Book Reviews
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuses
2023 – 3, 103e année, n° 3. varia - Authors: Frey (Daniel), Vial (Marc), Siegwalt (Gérard), Cottin (Jérôme), Monnot (Christophe), Arnold (Matthieu), Collange (Jean-François)
- Pages: 363 to 401
- Journal: Journal of Religious History and Philosophy
REVUE DES LIVRES
PHILOSOPHIE
Jacques Bouveresse, Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples. Suivi d’une postface de Jean-Jacques Rosat, Marseille, Hors d’atteinte, coll. « Faits & idées », 2021, 374 pages, ISBN 978-2-490579-98-3, 20 €.
Jacques Bouveresse (1940-2021) a achevé cet ouvrage en juillet 2020, puis s’est dépêché de finir une ultime et volumineuse étude consacrée à la règle et à la signification chez Wittgenstein (Les vagues du langage. Le « paradoxe de Wittgenstein » ou comment peut-on suivre une règle ? Paris, Seuil, 2022), avant d’être emporté par une leucémie foudroyante. Paru chez un petit éditeur, Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples est composé de 14 essais tous consacrés à la philosophie de Nietzsche (que l’A. retraduit systématiquement à partir de la Digitale kritische Gesamtausgabe accessible en ligne) et à ses interprétations contemporaines françaises par les « nietzschéens “de gauche” » (p. 42).
Dès les deux premiers essais (« Nietzsche et le principe de Talma », « La volonté de puissance, la volonté de vérité et la vie ») est abordée la question – centrale chez Nietzsche – de la vérité, sur fond de conflit d’interprétation avec Michel Foucault, auquel Bouveresse s’opposait déjà dans Nietzsche contre Foucault (Agone, 2016). Bouveresse estime en effet que Foucault a totalement démonétisé le concept philosophique de vérité en s’appuyant indûment sur Nietzsche. Or l’A. affirme ici que, contrairement à Foucault, Nietzsche n’a jamais déserté la question de la vérité. Il s’y est au contraire intensément consacré, même s’il l’a peut-être rendue définitivement insoluble. Que Nietzsche se soit considéré lui-même comme un « génie de la vérité » (lettre de Nietzsche à M. von Meysenburg, citée p. 18), alors même que Foucault a fait « à peu près tout ce qu’il fallait pour 364encourager la méfiance ou une certaine indifférence » (p. 35) envers la vérité, ne fait pour Bouveresse aucun doute. À bien des égards, les souffrances que le philologue devenu philosophe a endurées dans l’élaboration de son œuvre étaient à ses yeux la preuve du degré de vérité qu’il visait et qu’il était capable d’atteindre. Nietzsche, pourtant, ne croyait pas ce niveau de vérité à la portée des lecteurs, sauf de quelques-uns, à qui il destinait précisément des aphorismes remarquables (dans Humain trop humain notamment), arguant de la nécessité de certaines illusions. Car l’amère vérité est que l’humain est « condamné éternellement à la non-vérité » (p. 26) ! (À ce sujet, on lira avec profit l’essai liminaire de l’ouvrage, lui aussi posthume, de Hans Blumenberg, La vérité nue, Seuil, 2022.) Selon Bouveresse, Nietzsche a néanmoins hésité entre l’affirmation, somme toute banale, selon laquelle il n’y a pas de connaissance absolue (d’où un perspectivisme inhérent à l’existence), et cette autre affirmation selon laquelle il n’y a pas de connaissance du tout (cf. p. 102). Dès lors, l’A. s’interroge (cf. p. 85) : parler d’un savoir, même gai (la gaya scienza) ne serait-il pas pour le moins problématique ? Il n’en demeure pas moins, aux yeux du commentateur, que Nietzsche n’a pas défendu le concept de vérité plurale que croient trouver dans son œuvre ses interprètes de gauche.
Les essais suivants sont pour l’essentiel destinés à battre en brèche l’interprétation fallacieuse d’un Nietzsche de gauche : son mépris pour la question ouvrière (à ses yeux, les ouvriers ont déjà bien assez obtenu des détenteurs du capital, cf. p. 44 sq.), sa vision aristocratique et élitiste de la société (cf. p. 59), son refus de la morale enjoignant de se soucier du faible au détriment du fort (cf. p. 67, 121 sq.), sa critique de la dimension égalisatrice et démocratique de la science (cf. p. 106), tout cela, et bien d’autres choses encore, autorise en effet l’A. à soutenir que les « avant-gardes philosophiques et littéraires » (p. 78) ont dû être complètement aveuglées pour désigner un tel « philosophe réactionnaire » (Domenico Losurdo, appui important pour Bouveresse) comme progressiste. À lire Bouveresse, on se demande en effet pourquoi il leur était si difficile de comprendre que, tout génie mis à part, Nietzsche est capable des plus belles pages comme des pires…
Au passage, l’A. règle ses comptes (pas toujours de façon très élégante) avec Jean-Luc Nancy (cf. p. 143), Philippe Lacoue-Labarthe (cf. p. 144), dont la critique de la philosophie analytique anglo-saxonne cache à ses yeux une profonde méconnaissance de 365celle-ci. Dans le sillage de Heidegger, lui aussi fortement critiqué par Bouveresse, ces philosophes strasbourgeois auraient estimé que la philosophie analytique et la logique sont les vraies responsables du déclin de la pensée et donc des catastrophes du xxe siècle. Il aurait été plus juste, selon lui, de critiquer l’imaginaire guerrier que Nietzsche (suivi bien sûr par ses médiocres lecteurs nazis) n’a cessé de véhiculer (cf. l’étude « Le Guerrier, le marchand et le démocrate »). L’A. donne plutôt raison à Thomas Mann, qui s’en est pris à la tendance de Nietzsche (lequel n’a connu que la guerre de 1870 et non le cataclysme de 14-18) à « s’étourdir d’hymnes à la guerre qui nous semblent aujourd’hui bavardages de gamin échauffé » (cité p. 168). Il est probable – ajouterions-nous – que ces hymnes exprimaient pathétiquement ses rêves d’un homme brisé, privé de santé et magnifiant l’héroïsme de la volonté…
Si la façon dont l’A. règle ses comptes n’est pas toujours heureuse, elle frôle aussi parfois le hors-sujet lorsqu’il s’agit davantage de déterminer l’état actuel de la philosophie que d’éclairer « la forme d’aveuglement volontaire et de malhonnêteté calculée » (p. 171) des philosophes français (encore une fois : Foucault, Deleuze…) inventeurs d’un Nietzsche de gauche. Peut-être faudra-t-il se souvenir que l’originalité de l’œuvre de Bouveresse tient précisément à sa façon d’allier dans sa pensée la rigueur de l’analyse de type analytique et, comme ici, l’attaque cinglante et polémique des théories philosophiques séduisant le public à grand renfort de paradoxes éblouissants et de dénonciations politiques… (voir plus bas notre recension de l’ouvrage de Jean-Claude Monod). Une critique sans doute plus juste reprochera à Bouveresse de rarement discuter sur pièces les positions des interprètes qu’il vise (Heidegger, Foucault, Deleuze) et d’arriver souvent à la discussion par le truchement de propos divers (tels ceux de Clément Rosset), plus ou moins précis, ou par des propos tirés des entretiens de Foucault ; notons toutefois l’exception de la discussion avec le Nietzsche et la philosophie de Deleuze (p. 241 sq.).
Une autre critique, plus grave peut-être, conduit à remarquer que l’A. n’entre jamais dans les considérations philologiques dont Marc de Launay (Nietzsche et la race, cf. notre recension dans RHPR 102, 2022, p. 383-387) a rappelé l’importance. Il peut sembler, certes, que celles-ci ont parfois pour effet (y compris chez M. de Launay) de minimiser le caractère scandaleux de certains aphorismes de Nietzsche. La manipulation de la sœur de Nietzsche, mariée à un nazi, n’excuse pas tout : il y a, de la main même de Nietzsche, bien 366des propos susceptibles d’être repris par l’extrême droite (cf. p. 290) ! Il demeure toutefois impossible, devant la masse des Nachgelassene Fragmente, de faire comme Bouveresse l’économie d’une réflexion herméneutique sur le moment et l’intention du fragment au moment où il a été composé. Faut-il le rappeler ?, non seulement l’œuvre de Nietzsche n’a pas été achevée, mais elle a été composée en vertu d’une écriture ironique qui constitue en soi, et sans doute à jamais, un défi herméneutique. Faire totalement abstraction des circonstances de rédaction des aphorismes, et a fortiori dans les fragments posthumes, présente certes l’avantage de simplifier la lecture en prenant Nietzsche au mot – face aux interprètes devenus incapables de percevoir que la pensée de Nietzsche, libératrice par certains côtés, était aussi réactionnaire. Mais la démonstration demeure alors incomplète et laisse la question en suspens : que voulait-il réellement dire ?
Les foudres de Nietzsche et l ’ aveuglement des disciples aura au moins l’insigne mérite de mettre en avant ce que l’A. appelle, après d’autres, « la question de Ponce Pilate » (p. 299), dans un dernier essai qui constitue un vibrant et émouvant plaidoyer en faveur de la question de la vérité. À force de la définir comme « décèlement » ou « ouverture » (Heidegger) ou comme ce qui est produit par le pouvoir (Foucault), à force de l’appliquer à tout (comme Badiou parlant de la « vérité de l’amour »), on nage « en pleine confusion » (p. 322) philosophique : « Le seul problème est qu’on se demande bien pourquoi on juge nécessaire, en l’occurrence, de parler encore de vérité. » (P. 317.) « On ne peut », écrit Bouveresse pour finir, « dispenser le philosophe d’un effort de clarification minimal sur ce avec quoi la pensée est relation avec la vérité » (p. 322). On ne peut que lui donner raison d’avoir rappelé que telle est bien la vocation de la philosophie, sans quoi elle se paye de mots.
Daniel Frey
Jean-Claude Monod, La raison et la colère. Un hommage philosophico-politique à Jacques Bouveresse, Paris, Seuil, 2022, 132 pages, ISBN 978-2-02-150901-1, 12 €.
Jean-Claude Monod (Archives Husserl, ENS) est un philosophe politiste, spécialiste de la philosophie allemande, apprécié (notamment) pour ses publications sur la sécularisation, Hans Blumenberg 367ou Carl Schmitt. Il côtoya durant vingt ans, dans la famille de sa compagne, Jacques Bouveresse (1940-2021) et rend ici hommage à celui qui fut pour lui une figure exemplaire de probité philosophique, d’unité de l’œuvre et de l’existence (cf. p. 16, 20) – à l’instar de Ludwig Wittgenstein, dont Bouveresse fut incontestablement l’introducteur en France et le plus grand commentateur.
Mais avant l’influence de Wittgenstein, l’A. souligne l’importance de celles de Jean Cavaillès, Jules Vuillemin, Georges Canguilhem et Gilles-Gaston Granger : c’est à travers eux que Bouveresse est le vrai héritier du rationalisme français, de sa profonde connaissance des mathématiques, de la logique et des questions épistémologiques, trop souvent traitées dans le champ philosophique français (notamment par le courant post-moderne salué aux États-Unis comme la French Theory) avec une désinvolture qui n’était au fond motivée que par une regrettable incompétence. Les belles pages consacrées au rôle de Bouveresse dans l’illustration et la défense d’un rationalisme bien compris n’oublient pas d’évoquer la critique de l’irrationalisme romantique de Heidegger, accusé d’avoir véhiculé l’idée que les philosophes sont au-delà de l’intelligence commune. Elles évoquent encore la fuite des philosophes à l’égard de la question de la vérité dont ils ne peuvent pourtant se laver les mains et la volonté, chez Bouveresse, d’honorer l’institution universitaire, trop souvent décriée : il appelle à voir en elle une forte protection à l’égard des modes intellectuelles, des logiques de marché et du prêt-à-penser journalistique, toutes choses traitées par ailleurs à travers l’étude des écrits satiriques de Karl Kraus (1874-1936).
