Revue des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
2022 – 4, 102e année, n° 4. varia - Auteurs : Vial (Marc), Cottin (Jérôme), Grappe (Christian), Hunziker-Rodewald (Régine)
- Pages : 483 à 543
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
REVUE DES LIVRES
THÉOLOGIE SYSTÉMATIQUE
Michel Fédou, Jésus-Christ au fil des siècles. Une histoire de la christologie, Paris, Cerf, 2019, 513 pages, ISBN 978-2-204-12565-9, 29 €.
Dans la majeure partie des cas, un manuel est moins un ouvrage que l’on a plaisir à prendre en main qu’un livre qui tombe des mains. Il en va ici tout autrement. Ne se contentant pas de réduire la position des auteurs étudiés à une juxtaposition d’énoncés, l’A., théologien jésuite de renom qui s’est illustré par plusieurs publications consacrées à la christologie, prend soin non seulement de produire des citations et d’en mettre en évidence les traits saillants, faisant ainsi œuvre d’analyse dans un ouvrage de synthèse, mais également de contextualiser les différentes christologies abordées et de dégager les enjeux des propositions principales qui les constituent. Il s’agit d’un manuel intelligent, en ceci que, loin de tout digest indigent, il conduit à l’intelligence du propos des œuvres majeures qu’il présente.
L’ouvrage est divisé en quatre parties, chacune correspondant à une période de l’histoire la christologie (et du christianisme en général).
La première (« L’Antiquité chrétienne ») couvre les développements christologiques qui ont vu le jour entre Justin et le second concile de Nicée (787). L’A. accomplit le tour de force de rendre compte en moins de 50 pages de cette période fondatrice en matière de christologie – et, à ses yeux, régulatrice, le dogme établi à Chalcédoine étant par lui considéré comme le cadre d’une christologie chrétienne. Les diverses controverses auxquelles la question du Christ a donné lieu sont présentées avec une clarté remarquable – il est vrai que l’on doit à Fédou, outre La sagesse et le monde, ouvrage consacré à la christologie origénienne, une histoire de la 484christologie ancienne en trois volumes : La voie du Christ, Cerf, 2006-2016 –, et l’on appréciera tout particulièrement la volonté de l’A. de rendre justice jusques et y compris à des positions, comme celle de Nestorius, auxquelles la christologie chalcédonienne s’est opposée. Les parties suivantes sont essentiellement consacrées à la christologie occidentale, à quelques exceptions près.
La deuxième (« Le Moyen Âge ») aborde bien entendu les figures imposées et imposantes que constituent des auteurs tels qu’Anselme de Cantorbéry ou les grands scolastiques (Bonaventure, Thomas d’Aquin et Jean Duns Scot). Mais, couvrant la période qui s’étend du viiie au xve siècle), elle fait également droit à la pensée de Jean Scot Érigène, aux approches monastiques de la figure du Christ (dont celle de Bernard de Clairvaux), ainsi qu’à la christologie de Maître Eckhart (dont la présentation met bien en évidence le lien entre grâce d’Incarnation et grâce d’inhabitation) et de Nicolas de Cues.
La troisième partie (« L’époque moderne ») débute avec la christologie espagnole du xvie siècle (Ignace de Loyola, Thérèse d’Avila et Jean de la Croix) et s’achève sur l’époque de Newman. Faute de place, les seules christologies réformatrices abordées sont celles de Luther et de Calvin ; l’A., qui s’appuie pour l’étude du Réformateur de Wittenberg sur l’un des ouvrages de Marc Lienhard (Au cœur de la foi de Luther : Jésus-Christ, Cerf, 1991), n’hésite pas à adresser à Luther quelques critiques qui portent, sinon sur certaines thèses christologiques, du moins sur quelques formulations qu’il en a données (à propos de l’abandon réel du Crucifié par le Père). On trouve aussi dans cette partie une intéressante présentation de la christologie de la Seconde scolastique (Suárez).
La quatrième et dernière partie (« L’époque contemporaine ») est également la plus longue. Elle couvre la période s’étendant de la fin du xixe siècle (et l’émergence de la « première quête du Jésus historique ») à nos jours. L’A. consacre des pages particulièrement éclairantes au « tournant des années 1950-1960 », époque qui voit la naissance de la « christologie d’en bas », voire de la « christologie » au sens où on le terme est entendu de nos jours, c’est-à-dire comme la réflexion qui part de l’histoire de Jésus pour en inférer la manière dont il exerce sa divinité (au lieu que l’on procédait traditionnellement du Verbe éternel à son incarnation). La perspective est essentiellement occidentale, faisant droit aux approches catholiques romaines (de Blondel à Ratzinger, en passant notamment par Rahner et Balthasar) et protestantes (de Barth à Moltmann, en 485passant par Bonhoeffer, Tillich et Pannenberg), quelques pages étant cependant dévolues à l’orthodoxie (Berdiaev et Boulgakov) ainsi qu’aux christologies extra-européennes (latino-américaines, noires-américaines, féministes et asiatiques, ce dernier sujet étant bien connu de l’A., qui a donné en 1998 à la collection « Jésus et Jésus-Christ », abritée par Desclée, un ouvrage intitulé Regards asiatiques sur le Christ).
Ce manuel remarquable, que parachèvent une bibliographie sélective et un index des noms, est à mettre entre toutes les mains.
Marc Vial
Hans-Christoph Askani, Le pari de la foi, Genève, Labor et Fides, coll. « Lieux théologiques » 55, 2019, 268 pages, ISBN 978-2-8309-1677-5, 19 €.
L’A., qui a enseigné la théologie systématique à la Faculté autonome de Théologie protestante de l’Université de Genève de 2005 à 2019, rassemble dans ce volume quelques-uns des textes français qu’il a antérieurement publiés dans des revues ou des ouvrages collectifs. Bien qu’ils n’aient pas été rédigés dans la perspective de leur réunion et qu’ils ne répondent donc à aucune harmonie préétablie, ils n’en témoignent pas moins d’une unité de préoccupation. On pourrait caractériser cette dernière comme l’effort de décrire la manière dont la foi vit, c’est-à-dire, ici, de pointer vers l’ailleurs – le terme est récurrent sous la plume de l’A. – dont elle procède et auquel elle ouvre. Chaque texte explore une facette de ce que Tillich appelait la dynamique de la foi.
Les études réunies sont ventilées en cinq ensembles.
Le premier (« L’enjeu de la foi ») est inauguré par une réflexion menée sur le concept bonhoefférien de Nachfolge. L’A. y met en évidence ce qu’il appelle la pauvreté de la foi, entendant par là non la pauvreté qui résulterait de la foi mais la pauvreté comme caractéristique de la foi, qui tient au fait qu’elle consiste en une « perte du monde » (p. 33), celui qui répond à l’appel ne pouvant faire fond que sur l’appel qui lui est adressé, étant privé de toute sécurité « mondaine ». Cette section s’achève avec un second article, dans lequel l’A. compare Le retour de l’enfant prodigue de Gide avec la parabole dite du « fils prodigue ». Cette comparaison lui permet 486de mettre en évidence la puissance proprement théologique de la parabole : la seconde partie, faisant état de l’incompréhension du fils aîné, montre l’incommensurabilité de l’amour du père, c’est-à-dire l’impossibilité de l’articuler avec nos (légitimes) aspirations à la justice ; en prolongeant une étude d’Ernst Fuchs, l’A. démontre aussi – et c’est là l’une des fulgurances du livre – que c’est précisément parce que le père n’est pas identifié à Dieu que l’amour dont il fait montre manifeste l’amour que Dieu est.
Les deux études suivantes constituent la section « L’espoir de la foi ». La première est relative à ce sur quoi l’espoir ou l’espérance porte, l’A. dénonçant le simplisme d’une distinction opérée, entre ces deux termes, en fonction d’une différence d’objets. Il tient en effet que la différence capitale tient au type de temps auquel l’espoir ou l’espérance aspire ou dans lequel il ou elle vit. Il montre notamment, là encore à la suite de Fuchs, que la question de l’espérance chrétienne n’est pas celle du « retard de la parousie », mais celle de la fidélité de Dieu à la promesse entrée dans le monde avec Jésus, mort sur la Croix. La seconde étude de cette section porte, quant à elle, moins sur l’objet de l’espérance que sur sa possibilité. L’A., qui définit (de manière géniale) l’espérance comme l’opposition à la prétention du monde d’être la totalité (cf. p. 110), montre qu’elle se distingue de l’optimisme, lequel est en phase avec le monde, et qu’elle vit d’un ailleurs : « espérer signifie pour l’homme : laisser Dieu espérer pour lui » (p. 124).
La troisième section (« Le langage de la foi ») comprend elle aussi deux articles. Le premier est consacré au lien entre expérience religieuse et langage. S’en prenant à l’idée reçue, et plate, de l’inadéquation du langage à l’expérience religieuse, l’A. voit en lui le lieu de cette expérience. Il décrit à ce propos l’événement que constitue la prière, laquelle culmine dans le désir que la relation de l’orant à Dieu se poursuive et donc dans celui que la prière elle-même se poursuive. La question du canon biblique occupe l’A. dans le second article, dont le titre est révélateur de l’approche adoptée : « Comment le canon nous advient ». Soutenant que l’approche exclusivement historique du canon n’en épuise pas l’enjeu, il voit essentiellement dans le canon un « contre-texte » fonctionnant comme l’irruption d’un ailleurs, jusque et y compris au sein de l’Église qui l’a pourtant constitué. Plus généralement : « Le sens de son concept et de sa réalité est qu’il y a, face à la dynamique et à l’autoaccomplissement du monde (ses ouvertures et ses opacités), 487une autre dimension, une autre dimension qui lui est dite et promise. » (P. 187.)
Il est ensuite question d’une réalité qui n’occupe plus guère les théologiens : la tentation. La section qui en traite (« La tentation de la foi ») est ouverte par une contestation de la nouvelle traduction française, adoptée en 2017-2018 par nombre d’Églises pour leurs liturgies respectives : « ne nous laisse pas entrer en tentation ». La tenant pour douteuse sur un plan philologique, l’A. la considère surtout problématique sur un plan théologique : elle n’a, en particulier, guère de sens, dès lors que l’on s’avise que la tentation est inhérente à la relation avec Dieu, ainsi qu’en témoignent les péricopes narrant la tentation de Jésus au désert et celle qui l’a assailli dans le jardin de Gethsémani. L’article qui suit celui dont on vient de faire état approfondit l’enjeu théologique de la tentation. Il montre notamment que la foi, loin d’être un garde-fou contre la tentation, est le lieu de son exacerbation, dans la mesure où elle met le croyant au défi de trouver sa juste place face à Dieu – et quel être de désir comme l’est l’être humain pourrait prétendre échapper jamais à la tentation de vouloir être plus que soi ? D’où la réinterprétation que l’A. propose de la sixième demande du Notre-Père : « “Ne nous induis pas en tentation !” – l’homme ne peut pas vouloir cela, mais il peut vouloir dire cela. Il peut vouloir dire cela à Dieu », c’est-à-dire à celui qui sait de quoi il en retourne (p. 248).
La dernière section du livre (« L’embarras de la foi ») ne renferme qu’un seul article, consistant en une série de thèses portant sur la question du mal. Il est bien entendu impossible de rendre justice à des thèses qui, par définition, sont d’une densité extrême, appelant chacune un commentaire nourri. On se contentera ici de remarquer que, en faisant valoir que les questions respectives du mal et de Dieu ne sont correctement traitées qu’en étant référées l’une à l’autre, l’A. refuse – à bon droit, nous semble-t-il – de tomber dans la facilité consistant à vouloir exonérer Dieu de tout lien au mal (sans bien entendu en faire l’auteur) et montre que le seul langage qui corresponde à ce qui est en jeu est la prière, c’est-à-dire la louange et la plainte. Peut-être l’A. aurait-il pu inclure dans cette dernière section un article dont il indique la référence : « L’impuissance de Dieu – une solution théologique ? » (publié dans la Revue philosophique de France et de l’étranger en 2010) : ce travail, remarquable, aurait sans doute donné quelque chair aux thèses dont il vient d’être question.
488La lecture de ces différentes études est exigeante : non parce que leur A. aurait recouru à un jargon, mais précisément parce qu’il s’est abstenu d’en faire usage, s’étant plus fondamentalement refusé à céder à la facilité consistant à user de formules doctrinales toutes faites, pour épouser au mieux le mouvement même de cette réalité qu’est la foi. Sur le plan théologique en tout cas, c’est-à-dire celui de l’intelligence de la foi, le pari est tenu et gagné.
Marc Vial
Anthony Feneuil, L’Évidence de Dieu. Études sur le doute religieux, Genève, Labor et Fides, 2021, 200 pages, ISBN 978-2-8309-1743-7, 18 €.
La formulation la plus claire et la plus concise de la thèse défendue dans cet ouvrage figure sans doute dans les lignes suivantes : « La foi implique structurellement le doute. Non comme une faiblesse qui la travaillerait de l’intérieur et comme si le doute l’empêchait d’être parfaitement elle-même, mais comme le mode de manifestation le plus adéquat à son contenu, qui la qualifie comme foi véritable. » (P. 163.) On dira peut-être que la thèse de l’implication structurelle du doute par la foi ne constitue en rien une nouveauté, dans la mesure où elle se rencontre, entre autres, dans plusieurs travaux de Tillich. Reste que ce dernier, ayant vraisemblablement en vue le doute en tant qu’il constitue une entrave à la foi, entendait faire droit à la possibilité, à même la dynamique de la foi, que le doute surgisse, non à faire valoir que le doute constitue la manifestation pour ainsi « normale » de la foi. Or c’est là ce que soutient l’A., maître de conférences en théologie dogmatique au Département de Théologie de l’Université de Lorraine.
L’implication structurelle du doute par la foi tient notamment à ce que cette dernière est dépourvue de certitude, se rangeant dans la catégorie des croyances évidentes. Nul cliquetis verbal ici, l’A. découplant de manière rigoureuse évidence et certitude. Si l’évidence de la foi s’accommode du doute – et même, on le verra, le réclame –, c’est parce qu’elle relève d’un autre genre que celui sous lequel tombe la certitude. L’A. tient de fait pour évidente « une croyance dotée d’une forme supérieure d’intensité », c’est-à-dire « une croyance à laquelle celui qui adhère ne peut pas échapper », 489dans la mesure où elle « colore l’ensemble de sa vie » (p. 19). L’A. convoque ici, en la prolongeant, la théorie du sentiment de dépendance absolue élaborée par Schleiermacher pour franchir un pas supplémentaire et montrer qu’une croyance évidente comme la foi va de pair avec l’incertitude, notre incertitude répondant, sur le plan anthropologique, au fondement transcendant de la foi. Ce découplage de l’évidence et de la certitude permet à l’A., dans un deuxième temps et en s’appuyant cette fois sur Thomas d’Aquin, de montrer que l’in-certitude inhérente à la foi marque le fait qu’elle est plus qu’une certitude : non pas son contraire mais son excès, dans la mesure où la foi est une dynamique qui craint d’autant moins l’incertitude qu’elle est régie par une logique différente de celle de la certitude.
De fait, la sortie du registre de la certitude est requise par la foi, dès lors que cette dernière est vécue comme étant causée par un autre. Dans ces conditions, c’est par définition que le sujet croyant ne peut être le maître de son adhésion. L’A. montre ici très clairement, et de manière particulièrement convaincante, que le croyant ne peut que douter – précisons : douter de sa propre foi. « Il s’agit donc d’un doute que le sujet porte plutôt sur lui-même que sur l’objet de la foi : comment puis-je croire autant ? Et il s’agit là d’un doute[,] qui loin de détruire la foi, en est le mode de manifestation. Il l’affirmerait donc plutôt, sans que cette affirmation elle-même devienne la possession du sujet. » (P. 150.) La foi vécue sur le mode de l’évidence, non sur celui de la certitude ; il s’agit là d’une autre manière d’exprimer l’expérience minimale de la foi : l’épreuve selon laquelle le croyant est, littéralement, dépossédé de sa foi. En d’autres termes : la foi s’éprouve sur le mode de la non-possession ou elle ne s’éprouve pas, autre chose étant alors éprouvé. Dès lors, on peut peut-être aller jusqu’à douter que le terme « sujet » soit convenablement attribué au croyant.
On pourra sans doute discuter l’une ou l’autre des affirmations auxquelles procède l’A., comme celle selon laquelle « la nuit thérésienne, bien que nuit de l’absence, n’est pas une nuit déchirante mais sereine » (p. 169). On peut espérer que l’épreuve que Thérèse de Lisieux a connue durant les derniers mois de son existence ait été sereine, mais peut-on l’affirmer ? De telles interrogations, qui touchent à l’interprétation de textes comme ceux de la Carmélite, ne remettent cependant pas en cause la théorie défendue dans cet ouvrage. Il s’agit là, de toute évidence, d’un livre important qui 490mérite une très large audience. Pour peu que la théologie systématique de langue française continue de compter parmi ses acteurs des penseurs de l’envergure de l’A., elle a assurément de très beaux jours devant elle.
Marc Vial
THÉOLOGIE PRATIQUE
Culte, liturgie
Christophe Chalamet, François Dermange (éd.), Le Culte protestant. Une approche théologique, Genève, Labor et Fides, coll. « Pratiques » 38, 2021, 242 pages, ISBN 978-2-8309-1746-8, 19 €.
Cet ouvrage, principalement composé de contributions dues à des universitaires genevois, veut montrer la logique théologique qui sous-tend les parties du culte protestant.
