Andreas Osiander était-il vraiment un ami des Juifs ?
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire et de philosophie religieuses
2021 – 1, 101e année, n° 1. varia - Auteur : Morgenstern (Matthias)
- Pages : 23 à 36
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
Andreas Osiander était-il
vraiment un ami des Juifs ?
Matthias Morgenstern
Institutum Judaicum –
Eberhard Karls-
Universität Tübingen
Le traité d’Andreas Osiander, Réformateur de Nuremberg, Est-il vrai et crédible que les Juifs tuent en secret les enfants chrétiens et utilisent leur sang ? est l’un des rares essais qui, au xvie siècle, au sein de la Réforme, vise la défense des Juifs contre les accusations, infondées, dont ils étaient régulièrement l’objet depuis le Moyen Âge, en particulier celle d’assassiner des enfants chrétiens pour s’approprier leur sang à des fins rituelles magiques ou sataniques. Hébraïsant, connaisseur des sources bibliques et rabbiniques, Osiander démontre en vingt propositions qu’il est impossible que des Juifs commettent de tels actes, au regard tant de leur propre tradition que de leur éthique, notamment si l’on pense aux lois bibliques et rabbiniques concernant l’usage du sang. Contre l’irrationalité de la rumeur et le poids d’un antijudaïsme enraciné profondément, Osiander met en avant des arguments philosophiques, théologiques et logiques pour démontrer l’absurdité de telles accusations1.
Mais Osiander est-il un auteur qui plaide en faveur des Juifs de manière univoque et à tout point de vue ? Dans le contexte de l’antijudaïsme virulent du xvie siècle, était-il vraiment bien placé pour offrir une voix dissidente ? Deux historiens de l’Église, l’Américaine Joy Kammerling et Anselm Schubert (Erlangen), ont récemment contesté qu’Osiander ait été un véritable ami des Juifs. Selon 24Schubert, Osiander s’inscrirait plutôt dans la série des hébraïsants chrétiens qui « n’avaient peut-être personnellement rien contre les Juifs, mais qui ne voyaient pas d’autre issue pour le judaïsme que d’accepter le baptême ou de subir la colère éternelle de Dieu2 ».
Pour lui, la position d’Osiander dans ses propos sur le judaïsme et sur les Juifs, émis généralement en lien avec des questions pratiques, semble au mieux ambivalente : « Pour Osiander également, les Juifs sont un peuple déicide qui ne saurait avoir accès à une position égale dans la société tant qu’ils ne se convertissent pas. » Le Réformateur s’inscrirait ainsi dans le courant dominant, au sein des premiers pamphlets de la Réforme, concernant la question juive. De même, son écrit sur les meurtres rituels ne constituerait « en aucun cas » une « prise de position en faveur du judaïsme ». Il trouverait plutôt son origine dans l’« inimitié amère que nourrissait Osiander à l’encontre de l’Église papale romaine, qui aurait lancé ce mythe [le mythe des meurtres rituels] en vue de détruire le judaïsme et la connaissance de l’hébreu avec lui3 ».
Schubert développe quatre arguments contre le postulat d’une attitude fondamentalement bienveillante envers les Juifs chez Osiander :
1. Il aurait été hors de question pour Osiander d’accorder l’égalité sociale aux Juifs non baptisés : le judaïsme rabbinique existant aurait été, à ses yeux, une religion de qualité inférieure et de moindre droit.
2. Les propos du Réformateur de Nuremberg sur le judaïsme constitueraient avant tout une critique dirigée contre la papauté et l’Église romaine ; la question de son rapport au judaïsme ferait ainsi partie d’une controverse théologique plus large (et plus importante pour Osiander).
3. On devrait contester en outre qu’Osiander ait émis des critiques substantielles contre les écrits juifs de Luther. Ces critiques seraient restées superficielles ; elles pourraient même être tenues pour une sorte de malentendu.
4. Osiander aurait employé des stéréotypes anti-juifs traditionnels, parlant ainsi des Juifs comme d’un peuple déicide châtié par Dieu pour ses méfaits.