Les pages consacrées au rapport de Bouveresse à la religion reviennent avec finesse sur la critique que lui inspirait le renoncement à l’interrogation sur la vérité en religion (comme en philosophie). Le philosophe s’étonnait en effet de la « nouvelle faveur dont jouissait la religion dans le monde intellectuel, y compris en France, après des décennies d’après-guerre marquée par un climat largement critique et “émancipateur” vis-à-vis des religions, [qui] lui semblait lourd de régressions morales, sociales et politiques, même si la religion ne se ramenait pas pour lui à ses effets fréquents et massifs, comme il l’explique dans Que peut-on faire de la religion ? [Agone, 2011] » (p. 66-67).
L’A. présente et analyse les désaccords qui ont fait l’objet de certaines de ses discussions avec Bouveresse, notamment sur la « génialité » (p. 76) de l’œuvre de Foucault, qu’il connaît bien et à 368laquelle Bouveresse n’aurait selon lui pas rendu justice, Les foudres de Nietzsche lui semblant être « très largement un adversus Foucault » (p. 98). Un autre sujet de désaccord tient à l’importance de l’œuvre de Heidegger malgré sa compromission indubitable avec l’idéologie nazie. Si, « de façon générale, [Bouveresse] était rétif au réductionnisme et à ce que Wittgenstein appelait “la séduction irrésistible du ceci n’est en vérité rien d’autre que cela” » (belle trouvaille citée p. 79), il était choqué par le déni des heideggériens à ce sujet, comme il l’était généralement lorsque le talent d’un Carl Schmitt ou d’un Céline permettait à leurs laudateurs de relativiser ce qu’ils n’auraient jamais toléré chez des « petits » (p. 82). Monod signale qu’il s’efforçait lui-même, dans leurs discussions, de plaider les conditions d’un « usage fécond » de penseurs moralement et politiquement indéfendables (p. 87), ce qu’il s’efforce encore de faire ici, non sans renvoyer à ses propres travaux sur Schmitt ou Heidegger.
Il est remarquable que la capacité de Bouveresse à unir dans sa philosophie un rationalisme issu de la fréquentation de la philosophie analytique et une forme de réflexion anthropologique venant puiser aussi bien dans les œuvres de Wittgenstein que dans celles de Bourdieu ou de Musil n’ait pas survécu à sa disparition, alors même qu’il a formé deux lignées d’héritiers, les uns, comme Pascal Engel ou Claudine Tiercelin, revendiquant le seul héritage rationaliste dur, les autres, comme Christiane Chauviré ou Sandra Laugier, se focalisant sur l’héritage d’une alliance de la philosophie et des sciences sociales, comme le note judicieusement Monod (cf. p. 107-108).
Cet hommage passionnant à l’un des philosophes français contemporains les plus singuliers justifie amplement son titre, dans la mesure où il montre que « l’écriture de la colère coexiste chez [Bouveresse] avec le patient dépliement des problèmes philosophiques » (p. 125).
Daniel Frey
Oliver Abel, De l’humiliation. Le nouveau poison de notre société, Paris, Éditions Les Liens qui libèrent, 2022, 217 pages, ISBN 979-10-209-0977-0, 17,50 €.
Le sujet du dernier ouvrage d’Olivier Abel se situe à la croisée de quelques-uns des enjeux éthiques, politiques et sociaux les plus 369importants des sociétés contemporaines. L’humiliation touche en effet aussi bien à la question des « majorités dangereuses » (p. 9) portant démocratiquement au pouvoir des acteurs politiques réactionnaires et antidémocratiques (Trump, Erdogan) qu’à celle de l’insensibilité à l’égard des humiliations ressenties par des populations minoritaires encore marquées par le colonialisme occidental, ou encore à la survivance d’une quasi-domesticité de beaucoup de femmes. Humiliations tous azimuts, auxquelles l’éthicien consacre une série de réflexions qu’il situe lui-même dans la lignée de l’ouvrage d’Avishaï Margalit, La société décente, paru en 1996.
De nombreuses reprises d’une réflexion fine et mobile lui sont nécessaires pour couvrir un champ qui touche aussi bien à l’aliénation économique qu’à la tendance des institutions représentatives de l’État (« police, préfectures, administrations, prisons, hôpitaux, écoles, etc. », p. 19) à abuser de leur autorité sur les citoyens, surtout les plus fragiles d’entre eux, ainsi qu’au « processus de brutalisation du pouvoir politique et administratif » (p. 39) dont aucune démocratie n’est malheureusement indemne. Ajoutons à cela les questions du caractère méprisant et surplombant de la parole des experts de toutes sortes, le poids excessif de la renommée dans la société et notamment les réseaux sociaux, mais aussi, bien sûr, le caractère inévitable des humiliations (« La plupart des maux sont des effets inintentionnels, et presque de hasard, mais souvent lointains, et de toute façon indémêlables », p. 75), le caractère fatalement subjectif de l’humiliation, puisqu’elle peut être ressentie en l’absence de toute intention d’humilier ou être ressentie par l’un et non par l’autre.
De façon logique, la réflexion de l’éthicien protestant rejoint cinq de ses intérêts présents de longue date dans ses ouvrages. Intérêt pour l’herméneutique, quand il s’interroge par exemple sur l’interprétation des propos proférés (« appartient-elle à ceux qui les ont émis ou est-ce qu’elle est confiée à ceux qui les reçoivent ? Ou bien appartient-elle aux deux conjointement ? », p. 65). Intérêt pour la philosophie politique, notamment lorsqu’elle choisit de faire de la reconnaissance (pensée avec et après Hegel, Ricœur et Honneth), ce à quoi s’attaquent précisément les mécanismes de l’humiliation (cf. p. 76), ou lorsque l’A. constate, avec profondeur et lucidité, le caractère inopérant et dépassé de l’insistance moderne sur la liberté : « C’est là que nous devons revisiter la grammaire de l’émancipation elle-même : la délivrance, la déliaison, l’exode, la rupture des liens de servitude qui nous gardaient en état de 370minorité, n’avaient de sens que pour refaire le pacte mutuel, retisser librement les solidarités. » (P. 94.) Intérêt pour la phénoménologie psychologique, lorsqu’elle analyse les effets délétères du ressentiment, naguère analysés par Nietzsche et Scheler et plus récemment par Cynthia Fleury. Intérêt pour la compréhension et la résolution des conflits et des différends, thème que l’A. n’a cessé de traiter dans ses ouvrages. Intérêt, enfin (mais l’énumération pourrait se poursuivre), pour les religions, méprisées au nom d’une laïcité mal comprise et instrumentalisées en retour par tous les intégrismes.
Un ouvrage à l’image de l’œuvre déjà publiée par l’A. qui, à 70 ans, est sur le point de quitter le monde académique (mais certainement pas le champ intellectuel français, dont il est une figure majeure et écoutée) : ouvrage riche, foisonnant, attachant, dont on ne peut que souhaiter qu’il soit lu, repris, commenté et discuté largement.
Daniel Frey
THÉOLOGIE SYSTÉMATIQUE
Paul Dafydd Jones, Paul T. Nimmo (éd.), The Oxford Handbook of Karl Barth, Oxford, Oxford University Press, 2019, xxiv + 710 pages, ISBN 978-0-19-968978-1, £ 110.
En 2000 paraissait le Cambridge Companion to Karl Barth, édité par John Webster. Plusieurs des contributeurs de ce premier manuel, tous spécialistes de premier plan de la pensée du théologien bâlois (Bruce McCormack, George Hunsinger, Christoph Schwöbel, Katherine Sonderegger, William Werpehowski), ont prêté main forte à l’élaboration de l’œuvre oxonienne, autrement ambitieuse.
Trois parties la composent.
Comme son titre l’indique (« Contextualizing Barth »), la première reconstitue le contexte dans lequel la pensée barthienne s’est déployée. Trois chapitres sont de nature biographique : ils abordent successivement l’éducation, la formation et le ministère pastoral du théologien (1886-1921), la période du premier enseignement (en Allemagne : 1921-1935) et, enfin, les années bâloises (1935-1968). Les huit chapitres qui suivent fournissent, pour leur part, le 371contexte intellectuel de l’œuvre barthienne : certains mettent en évidence le rapport de Barth aux grandes œuvres de l’histoire de la théologie (l’âge patristique, la période médiévale, la Réforme, l’orthodoxie protestante), cependant que d’autres sont consacrés aux relations que Barth a entretenues avec des courants de pensée qui lui étaient contemporains (la théologie libérale, le catholicisme romain, la modernité et la théologie politique).
La deuxième partie de l’ouvrage (« Dogmatic Loci »), constituée de dix-neuf chapitres, est de facture plus classique, qui passe en revue les différents lieux théologiques traités dans l’œuvre barthienne (la Kirchliche Dogmatik et d’autres textes), de la conception de la tâche théologique – l’évolution de la compréhension barthienne de l’exercice théologique est reconstruite de main de maître par le regretté Christoph Schwöbel – à l’éthique, en passant, bien entendu, par les différents thèmes de chacun des trois articles de la foi chrétienne, mais en faisant également droit à la question de l’exégèse et à celle d’Israël.
La partie la plus originale de cet ouvrage est sans conteste la troisième et dernière (« Thinking after Barth »), laquelle est également représentative du propos d’ensemble du livre. Les Éd. ont en effet demandé aux divers contributeurs qui, tout en étant des spécialistes de Barth, déploient également une pensée théologique en propre, non seulement d’analyser la pensée du théologien (exercice attendu), mais également de penser (sur le mode critique, le cas échéant) avec et après lui. C’est ce défi que les auteurs des douze derniers chapitres du livre ont plus particulièrement relevé en mettant en lumière les ressources que fournit la théologie barthienne pour éclairer quelques-unes des questions brûlantes de l’heure (telles que l’imaginaire racial, la question du genre, la théologie écologique, la théologie des religions, etc.), sans se priver d’en montrer les limites (la contribution portant sur les rôles différents que Barth a assignés aux femmes et aux hommes constituant, c’est le cas de le dire, un modèle du genre).
Cette somme est symptomatique de la vitalité des recherches menées sur Karl Barth dans le monde anglophone. (Christophe Chalamet est le seul spécialiste francophone auquel les Éd. aient fait appel – mais il est vrai que plusieurs de ses travaux, jusques et y compris ceux initialement parus en français, ont fait l’objet d’une version anglaise.) On ne saurait trop recommander la lecture cet ouvrage, certes exigeant, qui constitue tout à la fois une excellente 372introduction à la pensée du grand théologien et un bel exemple d’exercice de la théologie.
Marc Vial
Paul Tillich, Le Nouvel Être. Traduit de l’anglais (États-Unis) par André Gounelle, Genève, Labor et Fides, coll. « Œuvres de Paul Tillich » 14, 2022, 190 pages, ISBN 978-2-8309-1794-9, 18 €.