Dans une première partie (p. 47-190), les différents moments du culte, de « l’invocation » à la « bénédiction », sont analysés selon la spécialité des auteurs et les perspectives des diverses disciplines de la théologie (exégèse, histoire, théologie systématique, théologie pratique). Une large place est accordée à la prière (deux articles de Félix Moser), et certains moments du culte, en général délaissés, sont analysés, tels que « l’offrande » (Sarah Stewart-Kroeker) ou « l’épiclèse » (Bernard Rordorf). Cette réflexion sur le culte est présentée dans une perspective clairement réformée : la plupart des A. sont issus de la Faculté de Théologie de Genève, et l’ouvrage est préfacé par Chris Fergusson, Secrétaire général de la Commission mondiale des Églises réformées(CMER) ; une présence luthérienne est toutefois assurée par deux articles rédigés par Élisabeth Parmentier (sur « la confession de foi » et « l’envoi et la bénédiction »), ainsi que par une contribution de Hans-Christoph Askani (sur « l’invocation »).
Une seconde partie (p. 191-230) ouvre la question du culte à l’interculturalité et à l’oikoumenè en proposant des contributions de quatre auteurs non européens, qui portent sur le culte protestant 491tel qu’il est pensé et célébré dans leur pays et leur culture : Corée du Sud, États-Unis, Amérique latine, Afrique du Sud. L’article d’Angela Dienhart Hancock sur « Le culte protestant aux États-Unis aujourd’hui » est particulièrement instructif, en ce qu’il propose une synthèse claire, documentée et à jour sur les multiples manières de célébrer Dieu dans les non moins multiples communautés protestantes nord-américaines.
Ce projet éditorial est donc louable et sans doute utile, mais il n’en comporte pas moins plusieurs faiblesses, à commencer par le manque d’unité. Bien que le nombre de contributeurs soit très élevé (22), les sujets abordés ne bénéficient pas tous des éclairages disciplinaires qu’ils auraient mérités. Ainsi, la rubrique « Cène » est traitée essentiellement du point de vue de la théologie de Calvin (Olivier Fatio) et dans une perspective exégétique (Simon Butticaz), mais aucunement dans l’optique de la théologie pratique, laquelle est incontestablement la plus sollicitée par les évolutions de la pratique de la Cène. Par ailleurs, certaines catégories proposées sont à interroger. Pourquoi n’avoir pas consacré une rubrique entière à « la louange », alors qu’elle constitue un temps fort de la liturgie d’entrée et que le protestantisme la redécouvre de plus en plus, sans doute sous l’influence des « temps de louange » des cultes évangéliques ? La louange se trouve réduite à un sous-paragraphe de « l’invocation ». Il en va de même pour « La Loi » (appelée plus volontiers « Volonté de Dieu », ce que l’ouvrage ne mentionne pas), qui est un marqueur des cultes réformés (sa mise en forme liturgique est inconnue dans le culte luthérien). Pourquoi l’avoir agrégée à l’ensemble « Confession des péchés et Annonce du pardon », sachant qu’il y a débat dans les communautés réformées à la fois sur sa nature, sur sa place, sur son rôle théologique, et même sur sa présence ? Certains lui préfèrent une « exhortation » – réalité non traitée dans cet ouvrage – prenant place avant la bénédiction. Pour toutes ces raisons, la Loi (couplée avec l’exhortation) aurait mérité une rubrique à part entière. Enfin, on s’interroge à propos de la logique qui a présidé au choix des intervenants non occidentaux : pourquoi n’avoir sollicité aucune voix de l’Afrique sub-saharienne, où se trouvent une grande majorité d’Églises réformées et presbytériennes, du Pacifique ou d’Europe centrale (Roumanie, Hongrie), où, là encore, la tradition réformée est bien vivante ?
Il est par ailleurs assez paradoxal que, au moment où, dans de nombreux pays, l’on assiste à la fusion ou à l’union d’Églises 492réformées et luthériennes, aucune place ne soit accordée à la tradition liturgique et cultuelle de ces dernières, ni aux essais de construire une liturgie « mixte ». L’article introductif « L’invention du culte réformé » aurait au moins dû être complété par son analogue « L’invention du culte luthérien » ; ou alors il n’aurait pas fallu écrire (p. 10) que l’ouvrage se réfère aux « traditions historiques protestantes qui ont vu historiquement le jour en Europe occidentale : réformés et luthériens ».
Ce projet éditorial donne l’impression d’avoir été réalisé un peu trop rapidement, et l’on peut discuter quelques-uns de ses partis pris.
Jérôme Cottin
Adrian Florentin Craciun, André Lossky, Thomas Pott (éd.), Liturgies de pèlerinages. 66e Semaine d’études liturgiques, Paris, Institut Saint-Serge, 1-4 juillet 2019, Münster, Verlag Aschendorff, coll. « Semaine d’Études Liturgiques Saint-Serge / Studia oecumenica Friburgensia » 104, 2020, 295 pages, ISBN 978-3-402-12257-0, 45 €.
Chaque année, les rencontres liturgiques de l’Institut orthodoxe Saint-Serge donnent lieu à un volume composé de contributions émanant de diverses confessions chrétiennes. Ici, même si la perspective orthodoxe est largement dominante (11 contributions sur 26), l’apport catholique est important, tandis que celle du protestantisme est réduite à la portion congrue (1). Il faut dire que le thème n’est guère favorable à une contribution protestante, même si l’on aurait pu envisager une étude consacrée à l’attrait des lieux historiques de la Réforme (Wittenberg, Genève, la Frauenkirche de Dresde…), ou même une approche biblique de la notion de déplacement dans et pour la foi. Les contributions orthodoxes sont toujours très ancrées dans la tradition des pèlerinages et du culte des reliques orientales, tandis que celles concernant le catholicisme sont plus en phase avec l’actualité ; ainsi, l’article de Luc Forester intitulé « Vers une Église de migrants ? Dédicace des églises et mobilités dans l’Église » (p. 259-274).
Pour une approche mettant l’accent sur les fondements théologiques et anthropologiques de la notion de pèlerinage, on lira avec intérêt deux articles introductifs dus à des théologiens catholiques 493(Thomas Pott : « Liturgies de pèlerinages et pèlerinages liturgiques : sondages dans une relation existentielle », p. 15-24, et Gilles Drouin, « Liturgie, pèlerinage et dévotions populaires ; analyse historique et théologique d’une tension », p. 25-34), auxquels on peut ajouter une contribution, de frappe plus biblique, de Jean-Claude Reichert (p. 35-44) : « Participer au chemin du Christ ».
On notera la présence de deux théologiennes (une catholique, une orthodoxe), fait suffisamment rare dans le milieu des liturges pour qu’il vaille la peine de le souligner. Notre collègue praticien de Paris, Nicolas Cochand, a contribué au volume par un article intitulé « Un pèlerinage protestant : l’assemblée du Désert » (p. 123-130), consacré à la seule pratique populaire protestante (mais qui n’est pas stricto senso un pèlerinage), qu’il met en tension avec la critique protestante des pèlerinages et des reliques. Il aurait été intéressant de pouvoir comparer cette pratique protestante avec une autre, non moins insolite : les rassemblements protestants pentecôtistes des gens du voyage.
En ce qui concerne la pratique actuelle des pèlerinages en France, il est dommage de ne rien trouver sur la popularité des grands rassemblements catholiques aux échelles nationale et internationale : Lourdes, Chartres, le Mont Saint-Michel, les Saintes-Maries de la Mer, et bien sûr Saint-Jacques de Compostelle, dont plusieurs routes historiques, toujours très pratiquées, traversent notre territoire. Comment et pourquoi ces pratiques d’un christianisme à la fois visible et populaire persistent et même se développent-elles, dans un pays sécularisé et laïc pour lequel la pratique religieuse, relevant censément de la sphère privée, devrait être confinée dans des espaces clos spécifiques ? On aurait aimé avoir quelques éléments de réflexion sur ce paradoxe.
Jérôme Cottin
494Ecclésiologie, ministères
Erwan Cloarec (dir.), Être pasteur au xxie siècle. Défis et enjeux du pastorat pour aujourd’hui, Paris, Croire publications, coll. « Les Cahiers de l’École pastorale. Hors-Série » 20, 2019, 250 pages, ISBN 978-2-85509-208-9, 12 €.
Est-ce un hasard si, au moment où paraissait notre ouvrage Les Pasteurs (voir RHPR 100/3, 2020, p. 453-454), cette publication collective portant sur la même thématique a vu le jour et qu’elle exprime un certain nombre de questionnements et de réponses analogues ? Certes non. C’est que le malaise pastoral, la crise des vocations, le burn-out, les difficultés croissantes du ministère pastoral en somme, touchent toutes les Églises, qu’elles relèvent de l’espace luthéro-réformé ou, comme c’est le cas pour les A. et destinataires de cette publication, du courant évangélique. Cet ouvrage se veut un instrument de formation destiné aux actuels étudiants et pasteurs issus essentiellement de l’Institut biblique de Nogent-sur-Marne (IBN) et de la Faculté libre de Théologie évangélique de Vaux-sur-Seine (FLTE). Le ministère pastoral féminin est pleinement intégré dans cette réflexion, qui comprend le témoignage de deux pasteures (Florence Vancoillie et Joelle Sutter-Razanajohary). Il renferme aussi deux témoignages de femmes de pasteurs (Lorine Jeuch et Jolanta Davi), attestant que le ministère féminin d’accompagnement du ministère pastoral masculin est pleinement accepté, sinon encouragé – la situation inverse (un ministère féminin épaulé par une présence masculine dans le couple) n’est pas évoquée, et encore moins celle d’un couple de personnes du même sexe, tandis que le célibat fait partie des possibilités envisagées.
L’ouvrage offre quelques propositions de réponses aux interrogations qui sourdent des difficultés de l’exercice actuel du ministère pastoral, propositions qui combinent rappel des limitations des capacités humaines, conseils pratiques et éclairages psychologiques. Elles sont approfondies ou introduites par des citations et des références bibliques. On insiste sur la nécessité du repos du pasteur, lequel est par ailleurs invité à découpler vocation et profession, temps professionnel et temps personnel ou familial. Le pasteur n’est plus un envoyé de Dieu, pour qui toutes les contraintes et limitations humaines sont soumises à la nécessité impérieuse de 495l’annonce du Royaume de Dieu et à la croissance de l’Église. Il est d’abord un être humain avec des capacités limitées, saisi par l’urgence d’une mission qui le dépasse et parfois le dévore. Louis Schweitzer thématise la question de la spiritualité du pasteur : une attitude de vie et de foi à cultiver et à approfondir, à côté et parfois loin de la communauté.
Deux articles sont à teneur biblique, plus précisément néotestamentaire. On retiendra particulièrement l’article introductif d’Émile Nicole, « Le modèle du pastorat actuel est-il biblique ? », qui fait très consciencieusement le point sur les arguments bibliques en faveur et en défaveur du ministère pastoral. Après une première lecture dans laquelle il conclut que le pastorat est un ministère ignoré de la Bible (qui, stricto sensu, ne connaît que « l’ancien » et « le diacre/serviteur »), il raisonne comme suit : si l’on prend en compte la dimension supra-locale de l’Église, force est de constater qu’elle ne peut pas exister sans ministères d’union ou d’unité. Qu’on les appelle pastoral, apostolique, prophétique ou épiscopal, peu importe au fond : l’important n’est pas le titre ou le qualificatif, mais la fonction.
Concernant la formation des pasteurs, deux enseignants (Christophe Paya et Étienne Lhermenault) insistent sur la nécessité d’un cursus biblique et théologique de base, tout en précisant qu’il doit forcément être complété par une formation permanente et ouverte aux évolutions pédagogiques et sociétales. Une pasteure, Florence Vancoillie, fait le point sur sa formation et ses attentes après six ans de ministère pastoral, et insiste sur le fait que l’on apprend différemment quand on est soi-même devenu formateur et pasteur. Elle pose la question du leardership dans l’Église et reconnaît humblement que « [ê]tre pasteur dépasse le fait de bien prêcher ou de faire de bonnes visites » (p. 43).
On notera pour finir que, dans les milieux évangéliques, la diversité des ministères s’exprime surtout à travers la présence de ministres complémentaires que sont l’évangéliste, le missionnaire ou l’animateur de jeunesse.
Deux oublis sont à déplorer : le Sommaire (p. 3) ne comprend pas les numérotations de pages, ce qui est gênant ; par ailleurs, la Fédération Protestante de France n’est pas nommée.
Jérôme Cottin
496Guilhen Antier (éd.), Les protestants ont-ils le sens de l’Église ?, Lyon, Olivétan, coll. « Théologies », 2021, 144 pages, ISBN 978-2-35479-552-8, 14 €.
Cet ouvrage rassemble les contributions d’une journée d’étude qui s’est tenue à la Faculté de Théologie protestante de Montpellier. Les enseignants de cette institution constituent la majeure partie des auteurs, d’où un éclairage sur ce thème à partir de différentes disciplines de la théologie, la théologie pratique n’étant toutefois présente que dans un demi-article et la patristique, absente.
Curieusement, l’ouvrage, qui contient une contribution exégétique, débute par le traitement de la Réforme (qui oublie Bucer que l’on peut pourtant considérer comme l’ecclésiologue le plus créatif et le plus concret du xvie siècle). L’approche de la thématique selon le Nouveau Testament constitue le dernier article, rédigé à quatre mains par François Vouga et Céline Rohmer, autour de 7 « surprises » (qui n’en sont pas vraiment).
Entre ces deux articles l’un, de Frédéric Chavel, se propose de réinterpréter la Concorde de Leuenberg. Un autre traite de l’Église « en crise dans la crise » chez Tillich : sur le thème de l’ecclésiologie, on aurait plutôt attendu un article sur Barth, dont le sens ecclésial était sans doute plus prononcé que celui de son confrère germano-américain. Guilhen Antier reprend la tension classique de l’Église « entre événement et institution », et Christophe Singer la distinction, non moins classique, de l’Église visible et de l’Église invisible. Olivier Abel compare l’Église à un « théâtre », d’une part, et, d’autre part, à une communauté monastique et dissidente, pour conclure, de manière très protestante, que « l’Église est secondaire ».
Rien de bien nouveau donc, mais quelques utiles rappels.
Jérôme Cottin
497Catéchèse, pédagogie
Talitha Cooreman-Guittin, Catéchèse et théologies du handicap. Ouvrir des chemins d’amitié au-delà des barrières et de la déficience, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, coll. « Religio », 2020, 296 pages, ISBN 978-2-87558-998-9, 29,50 €.
Ce travail est issu d’une thèse de doctorat que l’A. a soutenue à l’Université de Strasbourg, sous la co-direction de Marie-Jo Thiel et du soussigné. Cette thèse a obtenu en 2019 le Emerging Scholar Award de l’Institute on Theology of Disability (USA). Elle est remarquable pour au moins trois raisons : 1. la nouveauté du sujet : c’est la première fois qu’un travail de recherche est entrepris en francophonie sur le thème de la catéchèse pour handicapés, nommée PCS (pédagogie catéchétique spécialisée) ; 2. il s’agit une vraie démarche de théologie pratique, qui étudie des situations de terrain, fait appel aux sciences humaines, fait fond sur une pensée théologique et biblique pour ensuite revenir à des propositions en vue de faire évoluer la situation actuelle ; 3. les sources utilisées, principalement constituées par des travaux anglophones sur la Disability Theology méconnus dans l’aire francophone, nous font découvrir des pans entiers d’une théologie actuelle et créatrice dont nous serions bien avisés de nous inspirer.
On soulignera d’emblée un paradoxe : la Disability Theology est essentiellement le fait de théologiens protestants (p. 205), tandis que les essais, encore trop rares, d’intégrer le handicap et la déficience dans les parcours catéchétiques sont dus à la catéchèse et à la pédagogie catholiques. D’où la nécessité d’adopter une démarche œcuménique.
Dans une première partie (p. 25-164), l’A. dresse un état des lieux de la notion de déficience intellectuelle et de la manière dont le récit biblique peut être signifiant pour une personne déficiente. Elle analyse la manière dont le CRC (Catéchisme de l’Église catholique) en parle, puis elle définit la PCS. Six modèles pédagogiques, déjà anciens mais toujours en vigueur, sont mis en avant, dont le premier est hérité des recherches pédagogiques de Maria Montessori : la pédagogie active ; la pédagogie de résurrection et catéchèse de la vie (Henri Bissonnier) ; la pédagogie symbolique (Jean Mesny, Raymond Brodeur) ; la pédagogie biblique ; la pédagogie sensorielle ; 498la pédagogie narrative. On se permettra à ce propos de corriger une remarque : contrairement à ce qui est affirmé (p. 156), la catéchèse protestante pratique bien la catéchèse narrative, et cela depuis une vingtaine d’années. L’A. en vient ensuite à définir ce qu’elle appelle une « catéchèse capacitante et sans frontière » (p. 157-158), vraiment inclusive, valant pour un groupe très large, « toutes capacités confondues » (et pas simplement pour les personnes déficientes). Il s’agit là d’un projet ambitieux qu’elle va affiner par la suite. Plusieurs objectifs pédagogiques de la PCS sont en effet communs à toutes les pédagogies catéchétiques (comme, par exemple, la place accordée à l’expérience, l’exploration des cinq sens, la narrativité, l’importance de l’amour de Dieu pour chacun). L’A. conclut en faisant valoir que, en PCS, « ce n’est pas la catéchèse, mais la pédagogie qui est spécialisée » (p. 161).
