doit pouvoir rendre compte. Les cinq chapitres de l’étude s’y emploient, en montrant comment les événements poétiques s’articulent à des événements éditoriaux, pour les poètes parnassiens puis pour ceux que le Parnasse a exclus. Le commentaire de Nicolas Valazza progresse en convoquant de nombreuses citations, tirées notamment de nombreux poèmes. Elles lui permettent d’insister d’abord sur les changements affectant le rapport des poètes aux lecteurs pendant la période parnassienne, qui expliquent en partie leur recours à des stratégies collectives, la revue et le cénacle, puis ensuite sur la scission, autour des années 1870-1880, entre une poésie commerciale, prosaïque ou « quasi industrielle », à l’image des vers de François Coppée, et une « pratique restreinte aux cercles de poètes, relégués hors du circuit éditorial », une « poésie délivrée », « qui ne parvient plus à franchir le seuil du livre » (p. 109), celle des poètes clandestins, notamment les zutistes. Dans ce second contexte, les contraintes conjoncturelles aboutissent encore plus nettement à des prises de liberté formelles.
Le troisième chapitre, consacré à Verlaine, montre que la véritable modernité du poète s’invente et se déploie dans ses livres non publiés, ou publiés de manière décalée, des années après la rédaction de vers d’abord impubliables. Chez Rimbaud, sur lequel porte le quatrième chapitre, la quête du livre, encore active chez Verlaine, est plus radicalement abandonnée. L’étude de Nicolas Valazza présente ainsi le renoncement de l’auteur des Illuminations sous un jour inédit, celui du sacrifice du livre, ou du renoncement « à adopter une forme poétique qui pût lui laisser un quelconque espoir de se faire publier dans des recueils » (p. 163). Les deux derniers chapitres, qui prennent pour objet le rapport au livre de Mallarmé, sont encore plus stimulants, même s’ils suscitent peut-être davantage la discussion polémique. On peut s’étonner en effet que l’auteur des Divagations (qui est aussi, 231certes, dans sa jeunesse, l’auteur d’un article intitulé « Hérésies artistiques : l’art pour tous ») soit présenté au début du cinquième chapitre comme un poète élitiste et stérile, ces deux clichés, en partie assumés par Mallarmé lui-même (mais seulement en partie), ayant été abondamment mis au défi par la critique récente. On peut éprouver quelque réticence, un peu plus loin, à faire de certains poèmes des Poésies et du Coup de dés des « traces fragmentaires » (p. 24) du « Livre » inachevé, l’étude de Nicolas Valazza négligeant en effet de porter attention à la distinction entre le « livre » et le « Livre », qui chez Mallarmé ne se recouvrent pas exactement. Mais le propos ressortant globalement des cinquième et sixième chapitres convainc : sans abandonner le recueil de poésie, Mallarmé, qui très tôt pense son statut devenu problématique, renouvelle le support en profondeur, afin de le rendre plus souple et plus dynamique, plus apte à solliciter la participation active des lecteurs – ceci pour répondre, sans doute, à la crise déjà éprouvée par les parnassiens des années plus tôt, une crise non seulement du vers, mais surtout du rapport entre les poètes et leur public. Pour terminer, en effet, Nicolas Valazza conclut à la pérennité du livre, qui, « sous toutes ses formes, mais de préférence sous le sceau de l’impression, n’en est pas moins resté le support de consécration par excellence pour la plupart des poètes » (p. 301). Le livre reste, ou survit, mais son statut a été réformé, les poètes de la modernité ayant mis en jeu, et mis à mal, notamment sa stabilité et sa reproductibilité.
Annick Ettlin
Olivier Goetz, Le Geste Belle Époque. Préface de Guy Ducrey. Strasbourg, eliphi, « Arts et spectacle », 2018. Un vol. de 410 p.
Disons-le d’emblée : la démarche que propose Olivier Goetz dans cet ouvrage n’est pas celle de l’exercice universitaire canonique. L’auteur se défend en effet de vouloir élaborer une quelconque théorie. S’il se penche sur le geste, il refuse de le « réduire à un concept » (8) ou bien de lui donner, tant soit peu, une « définition restrictive » (383). En dépit de tout ce que laissait présager son titre, son objet ne consiste ni à proposer une « ontologie du geste » (ibid.), ni à « rédiger l’histoire du geste à la Belle Époque » (381).
O. Goetz se présente en vérité comme un collectionneur de gestes. Ce faisant, il court le risque de la Danaïde. Sa collection pourrait sembler paradoxale, puisque le geste du passé ne saurait être qu’une « trace fugace » (19), « ce qui, d’une époque, est le plus évanescent, le plus caduc, le plus facilement oublié » (ix) comme l’écrit Guy Ducrey dans sa préface. Néanmoins, l’ouvrage repose sur la conviction que « loin de se perdre à jamais, tout geste se prolonge, se transforme, se répercute » (5). O. Goetz, qui témoigne de son « émerveillement de constater qu’un geste passé […] puisse nous parvenir, et, surtout, nous affecter » (381), se fait alors passeur. C’est en somme à un « dialogue noué au-dessus du siècle » (382) que nous convie l’ouvrage, dont la nostalgie diffuse, dénuée de passéisme, fait tout le charme.