The New Being (1955) constitue le deuxième recueil de prédications prononcées par Paul Tillich devant un auditoire d’universitaires américains, prenant la suite de The Shaking of the Foundations (1948). Cette traduction nouvelle – une première version française avait été publiée par Jean-Marc Saint aux Éditions Planète (1969) – succède également immédiatement à celle du premier recueil de prédications, parue en 2019 sous le titre Quand les fondations vacillent (voir RHPR 101, 2021, p. 360-362). L’infatigable traducteur de Tillich qu’est André Gounelle en est, une fois encore, le maître d’œuvre.
Par « Nouvel Être » Tillich entend la réalité nouvelle qu’a incarnée Jésus de Nazareth « que pour cette raison, et uniquement pour cette raison, on appelle le Christ » (p. 23). Les vingt-trois prédications rassemblées sous ce chef sont autant de déclinaisons de la manière d’exister rendue possible par la participation au Nouvel Être. Elles sont réparties en trois sections : « Le Nouvel Être est amour », « Le Nouvel Être est liberté », « Le Nouvel Être est épanouissement ».
Il ne saurait bien entendu être question de fournir ici un résumé de chacune de ces prédications. On se contentera de mettre en évidence la manière dont certaines portent au langage la manière d’être à laquelle la saisie par le Nouvel Être donne lieu.
2 Co 5,17 (« Si quelqu’un est en union avec Christ, il est un être nouveau ») permet notamment à Tillich de donner chair à l’affirmation selon laquelle le Nouvel Être est amour. L’A. montre en effet combien la participation à la puissance de réconciliation met fin, notamment, à la haine de nous-même dans laquelle nous croupissons ordinairement. Dans cette première partie, Tillich revient également sur la question de la providence qu’il avait déjà abordée dans le précédent recueil de prédications et fonde une fois encore son développement sur Rm 8,38-39. L’intéresse ici, 373davantage que la providence en elle-même, la foi en la providence, ou plus exactement ce qu’accomplit cette foi qui est foi en l’amour de Dieu, c’est-à-dire en la victoire remportée sur toute puissance de séparation : « La foi en la providence, c’est toute la foi. Elle est le courage de dire oui à sa propre vie et à la vie en général, en dépit des forces dominantes du destin, en dépit des insécurités du quotidien, en dépit des catastrophes de l’existence, en dépit de l’effondrement du sens. » (P. 64.) L’A. sait de quoi il parle, qui avait exercé les fonctions d’aumônier militaire dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, laquelle n’a pas peu contribué au « déclin du providentialisme » (Johann Chapoutot). Tillich montre que l’effondrement du providentialisme ne signe en rien la fin de toute théologie de la providence.
L’affirmation selon laquelle le Nouvel Être est liberté est notamment étayée par une prédication portant sur Jn 8,32 (« La vérité vous rendra libres »). Tillich y met en évidence la signification proprement chrétienne de la notion de vérité, et plus particulièrement la modification qu’elle induit dans la conception de l’accès à la vérité : dès lors que cette dernière est identifiée à une personne, accéder à la vérité revient à la faire, c’est-à-dire à faire de l’être de Jésus son propre être : « Si la réalité réelle, ultime, divine qui est son être devient notre être, nous sommes dans la vérité qui compte. » (P. 80.) Un tel accès à la vérité rend libre, dans l’exacte mesure où participer au Nouvel Être revient à s’affranchir des illusions, des angoisses, des fausses autorités et, in fine, tant d’une mauvaise acceptation de soi que d’un mauvais rejet de soi.
Quant à la thèse selon laquelle le Nouvel Être est épanouissement (fulfilment), elle est, entre autres, mise en évidence dans une prédication portant sur la joie qui, contrairement au plaisir auquel s’oppose la peine, coexiste avec cette dernière. La chose tient à la définition même de la joie : « Nous ne trouvons la joie que dans l’épanouissement de ce que nous sommes réellement. Elle n’est rien d’autre que la conscience de l’épanouissement de notre être véritable, de ce qui est au centre de notre personnalité. » (P. 156.) La joie naît de l’union avec la réalité elle-même, c’est-à-dire de la réalité du Nouvel Être, laquelle ne supprime pas les peines mais les « porte ». On trouve également, dans cette troisième partie, l’affirmation suivante : « L’amour est l’infini donné au fini. » (P. 182.) Impossible, ici, de ne pas penser au mot fameux prononcé par Bardamu dans les premières pages du Voyage au bout de la nuit : « l’amour, c’est 374l’infini mis à la portée des caniches et j’ai ma dignité moi ! » Le soussigné ne saurait dire si Tillich a ici songé au roman de Céline. Toujours est-il que ses prédications montrent que l’aphorisme célinien ne saurait constituer le dernier mot en la matière.
Il faut savoir gré à André Gounelle d’avoir fourni une traduction dans laquelle la fidélité au texte-source le dispute à l’élégance de la langue-cible. À n’en pas douter, elle rendra d’éminents services – aux prédicateurs entre autres.
Marc Vial
Jean Richard, Paul Tillich. Au-delà du naturalisme et du supranaturalisme, Québec, Presses de l’Université Laval, 2022, 147 pages, ISBN 978-2-7637-5895-4, 25 €.
L’A. est connu internationalement comme le père de l’Association française Paul Tillich. Professeur émérite de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval/Québec, il a été, comme initiateur du « Projet Tillich » qui a su s’entourer d’une équipe de chercheurs, la cheville ouvrière de nombreux colloques et études portant sur l’œuvre de ce philosophe et théologien protestant ainsi que de la traduction en français de la plupart de ses écrits.
Ce livre porte à la fois la marque du grand spécialiste de Tillich qu’est l’A. tout en constituant une sorte de testament spirituel et plus précisément théologique de ce dernier, qui milite pour l’apport central de Tillich quant à la compréhension de Dieu. L’Introduction prévient d’entrée de jeu le lecteur : « Au point de départ de cet ouvrage, deux convictions de ma part. Je suis d’abord persuadé qu’une profonde réinterprétation de la pensée religieuse s’impose actuellement. Et je suis tout aussi persuadé que le théologien-philosophe Paul Tillich a ouvert la voie en ce sens. »
Venant de la part d’un théologien catholique romain formé à la pensée de Thomas d’Aquin, l’affirmation a un poids culturel décisif. Le théisme, ce que Tillich et, à sa suite, l’A. appellent le supranaturalisme et donc la représentation d’un Dieu d’arrière-monde (Nietzsche), un Dieu comme un être particulier au-dessus de notre monde, relève du passé. Non qu’il serait à rejeter, mais il doit être réinterprété, et doublement : Dieu n’est pas un être particulier (l’Être suprême) mais il est, en tant que la dimension de transcendance 375de l’immanence (et donc l’auto-transcendance de celle-ci), à la fois le fondement de ce qui est (la puissance d’être des étants) et ce qui l’ouvre de l’intérieur de lui-même à ce qui le dépasse ; il revêt une double polarité : transpersonnelle (en tant que Dieu de toutes choses) et personnelle (en tant que « notre » Dieu, que nous prions). Pour la même raison, l’assimilation de Dieu à l’immanence et donc le naturalisme – le deus sive natura de Spinoza – ne rend pas compte du mystère de transcendance en tant que, tout inhérent qu’il soit à l’immanence, Dieu l’est comme Dieu et donc comme ouvrant celle-ci au-delà d’elle-même.
Jean Richard déploie ce double rejet, tant du supranaturalisme que du naturalisme, et par conséquent cette affirmation de Dieu au-delà de nos représentations (et donc de notre croyance) et intérieur à notre expérience (et donc à notre relation de foi), à partir des premiers écrits de Tillich et, surtout, de sa Théologie systématique. La conscience de la coïncidence (sans confusion ni séparation) de la transcendance et de l’immanence conduit Tillich à rejeter la christologie comprise dans le sens d’une intervention de Dieu de l’extérieur de notre monde, pour affirmer la pleine humanité de Jésus et, en lui, la pleine effectuation de l’union et donc de la réconciliation entre l’humain et le divin et ainsi la réalité de l’humanité « coram Deo » dans les conditions de la finitude et de la faillibilité du créé : à une filiation de l’engendrement telle qu’affirmée par Chalcédoine et Nicée Tillich oppose ce que Richard appelle une filiation de l’alliance : le Christ est l’Être nouveau dans les conditions de l’existence, comblant le fossé entre l’essence de l’être humain créé à l’image de Dieu et l’existence dans son aliénation par rapport à cette essence. À qui flaire dans cette compréhension quelque relent de subordinatianisme christologique, Tillich rétorque en insistant sur le fait que la christologie d’en bas porte en elle, et à partir d’elle, la christologie d’en haut, le Fils de Dieu de la pleine obéissance au Père s’avérant être le chemin vers le Fils divin, éternel.
Dans ce petit ouvrage, Jean Richard relève un défi théologique majeur, celui de la représentation de Dieu, à propos duquel la pensée de Paul Tillich est d’une remarquable pertinence et actualité.
Gérard Siegwalt
376HISTOIRE ET THÉOLOGIE DES ARTS
Alberto Fabio Ambrosio, Escatologia quotidiana. The Last Jugement di Maxim Kantor,Milano – Udine, Mimesis Edizioni, coll. « A regola d’arte », 2020, 144 pages, ISBN 978-88-5756-934-5, 12 €.
C’est en découvrant l’exposition de ce tableau d’un artiste contemporain reconnu sur la scène internationale et exposé sur le maître-autel de l’église Saint-Michel au Luxembourg que l’A. eut l’idée à la fois de consacrer un petit ouvrage à cette œuvre et de créer la collection « A regola d’arte », dont le but est de proposer un commentaire à la fois esthétique, théologique et spirituel d’œuvres contemporaines marquantes. Si ce tableau monumental, réalisé par l’un des artistes russes actuels (né en 1957) les plus connus, possède un titre explicitement chrétien – Le jugement dernier –, ses motifs ne le sont pas, ou pas explicitement. Ceux-ci sont principalement empruntés à l’univers quotidien de l’artiste : on voit les membres de sa famille rassemblés dans une pièce et vaquer à différentes occupations, la lecture occupant une place centrale.
L’A. nous propose un décryptage minutieux de l’œuvre, d’abord par une analyse d’ensemble, puis en s’attachant aux détails significatifs des personnages et des objets représentés. L’eschatologie est à la fois la porte d’entrée de l’interprétation et sa visée ultime, puisque l’interprétation du tableau a aussi comme vocation de renouveler notre compréhension théologique des fins dernières et du jugement dernier. Le va-et-vient entre approche esthétique et interprétation théologique est ici une illustration parfaite du « cercle herméneutique », dont on perçoit l’effectivité à travers une interprétation accordant une large place à l’actualisation.
À la lecture de l’œuvre peinte, qui présente le jugement dernier dans le cadre d’une modeste et banale soirée réunissant sept membres d’une même famille (deux femmes, deux enfants, trois hommes d’âges différents), l’A. développe le concept d’« eschatologie quotidienne ». Il s’inspire pour cela à la fois de Hans Urs von Balthasar (Eschatologie en notre temps,1955, réédité en 2005) et – plus implicitement – de Jürgen Moltmann. Afin de passer plus facilement d’une lecture littérale à des niveaux de lecture plus métaphoriques, Ambrosio propose un nouveau concept, sous la forme 377du néologisme tras-folgorazione (« trans-fulguration »), qui unifie trois niveaux de compréhension du jugement dernier : miroir de la réalité ; jugement ultime sur ses propres actions ; instant d’éternité au milieu du moment historique le plus banal.