La seconde partie (« Apports théologiques, enjeux et perspectives », p. 165-268), la plus dense théologiquement, est largement consacrée à l’exploration des théologies du handicap. La notion d’imago Dei est revisitée, avec une attention particulière accordée à l’interprétation barthienne (reprise de Bonhoeffer et reprise par Moltmann) de l’analogia relationis. Cette interprétation est complétée par celle, plus récente (1992), du théologien anglais David Pailin, pour qui l’imago Dei signifie le statut que vaut à l’humain la préoccupation de Dieu à son égard. Six interprétations théologiques sont ensuite présentées autour de différents théologiens anglophones de la Disability Theology : God Disabled (Nancy Eiesland) ; Dieu accessible (Jennie Weiss Block) ; Dieu limité (Deborah Creamer) ; Dieu vulnérable (Thomas Reynolds, Marie-Jo Thiel) ; Dieu qui donne et qui reçoit l’amitié (Hans Reinders) ; Dieu qui accueille la déficience (Amos Yong). Finalement, c’est bien la grâce qui est le moteur de la plupart de ces théologies car, comme l’écrit John Swinton, cité p. 206 : « Tout est grâce, mais parfois nous avons besoin tous ensemble qu’on nous le rappelle ». Si nous sommes tous des enfants de la grâce, cela veut dire que nous sommes aussi tous des handicapés de la vie. La fin de cette seconde partie est plus pratique : l’A. analyse la place (réduite, mais non inexistante) du handicap dans sept documents catéchétiques catholiques. Elle propose ensuite des perspectives pour l’élaboration d’une catéchèse « capacitante et sans frontières », à travers trois modules catéchétiques, créés par elle-même. Un choix d’images catéchétiques montre à quel point les visuels proposés dans les manuels de catéchèses 499sont normés : les personnes déficientes sont réduites à la portion congrue, quand elles ne sont pas simplement ignorées.
Cet ouvrage, qui enrichit les recherches menées en matière de pédagogie, mérite un large lectorat.
Jérôme Cottin
François Moog, Éducation intégrale. Les ressources éducatives du christianisme, Paris, Salvator, coll. « Forum », 2020, 188 pages, ISBN 978-2-7067-1982-0, 18 €.
L’A. fut longtemps directeur de l’Institut supérieur de Pastorale catéchétique (ISPC) du Theologicum de l’Institut catholique de Paris (ICP). Il réfléchit, dans le cadre du Groupe de recherche en anthropologie chrétienne (GRAC) de l’ICP, sur la transformation de l’humain et ses conséquences sur l’enseignement et l’éducation catholiques. Le sous-titre de cet ouvrage est trompeur ; il n’est en fait pas question des ressources éducatives du christianisme mais de l’École catholique en France, laquelle constitue d’ailleurs l’objet d’étude du quart de l’ouvrage (IV : « Une institution éducative particulière : l’École catholique en France »).
La réflexion part du constat d’une crise de l’humain, à la fois anthropologique et civilisationnelle, laquelle a des conséquences éducatives, l’A. constatant que l’inverse est aussi vrai, dans la mesure où « les autres crises sont dépendantes de la crise de l’éducation » (p. 19).
La réponse à ces crises réside, selon lui, dans un retour à (ou un développement de) la notion d’« éducation intégrale », à savoir la tradition éducative chrétienne et même, plus précisément, catholique. Cette notion se réfère à « l’humanisme intégral » développé par Jacques Maritain, pour lequel il faut prendre en compte la dimension transcendante et spirituelle de la personne humaine.
Différents documents pontificaux sont évoqués à l’appui de ce plaidoyer pour une éducation intégrale. L’A. insiste également sur une bonne articulation entre culture, foi et vie « au cœur du projet catholique d’éducation » (p. 87). Des notions générales sont rappelées et développées, comme « L’humaine condition de créature appelée à la filiation divine » (p. 64-76), ou « La dignité de la personne » (p. 77-86), mais elles apparaissent bien théoriques au regard de la concrétude des défis contemporains en matière de formation.
500Le pédagogue protestant restera un peu perplexe face à ce type de réflexion, pour au moins trois raisons. 1. Les sciences humaines, en particulier les sciences de l’éducation, ne sont guère, sinon pas du tout sollicitées. Comme si le catholicisme possédait en lui-même les ressources suffisantes pour répondre aux crises multiples évoquées. 2. Cette réflexion concerne essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, l’École catholique (« libre ») en France, et non d’autres institutions ou Églises chrétiennes qui se soucient d’éducation et de transmission. 3. Enfin, le tournant numérique n’est pas pris en compte. Or toutes les réflexions actuelles sur l’avenir de la transmission buttent sur cet aspect incontournable de notre évolution sociétale, qui change en profondeur le processus de transmission. Sur ce dernier point, la réflexion de l’A. apparaît très en décalage avec les préoccupations des éducateurs, enseignants, pédagogues qui cherchent tous à retrouver l’intégralité et l’intégrité de l’humain derrière la puissance et la fascination des médias du numérique.
Jérôme Cottin
Richard Gossin, Jerome Berryman et Godly Play. Science et pédagogie en dialogue, Lyon, Olivétan, coll. « Figures protestantes », 2021, 112 pages, ISBN 978-2-35479-525-2, 13 €.
L’A. a déjà écrit un livre de pédagogie religieuse, qui se terminait par une présentation détaillée du Godly Play, L’enfant théologien. Godly Play : une pédagogie de l’imaginaire, Bruxelles-Namur, Lumen Vitae-les Éd. jésuites, 2016, p. 139-196 (voir RHPR 97/2, 2017, p. 301-302). Il revient cinq ans après sur le même thème, mais en le centrant cette fois sur la personne de son créateur, l’Américain Jerome Berryman. Ce pédagogue chrétien génial et inventif se trouve ainsi intégré à une collection consacrée à des figures protestantes et des théologiens célèbres comme Oscar Cullmann, Wilfred Monod, James H. Cone, Maurice Leenhardt, Adolphe Monod, Jean Hus, ce qui est pour le moins curieux, sinon exagéré.
Jerome Berryman s’est inspiré de la méthode Montessori pour proposer une pédagogie catéchétique centrée autour du jeu, de l’imaginaire et de l’enfant. Une fondation américaine (Fondation Godly Play) assure le suivi mondial de cette pédagogie utilisée dans plus de soixante pays et veille à son bon usage. La pédagogie 501en question comprend cinq étapes : l’accueil ; le récit ; le festin ; les activités libres ; la bénédiction. Elle contient sans doute de très bonnes choses, mais aussi des aspects plus problématiques, que l’A. ne présente pas, en particulier le fait qu’elle ne semble pas très adaptée à des Églises ultra-minoritaires, sans moyens, sans lieux, et parfois même – de plus en plus souvent – sans enfants en présentiel. L’autre aspect gênant tient à la réalité commerciale liée à cette pédagogie.
Situer Jerome Berryman, aussi appréciable que soit sa contribution, à la suite d’Augustin d’Hippone et de Martin Luther (p. 87-103) est également excessif.
Jérôme Cottin
Jean-Denis Kraege, Bible et parole de Dieu, Lyon, Olivétan, coll. « Comment faire », 2020, 126 pages, ISBN 978-2-35479-517-7, 13 €.
Bien que de dimension modeste, cet ouvrage constitue un trésor de clarté pédagogique et d’honnêteté scientifique. L’A., théologien et pasteur à la retraite, spécialiste des questions d’herméneutique dans la ligne de Gerhard Ebeling, fait le point sur la nécessaire distinction entre Bible et Parole de Dieu et la non moins nécessaire articulation entre elles. Il s’agit d’un sujet classique d’introduction à l’herméneutique biblique ; chaque année, des réactions offusquées d’étudiants concernant la distinction de ces deux notions nous montrent que cette question est loin d’être résolue chez les apprentis théologiens. Ce petit ouvrage leur sera donc fort utile.
La thèse de l’A., énoncée dès la première page, est que, si la Bible n’est pas la Parole de Dieu, elle reste en revanche notre seul accès à cette Parole. Pour nous aider à penser ce lien, l’A. définit cinq critères qui sont à la fois nécessaires et insuffisants : la Tradition ; le Magistère (on aurait plutôt attendu, au sein d’une réflexion protestante, un développement sur la notion « d’autorité partagée ») ; le témoignage intérieur du Saint-Esprit ; le critère d’ancienneté ; la cohérence et la diversité. Sa réflexion nous aide à penser et à creuser cette tension, qui n’est contradictoire qu’en apparence.
L’A. défend une approche historico-critique de la Bible et montre qu’elle n’est pas contradictoire avec une approche existentielle, la complétant au contraire, et que la synthèse des deux aboutit à la notion d’existentialité. « À ce titre l’explication historico-critique 502est exigée par le besoin de me comprendre moi-même au miroir du texte » (p. 36). La clé de lecture, d’interprétation et de sélection des textes bibliques réside pour l’A. dans « le principe de la justification par grâce », ce qui l’amène à proposer, en complément à l’approche historico-critique, une seconde approche qu’il appelle « dogmatico-critique » (p. 116). À peu de choses près, on retrouve la notion de canon christologique dans le canon (mais réorientée vers le don de la grâce) développée par Luther et la tradition luthérienne. Moins luthériennes en revanche sont l’approche qu’il adopte et la valorisation à laquelle il procède de l’Ancien Testament et de la Loi, thème qui constitue la troisième partie de l’ouvrage (p. 85-112).
L’A. conclut son essai en clarifiant la notion du Sola Scriptura héritée de la Réforme, trop souvent brandie comme un slogan ou un drapeau identitaire. On peut répondre à l’irritation de l’A. (p. 11) au sujet de l’identification que l’on fait, pendant le culte, de la Bible avec la Parole de Dieu (« Nous lisons la Parole de Dieu…) : dans la mesure où le langage liturgique fonctionne sur le registre du symbolique, il doit s’affranchir de la rigueur de la définition dogmatique. C’est à ce prix qu’il peut, véritablement, symboliser, c’est-à-dire rassembler, conjoindre ce qui est disjoint.
Jérôme Cottin
Spiritualité, témoignages
Nils Phildius (avec l’équipe de l’Atelier de spiritualité chrétienne de Genève), Se goûter en Dieu. Une approche non duelle de la spiritualité chrétienne. Préface d’Isabelle Padovani, Genève, Labor et Fides, 2020, 282 pages, ISBN 978-2-8309-1717-8, 19 €.
Les ouvrages de spiritualité (chrétienne) sont en général trop personnels, trop syncrétistes ou encore trop « verbeux » (c’est un paradoxe étrange que d’écrire un ouvrage entier pour expliquer que l’on parle, pense et raisonne trop). L’ouvrage de Phildius échappe, en partie, à ces travers, essentiellement parce que le récit qu’il déploie repose sur une expérience communautaire, à savoir la création, à Genève, d’un Atelier de spiritualité chrétienne, appelé « la maison bleue », mis en place en 2012 par l’A. ainsi que par quatre autres personnes, qui ont d’ailleurs contribué à l’élaboration de ce livre. 503À la base de cette initiative, se trouvent six éléments conduisant à la pratique de la médiation chrétienne : « l’assise en silence, la créativité, la méditation priée de la Parole, l’accompagnement spirituel, le journal de bord et des apports pour le nouvellement de l’intelligence » (p. 25). Cette entreprise a permis, en deux cycles de deux années (2014-2016 et 2016-2018), d’accompagner une cinquantaine de participants en quête de Dieu et de leur vérité intérieure.
L’ouvrage se présente en grande partie comme le fruit de cette expérience – rehaussé par les résultats des recherches personnelles de l’A. – et offre ainsi une base expérientielle fort utile pour qui voudrait s’engager dans cette voie. Des noms reviennent souvent : ce sont les « maîtres spirituels » auxquels se réfère l’A., qu’il cite abondamment et dont il reprend partiellement ou plus largement la démarche : Etty Hillesum comme témoignage historique, et, surtout, Jean-Yves Leloup et Isabelle Padovani.
Une première partie, « Préalables » (p. 15-32), est clairement autobiographique, en ce que l’A. nous fait part des évolutions, crises, doutes et échecs qui l’ont conduit à repenser son rapport à Dieu, à relire autrement la Bible et à initier l’expérience méditative dont on vient de parler. Puis, sous « Découvertes » (p. 33-153), nous est proposé un itinéraire de spiritualité, centré autour de plusieurs étapes ou attitudes : l’intériorité ; l’unification intérieure ; l’Être et l’ego-l’infini dans le fini ; le Souffle-saint ; l’Éternel au cœur du mortel ; Ressusciter-s’éveiller. Huit « maladies spirituelles » sont ensuite abordées : l’attachement à la survie personnelle ; l’attachement aux intérêts personnels ; le besoin d’être quelqu’un ; les addictions ; la plainte ; l’acédie (ou la dépression) ; la colère ; la mentalisation. On est surpris de ne pas trouver la jalousie parmi des sentiments négatifs qui nous submergent et nous coupent de relations apaisées aux autres et à l’Autre. Pour chacune de ces « maladies » est proposé un itinéraire de guérison : accepter l’existant ; désirer vraiment la guérison ; le médecin « est toujours le Christ » (p. 133) ; les remèdes.
Nous sont proposées ensuite des relectures de textes bibliques (p. 153-198), avec des thèmes qui tournent tous autour de la notion, vague, de « processus intérieur », qui réapparaît dans plusieurs sous-titres. D’ailleurs, les titres des chapitres, banals, peu évocateurs et réduits à un seul mot (« Préalables », « Découvertes »…) n’incitent guère à la lecture.
La thématique générale des deux dernières parties, « En marche ! » (p. 199-222) et « Pratiques spirituelles » (p. 223-254), est difficilement 504perceptible ; on a l’impression qu’il s’agit d’un vaste fourre-tout, comme si tout ce qui pouvait favoriser la méditation (chrétienne ou non) était bon à prendre. On retiendra que, dans ces deux dernières parties, l’accent est mis sur les différentes formes de prière, lesquelles incluent aussi bien le silence, le souffle, la lectio divina, l’oraison ignatienne, le labyrinthe et diverses pratiques de méditation orientales.
Vu le nombre de techniques de méditation référencées, on aurait pu craindre que les récits bibliques soient noyés dans une offre pléthorique. Il n’en est rien. Les textes bibliques sont constamment cités, mais relus à travers le filtre d’une approche personnelle, priante, intime de l’Écriture, qui privilégie quelques-uns de ses récits, de ses personnages et de ses pensées spirituelles (Paul).
L’ouvrage revêt également un caractère didactique, qui propose des pistes de méditations, des exercices à accomplir et de courtes prières à formuler ou répéter. Ce parcours balisé pourrait agacer certains lecteurs, dans la mesure où l’A. insiste sur le fait que chacun doit trouver sa voie personnelle. On est aussi parfois perdu par la multitude de techniques de médiations proposées, qui vont du mandala au mantra en passant par le yoga, le taï-chi, le qi gong, sans oublier le jeûne et le pèlerinage (ces deux pratiques, bien ancrées dans un christianisme vécu, auraient pu être plus développées).
Il est souvent question, déjà dans le sous-titre du livre, d’une « approche non duelle » de la spiritualité chrétienne, mais on aurait aimé avoir dès le début une définition claire de la dualité ici refusée : homme et Dieu ? corps et esprit ? bien et mal ? foi et dogme ? raison et intuition ? spiritualité et théologie ? pensée et prière ? Par ailleurs, ce non-dualisme ne serait-il pas à son tour à interroger ?
Malgré ses faiblesses, cet ouvrage répond certainement au besoin actuel de certains de nos contemporains, qui est de retrouver un christianisme personnellement et même intimement vécu, sous la forme d’une spiritualité aux accents diversifiés. On est tout de même surpris de lire, dans la bibliographie (p. 276), la référence à un article d’Isabelle Padovani, l’une des inspiratrices de cette réflexion : « Comment continuer à communier avec un être cher décédé ? » ; cette situation nous conduit à nous demander si nous sommes encore dans le cadre d’une pensée chrétienne.
Jérôme Cottin
505Louis-Marie Chauvet, Dieu, un détour inutile ? Entretiensavec Dominique Saint-Macary et Pierre Sinizergues, Paris, Cerf, 2020, 328 pages, ISBN 978-2-204-13965-6, 22 €.
Le spécialiste mondial de la sacramentaire qu’est Louis-Marie Chauvet, enseignant honoraire à l’Institut catholique de Paris et redevenu simple prêtre de paroisse, a accepté une série d’entretiens qui se présentent comme un condensé et une actualisation de sa théologie fondamentale et sacramentaire. Cette série d’entretiens soigneusement préparés constitue donc à la fois un ouvrage de théologie fondamentale composé sur le mode narratif et un ouvrage de théologie pratique. L’A. relit en effet son itinéraire théologique à la lumière de sa récente réinsertion pastorale, depuis qu’il a réintégré le service pastoral du diocèse de Cergy-Pontoise, dans le Val d’Oise.
Après plusieurs décennies d’enseignement, de publications et de recherches universitaires, l’auteur de Symbole et sacrement, une relecture sacramentelle de l’existence chrétienne (publié en 1987, réédité en 2008 et traduit en six langues), analyse le christianisme des années 2020. Plusieurs constats le frappent : de nombreux chrétiens militants des années 1970-1980 ont quitté l’Église ; celle-ci est redevenue plus traditionnelle ; de nombreux catholiques, même quand ils viennent demander un casuel à l’Église, ne sont plus croyants ; la société, dans son immense majorité, n’est plus agnostique ou athée mais indifférente (ce qu’il appelle « l’indifférentisme ») ; Dieu est devenu un détour inutile.
Et pourtant, l’A. n’est ni résigné ni pessimiste. Il croit en la force du pardon et de l’amour, en l’appel du Christ, en la communion de l’Église, en la puissance de la Parole, qu’elle soit écrite ou orale, en l’effectivité du sacrement (insistance sur le baptême dans une démarche d’initiation), au pouvoir symbolique (au sens de Raymond Ortigues) de la liturgie. Les paragraphes sont introduits par des titres souvent choc, mais bien choisis : « L’Église n’est pas “la bande des potes de Jésus” » ; « Dans l’Église, on préside si on sert » ; « Parler “à l’insu de son plein gré” » ; « L’Esprit nous remet les pieds sur terre », etc. Les grands sujets de la dogmatique chrétienne sont abordés les uns après les autres, à travers un savant dosage de pensée argumentative, de citations bibliques et théologiques, de témoignages issus de l’expérience pastorale et de souvenirs d’une vie entièrement consacrée à l’enseignement et au service.