Le Belle Époque constitue un lieu de glanage privilégié pour le collectionneur dans la mesure où elle se trouve marquée par une « obsession du geste » (9) : « c’est l’époque où tout bouge : Ballon captif, Grande Roue, Panoramas mouvants … Où tout vibre : salle des machines, téléphone, gramophone, cinématographe » (16). Cette prolifération, favorisée notamment par la modernisation de l’espace urbain, 232est présentée dans la première partie de l’essai, intitulée « La Belle Époque ou le triomphe du geste ». O. Goetz se penche ensuite sur « L’érotique du geste », qu’elle réside dans la « déviation » qu’est l’homosexualité en un temps où « le corps fait l’objet d’une culture physique visant à le redresser » (199) ou bien dans la prostitution. La troisième partie, « Le théâtre ou l’art du geste », envisage le geste propre aux acteurs (celui des monstres sacrés que sont Sarah Bernhardt ou Édouard De Max) et aux metteurs en scène (Edmond Rostand ou Edward Gordon Craig). Enfin, la dernière partie, « Saisir le geste », évoque les inventions pour « la capture et […] la restitution du geste » (369), qui se multiplient alors. O. Goetz assume l’aspect tout à la fois parcellaire et arbitraire de sa présentation. S’il choisit, par exemple, d’évacuer toute réflexion autour de la politique du geste, c’est parce que ses différents chapitres sont avant tout rédigés à partir de ses propres émotions.
Le corpus envisagé dans cet essai est extrêmement large. En effet, le geste, tel que le conçoit O. Goetz, est par essence proliférant : il « n’a pas d’autre objet que d’entraîner d’autres gestes de reconnaissance, d’accompagnement, d’imitation ou, parfois, de rejet » (387). Il excède l’espace du théâtre, car la Belle Époque présente la particularité de « dessine[r] de nouveaux territoires artistiques » (10). L’ouvrage démontre avec efficacité que naît à la charnière des xixe et xxe siècles « sinon l’art de la performance à proprement parler, [du moins] une forme d’art de vivre qu’il ne faut pas hésiter à qualifier de performative » (387). Par ailleurs, l’auteur fait une proposition audacieuse dans la mesure où il identifie des « événements gestuels » dans des « monuments culturels » (384). La collection d’O. Goetz regroupe de fait « aussi bien des images que des textes, des projets que des réalisations, des théories que des intuitions » (9). Telle page de la Recherche peut ainsi voisiner avec une évocation illustrée du déshabillage sur trapèze proposé par Mlle Lily de Lidia à l’Olympia en 1898. Si le geste est disparate dans sa nature, il l’est encore pour ce qui concerne sa qualité : l’auteur se refuse en effet à « privilégier exclusivement les “beaux gestes” » (10), car le geste 1900 est « déplacé, physiquement autant que moralement » (159).
O. Goetz se débarrasse très explicitement de la question de « l’intentionnalité esthétique » (160). Ce parti pris, qui peut sembler hardi, présente l’intérêt de bouleverser et, partant, de repenser la hiérarchie des valeurs : « observée sous la lunette du geste, la production signifiante d’une période donnée ne s’ordonne plus de la même manière » (386). Cette façon originale d’envisager la Belle Époque, selon une approche qui ne relève ni de l’histoire de l’art, ni de l’histoire littéraire, mérite à elle seule que l’on s’y attarde.
Wendy Prin-Conti
Bernard de Fallois, Proust avant Proust. Essai sur « Les Plaisirs et les Jours » suivi, en annexe, des plans pour « Les Plaisirs et les jours ». Édition revue, annotée et préfacée par Luc Fraisse. Paris, Les Belles Lettres, 2019. Un vol. de 192 p.
Découvreur de Jean Santeuil (1952) et de Contre Sainte-Beuve (1954), éditeur actif et lucide, Bernard de Fallois fut aussi un critique éclairé. Dans les années 1950, il avait projeté d’écrire une thèse de doctorat sur l’évolution créatrice de Proust jusqu’au seuil d’À la recherche du temps perdu. Mais, confiera-t-il plus tard, 233« l’Université, à l’époque, n’était pas du tout persuadée de l’importance de Marcel Proust ». Son projet se matérialisa pourtant dans une étude en trois volets, dont le premier a disparu. Le second, qui traite des Plaisirs et les Jours, est le texte que Luc Fraisse édite aujourd’hui. Du troisième, on a peut-être des éléments dans sa préface à Contre Sainte-Beuve où il considère que, de ses premiers écrits à la Recherche, « Proust est l’homme d’un seul livre ».
Les Plaisirs et les Jours parurent en 1896 chez Calmann-Lévy sous la forme d’un volume élégant et coûteux, illustré par Madeleine Lemaire, accompagné de quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn et préfacé par Anatole France. Proust regrettera, par la suite, qu’il ait plus enrichi les bibliophiles que touché de vrais lecteurs. L’œuvre est en réalité une nébuleuse à laquelle on doit rattacher d’autres textes qu’il avait, par prudence, par goût ou à l’instigation de Mme Lemaire, écartés du volume. Plusieurs d’entre eux, inédits ou publiés en revue, figurèrent en « Appendice » dans l’édition de la Pléiade de Pierre Clarac et Yves Sandre (1971). L’Indifférent, publié séparément par Philip Kolb (1978), prit place dans l’édition « Folio » du recueil, due à Thierry Laget (1993). On ajoutera aujourd’hui à cet ensemble les nouvelles publiées en octobre 2019, aux éditions Bernard de Fallois, sous le titre « Le Mystérieux correspondant » et autres nouvelles inédites.
L’étude de Bernard de Fallois, qui offre des fragments inédits, fut la première à mettre en valeur l’unité organique de cet ensemble aux contours incertains. Loin d’être, comme on l’a cru, un dilettante qui cède en papillonnant aux modes du temps, l’auteur des Plaisirs et les Jours préfigure en effet le romancier qui consacrera quatorze années à bâtir son œuvre à la manière d’une cathédrale. Si l’univers de Gomorrhe, à plus forte raison de Sodome, n’apparaît que timidement dans ces textes de jeunesse, l’homosexualité y est déjà considérée « comme une structure psychique, en tant qu’elle éclaire la constitution d’une œuvre » (Luc Fraisse). Les liens tissés dans les pièces du recueil entre la musique et la peinture annoncent la « correspondance wagnérienne entre les arts » qui se dessinera dans la Recherche. Et s’esquisse une « poétique du personnage proustien » qui s’épanouira au sein de la fresque sociale rendue possible grâce au roman.