Théologien et critique d’art, l’A. est attentif aux plus petits détails. Certains sont apparemment insignifiants ; ils peuvent toutefois faire basculer la compréhension globale de l’œuvre, comme cet enfant nu tenu par une femme (métaphore de Marie et Jésus) mais qui est, du fait de son sexe incertain, à la fois masculin et féminin.
On ne consonera pas toujours avec les interprétations proposées, qui mettent parfois sur le même plan des récits bibliques et des récits apocryphes (les parents de Marie, Jésus selon les Actes de Jean), mais peu importe. L’interprétation est brillante et constitue à nos yeux l’un des essais les plus réussis d’une analyse esthético-théologique d’une œuvre contemporaine.
Jérôme Cottin
Alberto Fabio Ambrosio, Théologie de la mode. Dieu trois fois tailleur. Préface de S. Ém. le cardinal Gianfranco Ravasi. Traduit de l’italien par Robert Sctrick, Paris, Hermann, 2021, 117 pages, ISBN 979-1-0370-0838-1, 24 €.
Alberto Fabio Ambrosio, Dio tre volte sarto. Moda, Chiesa e teologia. Prefazione del Cardinale Gianfranco Ravasi, Milano, Mimesis, coll. « Vestire l’indicibile » 1, 2020, 172 pages, ISBN 978-88-5756-933-8, 12 €.
Avec cet ouvrage (dont deux versions sont ici présentées), l’A. ouvre un nouveau champ, quasiment inexploré en théologie, celui de l’analyse de la mode, la mode étant comprise ici au sens large : à la fois industrie et « système » de la mode (Roland Barthes), et tout ce qui concerne les habits, l’habillement. Dominicain et théologien enseignant à la Luxembourg School of Religionand Society, mais aussi critique d’art et spécialiste du soufisme et de sa mystique, Ambrosio est bien outillé pour explorer un tel champ.
Pourquoi « Dieu trois fois tailleur » ? Parce qu’à trois occasions, le vêtement revêt une place symboliquement forte dans la Bible, en rapport direct avec la révélation de Dieu : celui-ci revêt Adam et Ève d’un premier habit – une tunique de peau – (Gn 3,21) ; puis 378le Christ est dépossédé de sa tunique, une tunique inconsutile (« sans couture ») ou chitôn araphos (Jn 19,23-24) ; enfin, les élus de l’Apocalypse lavent leur tunique dans le sang de l’Agneau (Ap 22,14). On pourrait ajouter à cela une quantité d’autres passages bibliques dans lesquels le vêtement joue un rôle symbolique, transactionnel, médiateur – et donc théologiquement signifiant –, à commencer par les nombreuses métaphores pauliennes, sans doute à connotation baptismale, autour du vêtement (Ep 4,24 ; 6,11-17 ; 2 Co 5,2). Il faut préciser qu’il ne s’agit ici en rien d’étudier les vêtements liturgiques et/ou cléricaux, mais bien le vêtement et la mode en tant que tels. L’A. y perçoit à juste titre le lieu d’une nouvelle théologie de la culture, qui prend place à la fois dans le monde du commerce et des échanges, mais aussi dans celui des significations sociales et symboliques, donc également religieuses.
Les auteurs sur lesquels se fonde sa recherche sont multiples, théologiens (Thomas d’Aquin, Pie XII, Harvey Cox, Jürgen Moltmann) mais aussi philosophes (Levinas), sociologues et anthropologues. L’étude débouche sur une relation entre le vêtement et une éthique écologique et planétaire ; le penseur de référence est ici le patriarche grec-orthodoxe Bartholomée Ier, dont la pensée est reprise par le Pape François dans Laudato si. Elle se termine par quelques réflexions sur la métaphorisation du vêtement à partir de pensées empruntées au mystique rhénan Maître Eckhart. De magnifiques images en quadrichromie accompagnent l’ouvrage, dont des peintures de l’artiste belge Caroline Chariot-Dayez qui combine abstraction et hyperréalisme pour dire le mystère chrétien, et cela uniquement à travers des plis de vêtements.
Le livre est préfacé par Mgr Gianfranco Ravasi, éminent bibliste italien, l’un des rares théologiens proches du Vatican à s’être engagé activement dans des projets artistiques contemporains ; on lui doit la réalisation d’un pavillon du Saint-Siège lors de la biennale de Venise d’art contemporain en 2013.
La bibliographie est quasiment exhaustive. Il y manque toutefois la mention des actes de la journée d’études organisée à l’Institut catholique de Paris en janvier 2008 sur « La couture inspirée : un enjeu pour l’art sacré » (Transversalités 108, 2008), organisée par Sylvie Barnay, nourrie par une rencontre avec le célèbre couturier Jean-Charles de Castelbajac.
Dio tre volte sarto constitue la version italienne originale, et publiée en format de poche dans la nouvelle collection « A regola 379d’arte » lancée par l’A. Dépourvue des nombreuses images en quadrichromie qui accompagnent l’ouvrage dans sa traduction française, cette version est évidemment plus austère et moins plastique.
Jérôme Cottin
Alberto Fabio Ambrosio, Moda e religione. Vestire il sacro, sacralizzare il look, Milano, Bruno Mondadori, coll. « Collana scientifica Culture, moda e società », 2022, xiii + 122 + 19 pages en quadrichromie hors-texte, ISBN 978-88-6774-243-1, 18 €.
L’A. creuse le sillon inexploité de la Mode – le mot est toujours écrit en majuscule – et de ses relations avec le religieux, mais ici de manière plus ciblée et en se déportant par rapport à la théologie. Il se concentre maintenant sur la seule Mode (et non plus sur le vêtement en général) et aborde ce phénomène du point de vue de l’histoire des religions (en particulier le catholicisme et le soufisme, dont l’A. est un des spécialistes) et plus précisément d’une philosophie de la Religion (mot également écrit en majuscule) ou plus exactement une philosophie religieuse de la Mode. Ce type d’approche n’est pas possible sans le recours à une sociologie de la Mode, inspirée par une étude de Pierre Bourdieu qui a fait date. C’est l’aspect possiblement religieux de la Mode qui est donc étudié, à partir de trois points de vue qui constituent les trois parties de l’ouvrage : les dogmes de la Mode (« La dottrina della Moda », p. 3-52), les rites de la Mode (« Riti mondani », p. 53-94) et l’éthique de la Mode, laquelle se présente principalement sous la forme d’une esthétique, d’où l’intitulé de ce chapitre : « E(ste)tica della Moda » (p. 95-132). Le rapprochement mais aussi la tension entre ces deux champs de visibilité que sont la Religion et la Mode sont bien indiqués par deux expressions qui renvoient l’une à l’autre et qui constituent deux sous-chapitres : « Endosser la Grâce » (p. 21-34), et « Sacraliser le look » (p. 35-52).
La théologie protestante pourrait sembler bien étrangère à ce champ d’exploration. Mais outre le fait que la démarche – penser la théologie hors du champ théologique – est connue et courante en théologie pratique, on pourrait se demander si une esthétique protestante ne serait pas naturellement plus proche de la Mode que de l’objet artistique. La Mode repose en effet sur une esthétique 380qui se porte, vivante donc, car destinée à revêtir l’humain. Elle est de surcroît historiquement située. N’est-ce pas d’ailleurs Roland Barthes, un penseur de culture protestante, qui, l’un des premiers et de manière magistrale, a pensé Le système de la mode (1967) ?
Jérôme Cottin
Marie-Reine Renon (éd.), Les chants sacrés de Luther, Bach et Telemann. Actes du Colloque Vox Aurea Vox Sacra, dans le cadre du Jubilé de la Réforme, 29-30 sept. 2017 à la Cité de l’Or-Église Saint-Amand, Saint-Amand Montrond, 2022, 90 pages, ISBN 978-2-9557295-2-6, 15 €.
Cet ouvrage abondamment illustré par des images en quadrichromie renferme les actes d’un colloque interdisciplinaire qui s’est déroulé dans « La cité de l’or » sous les auspices et avec l’aide logistique de la mairie de Saint-Amand-Montrond, petite ville au sud de Bourges. Cette implication d’une municipalité dans une manifestation portant sur une thématique clairement religieuse et plus précisément protestante est suffisamment rare pour être notée.
Luther, Bach et Telemann sont étudiés à travers le pouvoir spirituel de la musique, mais également – ce que le titre ne dit pas – la peinture de Cranach. Le soussigné a en effet eu l’occasion de présenter le thème – aujourd’hui largement connu – de la dimension théologique de la peinture du peintre de Wittenberg : « Lucas Cranach peint la théologie de Luther », tandis que Beat Föllmi fait l’étude parallèle avec la musique : « Luther et le chant : psaumes, hymnes et cantiques spirituels ». Deux autres contributions sur la musique viennent parfaire cet apport de la Réforme aux arts (visuels ou musicaux) avec, on s’en doute, une première place accordée à la musique, selon la citation de Luther, mise en exergue du volume : « Die Noten machen den Text lebendig » (les notes donnent vie au texte).
En ce qui concerne Cranach, le soussigné a eu l’occasion de présenter deux œuvres peu connues et redécouvertes il y a peu : la Maria Hilf (1537), devenue image pieuse dans son écrin argenté au-dessus de l’autel de la cathédrale d’Innsbruck, et le retable avec panneaux latéraux ouvrants (1539) de l’église Saint-Wolfgang de Schneeberg, récemment restauré et de nouveau visible.
381L’ouvrage est une contribution honnête, quoique thématiquement limitée, à l’apport de la Réforme luthérienne aux arts, et réciproquement.
Jérôme Cottin
Mélina de Courcy, Christine Pellistrandi, David Sendrez, Le corps vu et révélé. L’art en dialogue avec la Bible. Préface de François Boespflug, Fribourg (CH), Academic Press Fribourg, 2022, 94 pages, ISBN 978-2-940715-17-6, 29 €.
Cet ouvrage de dimension modeste propose une lecture à trois voix de six œuvres d’art extrêmement célèbres, à partir de la thématique du corps humain : le corps montré, magnifié, sexué, transfiguré ou ressuscité, mais aussi vulnérable, mort, torturé, tenté. Les trois approches se veulent complémentaires, l’une plus esthétique et historique, la deuxième plus exégétique, la troisième plus théologique.
On sent toutefois qu’il s’agit d’une reprise de conférences orales car les commentaires, inspirés et inspirants, manquent souvent de rigueur, d’argumentation et de développements ; parfois, des citations alignées tiennent lieu de commentaire ; les références bibliographiques sont minimalistes, et une lecture « catholicisante » semble dans certains cas déteindre sur l’analyse de l’œuvre (par exemple, la comparaison du soleil derrière le Christ ressuscitant de Grünewald avec un ostensoir ; ou le juif crucifié de Chagall appelé « Christ »). Certains détails, fondamentaux pour la compréhension des œuvres, ont été oubliés : ainsi le rocher et la tombe du Christ ressuscitant du retable d’Issenheim à Colmar, qui ne sont autres que les rochers de grès roses des Vosges, présents à quelques kilomètres du lieu d’exposition du polyptique ; ou encore le défilé des prolétaires communistes, héros de la révolution bolchévique, présents dans la Crucifixion blanche de Chagall. Certaines lectures sont plus travaillées et pertinentes que d’autres. On regrettera également que Bill Viola n’ait eut droit qu’à une mention d’une page en conclusion. Dernier regret : les images en quadrichromie sont de très mauvaise qualité.