506Les trois premiers chapitres sont de nature autobiographique. Ils situent cette réflexion dans le présent et la pensée de ce prêtre-théologien issu d’une famille paysanne vendéenne, pauvre et pieuse. Les chapitres suivants dessinent un itinéraire de théologie fondamentale : « Jésus-Christ, ou Dieu méconnaissance » (chap. 4), « La Trinité, Dieu ouvert » (chap. 5), « L’Église, de Babel à la Pentecôte » (chap. 6), « Écriture et parole de Dieu » (chap. 7), « Les sacrements, parole de Dieu au risque du corps » (chap. 8), auxquels succèdent des réflexions sur l’eucharistie (chap. 9), le Saint-Esprit (chap. 10), la résurrection (chap. 11), le pardon « avant le péché » (chap. 12), avant qu’un treizième chapitre ne pose la question : « Quelle théologie pour quelle pastorale ? ».
On ne peut qu’être ébloui par la précision des termes employés, la profondeur de la pensée, l’ouverture d’esprit, la confiance faite à l’être humain et l’amour de l’Église et du Christ, de la part d’une personnalité aussi modeste, pour qui présider revient à servir.
L’A. est souvent très proche du protestantisme dans sa référence aux Écritures (et plus particulièrement au corpus paulinien), la dette qu’il reconnaît à l’endroit de Barth et de Ricœur et sa dénonciation du littéralisme biblique (« suicide de la pensée ») ; mais il est aussi très catholique dans sa conception de l’Église, sa valorisation des sacrements, sa conception du ministère et de la nature de l’eucharistie, pour ne citer que quelques points. Il accompagne l’évolution ou le déclin de l’Église romaine sans jugement mais avec lucidité et humble soumission car l’Église est d’abord pour lui « sacrement d’une unité différenciée ». Le théologien protestant se sentira en très large consonance avec cette pensée et cette foi, consciencieusement exposées et pédagogiquement exprimées.
Jérôme Cottin
Isabelle Morel, Transmettre la foi en temps de crise, Paris, Cerf, 2020, 144 pages, ISBN 978-2-204-13844-4, 10 €.
La nouvelle directrice de l’ISPC (Institut supérieur de pastorale catéchétique) du Theologicum de l’Institut catholique de Paris nous offre quelques pensées accessibles, issues de conférences, visant à stimuler les membres baptisés dans leur engagement de foi et en faveur de la communion ecclésiale. Écrites par une laïque, 507théologienne spécialiste des questions de catéchèse et de pédagogie religieuse, elles n’en ont que plus de poids.
Le plan de l’ouvrage est simple : trois chapitres identifient, respectivement, trois crises majeures qui sont autant de défis à relever pour une Église qui veut croître : la crise écologique ; le scandale des abus (sexuels) dans l’Église ; la révolution du numérique. Un dernier chapitre, trompeusement intitulé « Les défis d’aujourd’hui », alors qu’il s’agit plutôt des réponses à ces défis (dont le deuxième n’est d’ailleurs pas un défi mais une honteuse réalité qui interroge l’Église romaine dans son essence même), propose trois pistes à suivre et à vivre : vivre plus profondément la synodalité dans l’Église, laquelle est une expression du sensus fidei fidelium et de la vocation de tout chrétien au service communautaire de l’Église et à la pratique personnelle de la foi ; se former, encore et toujours, pour mieux répondre à ces défis ; être attentif au développement de sa vie spirituelle – par l’exercice de la prière, bien sûr, mais aussi par la pratique de l’accompagnement, voire de la supervision : accompagner et être accompagné.
Jérôme Cottin
Varia
François-Xavier Amherdt, Le Sport, Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, coll. « Ce que dit la Bible sur… », 2020, 123 pages, ISBN 978-2375821152, 14 €.
L’on découvre, à l’occasion de la parution de cet ouvrage dans la petite collection « Ce que dit la Bible sur… » (la vieillesse, le vin, les animaux, le regard, l’arbre, l’enfant, etc.), que notre collègue praticien de l’Université de Fribourg, non content d’être un amateur éclairé de sport, fut aussi un arbitre suisse ayant évolué au niveau des ligues supérieures de football.
Ce spécialiste de la pastorale et des écrits de Ricœur relit la Bible – et parfois la tradition magistérielle catholique – au travers de références sportives. Le corpus biblique le plus proche des sportifs est bien sûr celui des lettres de (et attribuées à) Paul qui regorgent de métaphores sportives telles que celles de la course (Ph 2,16 ; Ph 3,12-16 ; 1 Co 9, 24-26), de la lutte (2 Co 4,8-10), ou 508plus généralement du « beau combat » (1 Tm 1,18-19 ; 1 Tm 6,11-12 ; Ep 4,6-10). Mais, contrairement à la logique sportive, la Bible tient que les derniers sont les premiers, que les croyants sont des « anti-stars » sportives et que tous les acteurs sont fair-play. Comme dans le sport, la foi invite à « se transcender ». La devise du Comité olympique (Citius, altius, fortius) pourrait évoquer cet idéal de transcendance. L’A. met en évidence les métaphores bibliques qui peuvent évoquer des pratiques sportives ou des activités physiques et qui se fondent sur le corps et son harmonie. Certes, quelques-unes des relectures sportives auxquelles l’A. procède sont clairement des actualisations, mais les écrits bibliques n’ont-ils pas vocation à se prêter à de telles lectures, qui tiennent compte de situations nouvelles ? Le sport, qu’on le pratique ou qu’on le regarde, fait partie de notre quotidien, et il est certainement plus pertinent d’un point de vue social de chercher des connivences que de dresser des oppositions entre ces deux cultures mondiales : celle du sport et celle de la Bible.
Jérôme Cottin
Élian Cuvillier, Fin d’un monde ou faim du monde ? Chronique du confinement, 17 mars – 10 mai 2020, Paris, Éditions Ampelos, 2020, 94 pages, ISBN 978-2-35618-184-8, 9 €.
L’A. a eu la géniale idée d’accompagner nos deux mois ou presque de confinement complet (mi-mars à mi-mai 2020) par des réflexions et méditations hebdomadaires parues dans le journal Réforme.
Ce sont ces 13 textes qui constituent ce petit ouvrage. Il restera un bon témoin de ce que nous avons vécu et des questions que cette expérience insolite et subite a posées et pose encore à la foi. C’est aussi un bon exemple d’une démarche de théologie pratique – l’A., néotestamentaire reconnu, a glissé récemment dans le domaine de la théologie pratique en devenant accompagnateur et organisateur des stages à l’Institut protestant de théologie. Nous voyons comment peuvent se tisser harmonieusement ces trois fils rouges que constituent l’approche de textes ou de versets bibliques, les Paroles qui nous sont adressées à travers eux et la situation particulière – vécue ici à la fois personnellement et mondialement – que nous avons traversée. Il est amusant de lire (p. 26) que l’A. évoque 509la date de novembre 2020 en ajoutant : « une fois le confinement terminé », alors qu’il a duré bien au-delà de cette date. On voit par là que l’avenir n’est jamais écrit d’avance.
Jérôme Cottin
Jean-Paul Morley, Penser Dieu aujourd’hui. Un regard protestant, Lyon, Olivétan, coll. « Théologies », 2020, 230 pages, ISBN 978-2-35479-509-2, 20 €.
Cet ouvrage de vulgarisation, relevant d’un genre indéterminé, s’apparente à un catéchisme pour adultes, dans la mesure où il s’agit, très classiquement et dans la ligne des Catéchismes de la Réforme, d’un commentaire actualisé du Credo (chap. 1), des Dix Commandements (chap. 2) et du Notre Père (chap. 3). Le chapitre 4 est consacré à des réflexions personnelles sur « Penser un Dieu qui a changé et qui change ».
Des ouvrages de ce type, qui voient des pasteurs mettre par écrit leurs réflexions bibliques et théologiques (souvent issues de prédications ou de catéchèses), deviennent monnaie courante et correspondent sans doute à un besoin de vulgarisation de la Bible et de la théologie. De telles entreprises risquent cependant de fausser la compréhension qu’un public non averti peut se faire de la théologie.
On est en effet fort étonné de voir un ouvrage de ce genre accueilli dans une collection intitulée « Théologie », alors même qu’il ne contient presque aucune référence théologique (notes, citations, bibliographie). Il y a là un glissement de la théologie, avec ses nécessaires références historiques, littéraires et scientifiques, vers une vulgarisation superficielle et paresseuse qui nous paraît inquiétante. Tout en publiant également des théologiens universitaires, les Éditions Olivétan semblent avoir, ces derniers temps, très largement favorisé cette pratique. Si n’importe qui peut écrire et publier sur n’importe quel sujet de la théologie sans avoir besoin de citer aucune source, à quoi bon continuer de faire de la théologie argumentée et patiemment nourrie de sources historiques et littéraires tout en étant en dialogue avec la pensée de pairs théologiens ? Que signifie la mise en avant d’une pensée qui se suffit à elle-même, en regard d’une pensée en dialogue ou en confrontation avec d’autres et de l’humilité du théologien qui 510doit d’abord analyser et interpréter longuement d’autres réflexions avant d’être en mesure d’élaborer la sienne ?
Nonobstant ces critiques de fond, gageons que cet ouvrage donnera envie au lecteur de poursuivre sa quête, à la fois des textes catéchétiques chers à la Réforme, du sens des récits bibliques et d’un Dieu dont le visage certes change et a changé, mais qui reste aussi toujours le même, tout simplement parce qu’il continue d’être le Dieu des Pères et le Dieu de Jésus-Christ.
Jérôme Cottin
THÉOLOGIE ET HISTOIRE DE L’ART
Pascal Joudrier, Un « miroir » calviniste. Les EmblèmesouDevises chrétiennes de Georgette de Montenay et Pierre Woeiriot, 1567/1571, Genève, Droz, coll. « Cahiers d’Humanisme et Renaissance » 169, 2020, 510 pages, ISBN 978-2-600-06067-7, 49,59 €.
L’ouvrage, de grande érudition, aurait tout aussi bien pu figurer dans la rubrique « Histoire moderne » car il traite d’un sujet intimement lié aux troubles qui accompagnèrent les deux premières guerres de religion en France au xvie siècle. Mais, au vu de la place que prennent l’image gravée et la réflexion sur le statut de l’image, son classement dans la section « Théologie et histoire de l’art » se justifie également.
Une triple surprise attend le lecteur : l’abondance d’images, à la fois bibliques et métaphoriques, en contexte calviniste ; la combinaison, ici opérée, de deux sortes d’écritures poétiques, pratiquées par deux auteurs différents ; celle des gravures sur cuivre du lorrain Pierre Woeiriot et celle des huitains dus à la plume de la poétesse Georgette de Montenay, proche de la reine de Navarre Jeanne d’Albret.
Les Emblèmes ou Devises chrétiennes constituent une série de cent planches gravées, dont l’A. propose une division à la fois pédagogique et théologique, articulée autour de quatre « prédications », chacune d’entre elles étant accompagnée de 50 images. Ces images sont nettement apologétiques – il s’agit, de la part des deux auteurs, convertis récents, de montrer la supériorité du calvinisme 511considéré comme le seul vrai christianisme ; elles s’inscrivent dans le cadre des Quadrins historiques et des Figures de la Bible, genre massivement attesté dans les années 1550-1560, dont beaucoup de déclinaisons furent imprimées à Lyon, l’une des capitales de l’imprimerie dans le Royaume de France, laquelle fut d’ailleurs brièvement une Cité protestante (en 1562-1563).
Une première partie, courte mais dense, donne des informations historiques et typographiques utiles concernant l’élaboration de ce corpus de textes et d’images, et sa réception dans les milieux huguenots. L’A. s’attarde ensuite sur le genre des « Emblèmes chrestiens », genre typiquement calviniste (avant d’être repris plus tard par l’art des jésuites). Il confirme par là que, si les temples calvinistes étaient strictement aniconiques, l’image imprimée avait toute sa place dans la littérature religieuse produite par les disciples de Calvin. Toujours dans cette partie introductive, l’A. donne trois principes de lecture de ces images : co-visibilité et contextualité, huponoia (l’image emblématique nous invite à faire une lecture plus approfondie que ce que l’œil perçoit) et identification-édification. Ces clés de lecture sont suivies par la mise en avant de trois figures de rhétorique visuelle qui reviennent constamment : l’antithèse, l’analogie et la synecdoque. En effet, « l’image emblématique n’est ni illustrative ni narrative, elle participe pleinement de ce processus de signification qu’il s’agit de construire et de vérifier dans un jeu dialectique entre l’image et le huitain » (p. 80).
Le lecteur est ainsi préparé à entrer dans la compréhension de ces images. Pour chacune d’elles, l’A. présente l’inscription latine en forme de titre (motto), l’image accompagnée du poème et les références bibliques (tantôt en latin, tantôt en français). Viennent ensuite quatre autres rubriques désignées respectivement par des abréviations : Syn. (vue synoptique, dans la mesure où de nombreux motifs se répètent), Icon. (remarques et commentaires sur les choix iconographiques), Doct. (références aux écrits de Calvin qui font écho à la scène ou au thème représentés), Hist. (éléments sur le contexte historique qui accompagne la représentation). On aboutit à une analyse très complète, même si l’on peut se demander si des références aussi précises aux écrits de Calvin se justifient : ce dernier n’aurait pas aimé voir ses écrits mis sur le même niveau que les écrits bibliques ; par ailleurs, l’Institution de la religion chrétienne mise à part, ces écrits étaient-ils aussi bien connus à cette époque qu’ils le sont à la nôtre ? Même s’ils étaient érudits, les 512destinataires des Emblèmes n’étaient pas d’abord des théologiens, mais des croyants engagés.
L’A. propose également des concordances montrant la cohérence des thèmes qui traversent ces cent gravures. Parmi ceux qui reviennent le plus souvent figurent « le monde », « le cœur », « la main de Dieu », « le Tétragramme », « le soleil et un flambeau », « le feu et les flammes ».
Quatre annexes concluent l’ouvrage : Jeanne d’Albret et Antoine de Bourbon ; Lyon, de 1561 à 1571 ; une estampe satirique de Woeiriot contre le cardinal Charles de Lorraine (1561) ; un lexique des termes calvinistes. La lecture de ces poèmes ainsi que de leurs commentaires montre à quel point ces images calvinistes constituent un langage érudit – parfois presque crypté – tout autant qu’un « miroir » de la grâce de Dieu.
On apprend, au détour du livre, que l’A., fils d’un pasteur réformé, est aussi le petit-fils de Louis Réau, l’auteur de la magistrale Iconographie de l’art chrétien (1956-1959) en trois volumes. Il a hérité de son aïeul le souci de la précision iconographique et la volonté d’enrichir l’image par les textes et les métatextes qui l’accompagnent.
Jérôme Cottin
Marta Michelacci, Icone del sacro. Chiesa, arte e cultura visuale. Prefazione di Lauro Magnani, Milano, Vita e Pensiero, coll. « Richerche. Storia dell’arte », 2019, xix + 242 pages, ISBN 978-88-343-3780-6, 26 €.
Le sous-titre de cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat que l’A. a soutenue en histoire de l’art à l’Université de Bologne, définit exactement le plan de l’ouvrage, articulé en trois parties : 1. le statut de l’« art sacré » dans les lieux de culte ou des espaces imprégnés de christianisme (musées et galeries diocésaines…) ; 2. l’analyse de quelques démarches d’un art contemporain qui se produit « en contexte ecclésial » – l’A. a choisi pour ce faire de se concentrer presque exclusivement sur l’artiste du Video Art Bill Viola, ce qui comporte des avantages mais aussi des inconvénients : de nombreux autres « passeurs » de réputation internationale, entre culture contemporaine et spiritualité chrétienne, sont laissés dans l’ombre ; 5133. l’indication de références philosophiques, théologiques et liturgiques qui permet d’approfondir la compréhension de l’usage de l’art contemporain spirituellement marqué, dans des lieux d’Église mais aussi dans l’espace public (cinéma, mode, publicité).
Cet ouvrage comprend de nombreux points forts, le premier étant qu’il est l’œuvre d’une historienne de l’art qui investit la théologie, et non l’inverse. On sent une attention particulière à la forme, aux mécanismes de la création artistique, aux déplacements opérés par un art contemporain qui, souvent, dérange car il se présente plus comme une énigme que comme une expression du « beau », concept que les artistes actuels rejettent généralement.
Autre contribution de valeur : l’A. analyse tous les documents des papes des xxe et xxie siècles relatifs aux artistes et ne se contente pas de la fameuse Lettre aux artistes de Jean-Paul II (4 avril 1999). La présentation commence avec les années qui ont précédé le Concile par une attention particulière accordée à l’« humanisme intégral » de Jacques Maritain (un protestant libéral converti à la pensée thomiste) ; les écrits des papes successifs, jusqu’au pape François, sont ensuite présentés. On perçoit une évolution vers une conception de moins en moins cléricale de l’art, laquelle fonde la liberté créatrice de l’artiste, même si une ambiguïté en la matière demeure toujours : in fine, l’art reste au service de la liturgie.
L’A. ne s’attarde pas excessivement sur cette dimension liturgique de l’art (même si elle la considère comme un fondement possible dans la section 10.1 (« La liturgia come opera d’arte vivente », p. 182-187), mais explore très judicieusement quelques galeries et musées diocésains qui accueillent des œuvres d’art contemporain. Impossible de les nommer et de les étudier tous ; aussi se contentera-t-on de mentionner la Galleria San Fedele à Milan, la Fondazione Bernareggi à Bergame, le musée Kolumba à Cologne (seul exemple non italien sur lequel l’A. passe trop rapidement, au risque de ne pas comprendre ce projet novateur de l’archidiocèse de la ville rhénane). À Milan (comme à Cologne), ce sont les jésuites qui se sont montrés le plus novateurs et les plus ouverts, à l’exemple des œuvres contemporaines exposées dans l’église baroque San Fedele in Santa Maria della Scala (ainsi que dans la galerie d’art attenante). Les deux essais du Vatican d’exposer une œuvre contemporaine de Vidéo Art et de happening aux Biennales de Venise de 2011 et 2013, grâce à l’intuition novatrice et esthétique de Cardinal Ravazzi, sont bien documentés, même 514si l’A. aurait pu traiter plus longuement les raisons de l’absence de postérité de ces deux tentatives novatrices.