Bernard de Fallois, observe Luc Fraisse, sait isoler dans Les Plaisirs et les Jours des thèmes ou des situations qu’on ne verra plus dans la Recherche. Mais, même ainsi, c’est toujours à l’aune du grand roman qu’est considéré le recueil. Pouvait-il en être autrement ? Une question affleure au long de l’étude : quelle place occuperait Proust dans l’histoire de la littérature française s’il était mort à vingt-cinq ans ? Son recueil serait sans doute compté parmi les productions estimables de la littérature décadente. Il fallait la suite pour qu’on mesure à quel point il s’en distinguait.
Chemin faisant, Bernard de Fallois trouve que, dans la Recherche, Odette et Robert sont « avant tout dans leur prénom – tandis que d’autres, les Verdurin ou Charlus n’auront au contraire pas droit au prénom » (p. 83). Robert, aux yeux du lecteur, n’est-il pas d’abord « Saint-Loup » ? « Ce sera le propre de la Recherche », écrit-il aussi, « que de supprimer l’épisode ou en tout cas de diminuer l’importance des péripéties, de les diluer dans une œuvre qui n’est plus un récit, de fondre toutes les scènes dans une apparente monotonie, de renoncer à l’essence dynamique de la plupart des romans » (p. 86), alors que Proust, qui avait conçu le personnage d’Albertine comme « un principe d’action » (à Gaston Gallimard), s’avoua « un peu honteux », au lendemain de la publication d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, d’avoir fait paraître tout seul « cet intermède languissant ». Selon Bernard 234de Falllois enfin, « la primauté de style aura subsisté […] dans le roman, où le comique et la poésie s’unissent pour contrebalancer d’une poussée égale le mouvement dynamique du romanesque » (p. 122). En 1921, Proust jugera pourtant que Les Plaisirs et les Jours étaient « bien mieux écrits […] que Swann », car il s’était alors ingénié à « tourner la difficulté ». Affrontant sans détour la difficulté quand il compose la Recherche, il n’y donne plus la primauté au style (au sens étroit du terme), mais à la vérité (« Ceci est une œuvre de force », dit-il à Gaston Calmette pour lui présenter Du côté de chez Swann). Ce sont moins là des observations vétilleuses qu’une façon de suggérer que l’approche de son œuvre a pu changer depuis une soixantaine d’années.
Dans un fragment inédit du Don des Fées est ébauché l’épisode des jeux avec Gilberte : « À l’âge où les petits garçons vont rire et jouer, tu pleureras les jours de pluie, parce qu’on ne t’emmènera pas aux Champs-Élysées où tu joueras avec une petite fille que tu aimeras et qui te battra » (p. 129-130). « Petite fille », note Bernard de Fallois, a remplacé sur le manuscrit « petit garçon ». On savait depuis longtemps que les jeunes filles de Balbec cachaient des figures de jeunes gens. Même si Proust fut sensible, à l’époque de son adolescence, à la grâce de Jeanne Pouquet ou de Marie de Benardaky, il faut donc, ici aussi, chercher ailleurs le principal modèle de Gilberte.
En fin de volume, à la suite des plans successifs des Plaisirs et les Jours, est offert le fac-similé de la page 7 d’une lettre inédite et non datée de Proust à Reynaldo Hahn. Luc Fraisse, qui en résume le contenu, montre comment Proust songeait alors (fin 1908 ou début 1909 ?) à republier Les Plaisirs et les Jours, sous un titre modifié, afin d’en faire un prélude au roman qui ne s’appelait pas encore À la recherche du temps perdu. « Premières années dans la Société et dans la Solitude » aurait ainsi précédé « Le Retour à la Solitude ». Si l’on tente de transcrire la fin de cette lettre, on y relève une série de titres inattendus : « Genstil Ste Geuve s’appellera / ou bien 1o “Contre Sainte Beuve”, Souvenirs d’une matinée ou les Sept jeunes filles / ou bien 2o Quand les yeux se sont habituées [sic] à l’obscurité. » Et, plus bas : « Ste Geuve s’appellera alors “Le Retour à la Solitude”. / Enfin je ne sais quelle épigraphe portera Ste Beuve j’hésite entre “Je suis la Résurrection et la Vie” ou “Paris est si petit” ou “Souvent un beau désordre est un effet de l’art”. Comme tout cela doit vous intéresser ! Hasgouen ».
Proust, qui appelle couramment Reynaldo « Genstil », bêtifie dans les lettres qu’il lui adresse. « Hasgouen » (variante de « Hasdieu ») se change parfois en « Hasbouen ». « Bunibuls », surnom fréquent de Reynaldo, devient à l’occasion « Gi-ni-nuls ». À confondre par plaisanterie b et g, Proust a ajouté aux titres possibles de son roman une « Ste Geuve » propre à dérouter les lecteurs.
Pierre-Louis Rey
Jean de Tinan, Lettres à Madame Bulteau. Édition établie, présentée et annotée par Claude Sicard. Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des Correspondances, Mémoires et Journaux », 2019. Un vol. de 323 p.