On ne peut toutefois que saluer l’intention des auteurs, qui consiste à réhabiliter le corps, dans l’optique d’une anthropologie intégrale 382fidèle à la Bible ; ils mettent également en avant les connivences et convergences entre le corps montré dans les œuvres, l’idéal d’un corps assumé sexuellement et existentiellement, et le corps pensé théologiquement.
Jérôme Cottin
Martine Pouget-Grenier, Le dernier repas de Jésus au risque de l’art contemporain, 1970-2010. Préface de Jérôme Cottin, Paris, Cerf, coll. « Cerf-Patrimoine », 2022, 240 pages, ISBN 978-2-204-14676-0, 25 €.
L’ouvrage est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2017 à l’Institut protestant de théologie de Paris. L’A. s’est intéressée aux représentations contemporaines de la Cène, thème riche et pourtant non encore étudié jusqu’à présent. C’est là le principal intérêt de l’ouvrage qui situe ces Cènes contemporaines « entre fidélité et subversion ». Si la Cène de Léonard de Vinci se présente souvent comme un modèle incontournable – autant à imiter qu’à dévoyer, contester, ou parodier –, certains artistes font preuve de nouveauté dans la construction du sujet, les matériaux, les personnages, les plans et les techniques utilisés. Ces Cènes contemporaines sont parfois agressives (Greg Semu), militantes et athées (Zeng Fanzhi), homosexuelles (Alfred Hrlincka), féministes (Renée Cox), métaphoriques (Jean-Christophe Ballot), aniconiques (Ben Willikens), autobiographiques (Olivier Christinat), énigmatiques (André Kertesz) ou encore animalières (Léon Ferrari). C’est dire que les artistes contemporains, loin de vouloir « représenter » le dernier repas de Jésus avec ses disciples, s’inspirent de ce récit évangélique et de ses nombreuses représentations iconographiques pour dire et montrer tout autre chose. On est loin d’un art confessant, « chrétien » ou liturgique, ou encore de l’illustration biblique.
L’étude souligne le paradoxe suivant, qui se vérifie également pour d’autres thématiques chrétiennes (la figure de Jésus, la croix, Marie, Mère et enfant, la Pietà…) : alors même qu’il n’existe plus d’« art chrétien » et que le christianisme se marginalise ou même disparaît de la culture contemporaine, ses figures et ses thèmes sont redécouverts, mais sur le mode de la citation, de la parodie, du clin d’œil et du second degré. D’où la nécessité d’une herméneutique de l’œuvre d’art, qui ne se contente pas d’expliquer l’œuvre mais qui 383cherche à faire ressortir ses dimensions religieuses cachées, parfois même sous leur contraire (derrière la provocation, la proclamation ; derrière la répétition, la nouveauté).
Une telle approche des œuvres aurait pu être plus développée et davantage explicitée. Autre limite de l’ouvrage : il tend à mettre sur le même plan des images secondaires, plutôt à caractère catéchétique (Corinne Vonaesch) ou liturgique (Arcabas), et des œuvres incontournables du xxe siècle (Andy Warhol).
Malheureusement, les contraintes de la publication font que toutes les œuvres dont il est question n’ont pu être reproduites. Il y en a quand même dix-huit, en quadrichromie et en pleine page.
Jérôme Cottin
THÉOLOGIE PRATIQUE
Missiologie
Gabriel Bach, Missionary Journeys to China, Alsace and Tahiti, Colombus (OH), Gatekeeper Press, 2022, 212 pages, ISBN 978-1-6629-1864-3, $ 14,99.
L’A., professeur émérite au Dallas College (Texas), est l’un des enfants du couple de missionnaires alsaciens Émile Bach et Monique Bach-Gelsel. Il publie des témoignages familiaux (textes et photos) sur une incroyable épopée familiale et missionnaire. Issus d’une famille piétiste luthérienne alsacienne pour lui, également piétiste mais suisse et allemande pour elle, ils ont été pendant onze années au service de la célèbre Mission de Bâle en Chine (plus précisément à Hakka-Meishhien, dans la province de Kwangtung), à une époque particulièrement perturbée par le conflit sino-japonais et la Seconde Guerre mondiale. Revenu en Alsace, Émile Bach devient pasteur de paroisse à Huningue, tout en poursuivant diverses activités missionnaires et d’évangélisation. Il répond à un appel à Tahiti – en laissant femme et enfants en Alsace – auprès d’une communauté protestante chinoise, afin de pacifier des relations difficiles avec d’autres Églises protestantes francophones. Onze mois après son arrivée dans les îles du Pacifique, il meurt dans un tragique accident de circulation. Son 384épouse – qui entretemps faisait vivre la paroisse et qui s’est toujours engagée auprès de son mari dans de multiples tâches d’intendance, de gestion, d’accueil, d’évangélisation, d’éducation – a dû quitter le presbytère pour trouver des moyens de subsistance, jusqu’à ce qu’elle prenne la direction d’une œuvre diaconale, Trois Tilleuls, à Oberhoffen, dans le Nord de l’Alsace. On mesure le courage, l’abnégation, le sens du devoir (on pourrait même dire du sacrifice de soi) de ces femmes de pasteurs et de missionnaires, qui travaillaient plus encore que leurs maris pour des tâches à la fois indispensables et souvent ingrates, sans reconnaissance officielle et bien sûr sans salaire. Les temps ont heureusement changé.
L’ouvrage, qui comprend de longs témoignages des protagonistes (lui et elle), se lit comme un roman : l’écriture est claire, les situations historiques et ecclésiales sommairement mais précisément expliquées. C’est, surtout, un morceau d’histoire vu à travers le prisme d’une famille fortement ancrée dans le terreau alsacien, tout en se situant au croisement de multiples lieux, langues et continents. Cette activité missionnaire témoigne des nombreuses œuvres de réconciliation et de paix, dans un monde en guerre : entre Français et Allemands (le pasteur-missionnaire, comme tout Alsacien de l’époque a dû changer plusieurs fois de nationalité et de langue) ; entre Europe et Asie ; entre théologie inculturée et témoignage confessant ; entre christianisme et autres religions (juives et orientales), entre différentes œuvres missionnaires. On réalise que la mission ne fut pas uniquement colonialiste, mais au contraire avant-gardiste sur certains aspects, car elle sut développer des modèles communautaires pluriculturels et plurilinguistiques ; cela, grâce à des personnalités hors norme et qui avaient vécu dans leur histoire la violence des oppositions guerrière, linguistique et culturelle de la première moitié du xxe siècle.
Jérôme Cottin
Thomas Wild, Paul Berron, au secours des Arméniens. Préface de Jean-François Zorn, Maisons-Laffitte, Ampelos, 2022, 164 pages, ISBN 978-2-35618-231-9, 14 €.
L’A., qui fut pendant de nombreuses années permanent de l’Action chrétienne en Orient (ACO), nous propose un récit de sa 385fondation en 1922, œuvre du missionnaire et pasteur alsacien Paul Berron (1887-1970). Il centre son récit sur l’aide aux Arméniens réfugiés principalement en Syrie après le génocide de 1915-1917, mais aussi, après leur expulsion de Smyrne (aujourd’hui Izmir) et de Cilicie en même temps que les Grecs en 1922, au moment de la reprise en main de cette région par les nationalistes turcs. C’est donc un morceau de l’histoire complexe du sauvetage de ce peuple dépouillé de tout et de l’aide qui lui a été apportée qui nous est raconté, du fait de l’intuition de ce personnage clé que fut Paul Berron. Sa situation de missionnaire alsacien, travaillant d’abord pour les missions allemandes (le Hilfbund de Francfort), puis après 1918 pour l’œuvre diaconale française qu’il avait créée, lui a permis de développer cette nouvelle structure missionnaire originale que fut, et qui est encore, l’ACO.
On n’entrera pas dans le détail de ces réalisations dont l’un des centres fut Alep, avant de s’étendre à Beyrouth au Liban et même dans la région de la Djéziré en Mésopotamie syrienne, aux frontières de la Syrie, de l’Irak et de la Turquie. Quatre points méritent toutefois d’être soulignés. 1) Cette œuvre missionnaire s’est caractérisée dès le départ par un souci plus humanitaire et diaconal que missionnaire. Elle tranche avec d’autres types de mission, nettement plus évangélisatrices et colonialistes. Ici, le souci de l’autre fut premier, ainsi que le respect des sensibilités et des croyances (même si les statuts de l’ACO évoquaient « La mission parmi les musulmans »), de même que la conscience qu’il existait dans ces régions orientales une présence chrétienne plus ancienne que le christianisme occidental. 2) L’œuvre témoigne de la volonté de s’accorder et de s’entendre avec de nombreux organismes missionnaires émanant de multiples pays et confessions, au sein même du monde protestant, et cela, dans une région qui vit s’affronter, du fait des deux guerres mondiales, Français et Allemands, le Liban et la Syrie devenus protectorats français après 1918. 3) L’entreprise s’est exprimée dans une « inculturation » qui nécessitait en premier lieu d’apprendre non seulement une langue mais trois : l’arabe, le turc et l’arménien, langues complexes auxquelles s’ajoutaient les langues parlées en Alsace (l’allemand et le français, parfois même l’alsacien) et, si possible, l’anglais. 4) Cette entreprise a été marquée par une forte présence féminine. Si le statut de missionnaire ne fut pas accordé aux femmes qui eurent la vocation de partir servir au Moyen Orient, elles furent cependant nombreuses et motivées ; elles développèrent, 386par un dévouement remarquable sur place, un réel élan missionnaire. Les pasteurs (hommes), à l’image de Paul Berron, consacraient une partie importante de leur temps et de leurs forces à d’incessants voyages entre l’Europe et ces lieux souvent reculés, à la recherche de fonds ainsi qu’à des négociations entre œuvres, institutions et Églises, afin d’éviter un climat de concurrence entre tous.
Si l’ouvrage se concentre essentiellement sur l’aide aux communautés arméniennes (y compris celles arrivées en France), il traite aussi des autres engagements de l’ACO après la Seconde Guerre mondiale, à Beyrouth bien sûr, mais aussi en Iran, en Algérie et en Alsace. On peut dire que l’œuvre de Paul Berron fut vraiment prophétique, en ce sens qu’avant les autres, il sut percevoir la misère du peuple arménien persécuté, apatride et réduit à l’état d’une effroyable pauvreté. Il sut y répondre par des initiatives certes limitées, mais concrètes, efficaces et salvatrices.
Jérôme Cottin
Ecclésiologie
Fritz Lienhard, L’avenir des Églises protestantes. Évolutions religieuses et communication de l’Évangile, Genève, Labor et Fides, coll. « Pratiques »39, 2022, 385 pages, ISBN 978-2-8309-1774-1, 29 €.
Dans cet épais volume, Fritz Lienhard, professeur de théologie pratique à l’Université de Heidelberg, relève le défi de proposer des outils pour les responsables au sein des Églises (p. 11), alors que celles-ci affrontent une sécularisation avancée de la société.