Ces quatre arguments ne me semblent pas convaincants :
251. Pour commencer, il convient de poser la question du sens de la distinction entre « bienveillance envers les Juifs » (positive Haltung) et « attitude négative envers le judaïsme » (negative Einstellung zum Judentum) à l’époque de la Réforme et en lien avec la conception d’une égalité sociale. Nous avons ici affaire à une époque où l’idée d’égalité sociale est anachronique. Mesurer les propos d’un érudit chrétien dans l’Europe du xvie siècle à l’aune de savoir s’il est prêt à reconnaître la religion juive comme une « religion de droit égal » à la sienne serait une exigence mal placée d’un point de vue historique, qui aurait plutôt tendance à empêcher de se pencher sur d’autres nuances importantes. Au xvie siècle, ni Luther, ni Osiander, ni tout autre théologien chrétien n’y était prêt. Si nous prenons comme critère la volonté ou le refus d’accorder l’égalité sociale, nous nous privons justement de la possibilité de percevoir les différences, d’identifier le profil singulier des différents Réformateurs et de faire des distinctions, comme cela est nécessaire dans le cas d’Osiander.
Il se trouve que des contemporains juifs, comme Josel de Rosheim, étaient parfaitement capables de faire ce type de distinctions. Josel ne se faisait d’ailleurs aucune illusion sur les motifs des Réformateurs ; il les pensait tous motivés par des efforts en vue de convertir les Juifs au christianisme. Cependant, il distinguait les théologiens de la Réformation ayant une attitude bienveillante à leur égard et qui défendaient les Juifs contre les attaques injustes (ainsi, Wolfgang Capiton, Philipp Melanchthon et précisément Andreas Osiander) des autres, de la part desquels on ne pouvait pas s’attendre à cette attitude4. Cette distinction se retrouve également chez le converti Antonius Margarita, dont l’écrit polémique paru en 1530, Der gantz Jüdisch glaub (La foi juive dans son intégralité), fut par la suite une source essentielle pour les écrits de Luther contre les Juifs5. Heiko Oberman et Thomas Kaufmann postulent que Margarita pourrait se référer dans son pamphlet à l’apologie d’Andreas Osiander – si toutefois ce texte avait déjà été publié en 1529 (date de publication la plus ancienne possible)6.
2. Le deuxième argument contre Osiander est que son rapport avec le judaïsme dépendrait de sa critique de l’Église romaine. 26Notons tout d’abord que l’on ne peut pas séparer aussi nettement que nous le souhaiterions de nos jours la « question juive » de la « question romaine » chez les Réformateurs. Tant pour Osiander que pour Luther, le rapport avec les Juifs n’était pas un problème ayant quoi que ce soit à voir avec une « autre religion ». Pour l’un et l’autre, le judaïsme de l’époque n’était pas une « autre religion » à laquelle on pouvait se « convertir » ou que l’on pouvait quitter par le baptême7. Si l’on veut se faire une opinion à ce sujet, on évitera de fonder son appréciation des faits sur le concept de « religion » tel que nous le connaissons depuis les Lumières. L’idée qu’un chrétien qui se ferait circoncire (cela s’est produit dans des cas isolés8) ou qu’un Juif qui se ferait baptiser (cela s’est produit de manière répétée) se convertissait à une « autre religion » était complètement étrangère à la compréhension du xvie siècle. Luther décrit à diverses reprises, par exemple dans son pamphlet Les dernières paroles de David, ce qui était une évidence pour un grand nombre de théologiens de son époque, à savoir que les croyants pieux de l’Alliance ancienne (Moïse, David et Ésaïe, voire Adam) adoraient déjà un Dieu trinitaire, ce qui faisait d’eux des « chrétiens9 ». D’après Luther, les Juifs qui n’avaient pas reconnu Jésus de Nazareth comme leur Messie avaient « perdu » la foi véritable. De même, les contemporains qui se convertissaient à la doctrine juive « judaïsée », c’est-à-dire « fausse », seraient devenus des « Juifs ». C’est ce que veut dire Luther dans ses écrits antijuifs tardifs lorsqu’il met en garde contre le danger de devenir « juif ». Au sens du xvie siècle, toute personne défendant une théologie judaïsante serait un « Juif ».