Faisant suite à la publication par Jean-Paul Gonjon, en 2016, du Journal intime 1894-1895 et d’une monumentale biographie, tous deux parus aux éditions Bartillat, cette correspondance procurée par Claude Sicard contribue à redonner sa place au 235météore des lettres que fut Jean de Tinan (1874-1898). Mort à vingt-quatre ans, après une fulgurante carrière d’écrivain (cinq ouvrages publiés de son vivant, de nombreux articles et chroniques, en particulier pour Le Mercure de France ou L’Ermitage, un roman resté inachevé, sans parler de son travail de « nègre » pour Willy, et d’autres collaborations anonymes), Jean de Tinan a incarné avec grâce et dérision la figure du dandy sentimental et libertin, du faiseur et du bel esprit, de l’adolescent sensible et du jeune homme caustique. Augustine Bulteau (1860-1922), femme de lettres parisienne, dont le salon raffiné de l’avenue de Wagram s’imposa rapidement, réunissant entre autres Jacques-Émile Blanche, Gérard d’Houville, André Chaumeix, Henri de Régnier, a exercé un singulier ascendant sur les écrivains qu’elle recevait, suscitant confidences et lettres intimes (voir par exemple les lettres de Paul-Jean Toulet à Mme Bulteau publiées par Jean-Louis Vaudoyer en 1924, ou celles de Louis Duchesne publiées par Florence Callu en 2009 aux éditions de l’École Française de Rome). Tinan est introduit dans son salon en mars 1898 par son ami peintre Maxime Dethomas ; il ne connaît Mme Bulteau que depuis trois mois lors de son départ pour Jumièges, qui marque le début de leur relation épistolaire. L’éloignement géographique (qui s’accroît à partir d’août, puisque Mme Bulteau séjourne dès lors à Venise) semble alors favoriser tous les épanchements, toutes les facéties ; cette correspondance née d’une amitié si rapide donne ainsi à voir l’éclectisme d’un esprit qui se livre, s’exhibe, se dérobe, non sans coquetterie parfois, mais sans forfanterie. La centaine de lettres conservées et reliées par Mme Bulteau tient presque lieu de Journal à Tinan, entre avril et novembre 1898 – Mme Bulteau reconnaissant plaisamment, quand son jeune ami se plaint de correspondre « un peu bien tout seul », qu’elle est « le prétexte » de ses lettres, qui « s’adressent bien plus loin ».
De fait, on lira dans cette correspondance la genèse incertaine d’Aimienne, qui sera publié de manière posthume, l’activisme du chroniqueur, une gazette des amitiés inquiètes qui s’agitent autour de lui, mais aussi le bruissement d’une époque, à travers la lecture caustique que Tinan propose des journaux, sa manière de saisir au vol les modes, les obsessions, les contradictions du temps. Les résonances mondaines et snobs de l’Affaire Dreyfus (que Tinan étudie alors à loisir, grâce à son immobilité forcée, dit-il), les romans de Bourget, le procès Caillard, mais aussi les « jupes en forme », compliquées par un volant déraisonnable, pour « faire des imitations en trichant avec des garnitures », le fait divers des diamants Sutherland – toute cette « fâcheuse époque » ressurgit en ces quelques mois consignés par bribes et éclats. On y croise José de Heredia, Paul Léautaud, Félicien Rops, Henri de Régnier, bien sûr l’ami Pierre Louÿs, Valéry, bouleversé à la mort de Mallarmé, etc. L’admirable érudition du riche apparat critique qui accompagne chacune des lettres de Tinan, parfois très allusives, permet de restituer dans toute son épaisseur l’actualité littéraire et politique saisie par le malade à travers la presse, les visites d’amis, les lettres reçues, qui forment la trame d’une grande partie des lettres adressées à son amie. Il faut saluer le travail considérable de Claude Sicard qui a su rendre parfaitement lisibles les différentes strates socio-historiques, littéraires et affectives sur lesquelles s’écrivent ces lettres.
Au-delà de cet aspect documentaire précieux et de la saveur des anecdotes rapportées par Tinan (et par Claude Sicard, donc), cette correspondance apparaît également comme un émouvant contrepoint à son œuvre interrompue. Elle est, presque immédiatement, d’une tonalité très familière ; Tinan ne s’embarrasse pas de précautions oratoires, néglige les formules de politesse, et décompose volontiers 236ses missives en paragraphes brefs. Citations plaisantes, pastiches, poèmes, notes de lecture toujours lapidaires, brèves diverses : chaque lettre apparaît comme le creuset hétéroclite et fertile des pensées du jour. Volontiers introspective, souvent piquante, toujours enlevée, la correspondance prend progressivement la forme d’un journal de la maladie dénué de tout pathos. Claude Sicard n’a retrouvé que peu de lettres de Mme Bulteau, qui sont d’un registre bien différent : sa sollicitude, sa discrétion et sa bienveillance laissent toute latitude à Tinan pour s’écrire. La progression inéluctable de sa pathologie cardiaque rythme ses lettres ; cette condition de malade, qui interdit toute rencontre entre le jeune homme et sa confidente, devient rapidement l’un des enjeux essentiels de la relation épistolaire. Dès la deuxième lettre, il s’excuse de n’avoir pu rendre visite à Mme Bulteau, du fait de sa « santé (si délicate !) » ; le rêve de la rejoindre en Italie parcourt les lettres de l’automne 1898 : il lui promet encore, deux mois avant sa mort, qu’« il y a toutes chances que dans un mois, guère plus », il soit à Venise. Les soins de son médecin normand, puis le régime de la clinique parisienne lui fournissent un répertoire cocasse : les ordonnances, les infirmières, les litres de lait à ingurgiter, l’éther surtout, qui soulage modérément ses douleurs mais dont il fait un usage immodéré. On lit les aggravations de la maladie à travers le raccourcissement des lettres, et les confidences pudiques : « Mon porteplume est en plomb et je suis en ouate », jusqu’à la dernière lettre, envoyée trois jours avant sa mort, le 18 novembre 1898. Mme Bulteau dira de lui, plus tard, qu’il « souffletait la mort avec un joli sourire de dédain »… Tout cela constitue un étourdissant exercice de style, dont l’enjeu – Tinan en est-il conscient ? – est celui de la survie par l’écriture et dans l’écriture, intensément attachée au mouvement des êtres, des œuvres et des bribes arrachées au quotidien, fût-il tragiquement limité par la maladie. La lettre y devient le viatique du jour, tendue vers la quête d’une amitié maternelle.