Dans une première partie, l’A. fournit un tour d’horizon des observations sociologiques avec « l’optique particulière du théologien pratique » (p. 19). Les mutations religieuses conduisent à la marginalisation des Églises (chap. 1). Trois grands processus sont en cours. Premièrement, la pluralité confessionnelle (p. 30-51) : en France, la laïcité constitue une solution de gestion de cette pluralité. Le deuxième est la différenciation fonctionnelle (p. 51-67), la religion devenant un domaine parmi d’autres des activités de la société. Le troisième est l’émergence de l’athéisme (p. 67-96), parachevant cette marginalisation des Églises par la valeur athée des normes de la société.
387Ce tableau sombre est à relativiser, selon l’A., par un possible retour du religieux, objet d’un deuxième chapitre. Il y a tout d’abord le fait que les Européens très sécularisés connaissent un renouvellement démographique faible, alors que les autres parties du monde, moins confrontées à la baisse des croyances, voient leur population augmenter. On relève ensuite dans cette « postmodernité » désenchantée (p. 106-113), marquée par « une sécularisation qui perdure » (p. 113-119), « un intérêt renouvelé » (p. 119-149) pour la chose spirituelle, spécialement celle vécue de manière individualisée. Cependant, cette individualisation a des limites (p. 149-159), car il est difficile de transmettre une croyance sans un dispositif religieux (p. 155-159) auprès d’individus principalement indifférents à la croyance religieuse. Le bilan de l’A. sur le retour du religieux est donc « contrasté » (p. 159-162).
Ce tour d’horizon pose les bases de propositions théologiques que l’A. fournit en deuxième partie du volume. La première piste est de saisir l’esprit du temps, en quête d’expérience individuelle, pour remettre l’Esprit Saint à sa juste place dans la spiritualité protestante. Pour cela, l’A. propose de revenir à l’expérience religieuse du « Dieu en nous » (p. 182-196) en évitant l’inclusivisme tel qu’entendu en théologie des religions (p. 196-214) et en encourageant au dialogue pluriel, comme cela se fait en théologie comparative des religions. Cette théologie permet « d’offrir une réflexion au sujet de la manière de vivre cette confrontation quotidienne des différentes traditions » (p. 200). Dans ce cadre, la théologie chrétienne de la croix « provoque un autre usage de la raison – et par extension – des traditions non chrétiennes » (p. 214). À cette proposition s’ajoute une importante partie sur la théologie du Saint-Esprit (p. 214-248) où l’A. propose un modèle trinitaire en triangle : « le Père “envoie” et le Fils et l’Esprit, qui sont eux-mêmes en interaction » (p. 245). Comme « la pratique de la spiritualité s’épanouit à l’intérieur du dispositif mis en place par la parole, toujours portée par autrui » (p. 253), l’A. poursuit sa réflexion dans un important chapitre sur la communication de l’Évangile et l’identité ecclésiale.
Il souligne tout d’abord le fait que l’Évangile est une parole reçue qui est retransmise (p. 257-296) et qui pousse l’Église à l’évangélisation par une présence. Pour cela, il est nécessaire d’avoir de l’audace et de la créativité dans les formes de prise de parole, allant de la prédication à des formes artistiques favorisant les aspects émotionnels (p. 313) et permettant une rencontre (p. 300-308). Aux 388yeux de l’A. le témoignage de l’Église dans la société actuelle doit procéder d’un double mouvement : celui qui consiste à inscrire l’Église dans la réalité contemporaine en proposant des activités « hybrides » (comme Fresh expressions) (p. 332-348) et celui qui « consiste à faire apparaître la plausibilité de l’attitude chrétienne dans son ensemble » (p. 352).
Un dernier chapitre (« Bilan et perspectives ») synthétise les principales observations et thèses de l’A., ce qui fait de ce livre un ouvrage clair et didactique à la portée du public visé des responsables d’Église. Sans donner trop d’illusion à ses lecteurs et lectrices, l’A. tente d’esquisser une voie d’action possible de l’Église susceptible de lui tracer un avenir dans la sécularisation avancée.
Sur le plan académique, sans que cela soit explicitement annoncé, ce volume constitue une discussion – du point de vue théologique – de la célèbre thèse de Charles Taylor que l’on trouve dans L’Âge séculier, ouvrage paru en anglais en 2007 et traduit en français en 2011 (Seuil). La réflexion du philosophe canadien constitue la trame évidente du présent livre. La discussion aurait gagné à une intégration plus poussée des débats avec Jürgen Habermas. Les propositions de ce dernier autour d’une « société post-séculière » auraient méritées une attention particulière d’autant que l’A. est très au fait des débats en cours en Allemagne. Les deux philosophes ont beaucoup débattu, au moins sur la sécularité et le multiculturalisme avant et après le livre de Taylor. Pour le religieux, Taylor voit une transformation d’« imaginaires sociaux », Habermas observant pour sa part un bouleversement des « visions du monde ». Quand le premier perçoit l’émergence d’un marché religieux où croire est une option parmi d’autres, le second propose plutôt « une traduction » des propositions religieuses pour qu’elles puissent contribuer à enrichir le débat public. La proposition du philosophe allemand, qui est absente du livre, mériterait pourtant que l’A. y consacre une réflexion puisqu’elle en résume remarquablement bien le quatrième chapitre.
Christophe Monnot
389Maxime Morand, avec les contributions de Daniel Fatzer et Hans Strub, Cultures chrétiennes et pratiques ressources humaines. Essai à livre ouvert, Lausanne, Favre, 2020, 183 pages, ISBN 978-2-8289-1843-9, 15 €.
Morand est un ancien moine cistercien, devenu prêtre puis DRH dans une grande banque suisse ; Fatzer est un pasteur de l’Église protestante du Canton de Vaud mis en chômage par son institution après un conflit violent ; Strub est formateur au sein d’une structure en Suisse alémanique. Fatzer « rebondit » – c’est l’expression maintes fois utilisée – aux conseils managériaux de Morand, par une écriture en couleur sépia. Les A. reviennent souvent sur ce triumvirat pour expliquer la complémentarité, l’originalité et aussi une certaine impertinence dans leur démarche. Cela a le mérite de l’honnêteté, mais perturbe quelque peu le lecteur, qui a parfois l’impression d’assister à des règlements de compte. L’Église en tant que structure organisationnelle et lieu de pouvoir est vivement critiquée, au nom d’une professionnalisation des relations humaines et surtout d’une meilleure gestion des relations de pouvoir dans le milieu professionnel non ecclésial.
L’ouvrage fait partie de cette littérature actuellement florissante en théologie pratique, qui consiste à combiner quelques notions théologiques et/ou ecclésiologiques (souvent imprécises et rudimentaires) avec des conseils de type managérial ; c’est ainsi que la notion de leadership d’Église est devenue un label courant. L’idée principale est que les Églises devraient s’inspirer de la manière dont les grandes entreprises gèrent leur personnel salarié, afin d’éviter les conflits, les excès de pouvoir, le trop plein de jugements subjectifs et affectifs. Au nom de notions théologiques telles que le sacerdoce universel des baptisés ou la vocation pastorale, on a sans doute sous-estimé la situation réelle des salariés de l’Église – la plupart étant des pasteurs, mais il y a aussi des diacres, des assistants pastoraux, des secrétaires et autres ministères salariés. Des conseils utiles sont donnés sur la manière de choisir un responsable salarié, de combattre les rumeurs et les murmures, d’évaluer les personnes et leur travail, de gérer les tensions et les conflits (les règles de Saint Benoît et de Taizé sont convoquées comme sources d’inspiration).
Sur ces derniers aspects, les A. n’ont pas tort de revendiquer une meilleure professionnalisation des relations entre la direction et ses salariés au sein de l’Église. Toutefois, la gestion des relations 390humaines en entreprise peut-elle être prise comme modèle pour la gestion des relations humaines en Église ? Leurs finalités respectives ne sont pas les mêmes, non plus que leurs moyens financiers et humains. Enfin, la situation d’Églises détachées des structures étatiques et en contexte ultra minoritaire (comme c’est le cas partout, sauf en Alsace-Moselle et dans certains cantons suisses) n’est pas prise en compte.
Jérôme Cottin
Spiritualité
Anna Kricka, Nelli Solonko (dir.), Pérégrinations vers le divin, Paris, Cerf, 2022, 439 pages, ISBN 978-2-204-15357-7, 29 €.
Cet imposant volume constitue les actes d’un colloque international et pluridisciplinaire qui eut lieu en juin 2019 en Pologne, à l’Université de Szczecin, et dans l’établissement universitaire de Pobierowo, sur la côte baltique. Les 35 auteurs de ce volume sont principalement des chercheurs en littérature française (de toutes les époques, ce qui fait que les contributions s’étendent du Moyen Âge à l’époque contemporaine), provenant d’universités françaises, canadiennes, italiennes et surtout polonaises. Quelques poètes et écrivains sont également présents. Le colloque s’est ouvert par la contribution d’une invitée d’honneur, la philosophe Chantal Delsol.
À l’amplitude géographique et temporelle susmentionnée s’ajoutent deux autres caractéristiques : la métaphorisation de l’idée de pérégrination, de chemin ; l’usage de la notion de divin en un sens très large. C’est ainsi que l’ouvrage, qui comprend certes quelques contributions liées au christianisme (très peu en fait), s’ouvre aux spiritualités juive, musulmane et orientale, voire aux « spiritualités athées ». Il en résulte une impression un peu désagréable de vaste fourre-tout, comme si la seule ligne directrice de ce livre était constituée par deux « mots valises » (« pérégrination » et « divin ») qui peuvent accueillir à peu près n’importe quelle thématique.
On s’étonne que, sur un tel sujet, aucun théologien ou historien des religions n’ait été sollicité, ni même aucun spécialiste de la littérature mystique. Mais on comprend que le but de ce colloque était de réunir les spécialistes de littérature française à travers plusieurs 391ères linguistiques et dans un pays non francophone (la Pologne), ce qui constitue en soi une performance à saluer. Au milieu de ce foisonnement, le lecteur trouvera certainement quelques articles originaux et qui l’intéresseront ; pour ce qui concerne le soussigné, on mentionnera entre autres : « Le Christ intime de Louis Dantin » (un prêtre canadien défroqué, anticlérical et demeuré pourtant croyant) ; « L’itinéraire spirituel de saint François d’Assise selon Christian Bobin » ; « La conversion [au christianisme] de Ernest Psichari dans le sable du Sahara » ; « L’Amour qui fait l’âme vive, une lecture en miroir de Marguerite Porete [1310] » (brûlée vive pour avoir écrit le Miroir des simples âmes anéanties) ; « À la recherche du divin. Le Juif errant va à l’encontre de son homologue légendaire » ; « Expériences spirituelles marginales dans la littérature française des xxe et xxie siècles » ; « Léon Bloy et la Bible ». On trouve également plusieurs articles consacrés à la poésie de Charles Péguy.
Jérôme Cottin
Accompagnement pastoral
Sylvie Barth, Le développement durable du couple. Une présence d’Esprit. Préface d’Alain Thomasset, Paris, Cerf, 2022, 335 pages, ISBN 978-2-204-14937-2, 25 €.