De même, le Réformateur de Wittenberg raconte en diverses occasions que trois Juifs lui auraient rendu visite dans l’espoir de « trouver en moi un nouveau Juif parce que nous avons commencé à lire l’hébreu à Wittemberg10 ». Luther ne saurait ici prétendre que les Juifs lui ayant rendu visite auraient sérieusement cherché à le soumettre à une véritable conversion rabbinique (גיור gui’our) avec circoncision et bain rituel – ne serait-ce que parce qu’une telle entreprise aurait été audacieuse, pour ne pas dire potentiellement mortelle, pour quiconque l’aurait tentée. C’est justement cette conception de la « juiveté » que l’on doit comprendre lorsque Luther 27écrit, dans Que Jésus Christ est né juif, que les « papistes » auraient commencé à le « traiter de Juif11 ». C’est bien ce que l’accusation mutuelle de judaïsation veut dire – de même que l’insinuation que l’adversaire aurait des ancêtres juifs et serait, en somme, juif, à l’image d’Osiander et de Böschenstein, qui fut pour un temps son professeur d’hébreu : tous deux furent « suspectés » d’être juifs12. C’était monnaie courante et un point redouté dans le débat confessionnel du xvie siècle. De même, Luther tenait Sébastien Münster pour « judaïsant » (c’est-à-dire « juif »). Plus tard, les luthériens parlèrent d’un « Calvin judaïsant » (Calvinus Iudaizans)13. À l’inverse, Luther et ses disciples faisaient figure d’amis des Juifs et de judaïsants aux yeux des partisans de la « foi traditionnelle14 ». Tout cela montre que, dans les polémiques du xvie siècle, la « question juive » ne peut pas être séparée des autres sujets débattus entre l´Église romaine et les Réformateurs (à savoir des questions théologiques majeures, comme la compréhension de la loi ou la justification par la foi etc.). Dans ce contexte, l’idée même qu’une prise de position dans l’une de ces questions soit subordonnée à une prise de position dans l’autre est douteuse.
Il convient de plus de se poser la question de savoir pourquoi, si le débat sur des questions politiques autour du judaïsme était subordonné à la polémique romaine, Osiander se serait étendu sur la question des meurtres rituels de cette manière. Pourquoi, ce faisant, aurait-il pris la décision de s’exposer ? La réaction de Jean Eck, son adversaire, montre que, à ses yeux, Osiander, en exonérant les Juifs de ce forfait, pourrait accréditer dans l’opinion publique l’idée selon laquelle les véritables coupables sont des chrétiens !
3. Osiander a-t-il pris ses distances par rapport aux écrits tardifs anti-juifs de Luther ? On sait qu’Osiander, dans une lettre (ou plusieurs ?) adressée à l’érudit juif Élie Lévita (1469-1549), avait critiqué ces écrits anti-juifs agressifs et grossiers de l’année 1543. Dans cette lettre (probablement rédigée par Osiander lui-même en hébreu), le Réformateur de Nuremberg critiquait l’écrit anti-juif de 28Martin Luther Vom Shem Hamephorash (1543). Par la suite, cette lettre (ou ces lettres) et la réponse de Lévita tombèrent vraisemblablement entre les mains de Veit Dietrich, prédicateur à Nuremberg, qui, à son tour, les envoya à Melanchthon. Aussi Osiander craignit-il que sa lettre ne tombât entre les mains de Luther et ne provoquât son indignation. Il se trouve que ni la lettre d’Osiander ni la réponse du rabbin de Venise n’ont été retrouvées15. Nous n’avons donc plus accès au contenu exact de la lettre d’Osiander à Élie Lévita. Cependant, la Staatsbibliothek de Munich (Staatsbibl., Camerar. VII, 88r) a conservé une lettre datée du 24 avril 1545 du prédicateur et théologien de Wittemberg en poste à la Schlosskirche de cette ville, Caspar Cruciger, adressée à son collègue Veit Dietrich. Cette lettre permet d’y voir plus clair16.