La vivacité, l’élégance et l’émotion profonde qui se dégagent de ces lettres en font tout le prix. Il faut insister sur la très grande qualité de l’édition procurée par Claude Sicard, qui vient parachever un travail de longue haleine, comme le rappelle la Note sur l’édition. Il en avait proposé une première présentation à la suite de sa thèse d’État consacrée aux années d’apprentissage littéraire de Roger Martin du Gard, en 1973, et retrouve ici avec un bonheur communicatif les lettres toutes palpitantes de vie, envers et contre tout, d’un jeune homme ironique et sincère.
Hélène Baty-Delalande
Paul Morand, Bains de mer, bains de rêve et autres voyages, édition établie et présentée par Olivier Aubertin. Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2019. Un vol. de 1057 p.
Le volume conçu et présenté par Olivier Aubertin se veut être la suite ou le complément – le pendant – de celui qu’avait publié dans la même collection Bernard Raffali en 2001, Hiver caraïbe et autres voyages. On appréciera l’effet de symétrie des deux titres qui met en évidence – s’il en était besoin – la place majeure occupée par le voyage dans l’œuvre et la vie de Morand. Dans cette perspective, Olivier Aubertin a réussi un étonnant montage autour de sept ouvrages qui constituent en quelque sorte un premier corpus auquel sont associés des extraits d’autres œuvres de Morand ainsi que des articles et des textes, souvent peu connus, du même auteur. 237En parfaite communion avec l’œuvre morandienne, il a conçu un vaste ensemble – ou plutôt un itinéraire – en six « parties » (le mot n’est curieusement pas repris dans la table des matières) dont l’architecture, à première vue compliquée, ménage d’heureuses surprises et de substantielles mises au point, essentiellement dans des « introductions » – onze au total – qui ponctuent chaque section ou sous-chapitre.
Détaillons les haltes de ce qui m’est apparu comme un itinéraire. On s’aperçoit que point de départ et point d’arrivée se répondent, sans doute parce que « le monde est une pomme », pour reprendre le titre de la 1re partie : c’est l’Orient – ses mirages, ses multiples visages – qui assure ce grand jeu d’écho. Vient ensuite la brève 2e partie (« Le monde est une route ») qui légitime et donne cohérence aux courses que multiplie selon son rythme ce citoyen du monde atypique. Le cœur de l’ouvrage – la 4e partie, très composite – c’est l’Europe (« L’Europe cœur du monde »), une suite bien ordonnée qui fait passer de Venise (« les » Venises de Morand, pour citer un petit chef-d’œuvre) aux « Soleils du Sud », pour enchaîner avec la « vieille Europe », la Mitteleuropa, et l’auguste monarchie bicéphale – une des nostalgies de l’écrivain – puis la Suisse – le refuge pendant les longues années de l’après Vichy, la « Old England » (plus de cent cinquante traversées…), mais manque à l’appel (de Londres) la seule qui aurait permis un rendez-vous avec une Histoire que Morand a toute sa vie récusée, et l’on termine par où tout a commencé : Paris. La 5e partie (« Retours d’Amériques, Bouts du monde ») peut aussi se lire comme « bouts de monde », le puzzle que compose inlassablement « le veuf de l’Europe ». Enfin « Orient (s), outre-monde » – 6e et dernière partie – fait rimer monde et tombe.
Reprenons à présent, dans leur ordre d’apparition, ce qui se présente comme le corpus principal : Rien que la terre (1926), La route des Indes (1936), La route Paris Méditerranée (1931), Circuits et autodromes (1928), Bains de mer, bains de rêve (1960), Venice, Venise, Venedig and Venezia (1927), Altitudes et profondeurs (1971) et Air indien (1932). À l’évidence, la chronologie n’est pas le fil conducteur ou le principe organisateur et l’on ne peut que relever une certaine disparité entre des titres connus et ceux qui renvoient, de façon délibérée, à des textes mineurs ou oubliés. On considérera qu’il y a là une manière tout à la fois habile et utile de contourner ce qui se présentait comme une sorte d’obstacle : les œuvres déjà retenues dans le volume précédent auquel il a été fait allusion.
Au-delà du plaisir de fureter et de collectionner une belle moisson de trouvailles – plaisir que partagera, à coup sûr, le lecteur et, plus encore, l’amateur d’une œuvre immense et variée –, on découvre bien vite que le voyage et avec lui d’autres thèmes connexes et attendus (la vitesse, les voitures qui, comme les bains de mer, sont aussi des « rêves ») ne sont pas l’unique centre d’intérêt d’Olivier Aubertin, mais tout autant « l’homme » Morand, le « cas » Morand abordé, étudié sans parti pris – mais non sans passion – comme si la préface de Nicolas d’Estienne d’Orves donnait, avec beaucoup d’esprit et d’assurance, la marche à suivre. On appréciera comment O. Aubertin, dans le texte qui sert d’introduction générale, intitulé « Toute la terre », passe, glisse insensiblement de l’arpentage géographique à la plongée (bains de mer oblige…) dans un moi qui se dérobe ou qui, jusqu’au bout, se masque derrière sa « légende », qu’il s’agisse de « l’homme pressé » ou du Bouddha souriant et énigmatique. L’homme qui a décidé de « prendre le large » (p. 7) est comparé à Hérodote, en particulier pour sa curiosité, mais il est aussi ce « mélancolique survolté » (p. 8), pour reprendre le mot de Jean-Louis Bory, sans 238omettre le diplomate, le globe-trotter ou « le lecteur assidu de Gobineau » (p. 11). Et l’enquête (pour ne pas oublier Hérodote) se poursuit avec une belle brassée de textes liminaires, comme l’interview à Fréderic Lefèvre qui remonte à 1923 (p. 13-18).
Évoquons, nécessairement de façon cursive, les textes qui, de section en section, composent une précieuse anthologie. Ils sont tirés de revues, Revue des voyages, en particulier « J’irai revoir mon Ibérie » (un titre à la Blondin…), mais aussi Art et médecine, ou la Sélection du Reader’s Digest pour un beau texte sur le Danube, bien avant Claudio Magris, et encore des textes « rares et introuvables » (p. 633) qui entraînent dans des balades outre-Rhin, mais on en dira tout autant de Circuits et autodromes, « texte-bolide » (p. 359), ou encore « Le musée de Mexico » tiré des Cahiers de la République des lettres (1928).