Deux points forts méritent encore d’être soulignés. 1. L’A. consacre un assez long passage à la position des Églises protestantes – anglicanisme compris – vis-à-vis des arts figuratifs (p. 127-136). Cette insistance peut surprendre, dès lors que le protestantisme est minoritaire, voire inexistant, en Italie. Mais on comprend le souci de l’A. de ne pas se limiter à la péninsule transalpine, d’autant que cet excursus est suivi d’une présentation, forcément rapide, d’un art africain tendu entre tradition et innovation (p. 137-143). 2. Le second point fort réside dans la troisième partie de l’ouvrage, dans laquelle l’A. explore quelques fondements anthropologiques, philosophiques et sociologiques, jetés depuis le milieu du xxe siècle, d’une culture visuelle nommée visual culture. Elle donne quelques exemples de la « révolution du visible » et présente le Pictural Turn, théorisé par l’auteur anglophone W. J. T. Mitchell. Cette nouvelle manière de comprendre le visible (image mentale ou plastique, perception visuelle, imaginaire) comme un lieu de sens privilégié touche d’ailleurs toutes les disciplines des sciences humaines.
Quelques réserves peuvent être émises. Le choix des visuels présentés en quadrichromie dans le cahier central n’est guère convainquant. On aurait attendu plus d’innovation. Nous avons – hélas ! – droit à l’encombrant Rupnick, dont l’esthétique et la pensée théologiques conservatrices sont à l’opposé de la thèse avancée dans l’ouvrage. Par ailleurs, les exemples cités sont tellement nombreux que l’on est parfois confronté à un catalogue d’œuvres, de références et de lieux qui ne donnent pas l’occasion d’un approfondissement de la double démarche, esthétique et théologique, des artistes et des acteurs de l’art (galeristes, commissaires d’expositions, directeurs de musées). Enfin, le concept d’« art sacré » n’est pas problématisé. Il est toutefois sujet à caution et il faudrait s’en écarter (ce qui est le cas en théologie francophone) car il a tendance à marquer une délimitation stricte et problématique entre l’art contemporain majoritaire et celui qui est mis au service de l’Église, tendance dont l’A., à juste titre, se méfie.
Jérôme Cottin
515Michel Brière, Denis Hétier, Martine Grenier-Pouget (éd.), L’art, un appel au mystère. La Lettre aux artistes de Jean-Paul II, vingt ans après. Actes du colloque des 4-5-6 avril 2019, Paris, Cerf, 2020, 307 pages, ISBN 978-2-204-14124-6, 25 €.
L’ouvrage contient les actes d’un colloque de l’ISTA (Institut Supérieur de Théologie des Arts) du Theologicum de l’Institut catholique de Paris, qui eut lieu en avril 2019, à l’occasion des 20 ans de la Lettre aux artistes de Jean-Paul II(4 avril 1999). Ces actes vont bien au-delà de l’analyse de ce document, lequel n’est pas reproduit dans l’ouvrage : ce dernier l’inscrit dans la longue série de prises de position vaticanes et catholiques à propos des arts visuels et des artistes. C’est ce qui fait son intérêt.
Le théologien protestant spécialiste des arts se sentira à la fois proche et éloigné de cette démarche. Proche car les documents ecclésiaux consacrés aux arts sont nombreux et encourageants ; ils n’abordent pas uniquement l’art comme témoignage de foi, mais aussi comme un témoignage de l’existentialité même de l’humain, laquelle s’exprime le mieux au contact du langage artistique, plastique, donc corporel. À un premier niveau, on s’accordera pour dire que l’art, qu’il soit regardé ou fabriqué, sollicite la matérialité des éléments du monde, les affects, l’imaginaire et qu’il suscite des émotions. Mais ce même théologien pourra aussi se sentir éloigné de cette démarche car à travers les documents pontificaux résonne toujours la voix du Magistère, lequel dit aux artistes ce qu’est l’art et ce qu’il doit être. Même si les appréciations sont très larges, et souvent métaphorisées, on ne trouve guère de trace dans ces documents de ce que les artistes eux-mêmes disent de l’art et des relations qu’il entretient, ou non, avec la foi. On repère aussi parfois plusieurs glissements, comme la thèse selon laquelle l’art serait, « en soi », ouvert au religieux (ou au « mystère », à la « transcendance », à la « spiritualité »), ce qui n’est vrai que pour une minorité croyante, laquelle constitue une exception dans le monde de la création contemporaine.
Il n’en demeure pas moins que l’on serait bien en peine de trouver dans les textes synodaux et ecclésiaux protestants la moindre allusion à cette thématique, ce qui donne au texte de Jean-Paul II, ainsi qu’à ceux des papes l’ont précédé et suivi, un intérêt particulier, malgré les limites évoquées. Pour le catholicisme, l’expression artistique constitue bien un « lieu théologique » (Lettre aux artistes, § 11).
516Loin de se concentrer sur la seule Lettre aux artistes, les articles des 13 contributeurs explorent, dans une première partie, les relations complexes et nourries entre le Vatican et les artistes contemporains. On y voit que le Magistère a évolué dans sa conception des arts, en particulier grâce à des penseurs comme Jacques Maritain et aux Dominicains Marie-Alain Couturier et Pie-Raymond Régamey (deux de ces trois personnages sont d’origine protestante). Un Jésuite portugais, Joao Norton de Matos (p. 271-290), partie prenante de projets artistiques à Lisbonne, insiste également sur l’importance de Paul Tillich pour une rencontre entre la pensée théologique et la création artistique contemporaine. Toujours en lien avec cette thématique, Isabelle Saint-Martin (p. 17-48) rend compte de manière détaillée des enjeux liés à un siècle de « débats » entre les papes et les artistes, de Pie XII au pape François. Si l’Église romaine fut méfiante vis-à-vis de la liberté des artistes, ainsi que face à une notion de beauté qui s’éloigne de la via pulchritudinis, elle n’en continua pas moins d’accueillir les artistes et de stimuler la création artistique. Un auteur italien, Paolo Sacchini (p. 61-96), rend compte de l’intérêt déjà ancien de Giovanni Battista Montini (le futur pape Paul VI) pour les projets artistiques, avant même sa nomination comme archevêque de Milan.
La seconde partie de l’ouvrage est de nature théologique et philosophique. Dans « Compétence et incompétence du théologien en matière d’art » (p. 111-130), Denis Hétier, directeur de l’ISTA et organisateur du colloque, incite les théologiens à faire une « expérience théologale », c’est-à-dire à faire droit à « une dimension essentiellement perceptive de l’œuvre, qui s’accomplit dans un regard silencieux selon l’Esprit ». Il s’inspire de Moltmann (mais surtout de Karl Rahner dont il est un spécialiste) pour une approche de la foi qui prenne en compte le sensible. La seconde partie de son article est consacrée à la présentation de 16 paragraphes de la fameuse lettre papale. Le soussigné, avec « Le théologien et l’artiste, pour une illumination réciproque » (p. 149-167), propose une réflexion autour de cinq théologiens qui ont retrouvé le chemin de la foi sous l’influence d’une émotion esthétique et, à l’inverse et de manière complémentaire, de cinq artistes dont la création s’est prolongée par une émotion – sinon une conversion – religieuse. Il présente ensuite le « tournant esthétique » qui touche la théologie depuis une vingtaine d’années. La thèse de l’article philosophique de Jérôme Alexandre, « L’art et l’absence de Dieu » (p. 213-270), est sujette à 517caution, qui consiste à affirmer que l’expérience esthétique est, en soi, une expérience religieuse, voire christique : foi et contenu de la foi sont de fait ici dissociés. Dans ce cas-là, toute émotion est ou est susceptible de devenir « foi ». La foi devient une émotion humaine parmi d’autres.
La troisième partie consiste en la présentation de quelques exemples concrets de réalisations artistiques. Les contraintes de l’édition font que les visuels sont réduits à la portion congrue. Il est également dommage que l’on ne dispose pas, en conclusion, d’un résumé de la table-ronde au cours de laquelle artistes et acteurs de l’art ont émis de sérieuses critiques à l’endroit de la démarche de la Lettre aux artistes.
Jérôme Cottin
Denis Guénoun, Matthieu, Genève, Labor et Fides, 2021, 223 pages, ISBN 978-2-8309-1740-6, 17 €.
Il n’est jamais arrivé au présent recenseur d’être confronté à un ouvrage dont il lui paraisse aussi difficile de rendre compte dans le cadre conventionnel d’une revue des livres. Essai éminemment personnel, brillant, fascinant, empli de fulgurances, qui évoque, de manière fondamentale, l’appel qui soulève une vie, le surgissement du sens au cœur d’une existence.
Un itinéraire narratif est proposé, en fer à cheval comme le dit l’A. au fil de son propos, qui conduit des toiles que le Caravage a consacrées à Matthieu (La Vocation de saint Matthieu ; les deux versions, très différentes, de Saint Matthieu et l’Ange ; Le Martyre de saint Matthieu) à la Passion selon Saint Matthieu de Bach puis à L’Évangile selon saint Matthieu de Pasolini et enfin, au centre de l’ouvrage, à l’Évangile selon Matthieu lui-même avant de repasser par Pasolini, Bach et le Caravage. Entrent ainsi en écho représentations picturales, œuvre musicale, illustration cinématographique de part et d’autre d’un noyau central constitué par l’écrit en lequel résonne l’appel ou « la parole » qui se donne en paroles.
Un passage nous aura paru plus particulièrement marquant et représentatif. Nous le reproduisons ici : « Au fond, les paroles, dans les miracles comme dans les discours, ne font qu’une chose, qui est une infinité de choses : elles manifestent un sens. La Parole, à mes 518yeux (et à mes oreilles), est exactement cela : le sens des paroles, le sens du sens. C’est-à-dire qu’entendre le sens de la parole, entendre la parole, c’est tenter de s’ouvrir au sens du sens que la parole, les paroles, manifestent et rendent sensibles. S’il s’agit du Nouveau Testament, cela se passe ainsi : on ouvre le livre, et à travers les récits évangéliques on tente de recevoir le sens de ces paroles, de ces gestes, de cette vie. Si la parole est transcendante, ou divine, c’est dans cette activité : en nous transperçant du sens qu’elle exprime, manifeste et fait résonner. » (P. 134-135.)
Christian Grappe
SCIENCES BIBLIQUES
Généralités
Konrad Schmid, Jens Schröter, Aux origines de la Bible. Des premiers textes aux saintes Écritures, Genève, Labor et Fides, coll. « Le monde de la Bible » 76, 2021, 511 pages, ISBN 978-2-8309-1757-4, 29 €.
Consacré à la fois à la Bible juive et à la Bible chrétienne, qui sont envisagées de manière parallèle et à parité, l’ouvrage s’attache à montrer que « les deux Bibles ont une histoire commune et [que] leurs évolutions jusqu’à l’aboutissement de leur forme respective se sont influencées mutuellement. » (P. 9.) Il couvre, dans le temps, une période très étendue, dès lors qu’il s’intéresse aux « évolutions qui ont conduit de la rédaction des premiers témoignages écrits à la fabrication des grands codices contenant les livres de la Bible » (p. 11), et il ne se limite pas aux écrits qui ont fini par devenir « canoniques » mais fait place aussi aux traductions, aux réécritures et aux commentaires de la Bible, tant juive que chrétienne, qui font leur apparition dès l’Antiquité.
Le parcours proposé est, dans l’ensemble, chronologique si l’on fait abstraction du premier chapitre qui traite, de manière générale, des Bibles du judaïsme et du christianisme. Il est d’abord question de la manière dont, à partir du ixe et surtout du viiie siècle avant notre ère, la culture écrite s’est développée d’abord au sein du Royaume 519du Nord, avec l’émergence des récits traditionnels consacrés à Jacob, du récit consacré à Moïse et à l’exode, de certains psaumes remontant à l’époque monarchique, comme le Ps 45, et d’éléments de la littérature sapientiale que l’on retrouve notamment en Pr 10-29. L’ouvrage étudie ensuite comment, après la chute du royaume du Nord, le royaume de Juda a pris le relais avec les débuts de la prophétie écrite (conçus ici comme la conséquence de la chute de Samarie), le développement d’une tradition juridique et la rédaction du noyau du Deutéronome (Dt 12-28). Puis sont abordés le judaïsme naissant et les écrits bibliques aux époques babylonienne et perse, soit d’abord durant l’exil à Babylone, période de la genèse du judaïsme et du monothéisme ainsi que de l’émergence d’écrits majeurs (document dit sacerdotal du Pentateuque, tradition du Deutéro-Ésaïe, livre d’Ézéchiel), mais aussi après lui, à l’époque postérieure au retour, durant laquelle pointent des concepts théocratiques et eschatologiques, se forme la Torah, dans le cadre de l’autorisation impériale perse, et naît le livre de Job. Ce sont ensuite les écrits et l’usage de l’écrit dans le judaïsme de la période hellénistique et romaine qui sont envisagés avec : l’émergence de la littérature apocalyptique mais aussi d’un écrit qui se trouve aux antipodes de cette dernière, l’Ecclésiaste ; l’alignement de la prophétie sur la Torah et l’achèvement des nevi’im, l’apparition du phénomène de la Bible réécrite (historiographie chroniste, livre des Jubilés…) ; la genèse de la Septante ; les écrits de la mer Morte ; le Pentateuque samaritain ; Philon d’Alexandrie. On passe alors à l’importance des écrits du judaïsme antique au sein du mouvement chrétien naissant, autour notamment de la perspective qu’en a Jésus (qui les interprète de manière souveraine tout en priorisant l’impératif éthique) et de l’exégèse christologique du christianisme des origines, une exégèse qui part dans des directions diverses que relie toutefois « la conviction de l’extraordinaire importance de Jésus Christ pour la médiation du salut divin » (p. 283). Dans la foulée est étudiée « la formation de la Bible chrétienne – et, ainsi, la genèse des 27 écrits qui sont entrés dans le canon ainsi que la constitution des différents corpus (évangiles, épîtres de Paul et épîtres catholiques) qu’il englobe – et la naissance d’une littérature traditionnelle supplémentaire », ce qui permet d’aborder non seulement le monde littéraire du premier christianisme mais aussi la question de la « séparation des chemins », concept avec lequel il est proposé de prendre de la distance pour recourir plutôt à la métaphore « d’une maison 520avec différentes pièces dont certaines sont reliées entre elles » ou bien à celle « d’un arbre avec une racine commune et différentes branches » (p. 306). En vis-à-vis sont abordées « la formation de la Bible juive et la genèse de la Mishna et du Talmud » (du ier au vie siècle), avec, à la fin du ier siècle, l’achèvement des ketouvim et la formation d’une liste achevée de livres, puis la naissance du Talmud, « discours consacré à la lecture adéquate » (p. 378). Cette partie de l’ouvrage se termine par la réflexion suivante : « Le christianisme était dominé par la conviction que Dieu s’était manifesté en Jésus Christ d’une manière nouvelle et que c’est donc un fait personnel de la révélation, et non pas un texte au volume et à la forme langagière fixes, qui en forme le cœur. Cela pourrait être la raison pour laquelle la Bible chrétienne n’est pas devenue un livre au volume et à la forme langagière fixes dans la même mesure que la Bible hébraïque au sein du judaïsme rabbinique. » (P. 385.)
Un dernier chapitre, qui unit les deux Bibles, juive et chrétienne, est consacré l’histoire de leurs effets. Il s’intéresse plus particulièrement aux traductions qu’elles ont connues mais aussi aux autres formes d’interprétations auxquelles elles ont donné lieu, notamment dans les champs artistique et littéraire.
On a affaire là à un ouvrage original de par son approche et extrêmement riche de par son contenu. On se réjouit qu’il ait été traduit en français et qu’il soit complété par des bibliographies conçues en fonctions des différents chapitres et par différents index (sources anciennes, noms de personnes et noms de lieux).
Christian Grappe
Michael A. Lyons, Jacob Stromberg (éd.), Isaiah’s Servants in Early Judaism and Christianity. The Isaian Servant and the Exegetical Formation of Community Identity,Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament. 2. Reihe » 554, 2021, xi + 413 pages, ISBN 978-3-16-155042-3, 99 €.
L’ouvrage, dont la genèse n’est pas explicitée mais qui est présenté comme un projet (p. 364), rassemble 14 contributions et explore un sujet jusque-là relativement peu pris en compte dans la recherche, à savoir le fait que le « Serviteur de YHWH » des chants éponymes qui se succèdent d’És 42 à És 53 se trouve relayé, au sein du livre, par 521des « serviteurs de YHWH », et cela dès le Deutéro-Ésaïe (És 54,17) mais aussi au sein du Trito-Ésaïe (És 56,6 ; 65,8-9.13-15 ; 66,14). Le lien entre la figure du Serviteur et celle des serviteurs dans le livre d’Ésaïe est ici envisagé et pris en compte – comme És 53,11, qui parle de la descendance du Serviteur, invite d’ailleurs à le faire –, mais l’entreprise va plus loin car, comme l’ont suggéré certains auteurs auparavant, c’est l’écho que pourrait trouver l’association langagière du et des serviteurs dans des textes ultérieurs qui est ici plus particulièrement envisagé.