Ce travail est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2017. Sylvie Barth a par ailleurs participé, pendant plusieurs années, aux travaux du GREPH (Groupe de recherches en théologie pratique et herméneutique) de l’unité de recherche « Théologie protestante » de l’Université de Strasbourg. L’A., laïque, mère de famille nombreuse, permanente du mouvement Fondacio Chrétiens pour le monde et accompagnatrice de couples (en difficulté), propose une théologie du « couple électif » (qualifié aussi de « coélectif »), expression sur laquelle elle revient souvent (voir chap. 6). Elle qualifie un homme et une femme qui se choisissent librement, en vue d’un projet de vie dans la durée, sur la base d’un amour réciproque qui évolue, qu’il faut nourrir et protéger.
Certaines ouvertures sont perceptibles par rapport à l’éthique traditionnelle du couple et de la sexualité en catholicisme : le découplage des notions de couple et de mariage – un couple vaut 392d’abord par ce qu’il vit intérieurement, duellement et spirituellement, plus que par l’acte du mariage –, la réalité de la contraception, l’éventualité de séparations, vécues non comme une rupture avec Dieu, mais comme une crise qui peut être dépassée en vue d’une future reconstruction. Les textes bibliques fondamentaux pour la notion de couple sont étudiés et présentés, même si les textes romains auxquels il est fait référence sont clairement tenus pour normatifs (en particulier Gaudium et Spes, Amoris Laetitia et certains écrits de Jean-Paul II).
C’est sans doute sur les questions anthropologiques et relationnelles que cette réflexion est la plus novatrice. L’A. met en question l’idée que le couple doit être pensé en termes de complémentarité : il est d’abord une « dyade » (un duo), non une monade.
Elle déploie une théologie du couple ouverte sur la modernité, tout en étant ancrée dans la Tradition. En fin de compte, le mariage (chrétien) reste une valeur sûre qui est à redécouvrir. On regrettera que les questions actuelles autour du couple et du mariage ne soient pas abordées : le remariage des couples divorcés, les couples du même sexe, ou encore (situation de plus en plus courante) le couple dont l’un est croyant (catholique) et l’autre non. La pédopornographie est certes clairement condamnée (p. 25), mais rien n’est dit concernant ces abus dans les milieux ecclésiaux. Cette pensée théologique du couple reste donc finalement et en profondeur assez traditionnelle, malgré quelques accents modernes et un humanisme généreux, ouvert à la présence et à la puissance de l’Esprit-Saint.
Jérôme Cottin
François Nakatala, Le désir de Dieu et le service du prochain. Une éthique à actualiser pendant le temps du coronavirus. Préface de Marcel Metzger, Zurich – Münster, LIT Verlag, 2021, 108 pages, ISBN 978-3-643-91371-5, CHF 19,90.
Le principal mérite de cet ouvrage est d’aborder un phénomène mondial qui nous a tous touchés (la pandémie du Coronavirus en 2019 et 2020) et qui a déstabilisé aussi bien nos institutions séculières que nos Églises. Mais cela justifiait-il une publication telle que celle-ci, un ouvrage de pastorale qui répond à des questions simples par des réponses simples et qui laissera le théologien sur sa faim ?
393L’A. s’étend longuement sur des questions qui ne se sont pas forcément posées dans notre société (liens entre le virus et Dieu, entre le virus et la fin du monde), ou alors de manière très périphérique et minoritaire. Il propose un recentrage autour d’une éthique de l’amour, amour de Dieu et amour des autres. La plupart des paragraphes sont marqués du sceau de la banalité et de la platitude (« Ne nous sentons pas seul », « Dieu garde toujours le contrôle », « Nous appartenons à une grande famille », « Nous sommes tous égaux ») ou traduisent une vision conservatrice et simplificatrice de la foi et du christianisme (« Dieu notre refuge et notre force », « L’espérance au Christ, vainqueur du monde »). Ce travail relève à notre sens plus d’un mémoire de fin d’études que d’une recherche ayant vocation à être publiée.
Jérôme Cottin
Homilétique
François-Xavier Amherdt, Recherches en prédication. Nouvelles tendances suite à Evangelii Gaudium,Zurich – Münster, LIT Verlag, coll. « Recherches pastorales » 2, 2019, 124 pages, ISBN 978-3-643-80267-5, CHF 19,90.
Le spécialiste de l’homilétique en catholicisme qu’est Amherdt, professeur de théologie pratique à l’Université de Fribourg, reprend et développe un article publié dans notre revue (RHPR 98, 2018, p. 59-78). Il place ses recherches sous le patronage de l’encyclique papale Evangelii gaudium (2013), maintes fois citée au cours de l’ouvrage. On ne peut que se réjouir du fait que le catholicisme s’intéresse actuellement de plus près à l’homilétique et qu’il le fasse en prenant en compte la diversité des recherches contemporaines dans ce domaine dont un bon nombre, on s’en doute, est issu de l’homilétique protestante, germanique et états-unienne (la « new homiletic »).
L’A. présente ainsi l’homélie de manière plurielle : comme lecture spirituelle (la lectio divina) ; comme jeu polyphonique d’intertextualité ; comme événement (« Preaching as avent »), comme performance jubilatoire ou, plus classiquement, comme rhétorique.
Des éléments ternaires de la rhétorique antique sont utilement rappelés (pathos, logos, ethos, ou encore docere, delectare, movere) ; 394l’ouvrage est en revanche affaibli du fait que l’A. mélange des techniques, styles ou thématiques homilétiques avec des intentions ou des idéaux métaphorisés tels que : « un enfantement à la vie », « [devenir] des Jean-Baptiste », « une homilétique d’engendrement ».
Une certaine spiritualité catholique transparaît parfois de manière trop visible voire incongrue, comme, par exemple (p. 99), le fait d’appeler le Christ « l’Époux » ou de prendre Bernadette Soubirous, « un simple porte-parole », comme modèle « du prêcheur ». (Il n’est évidemment jamais question de prédicatrice ni d’homiléticienne.)
L’ouvrage est truffé de références bibliographiques en notes, mais on ne peut se départir de l’impression qu’il a été rédigé trop vite : peu de transitions entre les thématiques, peu de problématisation de celles-ci. La participation de l’assemblée à l’écoute homilétique est certes soulignée, mais sans que celle-là soit véritablement co-constructrice de l’annonce du kérygme, perspective qui constitue en revanche un champ de recherche en homilétique protestante contemporaine.
Jérôme Cottin
Catéchétique – formation d’adultes
François-Xavier Amherdt, L’animation biblique de la pastorale. 120 propositions pratiques, Namur, Lumen Vitae, 2017, 183 pages, ISBN 978-2-87324-570-2, 18,50 €.
L’A. a déjà écrit plusieurs ouvrages sur la Bible et l’homilétique, ce qui est à souligner venant d’un théologien catholique. Il propose ici un manuel à visée pratique, à destination des animateurs bibliques et des responsables. Cette réflexion est placée sous le chef de l’exhortation apostolique Verbum Domini (2010) de Benoît XVI. Ces documents pontificaux, largement référencés, montrent la place grandissante qu’occupe la notion de Parole de Dieu dans la doctrine et l’enseignement de l’Église catholique romaine.
L’A. réussit le tour de force de présenter pas moins de 120 propositions facilitant la découverte de la Bible par et pour le peuple de l’Église, sous forme d’animations, de discussions et de débats, mais aussi de jeux, de découvertes personnelles, et parfois de simples gestes (par exemple, donner une Bible à un couple à l’occasion de son mariage, pratique connue et courante dans le protestantisme).
395Tout est bon à prendre quand il s’agit de rendre la Bible « désirable », selon l’expression du pédagogue jésuite belge André Fossion, souvent cité : la rhétorique, la prière, le jeu, la mise en situation, la musique, les arts, et jusqu’à Internet. Certaines propositions nous sont étrangères, comme « Lire la Bible avec les Saints d’hier et d’aujourd’hui » ou « Intensifier les liens entre Magistère, pasteurs, théologiens et exégètes » ; d’autres nous paraissent ressembler à de pieuses intentions, comme « Tenir constamment l’unité divino-humaine des Écritures saintes » ; d’autres encore ressemblent à une étude biblique classique, comme « Mettre en œuvre les méthodes historico-critiques », « Avoir recours à l’analyse narrative des récits », « Comparer la portée des diverses lectures en les appliquant à la même péricope ». Les nouvelles méthodes de découverte de la Bible comme le « Bibliodrame » et le « Godly Play » sont bien mentionnées. Il manque en revanche le « Bibliologue », pourtant fort utilisé dans les milieux de l’animation biblique.
Le livre est accompagné d’une bibliographie importante, mais on s’étonne que, compte tenu du thème, les ouvrages et articles protestants sur la Bible mentionnés soient peu nombreux. Un lexique fourni de quinze pages clôt l’ensemble.
Jérôme Cottin
Antonio Scattolini, Ester Brunet, Gustate e vedete. Per un annuncio del Vangelo con arte, Torino, Elledici, 2020, 205 pages, ISBN 978-88-01-06642-5, 14 €.
Cet ouvrage aurait tout aussi bien pu être présenté dans la rubrique « Histoire et théologie des Arts » car Ester Brunet est une historienne de l’art vénitien, spécialiste du Tintoret. Mais la visée de ce livre est clairement catéchétique et pastorale, puisqu’il s’agit « d’annoncer l’Évangile par l’art ». Les deux A. ont du reste lancé en 2018 le projet Ar-Theo (www.arttheo.it) qui vise à étudier et à utiliser le patrimoine artistique à des fins pastorales.
Cet ouvrage veut être une introduction méthodologique, proposant différentes pistes pour aborder l’art dans une double dimension, à la fois esthétique et apologétique (ou encore évangélisatrice et catéchétique). Mais il se présente aussi comme un compte rendu d’expériences, soutenu par une réflexion de nature anthropologique et théologique, sur la notion du beau et sur le statut de l’œuvre d’art.
396Les A., et particulièrement Antonio Scattolini, prêtre du diocèse de Vérone, qui est responsable d’une pastorale et catéchèse par l’art, font ainsi le bilan d’années de formation religieuse de jeunes et d’adultes par le moyen des œuvres d’art. D’abord, celles du passé, les œuvres du patrimoine artistique de l’art chrétien – la région du Nord-Est de l’Italie (Vérone, Venise, Padoue, le Triveneto) en est saturée – mais aussi – et c’est une perspective nouvelle – l’art contemporain ; Bill Viola est ainsi plusieurs fois mentionné. Si les œuvres chrétiennes sont privilégiées, la démarche proposée va au-delà, en suggérant diverses voies d’approches de l’art, en particulier celle de la beauté.
Une triple démarche est ainsi proposée : 1) comprendre une œuvre d’art en tant que « document » (étude objective) ; 2) l’aborder comme témoignage (étude de la subjectivité, de l’auteur, mais plus encore du spectateur) ; 3) l’appréhender par le biais d’une approche spirituelle, en considérant l’œuvre comme « trace du passage de Dieu ». Tout en évitant le risque idolâtre – Dieu ou le Christ ne sont pas matériellement présents dans l’objet artistique –, celui-ci peut se présenter comme une métaphore du divin, une trace de l’Esprit, un signe, un miroir (1 Co 13,12) ou un écho de la rencontre entre Dieu et l’humain.