Pour illustrer ces multiples « Bains de rêve », il faut – il faudrait – détailler l’écriture morandienne. Tout a peut-être été dit par Marcel Proust dans sa préface à Tendres Stocks : « il unit les choses par des rapports nouveaux. » Parlons d’abord de la comparaison, de l’art de surprendre par la comparaison, ce qui montre qu’il n’y a aucune rupture entre les premiers poèmes (Lampes à arc) et la prose (ici, prioritairement, la chronique). Des exemples ? Les araucarias sont « semblables à des arbres généalogiques » (p. 562), les figuiers de Barbarie ont « des omoplates poilues » (p. 567) et les coqs sont « ces muezzins du poulailler » (p. 578). On criera au maniérisme, à l’effet précieux, et l’on aura défini un peu du « fa presto » de l’écrivain. Secouer son lecteur, le dépayser, c’est ce que recherche cet étonnant cicerone, le Morand-qui-sait-tout, celui qui fait l’historique de tout (de Manhattan, du canal de Suez ou de la pratique des bains de mer).
Il faut étourdir le lecteur (qui fait partie des « assis ») par le vocabulaire technique et l’on citera le lexique british de la chasse au renard ou fox hunting (p. 751-756), mais aussi par l’adjectif qui surprend : « les remparts bourguignons d’Avila » (p. 868), les Sikhs « à barbe mousseuse » (p. 169), ou par la formule bien frappée : « l’Amérique est faite pour l’avion » (p. 867) ; « ce qui manque le plus, ici [en Suisse] c’est le hasard ; c’est la faute de l’horlogerie » (p. 695) ; « une nuit en mer fait plus pour deux cœurs qui cheminent l’un vers l’autre que des années de terre » (p. 779), voire par le jeu sur les mots (paronomase si l’on est pédant) : « une rade joujou pour esquifs d’acajou » (p. 726), enfin par des effets chromatiques que seul l’œil morandien sait capter : « Tigres royaux dont les pelages imitent si parfaitement l’ombre striée des bambous sur le sol fauve » (p. 95).
Il y a un coloriste né chez Morand, qui transcrit la couleur mais n’oublie pas la nuance. Apprenons à voir, à Macao : « des maisons à arcades, bleu lessive, framboise, vert d’eau, servies comme des glaces assorties » (p. 88) ; à Suez : « Le soir tombe : de blanche, l’immensité des sables devient jaune soufre, puis chamois » (p. 206) ; à Madère : « Ici, tout est vert bronze ou vert amande, avec quelques écorchures rouges, par endroits » (p. 554) ; enfin à Majorque, « des vagues d’un bleu dur de majolique, c’est comme un coup de poing qu’on reçoit en plein visage » (p. 596). On n’oubliera pas cependant que cet œil artiste est aussi celui d’un Européen convaincu, d’un témoin qui a parcouru le monde à l’aube de la vitesse, mais aussi avant le tourisme de masse (une tautologie…). Cet œil sait distinguer de façon claire le cosmopolitisme (d’ordre individuel) de l’internationalisme : « la foi internationaliste exige que les nations s’immolent à une surnation » (p. 23). « Je laisse derrière moi – écrit-il – des pays qui croulent et ne savent pas rebâtir » (p. 153). Ou encore : « Les colonies ne sont plus un luxe mais une nécessité intérieure » (p. 153).
239Viennent enfin, au-delà des idées (des propos de salon ou de couloirs d’ambassade), les formules qui dévoilent une vérité intime, des contradictions, et qui remettent le lecteur face à ce qui demeure une énigme. Le passager du monde reste un parisien « entre deux mâts de cocagne, la Tour Eiffel et l’Obélisque » (p. 805), écrit O. Aubertin qui sait faire « du » Morand. Le désir de voyager n’est au fond que « l’envie d’être ailleurs, implacable, tenace comme une lésion » (p. 66). On appréciera la comparaison et l’on cherchera à la comprendre… L’homme qui ne s’est jamais « arrêté », sauf pour s’asseoir dans un fauteuil d’académicien, « l’amant de la grand-route » (p. 355), choisit de mourir dans la foi orthodoxe « une religion par bonheur immobile » (p. 1008). Et ce monde dont il faut sans cesse « prendre la mesure », qu’est-il au bout du compte ? L’inscription du pont Kadjin, à Ispahan qui inspire une superbe « mille et deuxième nuit », donne au voyageur, au simple passant comme au lecteur, plus qu’une réponse : un principe de vie : « Le monde est un pont : traverse-le » (p. 1039).
On peut, encore aujourd’hui, marquer sinon son admiration, du moins son étonnement face à la solution apportée par Morand à l’invitation, au défi ainsi posé : choisir l’élégance désinvolte pour traverser les mots, mais aussi passer d’un monde à l’autre, d’un siècle à un autre.
Daniel-Henri Pageaux
Jeanyves Guérin, Le Théâtre en France de 1914 à 1950. Nouvelle édition augmentée. Paris, Honoré Champion, « Dictionnaires et Références », 2019. Un vol. de 553 p.
Cette nouvelle édition du Théâtre en France de 1914 à 1950 de Jeanyves Guérin, qui s’inscrit dans une série qui constitue une Histoire du théâtre français du Moyen Âge à la fin du xxe siècle, actualise la première édition parue chez Honoré Champion en 2007 (Un vol. de 530 p. Voir son compte rendu dans RHLF, septembre 2008, no 3).