La première contribution, due à D. A. Teeter et M. A. Lyons, s’avère programmatique. Elle propose qu’existe déjà, dans le Pentateuque et plus précisément dans le Deutéronome, une présentation de Moïse en tant que prophète souffrant et œuvrant en vue de la création d’une communauté juste qui n’advient pas de son vivant, présentation qui a influencé d’abord celle des grands prophètes (Ésaïe, Jérémie et Ézéchiel), qui font figure de prophètes comme Moïse, puis celle du Serviteur « qui, après l’exil, créera avec succès une communauté de serviteurs et permettra la réalisation des plans de YHWH pour Israël [tels qu’ils sont dévoilés] par Moïse » (p. 37). C’est ainsi que se déploie un modèle de pensée selon lequel unité et pluralité, passé et futur, échec et succès se conjuguent.
M. A. Lyons, encore lui, fait valoir ensuite que les serviteurs des Ps 22, 69 et 102 sont liés les uns aux autres et conçus sur le modèle du Serviteur et des serviteurs d’És 40–66 et selon la séquence souffrance, justification, reconnaissance universelle de YHWH qui y est envisagée. J. Stromberg, envisage, sous le titre « Une communauté d’Alliance et une nouvelle création après le déluge. Les sages en Daniel et les serviteurs du Seigneur en Ésaïe » que le même schéma soit applicable au livre de Daniel. H. J. Carey propose que l’auteur du livre de la Sagesse ait lui aussi conçu, dans les chapitres 2–5, les souffrances du juste et sa justification anticipée par Dieu en présence de ses adversaires selon le modèle de la figure du et des serviteurs d’Ésaïe.
On aborde ensuite le Nouveau Testament. E. E. Shirvely fait valoir que Marc dépeint non seulement la figure de Jésus comme l’accomplissement du Serviteur souffrant mais emploie encore la trajectoire d’És 40–66 pour expliquer la relation entre Jésus et ses disciples présents et à venir. H. Beers considère que Luc, tout en présentant Jésus comme l’ultime serviteur, ne limite pas à sa personne l’accomplissement du modèle isaïen mais l’étend pour inclure 522ses disciples. J. Rüggemeier propose que, au miroir de l’épître aux Romains, la figure du Serviteur, qui s’applique tant à Jésus qu’aux disciples, puisse être tenue, d’un point de vue cognitif et narratologique, comme quelque chose qui s’apparente à une identité transnationale. M. S. Gignilliat estime qu’en 2 Corinthiens le Serviteur produit une descendance juste à partir de son acte de don de soi et de sa souffrance, les serviteurs communiant à leur tour à sa souffrance et pouvant compter avec confiance en leur justification présente et à venir. J. Ware se tourne vers Philippiens pour considérer à son tour que Paul y adopte, de façon pleinement consciente, le mouvement de pensée que l’on trouve en És 40-66. V. Gäckle traite quant à lui de Jésus, des esclaves et du/des serviteur(s) dans la parénèse d’1 P 2,18-25 et estime que, en fonction d’És 53-66, cette parénèse ne s’adresse pas seulement aux esclaves mais plus généralement à tous les chrétiens qui doivent suivre l’unique serviteur Jésus Christ et comprendre la souffrance qu’ils expérimentent comme constitutive de leur vocation divine. Enfin, Sh. Lear considère que, dans l’Apocalypse aussi, le schéma narratif que l’on observe en És 40-66 s’applique, la destinée des serviteurs étant modelée sur celle du Christ.
W. A. Tooman sort pour sa part du schéma des contributions précédentes en faisant valoir que, dans le targum du Pseudo-Jonathan d’Ésaïe, s’opère une modification fondamentale du schéma fondamental mis en évidence dans la Bible hébraïque, dès lors que le Serviteur n’y est plus présenté comme une figure souffrante mais comme un messie triomphant, champion des humbles et de ceux qui souffrent, et tout particulièrement des Israélites qui se languissent dans la diaspora.
Enfin, M. A. Lyons, toujours lui, propose des réflexions conclusives sur la manière dont le modèle isaïen du/des serviteurs a façonné, dès l’Antiquité, l’identité de lecteurs « de par la façon dont il relie souffrance, justice et espérance d’une justification – toutes situées dans le cadre d’un récit plus large relatif à la transformation d’Israël, des nations et du monde lui-même – et rend ces thèmes formateurs de l’identité d’une communauté (p. 366).
Un ouvrage fort intéressant, mais qui laisse le lecteur face au sentiment quelque peu étrange d’être confronté à une argumentation unifiée tout en étant confiée à plusieurs auteurs.
Christian Grappe
523Karl-Wilhelm Niebuhr, Tora und Weisheit. Studien zur frühjüdischen Literatur,Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament » 466, 2021, xi + 717 pages, ISBN 978-3-16-160799-8, 184 €.
L’ouvrage rassemble 23 contributions de l’A. qui s’échelonnent entre 1997 et nos jours. Quatre d’entre elles, qui représentent près du tiers de l’ensemble du volume, sont inédites, parmi lesquelles les deux premières, intitulées respectivement « La Torah dans l’Ancien Testament et dans le judaïsme ancien » et « Sagesse biblique et philosophie grecque dans la littérature juive ancienne », sont plus particulièrement représentatives de la démarche de l’A. et des deux pôles entre lesquels elle se déploie. Ces pôles apparaissent en interaction mais au sein d’une relation asymétrique, la Torah exerçant une fonction régulatrice dans la structuration de toutes les croyances et les lignes directrices de la vie religieuse, y compris celles qui provenaient de traditions sapientielles. Il n’en demeure pas moins, pour l’A., que Torah et Sagesse représentent en quelque sorte « les points focaux d’une ellipse, vers lesquels des expressions très différentes de la foi juive et de ses traductions littéraires pouvaient s’orienter » (p. 5). Une idée très intéressante que développe dès lors l’A. est que Torah et Sagesse oscillent « l’une et l’autre entre une revendication de validité globale, de plus en plus comprise comme universelle, et le rattachement simultané au Dieu unique d’Israël, qui était considéré comme ayant une relation tout à fait particulière, voire exclusive, avec son peuple » (ibid.). Il note cependant, dans cette tension entre particularisme et universalisme, une nuance importante : « Alors qu’en ce qui concerne la Torah, l’évolution des directives et des recueils de lois, qui ne s’appliquaient à l’origine qu’[…]à la communauté d’Israël, a conduit à une revendication de validité de plus en plus universelle, jusqu’à l’identification de la loi de Moïse avec la loi naturelle, cette évolution s’est plutôt déroulée à l’inverse en ce qui concerne la sagesse : la sagesse d’Israël, qui était à l’origine universelle de par ses contextes culturels et sociologiques orientaux, a été de plus en plus “théologisée” au début du judaïsme » (p. 5-6), jusqu’à être identifiée à la Torah en Si 24,23. On voit là toute la richesse du propos qui se décline dans la première partie du volume, intitulée « Nomos et Sophia » avec, outre les deux premières contributions et la suivante, qui traite de l’ethos hellénistique juif dans la tension 524entre Sagesse et Torah, des études qui jettent des ponts entre les deux Testaments et qui ont pour thème « Torah et Temple. Paul et l’épître de Jacques en lien avec la réception de la réception de la Torah pour la diaspora », « Juifs à Rome sous Néron. Réseaux intellectuels, pratique religieuse, horizon spirituel », « Ethos juif, jésuanique et païen dans le christianisme primitif » ; « La Sagesse comme thème de la théologie biblique » ; « Jésus en tant que maître du Royaume de Dieu et la Sagesse », « Les antithèses de Matthieu. Jésus comme maître de la Torah et la réception de la Torah imprégnée par la Sagesse du judaïsme ancien ».
Une deuxième partie traite de l’interprétation eschatologique de l’Écriture au sein du judaïsme ancien et s’intéresse notamment à : 4Q521,2 II étudié d’abord en tant que psaume eschatologique puis en lien avec la tradition relative à Jésus, et cela sans se limiter à Mt 11,2-6 // Lc 7,18-23 ; la résurrection dans le judaïsme ancien ; la représentation de la vie et de la mort chez Josèphe et dans le Nouveau Testament.
Enfin, la dernière partie rassemble des études relatives à la littérature intertestamentaire avec un état de la recherche, une introduction à la Sagesse de Salomon et des études dévolues respectivement à Joseph et Aséneth, à la Vie grecque d’Adam et Ève (2) et au Pseudo-Phocylide (2).
Un bel ensemble, édité avec le plus grand soin et avec de précieux index (textes anciens cités, auteurs modernes cités, thématique).
Christian Grappe
Proche-Orient ancien
Robert Wenning, Materialien zu den eisenzeitlichen Gräbern in Israel/Palästina, Münster, Zaphon, coll. « Ägypten und Altes Testament » 103, 2021, 625 pages + lix planches, ISBN 978-3-96327-116-8, 160 €.
Cette étude, dont la première partie, de plus de 500 pages, est issue de la thèse d’habilitation que l’A. a soumise à l’Université d’Eichstätt-Ingolstadt, remonte, à l’exception de quelques addenda, à 1994. Ce n’est que 25 ans plus tard, en 2019, que cette première partie, presque entièrement consacrée aux tombes de l’âge du Fer 525en Juda et à Jérusalem, a été complétée par une seconde, de près de 70 pages, contenant des données supplémentaires concernant des tombes de la même période, en Juda et en dehors de Juda, qui ont été collectées par l’A. aussi bien avant qu’après 1994. La liste de publications qui correspond à ces données (p. 602-625) complète la bibliographie (p. 511-556) établie en 1994. Même si l’A. fait valoir, dans la préface de 2019, que le présent ouvrage est la seule étude complète et systématique consacrée aux tombes judéennes de l’âge du Fer qui soit disponible à date, on se montrera prudent pour ce qui concerne l’actualité des informations ici publiées, d’autant que l’A. reconnaît lui-même que le manuscrit de 1994 (illustrations et plans compris) n’a pas été mis à jour, contrairement à ce qui avait initialement été prévu. Reste que les informations relatives à la topographie, l’architecture, la typologie des tombes judéennes et l’inventaire des objets funéraires sont d’une importance capitale pour la compréhension des coutumes et des pratiques funéraires dont fait état la tradition littéraire, l’Ancien Testament notamment.
Le genre du livre est celui d’un catalogue commenté, ce qu’indique le titre, Materialien… (« matériaux »), adopté en 2019, qui remplace l’intitulé Dokumentation… (« documentation ») choisi à l’origine, le projet prévoyant alors trois volumes au total. La réduction, malheureuse, de l’ouvrage dans les limites d’un seul volume, qui tient à des raisons d’ordre professionnel et personnel, ampute l’œuvre de la vision d’ensemble, de l’analyse anthropologique et culturelle et, surtout, de la comparaison approfondie avec les systèmes funéraires levantins extérieurs à Juda qui étaient initialement prévues. L’A. est le premier à le regretter. On ajoutera que la référence à Israël/Palestine, qui figure dans le sous-titre, est trompeuse, dans la mesure où ce livre ne renferme que peu de données relatives à Israël ; qui plus est, la relation entre les traditions funéraires judéennes et israélites, très différentes et élaborées sous diverses influences, constitue un sujet en soi, qui mériterait une monographie à part.
Dans la première partie, après l’introduction portant sur la terminologie, la chronologie, la répartition régionale et l’histoire de la recherche, l’A. passe au sujet principal de son étude qui fait état, en un peu plus de 450 pages et en suivant l’ordre alphabétique des noms de sites, des traces archéologiques des installations funéraires trouvées en Juda et à Jérusalem. Les descriptions sont très détaillées, qui contiennent des données sur la documentation, la localisation, l’aménagement, l’inventaire (y compris des inscriptions) et la 526datation. Vu la date de la rédaction de la partie I, les informations qui y sont contenues doivent être réévaluées, le cas échéant, à la lumière de publications plus récentes en la matière.
La seconde partie comprend des données supplémentaires, qui s’ajoutent à celles dont tenait compte le travail de 1994, sur des tombes de l’âge du Fer, en Juda et surtout en dehors de Juda ; cette partie consiste en une simple liste. Les informations minimales contenues dans cette partie sont utiles dans une certaine mesure, mais doivent être complétées par l’étude des rapports de fouilles existants. L’A. fait même valoir qu’il met à disposition des chercheurs sa boîte de fiches manuscrites. Le sondage que la soussignée a fait montre que, dans la description de la tombe rupestre « F », retrouvée intacte au Gebel el-Jofeh as-Sharqi à Amman, l’A. ne mentionne pas l’unique maquette architecturale peinte, à moins qu’il n’y fasse référence implicitement dans la rubrique générique « Autres découvertes ». Il convient donc de vérifier les editiones principes au cas par cas.
Les figures et les planches (60 pages) que renferme l’annexe de l’ouvrage, auxquelles sont jointes deux cartes de la Palestine et de Juda, donnent une idée de la localisation des tombes par rapport aux sites archéologiques correspondants et surtout de la forme des installations funéraires.
Le volume ne contient ni index, ni vue d’ensemble, ni conclusion à propos des tombes de l’Âge du Fer en Juda et à Jérusalem. L’A. mentionne à plusieurs reprises que ce travail reste à mener par des chercheurs tiers. La présente étude, stimulante, que gagnera à consulter quiconque cherche des informations sur des données archéologiques documentant la mort et de la matérialité du deuil dans le sud du Levant, n’est donc qu’un point de départ.
Régine Hunziker-Rodewald
527Nouveau Testament
Jean Zumstein, Sur les traces de Jésus. Un essai de spiritualité chrétienne, Genève, Labor et Fides, coll. « Essais bibliques » 56, 2021, 256 pages, ISBN 978-2-8309-1720-8, 19 €.
En un temps où la spiritualité est accommodée à toutes les sauces alors que la pratique religieuse traditionnelle s’effondre, l’A., dont les écrits sont marqués du triple sceau de la profondeur, de la concision et de la clarté, se propose ici de revisiter le terme en partant en quête des traces de Jésus tel qu’il est remémoré dans les évangiles et dans les épîtres de Paul. Et s’il propose cette démarche, c’est que ces textes « témoignent de la façon dont Jésus a fait effet sur ses contemporains, comment il a été un pourvoyeur de sens, comment il a été un révélateur » (p. 15), et qu’ils illustrent aussi le fait que son message et sa destinée se sont mués en « une parole universelle qui déborde le passé et s’adresse au présent » et qu’il peut donc être tenu pour un maître spirituel, voire, et du point de vue chrétien, pour le maître spirituel (ibid.).
L’A. consacre un premier chapitre à définir la spiritualité en rappelant notamment que le projet des premiers chrétiens en matière de vie spirituelle consistait à « donner du sens, mettre en perspective et créer du possible grâce à la parole reçue » (p. 30). Il poursuit en insistant sur le fait que, au départ de toute quête spirituelle, il y a un commencement et que, pour les premiers chrétiens, il est déterminé par une relation qui s’instaure entre Jésus et les disciples, une relation qui, après Pâques, se mue en « relation entre le moi croyant et le “Tu éternel” » (p. 40). Ce « Tu éternel » n’est autre que le Dieu qui fait voler en éclat, sur la croix, toutes les représentations que nous pouvons nous faire de lui, un Dieu qui « vient au monde et se manifeste dans le monde d’une façon totalement imprévue et disruptive » (p. 56) et remet fondamentalement en question « ce que l’humain pense, croit et expérimente » (p. 72), suscitant ainsi une crise de la connaissance qui, « si elle est acceptée, débouche alors sur une nouvelle lecture du vécu et sur un nouvel engagement dans la profanité du monde. » (P. 72.) Mais la reconnaissance divine ouvre aussi les premiers chrétiens et le croyant en général au bonheur, un bonheur offert, qu’expriment notamment les béatitudes, et l’antécédence de la grâce, que leur offre de Dieu qui vient, leur procure la justification, la vie en plénitude et un espace nouveau de liberté. Libéré de soi, de la Loi, du monde, d’autrui, de la mort et 528du péché, le croyant peut s’engager, au service du bien commun, dans la vie civile. Cela étant, la spiritualité des premiers chrétiens et, plus généralement, celle des croyants s’enracinent aussi dans une foi ou, plus précisément, dans un croire toujours en devenir, oscillant constamment « entre l’ignorance et le savoir » (p. 112). Ancrée ainsi dans l’homme intérieur, la spiritualité des chrétiens les confronte aussi au défi de l’éthique et, « tout entière habitée par l’exigence de l’amour » (p. 147), c’est une éthique de conviction, empreinte du sceau de l’amour des ennemis et donc du « respect de l’altérité [qui] empêche toute absolutisation de la conviction » (p. 148), à laquelle ils sont appelés. Cette spiritualité est marquée aussi par « le dialogue intérieur sur le croyant mène sa vie durant avec Dieu » (p. 149), et donc par la prière, lieu de la relation du « Je » au « Tu éternel », plus particulièrement dans le Notre Père, prière dominée par la grâce qui vient libérer et offrir la vie en plénitude. Quant au rapport au monde et à la nature des premiers chrétiens, il se trouve également transformé, débarrassé qu’il se trouve du carcan de la pureté, « l’égalité de condition devant Dieu appel[ant pour sa part] au respect mutuel, au-delà des divergences d’opinion et de pratique » (p. 178). Pour ces premiers chrétiens comme pour les croyants en général, le temps lui-même se trouve revisité. C’est que « la maîtrise de l’avenir est dans les mains de Dieu et non de l’être humain » (p. 187) et que, dès lors, le présent devient le lieu d’un agir responsable en même temps que « le temps de la vie en plénitude » (p. 189).
Après des considérations sur la mort et la résurrection, l’A. fait valoir que la spiritualité chrétienne se caractérise par « un faire-mémoire, un acte d’anamnèse » (p. 215). Cette mémoire est non seulement construction culturelle mais aussi outil de la construction de soi et, orientée vers l’avenir, elle s’articule autour de deux rites, le baptême et la Cène, qui, tout en renvoyant à l’événement qui les fonde, ouvrent sur une perspective de vie.