Une abondante bibliographie, dans laquelle la littérature francophone est bien représentée, indique les sources d’inspiration des A. et montre également à quel point l’esthétique a, ces dernières années, fait son entrée en théologie pratique, en pédagogie et en catéchétique. C’est que l’art, sous toutes ses formes, est un moyen privilégié pour la pastorale de « la Seconde Annonce » mise au point par Enzo Biemmi, une approche de ré-évangélisation des adultes déchristianisés qui prend en compte la culture et l’anthropologie, et que revendiquent aussi les A. de cet ouvrage.
Jérôme Cottin
397VIENT DE PARAÎTRE
Matthieu Arnold, Volker Leppin, Marc Lienhard (éd.), Luther à Worms 1521-2021. Les événements et leur réception, Strasbourg, Association Presses Universitaires de Strasbourg, coll. « Écriture et société », 2023, 273 pages, ISBN 978-2-38571-002-6, 28 €.
Avec la publication des 95 thèses « sur le pouvoir des indulgences » (31 octobre 1517), la comparution de Luther devant Charles Quint à Worms (17-18 avril 1521) est l’un des événements les plus emblématiques de la Réforme. Elle marque également l’épilogue de l’« affaire Luther » déclenchée par la contestation des indulgences, puisque, suite au refus de Luther de se rétracter, l’Édit de Worms le mit au ban de l’empire. Aussi ce volume, fruit d’un colloque qui – en raison des restrictions alors en vigueur – s’est tenu en visioconférence le 9 juin 2021 à l’initiative du GRENEP et de l’Institut für Spätmittelalter und Reformation (Tübingen), constitue-t-il en quelque sorte le pendant de « La vie tout entière est pénitence… », paru en 2018 dans la même collection. Dans les deux cas, il s’agit du seul ouvrage scientifique en français consacré spécifiquement à un épisode fondateur de la Réforme et à sa réception.
Des onze articles qu’il renferme, seuls trois avaient été présentés en français lors du colloque (M. Lienhard, M. Arnold et F. Muller) ; les huit autres ont été traduits de l’allemand par Annemarie Lienhard, Nicole de Laharpe et le soussigné. Ces études sont regroupées en quatre sections : I. La comparution et son contexte ; II. Les premières étapes de la réception ; III. La réception, du xviie au début du xxe siècle ; IV. La réception en images et dans les films.
Dans la première section, Rolf Decot campe longuement le contexte de la diète de Worms de 1521, en la situant par rapport aux diètes d’Empire de 1518 (Augsbourg) à 1556 (Ratisbonne) et à leur traitement de la question religieuse. Theodor Dieter examine avec soin la déclaration de Luther, en particulier la manière dont il se réclame de sa conscience ; il juge que, concernant les anabaptistes, les Réformateurs n’ont pas accepté le principe que Luther avait revendiqué pour lui à Worms. Marc Lienhard traite de la réponse de Charles Quint, qui n’était pas en premier lieu l’expression de sa piété personnelle, même si l’empereur parle une dizaine de fois 398en « je » pour montrer son adhésion à la tradition de sa maison souveraine.
Les premières étapes de la réception de Worms (section II) commencent par les présentations, contemporaines des événements, que Luther en donne dans sa correspondance en exprimant sa déception de n’avoir pu discuter publiquement des questions relatives à la foi ; dans ses regards rétrospectifs des années 1530 et 1540, il souligne l’importance de l’attachement à la Parole de Dieu pour mettre ses coreligionnaires en garde contre des concessions contraires à l’Évangile (Matthieu Arnold). Les Propos de table étudiés avec acribie par Volker Leppin mettent en évidence la dimension du martyre, qui apparaît déjà dans certaines lettres de Luther ; toutefois, ces Propos apportent peu de renseignements factuels sur la comparution à Worms car leurs rédacteurs les ont insérés dans un cadre narratif plus large. Les premières biographies de Luther, présentées par Ingo Klitzsch, peuvent surprendre le lecteur contemporain dans la mesure où, à l’exception de la biographie de Ludwig Rabus, le discours de Luther à Worms n’y joue pratiquement aucun rôle ; comme les Propos de table, ces biographies nous renseignent davantage sur leurs rédacteurs – qu’ils soient fidèles à la foi traditionnelle, comme J. Cochlaeus, « gnésioluthériens » ou « philippistes ».
Les trois contributions de la section III traitent différents aspects de l’histoire de la réception de la comparution de Luther à Worms du xviie siècle au début du xxe siècle, en se fondant sur des genres littéraires variés. C’est ainsi que, pour illustrer la diversité des interprétations de la diète de Worms, Martin Kessler s’appuie sur des recueils de sermons, des programmes scolaires, des thèses de théologie, différents types d’essais ou encore des articles encyclopédiques et des récits de voyage. Jürgen Kampmann se concentre sur la littérature catéchétique du xixe siècle, en ayant soin de comparer les productions catholiques, aux contours nettement anti-réformateurs et anti-impériaux, aux catéchismes protestants, qui soulignent la « conscience », la « bonne cause », l’« action audacieuse » ou encore le « discours libre » de Luther ; il traite aussi de la littérature domestique catholique et protestante, ainsi que de quelques présentations scientifiques et des jubilés de 1817, 1883 et 1917, lesquels furent marqués par des considérations nationales, voire nationalistes. Wolf-Friedrich Schaeufele étudie quant à lui les biographies de Luther parues depuis le jubilé de 1983 jusqu’à celui de 2017 inclus ; sa 399contribution, qui connaît parfaitement les biographies françaises, met en évidence les jugements historiques et théologiques contrastés à propos du recours de Luther à sa conscience.
La dernière section présente la réception de Luther dans les images et dans les films du xxe siècle. Frank Muller traite des images de 1521 à nos jours, puisque son étude commence par les célèbres portraits de Cranach de 1520-1521 et s’achève par le détournement, par le parti politique NPD dans une affiche de 2017, à la fois d’un portrait de Luther et de ses propos à Worms : « Je voterais NPD. Je ne pourrais pas faire autrement (Ich könnte nicht anders). » Dans une suggestive étude consacrée à la comparution à Worms dans les films portant sur Luther, Johannes Schilling présente près d’un siècle de filmographie, depuis Le Rossignol de Wittenberg (film muet, 1913) jusqu’au Luther d’Eric Till (2003), en passant notamment par le Luther de Hans Kyser (1928), caractérisé par une passion anti-romaine brutale, le Martin Luther d’Irving Pichel (1953, avec Niall McGinnis dans le rôle-titre) et le Martin Luther de la RDA (1978/1983), film télévisé en cinq épisodes d’une durée de sept heures et demie.
Non seulement, à la différence des quelques autres travaux parus en 2021 et en 2022 sur le même sujet, ce volume collectif analyse de manière détaillée la déclaration de Luther et la réponse de Charles Quint, mais il est encore le seul à traiter des films et des récentes biographies du Réformateur. Compte tenu de la coopération entre des historiens et des théologiens allemands et français, il est également le seul à faire droit tant aux études rédigées dans la langue de Luther qu’aux écrits parus dans celle de Calvin. Un index des noms propres et des lieux en facilite la consultation.
Matthieu Arnold
Jean-François Collange, Croire. Incroyance, foi et religion au xxie siècle, Lyon, Olivétan, 2022, 237 pages, ISBN 978-235479-600-6, 20 €.
De prime abord, le croire et la foi ne suscitent aujourd’hui qu’attentions réticentes ou mesurées. Souvent présenté comme déraisonnable – sinon en franc conflit avec la raison –, le croire s’inscrit actuellement a priori dans les franges de l’existence. Or peut-on vivre sans croire ? Peut-on affronter les défis qui pavent 400toute existence sans espoir et sans projet ? Sans tenir fermement à une amitié et à un amour et être porté par eux ? Peut-on éprouver l’humaine condition sans être soutenu par un minimum de convictions qui en signent l’honneur et la pérennité ? Sans y croire ?
C’est à tenter de démêler ces différents moments que s’efforce le présent ouvrage. Deux traits caractérisent alors un croire, compris comme marque fondamentale de l’humanité des humains. Croire permet en effet d’abord de « lever les yeux » au-delà de la pure factualité du réel. C’est grâce à son action que sens et avenir peuvent s’imaginer, se dire et s’élaborer. L’imagination et la fiction (qui ne sauraient signifier mensonge et erreur) en sont les marques distinctives et lui permettent de déployer toutes ses potentialités. De ce fait, culture, sciences, éthique et religions n’appartiennent pas à des domaines rigoureusement séparés, voire opposés. Elles déclinent, chacune à sa manière, les variations d’une même manière de se porter (ou d’être porté) au-delà de soi-même. Or – second trait fondamental – ce « transport » ne se révèle jamais aussi fort et complet – il y trouve même son origine profonde – que dans la rencontre, l’échange et la vie d’autrui et avec lui. Le croire se mue alors en con-fiance. Ce qu’exprime la préposition « en/dans » qui lui est adjointe : il ne s’agit plus alors de croire simplement quelque chose, mais de faire un pari sur les qualités de quelqu’un (chap. 1).
Aussi le croire s’avère-t-il fondement de toute relation inter-personnelle, économique, sociale et politique. Quant à la foi, elle mûrit ou sublime le croire et la confiance en leur permettant d’« oser croire envers et contre tout ». C’est ce que montre notamment le Jésus des évangiles rendant le malade à lui-même en lui disant « ta foi t’a sauvé » ou appelant à croire que « Dieu [lui-même] croit » en sa créature et en sa création (Mc 11,22 sq.). Cette foi divine, fondamentale, appelle celles et ceux en qui elle s’investit à agir en réciproque, à lui faire confiance à leur tour, « envers et en dépit de tout » (chap. 2).
Quant à la vie religieuse ou aux religions, hier et aujourd’hui, elles n’infligent, en principe, aucune charge ou obligation arbitraire : elles re-lient les uns aux autres, leur permettant de (se) re-cevoir, de (se) re-cueillir, de re-lire les moments de leurs expériences de vie. Pour cela, elles mettent à la disposition des cultures humaines un certain nombre, non pas d’injonctions, mais de ressources. Celles-ci visent àêtre au service d’une vie commune solidaire, structurée droitement, à travers rites partagés, paroles-récits porteurs de sens et règles éthiques responsabilisantes (chap. 3).
401La puissance du croire se révèle ainsi considérable. Elle conduit tant au salut que, manipulée et distordue, au désastre. Les détournements et errements de bien des réseaux sociaux et propos complotistes aujourd’hui en témoignent à leur manière. Mais les pathologies du croire (particulièrement bien mises en relief au début de la Genèse) se révèlent bien plus profondes : trafic de la parole en général, d’autrui en particulier (Adam et Ève) ; jalousie, rivalité mimétique et sacrifices de boucs émissaires (Caïn et Abel) ; jouissance d’une toute puissance totalitaire, surtout lorsque celle-ci se pare des atours de la religion (Tour de Babel) (chap. 4).
Aussi, ouvert par la présentation de L’Étoile de la rédemption du philosophe juif Franz Rosenzweig, le cinquième chapitres’efforce-t-il de présenter les différentes facettes de ce que devrait être le croire et la foi des femmes et des hommes d’aujourd’hui et de demain. Envers et contre tout ! C’est bien comme « courage de croire » qu’il lui sera alors donné de continuer à se manifester et à s’épanouir.
Jean-François Collange
- CLIL theme: 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN: 978-2-406-15781-6
- EAN: 9782406157816
- ISSN: 2269-479X
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15781-6.p.0115
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-27-2023
- Periodicity: Quarterly
- Language: French