Il convient de rappeler les points importants de ce volume, très vite devenu un ouvrage de référence. Il y est traité tant du théâtre d’art que du théâtre de divertissement, lesquels, de 1914 à 1950, sont alors plus complémentaires que concurrents. Le but de l’auteur, qui se veut exhaustif, est de « rendre compte, dans sa richesse et sa diversité, d’une immense production aujourd’hui oubliée » (p. 15). Le découpage en dix-sept chapitres retrace l’évolution du théâtre français pendant cette période marquée par les fractures des deux guerres. Après un premier chapitre qui montre comment la guerre de 14 est un tournant qui assure les beaux jours du théâtre commercial, les neuf chapitres suivants portent sur le théâtre de l’entre-deux-guerres, offrant d’abord un état des lieux très documenté de l’institution théâtrale sous ses multiples facettes (y sont recensés les théâtres, leur répertoire et leur public, les directeurs de théâtre et leur programmation, les mécènes et leurs commanditaires, le Conservatoire et les nouvelles écoles, celle de Copeau notamment, les revues théâtrales comme le supplément de La Petite Illustration ou Comœdia, les critiques), analysant ensuite l’importance croissante du metteur en scène et le rôle du Cartel, lui toujours respectueux des textes, insistant ensuite sur la coexistence de deux formes opposées de spectacle, le théâtre 240commercial (avec ses Revues, ses opérettes, ses pièces de Boulevard) et le théâtre d’art, puis brossant le tableau des créations de l’époque, celles de Lenormand, Anouilh, Salacrou, Vildrac, Cocteau, etc., et tout particulièrement celles des deux grands, Giraudoux et Claudel, analysant ensuite la naissance du Théâtre National Populaire grâce à Gémier qui veut faire venir au théâtre un large public, Copeau de son côté désirant également réunir l’élite et le peuple, montrant enfin comment se prépare la modernité avec les héritiers d’Apollinaire, dadaïstes et surréalistes.
Les deux chapitres suivants traitent du théâtre sous l’Occupation, période qui constitue paradoxalement un âge d’or du théâtre français car le public trouve là un dérivatif. C’est sous Vichy que commence la décentralisation car de jeunes troupes s’installent en province. C’est l’époque qui voit le triomphe d’Anouilh et de Montherlant et enfin la reconnaissance de Claudel.
Les quatre chapitres suivants sont consacrés au théâtre après la Libération, aux remaniements au sein de l’institution théâtrale grâce à la création de la Direction du théâtre et à Jeanne Laurent. Y sont répertoriés les revues, les critiques, les metteurs en scène, particulièrement Vilar, les nouvelles scènes de la Rive Gauche où va se révéler l’avant-garde. Le théâtre de divertissement est alors concurrencé, comme il est montré dans les deux chapitres suivants, par le théâtre d’art et par le théâtre engagé. Le théâtre littéraire connaît un grand succès, celui d’Anouilh, de Claudel et de Montherlant comme celui des poètes, René Char, Supervielle. Le théâtre de Sartre et de Camus, trop philosophique, vieillit mal car apparaissent des formes nouvelles avec Audiberti, Genet, Ionesco, Adamov, etc. Le dernier chapitre fait une place au théâtre belge, tout particulièrement aux farces tragiques de Crommelynck et de Ghelderode.
Signalons l’intérêt des annexes : bibliographie, tableau chronologique, notice sur les auteurs, index.
Les ajouts, par rapport à la première édition, se font l’écho des travaux qui ont vu le jour pendant ces dix dernières années ; chaque chapitre est augmenté, la bibliographie est actualisée, de nombreuses notes de bas de pages ont été ajoutées. C’est dire l’importance de cet ouvrage, à la fois historique et analytique, qui donne un éclairage précieux sur cette période de l’histoire du théâtre, tant sur les auteurs phares que sur ceux qui sont oubliés aujourd’hui.
Marie-Claude Hubert
Julien Roumette, Romain Gary ou le deuil de la France Libre. D’Éducation européenne à La Promesse de l’aube, Paris, Honoré Champion, « Littérature de Notre Siècle », 2018. Un vol. de 314 p.
Tiré d’une habilitation à diriger des recherches, cet ouvrage ressaisit toute l’œuvre de Gary au prisme de son engagement dans la France Libre. Il s’ouvre sur le refus du romancier d’écrire sur sa guerre pour montrer que la France Libre a pourtant forgé sa vision du monde et son écriture. Guetté par l’amertume à la Libération, Gary écrit mu par une colère qui reflète l’insoumission viscérale donnant à son œuvre sa continuité. Julien Roumette propose de la lire comme un travail de deuil progressif.
Il définit pour cela trois périodes créatrices. La première, seule étudiée dans l’ouvrage, est constituée des années qui séparent Éducation européenne (1945) 241de La Promesse de l’aube (1960). Laboratoire de l’œuvre, cette longue période de gestation qui met en scène d’anciens résistants déchirés entre idéalisme et rancœur raconte le deuil difficile du combat.
La deuxième période s’attache, dans les années soixante, aux dérives de l’idéalisme que l’écrivain voit dans les mouvements révolutionnaires. Il sait par expérience que la désillusion menace l’idéal et critique les dérives autoritaires qui entachent les guerres d’indépendance en Afrique et les combats pour les droits civiques aux États-Unis, si bien qu’il représente l’engagement comme une impasse.
Dans la décennie suivante enfin, Gary, mais surtout Ajar, incarne son idéalisme humaniste dans des personnages humbles victimes de l’histoire. Cette période « humiliste » exalte la pitié et la faiblesse. L’irrépressible désir de vivre des rescapés apparaît comme la figuration purifiée du combat de la France Libre.