L’ouvrage s’achève par une postface qui se conclut en articulant conviction et tolérance : « dans la spiritualité chrétienne, la fidélité affichée à sa propre conviction, la certitude d’être confronté à la parole ultime de Dieu sont parfaitement légitimes, mais […] elles ne sauraient conduire à la disqualification de l’autre. Le véritable dialogue repose sur le respect de l’altérité. La vie en Christ exclut tout fanatisme. » (P. 234.)
Christian Grappe
529Marc Faessler, Résurrection. Un autrement que voir,Genève, Labor et Fides, coll. « Essais bibliques » 57, 2021, 130 pages, ISBN 978-2-8309-1748-2, 18 €.
Marc Faessler propose dans cet essai très personnel un cheminement plein de finesse et de profondeur à travers des textes néotestamentaires ayant trait à la résurrection. Les passages visités sont, pour la plupart, tirés des évangiles, mais pas tous dès lors que les deux grandes étapes du parcours proposé s’achèvent respectivement sur l’itinéraire de Paul et sur 1 Co 15,42-49. Le propos est nourri de références au terreau juif de Jésus, appelé tout au long du livre Yéshoûa“le Nazarène (en référence à Mc 16,6), et du Nouveau Testament ; il est par ailleurs éclairé par le recours à des catégories psychanalytiques à partir du moment où l’A. fait entrer en jeu la notion, pour lui capitale, de nom.
On commence avec les évangiles et la façon dont ils rendent compte de la résurrection de Jésus. Pour l’A., qui l’indique dans une note, l’ensemble des traditions relatives à la résurrection de Yéshoûa“le Nazarène « constitue – au gré d’une reprise sans cesse approfondie des symboliques mises en œuvre – une véritable Haggâdâh du “Il s’est fait voir à” » (p. 8, n. 4). Selon l’A., « cette Haggâdâh, ourlée d’indicible, déroule progressivement l’énigme du “voir” » (p. 9). Elle commence avec la symbolique du tombeau déjà ouvert, à laquelle Marc se limite dans un récit au sein duquel « les femmes “voient” se substituer au regard du constat [Mc 16,4.-6] un « autrement que voir” [Mc 16,7], l’advenue au lieu même de la mort d’un non visible, d’un “in–visible” qui les rencontre, mais que le regard ne peut saisir et faire sien » (p. 14). Elle se prolonge avec les récits des apparitions qui culminent, pour l’A., avec le récit des pèlerins d’Emmaüs et Lc 24,31, où « à l’instant du reconnaître, lui [Jésus], “leur devint inapparent” […], laissant l’humain dans la trace d’un Immémorial appelant le “voir” à un nécessaire”autrement” qu’avoir simplement vu. » (P. 24.) Mais le doute de Thomas conduit plus loin encore, l’apôtre étant « invité à “autrement que voir”, dans le tracé invisible des blessures, l’indiscernable toujours déjà passé d’une kénose du Très-Haut » (p. 37). L’A. parvient finalement au constat suivant : « Dans le Crucifié ressuscité comme dans le rituel eucharistique, le Transcendant prend le visage de l’Inapparent. Ce visage transcendant, qui échappe à sa monstration pour nous provoquer à 530autrement que voir, révèle l’Ultime d’un “eschatologique” au milieu des apparences. » (P. 50.)
Ce sont ensuite les récits relatifs à la controverse sur la résurrection qui sont revisités, récits dans lesquels Yéshoûa“le Nazarène apporte une réponse midrachique à une question rabbinique posée par les sadducéens et « suggère un autrement que voir de la résurrection » (p. 79). De fait, l’A. lit la citation d’Ex 3,6, en Mc 12,26 et // (« Je suis le Dieu d’Abraham, et Dieu d’Isaac et Dieu de Jacob »), elle-même suivie de l’affirmation selon laquelle Dieu n’est pas un Dieu des morts mais des vivants, en faisant valoir qu’elle « laisse surgir une dynamique d’alliance entre le Nom du Transcendant et le nom des patriarches » (p. 76). Dès lors, ajoute-t-il, « la résurrection se donne […] à penser telle une alliance recréant – au basculement de la mort – l’altérité de présence qu’aura abrité [sic] le nom des vivants. » (P. 78.) Un glissement s’opère dès lors en direction de la notion de nom à partir notamment du logion de Lc 10,20 (« Réjouissez-vous de ce que vos noms soient écrits dans les ciels »). Un passage par le langage apocalyptique et notamment par Dn 12,1-4 et par la notion de Livre des vivants amène l’A. à poser que « l’apocalyptique – avec son motif de l’inscription dans le Livre céleste – nous suggère qu’à l’abri de notre nom propre se cache l’un des aspects du mystère dont s’entoure notre résurrection » (P. 103.) Faisant valoir enfin, de manière quelque peu audacieuse, que, en 1 Co 15,42-49, ce que Paul dit du corps est « parfaitement applicable à la réalité du nom propre » (p. 119), il conclut que « le nom propre – avec sa signification fondamentale d’abri symbolique de la vie du sujet humain – est la vraie “matière” espérée d’une résurrection » (p. 121).
Un ensemble bien construit, intelligent et qui donne à penser.
Christian Grappe
531John-Christian Eurell, Peter’s Legacy in Early Christianity. The Appropriation and Use of Peter’s Authority in the First Three Centuries, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament. 2. Reihe » 561, 2021, xiv + 344 pages, ISBN 978-3-16-161098-1, 89 €.
Version légèrement révisée d’une thèse préparée sous la direction conjointe de Rikard Roitto et James A. Kelhoffer et soutenue à la Stockholm School of Theology en 2021, l’ouvrage se propose de cartographier les différentes façons dont Pierre est perçu comme une figure d’autorité dans divers écrits du début du christianisme et de discuter des implications possibles qui en résultent pour notre compréhension du christianisme primitif. Il procède de façon très classique et, à vrai dire, assez peu originale, si bien que l’on a quelque peine à voir ce qui fait l’apport propre de la thèse. De manière assez curieuse, alors que des travaux antérieurs ont distingué des images diverses de Pierre et les ont suivies pour elles-mêmes, l’A. associe à chaque écrit une image de Pierre entendue dans la perspective qui est la sienne, à savoir une image construite en vue de créer autorité et légitimité ou, au contraire, pour jeter le discrédit sur l’apôtre. Il entend innover essentiellement de deux manières. 1. Il substitue aux classiques communautés destinataires, difficiles à préciser il est vrai, le concept de sphère d’influence, encore plus difficile à préciser sans doute, en faisant valoir que ce concept permet de rendre compte de réceptions concurrentes. Cela étant, la thèse de T. V. Smith (voir RHPR 66, 1986, p. 237-238), qui n’est citée que 4 fois dans l’ouvrage, a fait déjà effectué ce travail, et cela en mettant en exergue la notion, fort parlante, de controverse. 2. Il se sert de la théorie weberienne des trois types d’autorité (traditionnelle, juridique-rationelle, charismatique) pour évaluer l’autorité reconnue, dans chaque cas, à l’apôtre, ce qui n’est pas non plus révolutionnaire. Il recourt certes aussi aux notions de capital culturel et de capital social, notions qu’il emprunte à Bourdieu et qu’il associe respectivement à l’autorité qui est accordée à Pierre en tant qu’apôtre et disciple du Jésus historique, d’une part, et au statut qui résulte de l’affiliation à un groupe se reconnaissant dans la figure de l’apôtre, d’autre part. On ne peut pas dire cependant que cela apporte grand-chose de vraiment neuf.
L’enquête elle-même s’intéresse d’abord à la relation compliquée entre Pierre et Paul au miroir de Galates, d’1 Corinthiens (sans 532qu’1 Co 3 – et notamment 1 Co 3,11 – ne soit pris en compte, sauf au détour de la note 239, p. 249) et du livre des Actes. Elle se poursuit par l’étude de Pierre dans chacun des évangiles canoniques, celui de Luc étant traité en dernier lieu, sans doute parce que l’A. incline à penser qu’il est le plus récent. Suivent un chapitre joliment intitulé In Nomine Petri, qui traite de la littérature qui revendique une paternité pétrinienne, et un autre qui présente Pierre dans d’autres sources chrétiennes anciennes (Pères apostoliques, Epistula Apostolorum, évangiles apocryphes, Marcion, actes apocryphes autres que ceux de Pierre – qui ne sont pas abordés ! –, Pères de l’Église, Fragment du Fayoum, Pistis Sophia). On termine par des conclusions qui nouent une gerbe dont on a déjà indiqué qu’elle ne dégage pas de flagrances réellement nouvelles.
L’ouvrage est complété par les index habituels dans la collection qui l’accueille, celui des textes anciens cités ayant l’inconvénient de présenter les références avec un décalage d’une page (à partir de la p. 190).
Christian Grappe
Timothy M. Rucker, The Temple Keys of Isaiah 22:2, Revelation 3:7 and Matthew 16:19. The Isaianic Temple Background and Its Spatial Significance for the Mission of Early Christ Followers, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament. 2. Reihe » 559, 2021, xiii + 230 pages, ISBN 978-3-16-161029-5, 79 €.
L’ouvrage est le fruit d’une thèse préparée sous la direction de Ian Boxall et soutenue en 2021 à la Catholic University of America par l’A., qui est baptiste, en vue de l’obtention du grade de docteur en philosophie. Il se propose, à partir d’une approche méthodologique fondée sur la prise en compte des phénomènes d’intertextualité et de la spatialité (distinction entre : espace physique – espace donné, spécifique – ; espace pratique, déterminé par les actions qui se déroulent dans l’espace physique en question ; espace planifié – dans une visée idéologique), de réévaluer, d’une part, l’oracle d’És 22,15-25 et la clé de la maison de David dont il y est question, et, d’autre part, deux passages du Nouveau Testament dans lesquels on discerne le plus souvent une allusion à ce texte, Ap 3,7 et Mt 16,19.
533L’A. se tourne d’abord vers És 22,15-25 et, à rebours des lectures les plus fréquentes du passage qui le comprennent en fonction d’une spatialité royale, fait valoir que c’est une spatialité liée au sanctuaire qui, finalement, prédomine. Il invoque à cet égard différents arguments dont les deux principaux sont les suivants : le texte recourt en plusieurs endroits à une imagerie liée au Temple (motifs de la tunique, de la ceinture, de la clé, de la cheville ou du crochet…), ce que corroborent les rapprochements que l’on peut effectuer avec És 33,14-24 et des parallèles que l’on peut effectuer avec la documentation mésopotamienne ; des versions anciennes, et surtout le targum et la Vulgate, interprètent le passage en fonction du sanctuaire. Il en infère que ce qui est ultimement reproché à Shevna, officier royal dont la fonction supposait qu’il prît concrètement soin du Temple, c’est d’avoir failli à sa tâche en délaissant le sanctuaire.
Fort de cette hypothèse, il se demande ensuite si et comment l’imagerie du Temple, qui sous-tend, selon lui, És 22,22, peut jeter un éclairage sur Ap 3,7-13 et Mt 16,17-19.
Pour ce qui est d’Ap 3,7, il propose que ce verset soit à comprendre de telle manière que le Christ y réclame, dans le présent, un espace sacré pour Dieu sur terre, en l’occurrence à l’échelle de la ville de Philadelphie, la communauté ecclésiale de la cité étant appelée à modifier la perception qu’elle a de ses adversaires et à les considérer comme l’espace sacré potentiel du Seigneur. Dès lors, les croyants de Philadelphie, déjà eux-mêmes inclus dans l’espace sacré (Ap 1,12-13.20) et érigés au rang de prêtres (Ap 1,6 ; 5,10), seraient appelés à officier parmi ceux qui se disent juifs (Ap 3,9) en s’engouffrant par la porte désormais définitivement ouverte (Ap 3,7) pour qu’ils puissent à leur tour intégrer l’espace sacré et être reconnus comme des piliers en son sein (Ap 3,12).
Quant à Mt 16,17-19, l’A. le comprend de la manière suivante : Pierre est le roc ; l’assemblée est un temple, un espace planifié pour faire office d’espace sacré, contre lequel les puissances en provenance de la porte de l’Hadès ne sauraient prévaloir ; quant au pouvoir des clés, conféré à Pierre par le biais des clés du Royaume des cieux, il aurait à voir avec un enseignement à destination de la communauté que Jésus lui aurait confié plutôt qu’aux pharisiens ou aux sadducéens. Cet enseignement consisterait à « conduire la communauté de Jésus à manifester sur terre la justice du Royaume des cieux qui fait irruption et à amener des Juifs à suivre Jésus en 534tant que Messie » (p. 182), et ne serait en aucun cas le monopole d’un individu ou d’une tradition.
On notera que l’A., tout en reconnaissant le parallélisme entre Mt 16,19 et Mt 18,18, qui confie pour sa part le pouvoir de lier et de délier aux disciples, et tout en parlant, à cet égard, d’une démocratisation qui « amoindrit – ou élimine – le contraste entre Pierre et les autres disciples » (p. 169), infère, du fait que les métaphores du roc et des clés ne sont pas reprises en 18,18, qu’un rôle unique initial revient à Pierre. On peut s’étonner par ailleurs qu’alors qu’il signale que le pouvoir des clés peut être compris en termes d’enseignement, de discipline ou de pardon (p. 168), il ne retienne pas cette dernière solution qui paraît convenir le mieux dès lors que l’on s’inscrit dans un espace symbolique conçu autour de la métaphore du sanctuaire.
La lecture proposée d’Ap 3,7-13 nous paraît ainsi plus convaincante que celle de Mt 16,19. On ajoutera que le volume est complété par une bibliographie et les divers index caractéristiques de la collection qui l’accueille. Cela étant, le présent recenseur a pu noter que, en dehors de Duhm et de Höffken, la plupart des auteurs des ouvrages en allemand et en français cités dans la bibliographie ne sont pas mentionnés, ou alors de manière incidente, dans l’index des auteurs modernes – ce qui peut laisser planer un certain doute sur la prise en compte de leur travaux –, et que l’index thématique est pour le moins ténu, une entrée (« open door ») demeurant même orpheline. Cela étant, l’ensemble est clair et la piste suivie, intéressante.
Christian Grappe
Francesco Filannino, The Theological Programme of Mark. Exegesis and Function of Mark 1:1,2-15, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament. 2. Reihe » 551, 2021, xviii + 234 pages, ISBN 978-3-16-160220-7, 74 €.
L’ouvrage, qui n’est pas la publication de la thèse que l’A. a soutenue en 2019 et qui s’intitulait, quant à elle, Fra il precursore e i discepoli. Unità del piano divino e centralità del ministero di Gesù nel vangelo di Marco, propose, en conjuguant approches de type diachronique et de nature synchronique, une étude du début de 535l’Évangile selon Marc qui, sans être révolutionnaire et sans forcément convaincre en tout point, s’avère dans l’ensemble solide et claire.
Après avoir précisé l’approche méthodologique consciemment plurielle qui est la sienne, l’A. procède en quatre temps.
Un premier chapitre est consacré à la caractérisation et à la délimitation du passage. L’A. récuse le terme « prologue », qui est aujourd’hui majoritairement et, de notre point de vue, légitimement retenu mais qui s’applique plutôt à Mc 1,1-13 qu’à Mc 1,1-15 dans la mesure où ces treize premiers versets livrent au lecteur une information dont ils seront seuls à disposer par la suite. Il préfère distinguer un incipit (Mc 1,1) – ce qui l’amène à ponctuer le texte à la fin du verset 1 alors qu’il est également possible de ne ponctuer qu’à la fin du verset 3, voire du verset 4, ce dont il est bien conscient – et une introduction (Mc 1,2-15) qu’il prolonge donc jusqu’au verset 15 en reconnaissant que les partisans d’une césure au verset 13 ont également de bons arguments à faire valoir.
Le deuxième chapitre est logiquement dévolu au verset 1, pour lequel il rejoint les tenants de la leçon longue : « Commencement de la bonne nouvelle de Jésus-Christ, fils de Dieu ». Il fait valoir que cet incipit remplit admirablement la fonction de titre de l’œuvre tout entière, la bonne nouvelle étant reliée d’abord à Jésus (Mc 1,14-15) puis aux disciples (Mc 8,35 ; 10,39 ; 13,10 ; 14,9) dans la suite de l’œuvre, tandis que les deux appositions à Jésus, Christ et fils de Dieu, annoncent respectivement la confession de Pierre à Césarée (Mc 8,29) et la confession du centurion romain au pied de la croix (Mc 15,39), l’horizon de la Passion se trouvant ainsi d’emblée esquissé.
Le chapitre 3 traite ensuite de la préparation de la voie du Seigneur que constitue la mission du Baptiste (Mc 1,2-8). Cette dimension préparatoire est fortement soulignée par l’A. qui fait valoir que Marc n’est intéressé par Jean-Baptiste qu’en tant qu’il est le précurseur de celui en lequel s’accomplit l’intervention salvatrice définitive de Dieu dans l’histoire. Caractérisé en tant que l’Élie attendu juste avant la survenue de la fin des temps tant par la citation de Ml 3,1 (Mc 1,2c) que par sa vêture (Mc 1,6) qui fait écho à 2 R 1,8, la dimension eschatologique de sa mission est soulignée également par son cadre, le désert, attaché lui aussi à des espérances dernières, et par sa teneur, le baptême d’eau, conçu comme le prélude d’un baptême plus grand, le baptême d’Esprit Saint, appelé à venir à bout et à purifier de toute forme de mal.
536Le chapitre 4 aborde enfin les débuts de la mission de Jésus. Pour l’A., lors du baptême, la déchirure des cieux et la descente de l’Esprit signent l’avènement d’une ère nouvelle, celle du salut eschatologique, tandis que le message de la voix céleste manifeste en Jésus à la fois le Fils de Dieu, et, en écho au Ps 2,7, à Gn 22 et à És 42,1, le Messie dont la destinée tragique va faire écho à celle d’Isaac et à celle du Serviteur souffrant. Lors de l’épreuve au désert, liée étroitement au baptême par l’implication de l’Esprit à ces deux moments-clé, la victoire remportée sur Satan et sa portée sont signifiées par la vie en harmonie avec les bêtes sauvages (lue en fonction d’És 11,1-9) et par le service des anges, tout cela annonçant, de manière proleptique, les défaites répétées des puissances du mal lors du ministère de Jésus. Quant aux versets 14-15, ils viennent confirmer que l’annonce de l’accomplissement des temps et la proximité du Royaume de Dieu, avec l’appel à la conversion et à la foi qui s’ensuivent, constituent l’arrière-plan interprétatif de la mission de Jésus en Galilée.
En conclusion, l’A. revient sur trois thèmes (Jésus, messie et fils de Dieu ; le temps eschatologique du salut ; la rémission des péchés) et en introduit, de façon fort intéressante, un quatrième (un chemin à suivre et une mission à poursuivre). Il fait valoir ainsi que l’horizon de la Passion, présent selon lui dès l’incipit et à d’autres moments du prologue, sans oublier le fait qu’il concerne aussi la figure de Jean-Baptiste, vaut d’emblée aussi pour les disciples, appelés eux-mêmes, dans la séquence narrative du chemin, à se charger de leur propre croix.
Christian Grappe
R. Alan Culpepper, Designs for the Church in the Gospel of John. Collected Essays, 1980-2020,Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament » 465, 2021, xxvi + 774 pages, ISBN 978-3-16-160262-7, 179 €.
Spécialiste unanimement reconnu du quatrième évangile, notamment depuis la publication, en 1983, d’Anatomy of the Fourth Gospel. A Study in Literary Design, ouvrage pionnier en matière d’analyse narrative de l’œuvre,l’A., qui a publié un commentaire de chacun des évangiles synoptiques, n’en a, en revanche, jamais publié un, à proprement parler, de l’écrit auquel on l’associe le plus 537spontanément, comme l’atteste d’ailleurs le thème du présent recueil d’études. L’ouvrage regroupe 34 études que l’A. a publiées depuis 1980, l’une étant d’ailleurs à paraître chez l’éditeur. Cela étant, la répartition des textes décennie par décennie (2 entre 1980 et 1989 ; 6 entre 1990 et 1999 ; 9 entre 2000 et 2009 ; 14 entre 2010 et 2019 ; 3 en 2020 et après) montre que l’on a affaire en l’occurrence, dans l’ensemble, à des travaux récents que complètent quelques autres, tenus pour plus particulièrement représentatifs.
L’ouvrage est organisé en 8 parties.
Cinq études sont regroupées en guise d’introduction. Elles s’intitulent respectivement : « La recherche de l’insaisissable. Réflexions sur cinq décennies d’interprétation de l’Évangile de Jean » (étude évoquant l’évolution de la propre recherche de l’A., publiée initialement en 2007, mais pourvue ici d’un nouveau titre et actualisée) ; « Jean : milieu de vie, style narratif et thèmes fondamentaux » ; « Inclusivisme et exclusivisme [tant social que théologique] dans le quatrième évangile », étude soulignant la complexité, les tensions et la nature paradoxale de la pensée johannique ; « Le quatrième évangile comme menace pour les relations judéo-chrétiennes » ; « L’antijudaïsme dans le quatrième évangile en tant que problème théologique ». Ces deux dernières contributions font valoir que le quatrième évangile est à la fois complètement juif et résolument anti-juif, son antijudaïsme constituant fondamentalement un élément discordant en son sein (du fait que l’inclusivisme théologique est finalement plus fondamental que l’exclusivisme avec lequel il est en tension). Elles appellent, avec force, à neutraliser résolument le « potentiel antisémite » de l’écrit.
La deuxième partie articule tradition et contexte. Il y est question : des dits de Jésus et de la manière dont ils sont à la fois absorbés et profondément retravaillés avant de se trouver intégrés dans les discours johanniques ; de Matthieu et de Jean dans leur relation respective au judaïsme, relation étudiée autour de thèmes spécifiques (représentations de Jésus en tant que nouveau Moïse ; accomplissement des Écritures ; attitude par rapport à la Loi, au sabbat, aux questions de pureté, aux pharisiens, à la Synagogue) ; des relations entre le quatrième évangile et 1 Jean, épître dont l’A. est enclin à situer encore avant le stade final de la rédaction du quatrième évangile mais à un stade déjà bien avancé de cette dernière.
La troisième partie traite d’éléments liés à l’analyse narrative : l’intrigue de l’œuvre ; les signes johanniques envisagés en tant que 538scènes de reconnaissance ; la fonction des personnages en relation avec le développement de l’intrigue et le thème au fil de l’œuvre, chaque personnage apparaissant comme une sorte de fonctionnaire au service de l’intrigue (plot functionary) (p. 241) ; l’itinéraire narratif de Nicodème, compris sous l’angle du travail nécessaire en vue de la nouvelle naissance ; l’ironie johannique.
La quatrième partie se concentre sur le prologue (Jn 1,1-18). Il est proposé d’abord qu’il obéisse à une structure en chiasme dont le centre se situerait en Jn 1,12b et qu’il culmine ainsi dans la mise en exergue du fait que la communauté croyante, fidèle au témoignage rendu par le Fils au Père, est désormais l’héritière des promesses. Il est conçu ensuite respectivement comme prolégomènes théologiques de l’œuvre tout entière et comme première illustration d’une éthique de la Création en son sein.
La cinquième partie propose la lecture de passages donnés au sein de Jn 2–13 : Jn 2,20 et les 46 années de la construction du Temple qui y sont évoquées et qui sont évaluées comme un indice bien fragile pour dater la mort de Jésus ; Jn 4,35-38, conçu comme passage majeur de l’annonce, par Jésus, de la mission dans le quatrième évangile ; Jn 5,1-18, étudié comme un exemple de commentaire critique narratif ; Jn 10,1-18, lu, dans une perspective intertextuelle, comme une illustration de la créativité johannique pour revisiter la métaphore du berger à l’aune de la figure de Jésus et inciter la communauté et ses responsables à répondre à son appel ; Jn 12,12-15, passage dans lequel la citation de Za 9,9 fait office de commentaire pour mieux faire valoir la bonne nouvelle paradoxale d’un roi monté sur un âne ; Jn 13, le lavement des pieds étant compris comme une interprétation proleptique et métaphorique de la mort de Jésus, elle-même tenue comme modèle pour la communauté en butte à la persécution et à la mort.
La sixième partie se cantonne aux chapitres 19-21. Le récit de la mort de Jésus (Jn 19) est abordé à travers trois études qui toutes gravitent autour de la question de l’émergence de l’Église qui naît à la Croix (et non pas au tombeau ouvert), ce qui est décisif en vue de sa mission et de sa vie future. L’Église est encore au cœur de l’étude qui est proposée ensuite de Jn 20,19-23 (envoi en mission des disciples qui, forts de l’Esprit Saint, vont pouvoir poursuivre le témoignage que le Fils a rendu en tant que Logos au Père au sein d’une création renouvelée) et de celles qui ont trait à l’appendice que constitue Jn 21. Parmi celles-ci, deux abordent l’« imagerie 539ecclésiologique » du signe que représente la grande prise de poissons en Jn 21,1-14, une autre, la figure de Pierre en tant que disciple exemplaire en Jn 21,15-19, et une dernière, la finale de Jn 21,24-25.
Enfin, une postface, également déjà publiée, vient nouer la gerbe en évoquant le chemin parcouru depuis Anatomy of the Fourth Gospel, écrit expérimental et fondateur, et en affirmant que le but n’est pas d’affiner une méthode, mais d’interpréter le quatrième évangile de manière toujours plus pénétrante et fidèle.
Un magnifique ensemble qui a toute sa pertinence et sa cohérence.
Christian Grappe
Jan Dochhorn, Der Adammythos bei Paulus und im hellenistischen Judentum Jerusalems. Eine theologische und religionsgeschichtliche Studie zu Römer 7,7-25, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament » 469, 2021, xvi + 722 pages, ISBN 978-3-16-160096-8, 184 €.
Travail préliminaire en vue d’un commentaire de l’Épître aux Romains et d’une histoire des religions du christianisme primitif que l’A. prépare chez le même éditeur, l’ouvrage, aussi monumental que savant et foisonnant, établit pour l’essentiel une comparaison entre Rm 7,7-25 et les chapitres 15 à 30 de la Vie grecque d’Adam et Ève dont l’A. estime qu’ils représentent l’arrière-plan du texte, même si Paul lui-même n’aurait pas eu connaissance de l’écrit.
Disons-le d’emblée, l’ouvrage n’est pas d’accès facile et exige une forte implication du lecteur. Ce dernier n’est guidé que de manière très lâche par l’A. qui ne propose, au fil du livre, aucun bilan provisoire et qui n’a d’ailleurs pas cru bon de pourvoir l’ensemble d’une conclusion. L’organisation même de la matière peut d’ailleurs dérouter, et cela très rapidement. Dès l’introduction, on voit ainsi un point 3b suivre un point 3 et la mise en page des différents intitulés de sections qui se suivent flotter entre ceux qui partent de la marge et ceux qui font l’objet d’un retrait. À l’autre extrémité du volume, la section VIII de l’ouvrage présente, dans le texte, une segmentation dont ne rend pas compte la table des matières alors qu’elle le fait ailleurs. Quant aux index, ils sont nombreux (textes anciens cités ; auteurs [modernes et anciens] cités ; thématique), 540mais présentés selon une logique quelque peu déroutante (la Vie grecque d’Adam et Ève fait l’objet d’une entrée non seulement dans les textes anciens cités mais aussi dans l’index thématique ; Clément d’Alexandrie et d’autres apparaissent à la fois dans les textes anciens et dans les auteurs cités). L’index des auteurs cités lui-même n’est pas exhaustif, sans que cela soit pour autant précisé. Tout cela n’aide malheureusement pas à se repérer dans cet ensemble par ailleurs très touffu.
Cela étant, l’A. prend tout de même la peine de présenter son propos dans les pages 1-2 de l’ouvrage et y précise sa démarche. Intrigué par la tendance de plusieurs écrivains ecclésiastiques, dont Origène, à attribuer au diable le discours personnel de Paul sur le péché en Rm 7,7-25, il se demande ici si Paul, en présentant le péché comme une puissance personnelle, pense au diable et s’il ne souhaite pas susciter une telle compréhension chez le lecteur. La longue étude qu’il propose de Rm 7,7-27, et tout particulièrement de Rm 7,14-25, l’amène à conclure en ce sens. Par ailleurs, la proximité qu’il repère entre Rm 7,7-25 et les chapitres 15 à 30 de la Vie grecque d’Adam et Ève, dans lesquels le diable est précisément présenté comme une puissance qui, venue de l’extérieur, prend possession de l’être même des deux protoplastes et les incite à transgresser le commandement, provoquant ainsi leur expulsion du paradis, l’amène à poursuivre sa réflexion et ses hypothèses. Il propose en fait que des thèmes essentiels de la théologie de Paul – et notamment la triade Adam-péché-mort – s’éclairent à partir non seulement de VGAÈ 15-30 mais aussi à la lumière de tout un courant du judaïsme palestinien, représenté par le milieu des juifs de la diaspora revenus à Jérusalem ; il aurait élaboré « une tradition adamique qui s’est transformée de plus en plus en une étiologie primitive du mal et a eu des répercussions aussi bien sur le judaïsme rabbinique que sur le christianisme et la gnose » (p. 2). Ce milieu, de langue grecque mais qui était en contact direct avec le judaïsme de langue araméenne ou hébraïque, aurait été à l’origine d’une production littéraire grecque d’importance, composée surtout de récits parabibliques et qui s’est sans doute avérée, selon l’A., « beaucoup plus déterminante pour le christianisme primitif et Paul que les textes sectaires de Qumrân, par exemple, ou les textes recueillis à Qumrân en général » (p. 1).
Comme on le voit, on a affaire à un ouvrage important, qui sort des sentiers battus et qui propose des pistes nouvelles qui méritent 541d’être discutées et éprouvées. On peut simplement regretter qu’il ne soit pas plus accessible au lecteur pour les raisons qui ont été évoquées.
Christian Grappe
John-Paul Harper, Paul and Philo on the Politics of the Land, Jerusalem, and Temple, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament. 2. Reihe » 562, 2021, xi + 318 pages, ISBN 978-3-16-160646-5, 84 €.
Fruit d’une thèse préparée sous la direction de Jeremy Punt et soutenue à l’Université de Stellenbosch en 2020, l’ouvrage se propose de comparer la manière dont Paul et Philon d’Alexandrie, tous deux juifs de la diaspora, ont réinterprété, chacun à sa manière, sur le plan symbolique et dans une perspective universalisante, les marqueurs juifs majeurs et concrets que sont le pays, Jérusalem et le Temple. Pour ce faire, une attention particulière est accordée à la signification politique de ces marqueurs et à la façon dont chacun des deux auteurs, en les réinterprétant et en se les appropriant de manière symbolique, conçoit l’autorité non seulement sur le plus local, mais aussi à l’échelle du peuple de Dieu et, finalement, en relation avec l’Empire romain.
Après une introduction qui explicite le choix du sujet et pose les fondements de l’enquête et avant la conclusion, l’enquête se déploie en trois temps, chacun étudié en cinq étapes qui reprennent la structure générale de l’ouvrage : introduction ; le pays ; Jérusalem ; le Temple ; conclusion.
Tout d’abord est étudié Paul. L’A. souligne combien ses convictions eschatologiques interviennent dans la réinterprétation symbolique qu’il opère. À la lumière de l’événement Jésus-Christ, il conçoit la promesse de la terre en termes d’avènement du monde renouvelé que Dieu a promis. Jérusalem devient pour lui avant tout le chiffre d’une communauté déjà présente dans les cieux (Ph 3,20). Quant au Temple, il lui sert de métaphore pour façonner l’identité des communautés auxquelles il s’adresse, communauté constituées « par la présence même de l’Esprit eschatologique et appelées à la fois à l’unité et la pureté » (p. 146). L’A. en infère que, du fait de la venue du Messie, « non seulement le temps sacré, mais aussi l’espace 542sacré, doivent être réimaginés », la promesse du pays n’étant pas encore accomplie sur le plan temporel, mais d’ores et déjà universalisée sur le plan spatial, tandis que la Jérusalem présente se trouve « transcendentalisée » et que le Temple se trouve délocalisé. Sur le plan politique, le thème de l’héritage, lié au motif de la souveraineté eschatologique du peuple de Dieu, permettait de donner un sentiment de sécurité aux croyants, même marginalisés, tandis que l’horizon d’une souveraineté universelle future pouvait faire pièce aux prétentions de l’Empire tout en permettant d’accepter la persécution le cas échéant. Quant à la notion de Jérusalem d’en-haut, associée au message-même et à la puissance de l’Évangile, elle permettait de s’affranchir de l’autorité de la Jérusalem présente et de ceux qui se réclamaient d’elle pour entraver l’action missionnaire de l’apôtre.
On passe ensuite à Philon. Il allégorise, quant à lui, le pays dans une perspective platonicienne si bien qu’il en vient à symboliser l’héritage de la sagesse et le retour de l’âme à sa résidence véritable dans le ciel, mais, simultanément, il le reconceptualise, dans une perspective cosmopolite, en tant que monde au sein duquel les sages sont appelés à vivre selon les lois de la nature. Jérusalem, conçue en tant que cité de Dieu et non pas en tant que source d’espérance politique ou d’un enseignement qui ferait autorité, devient pour l’essentiel une métaphore permettant d’exprimer la beauté et l’ordre de la création qui doivent s’inscrire dans l’âme humaine. Quant au Temple, dont l’A. reconnaît que Philon lui accorde une grande importance tant sur le plan littéral que symbolique, il lui semble que Philon a une attitude quelque peu ambivalente à son endroit, peut-être pour éviter de se trouver rejeté par sa communauté, mais que, quant au fond, il tend à utiliser le langage du sanctuaire pour promouvoir l’éducation à la vertu plutôt que l’édifice en lui-même. Sur le plan politique, il estime d’ailleurs que Philon s’accommodait de l’hégémonie romaine et qu’il pouvait lui suffire que les Juifs conçoivent qu’ils possèdent un héritage meilleur dès lors qu’ils connaissent le Dieu unique auquel le monde appartient.
Enfin, dans une section qui prépare la conclusion de l’ouvrage en s’avérant déjà elle-même récapitulative, l’A. compare l’ekklèsia de Paul et la politeia de Philon. Il fait valoir ici que Philon tend à interpréter les symboles que sont le pays, Jérusalem et le Temple comme pointant vers une réalité spirituelle qui soit compréhensible pour un auditoire hellénistique alors que Paul les interprète au prisme de la venue du Christ et d’une eschatologie inaugurée qui 543reconfigure à la fois le temps et l’espace sacré et impulse une dynamique que l’on ne rencontre pas chez Philon et qui amène à remettre en question les frontières traditionnelles du peuple de Dieu de manière nettement plus radicale. Il ajoute encore que la façon dont Philon s’approprie les trois marqueurs étudiés est plus individuelle et centrée sur les réalités de l’autre monde alors que celle de Paul est essentiellement communautaire et orientée vers les réalités de ce monde.
L’ensemble, fort bien construit, est clair et facile à suivre, même si la démonstration s’avère quelque peu redondante. On pourra également regretter que l’A. ait tendance à s’appuyer davantage sur la littérature secondaire que sur les textes eux-mêmes au fil de sa démonstration et à citer les auteurs dans le corps même du texte, ce qui est parfois un peu lourd et empêche dans certains cas de savoir ce qui provient de lui ou des autres. Il n’empêche que l’on a affaire à une enquête bien menée et, dans l’ensemble, convaincante et que le rapprochement effectué de cette manière entre deux juifs illustres de la diaspora donne à penser.
Christian Grappe
- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-14414-4
- EAN : 9782406144144
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14414-4.p.0083
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/12/2022
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français