Convaincante, cette tripartition ne manque cependant pas de trouver des arrangements avec les dates et avec l’exhaustivité : les romans qui, comme Les Enchanteurs (1973), ne correspondent à aucun de ces trois moments sont passés sous silence et ceux dont la date de publication ne coïncide pas avec le thème qui y est associé sont déplacés d’une période à une autre. Inclus dans la deuxième alors que sa parution en 1972 l’appelait dans la suivante, Europa pourrait tout aussi bien relever de la première puisque son titre et les pages décrivant les leçons que son héros reçut à Dachau résonnent avec Éducation européenne. Ce sont là les écueils d’une analyse qui applique un système à une œuvre pourtant présentée comme échappant à tout formalisme. Gageons toutefois que ces réserves seront levées dans les prochains volumes, où la suite de l’œuvre sera appréhendée en détail, ce qui permettra sans doute de considérer le classement chronologique et thématique avec souplesse.
L’ouvrage est constitué de six chapitres dont chacun commente le rapport des premiers romans de Gary à la France Libre. Écrit en pleine guerre, Éducation européenne est un texte de combat que l’auteur charge de rendre compte de l’idéal et de la fraternité qui l’ont animé pendant le conflit. C’est donc la dimension spirituelle et morale de l’engagement qui domine. L’idéal n’ayant pas encore été miné par les nouveaux rapports de force induits par la victoire, le roman témoigne de l’idéalisme combattant et des problèmes éthiques qu’il pose.
Le ton est résolument différent dans Tulipe (1946) car Gary se sent dépossédé des valeurs pour lesquelles il s’est battu. Tenté par le cynisme et le désespoir, il s’attaque à la bonne conscience des Alliés en exprimant sa colère sous la forme d’un humour grinçant. Ce choix, qui lui permet de supporter les désillusions de l’après-guerre et d’affiner son style, le conduit provisoirement à une impasse.
Le même humour rageur irrigue Le Grand Vestiaire (1948). Pour le romancier, la révolte de la jeunesse incarne bien mieux l’esprit de la France Libre que la mémoire embaumée des commémorations. Gary attribue donc à la génération qui suit la sienne les valeurs humanistes qui lui sont chères. Bien que le roman se termine dans l’amertume et l’invective, la rancœur n’occulte pas l’élan et la fraternité qui animent les adolescents insoumis, dont l’apprentissage aura été marqué par la découverte de la pitié.
Dans Les Couleurs du jour (1952), Gary accuse les communistes d’avoir brisé le rêve d’union qui présidait aux combats antifascistes des années trente et quarante. Il fait son adieu au personnage de héros-combattant mais, en reconnaissant l’impasse politique et romanesque de cette forme d’engagement idéaliste, il se mue 242en donneur de leçon car il vomit l’époque qui ne sait pas reconnaître le sacrifice des Français libres. En affrontant ainsi ses certitudes et ses contradictions, Gary ouvre la voie à une autre forme d’engagement, l’idéalisme de l’amour.
Dans Les Racines du ciel (1956), il réoriente son idéalisme en transfigurant le combat de ses années de guerre dans la lutte de son héros pour la protection de la nature. En se détachant de sa propre histoire, il dompte son amertume : il donne plus de profondeur à son récit et à ses personnages et il ne s’indigne plus contre le lecteur mais avec lui. À l’image du héros, ancien résistant qui entraîne la jeune génération à sa suite, le passé est le ferment des combats nouveaux.
L’ultime chapitre, qui occupe un tiers de l’ouvrage, montre comment Gary résout ses contradictions. Synthèse de sa vie et de son œuvre, La Promesse de l’aube évoque sa guerre pour la première fois en démystifiant l’héroïsme militaire. L’humour, qui apparaît sous la forme plus tendre de l’autodérision, rend l’idéalisme plus vivable, moins abstrait et plus universel que dans les premiers romans. Chantre de l’humanisme mais conscient des limites de la nature humaine, l’écrivain transfigure sa guerre en composant un hymne à la vie et à l’amour maternel, transmettant le désir de vie, l’énergie de la révolte et la force d’imagination qui les animaient, ses camarades et lui. L’écriture perpétue ainsi les valeurs de la France Libre et les rend exemplaires : c’est elle qui donne son sens au combat que Gary a mené et qui devient l’expression de son engagement.
Le processus initié dans Éducation européenne trouve son aboutissement dans La Promesse de l’aube. La figure du combattant s’est effacée, la tentation cynique a laissé la place à une confiance renouvelée en l’homme et la puissance de l’amour atténue la vision pessimiste de l’humanité issue de la guerre. Libéré de son engagement combattant, Gary donne une nouvelle orientation à son œuvre mais il n’en a pas terminé avec son deuil de la France Libre, car il voit les combats de la jeune génération menacés comme le sien l’a été.
À la lumière de ce premier volume, le projet d’ensemble a plusieurs mérites. Outre l’ampleur et la nouveauté de l’entreprise, il convient de saluer l’originalité de cette première monographie consacrée à l’intégralité de l’œuvre de Gary. Procéder chronologiquement à l’aune de l’engagement fondateur de l’écrivain permet d’une part de proposer une analyse précise et fine des textes et de leurs dimensions littéraire, politique, historique et morale. D’autre part, ce choix inscrit l’œuvre dans une perspective synchronique et diachronique car tous les textes sont étudiés dans leur contexte de production et chacun est envisagé sur le temps long. Mais Julien Roumette ne commente pas seulement l’évolution d’un livre à l’autre ou les liens qui unissent deux romans que des années séparent. Il examine également le travail de rectification auquel Gary se livre tout au long de sa carrière pour accorder son œuvre avec les valeurs qu’il défend. Il est dommage que ce remarquable travail soit desservi par de très nombreuses coquilles, dont certaines affectent le nom d’un personnage – Janek orthographié Janeck – ou la date de publication d’un roman – Le Grand Vestiaire (1948) daté de 1949. Ces erreurs typographiques ne laissent pas moins attendre les deux volumes à venir avec impatience.
Jonathan Barkate
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- ISBN: 978-2-406-10071-3
- EAN: 9782406100713
- ISSN: 2105-2689
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10071-3.p.0195
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-03-2020
- Periodicity: Quarterly
- Language: French