Cruciger y confirme qu’ils auraient caché toute l’affaire à Luther même si cette lettre avait été encore plus dure, c’est-à-dire si ses critiques avaient été encore plus vives (« etsi Ebraicae illae literae duriores erant »). Dans une missive qu’il a adressée à Melanchthon, Osiander aurait décrit le propos qui était le sien dans sa lettre à Élie Lévita à l’aide du mot grec φορτικός, et donc comme étant « à charge » (ou « sans ambages »). Le contexte biographique n’indique pas non plus qu’il y aurait eu sur ce point la moindre différence d’appréciation entre Osiander et Melanchthon, qui était conscient de la gravité du désaccord de ce dernier avec Luther. Selon Schubert, Cruciger affirme cependant qu’Osiander aurait « simplement voulu dire que Luther n’avait pas compris ce que le Schem Hamphoras signifie pour les Juifs instruits et qu’il combattait donc une image distordue dont tous les érudits rient depuis bien longtemps17 ».
Mais s’il s’était agi d’un simple malentendu, Osiander n’aurait pas craint la fureur de Luther, et, surtout, Melanchthon n’aurait pas 29eu à brûler sa lettre18. Nous ne disposons que d’indices concernant le contenu de la correspondance entre Osiander et Élie Lévita et nous n’en connaissons pas les termes exacts. Mais nous disposons des textes d’Osiander et de Luther – en l’occurrence les écrits de Luther de l’année 1543 et le texte d’Osiander Est-il vrai et crédible… ? Nous pouvons donc comparer soigneusement les deux textes et en tirer des conclusions sur ce qui les oppose, indépendamment du fait de savoir qui des deux théologiens a pu connaître et lire le texte de l’autre et à quel moment.
4. Il reste indiscutable qu’Osiander, comme Luther, a recours à des stéréotypes critiques envers les Juifs. En soi, cela n’est cependant pas réellement significatif. Car les stéréotypes de ce genre étaient monnaie courante au xvie siècle, surtout lorsqu’ils se référaient au Nouveau Testament (à bon droit ou non), par exemple de par la désignation de « peuple qui a tué le Christ » pour parler des Juifs19. La question porte bien plutôt sur la fonction que ces stéréotypes jouent dans l’argumentation de l’auteur.
Par exemple, l’emploi du motif courant, que l’on retrouve également chez Osiander, selon lequel les Juifs doivent subir le châtiment divin, n’est pas en soi un bon indice de l’hostilité de l’auteur envers les Juifs – ne serait-ce que parce que ce motif était employé, même par des Juifs, comme une évidence20. Or, quand Osiander, dans son traité Est-il vrai et crédible, évoque le châtiment divin, il emploie justement ce motif pour disculper les Juifs. Selon Osiander, les Juifs seraient d’ores et déjà punis par Dieu. On ne saurait donc supposer qu’ils y ajouteraient le poids d’un infanticide :
[I]l n’y a sur terre, actuellement, aucun peuple plus intimidé, désespéré et effrayé que les Juifs. Il n’est pas crédible que des êtres, qui ne sont même pas sûrs d’être encore en vie dans l’heure qui vient, prennent le 30risque d’assassiner les enfants innocents issus d’autres communautés, et même simplement de l’imaginer21.
Osiander ajoute ici également que le châtiment divin a toujours pour objectif d’élever l’humanité. La punition de Dieu ne peut donc mener les hommes à s’enfoncer plus profondément encore dans le péché.
[E]n considérant cette grande et inextinguible colère divine pesant visiblement sur les Juifs, et même si l’on pensait qu’ils commettraient ces actes en raison d’un châtiment divin, cela n’en serait pas moins illogique ; en effet, la punition divine, si dure soit-elle, vise l’amélioration [de la personne] : en ressentant la colère divine, on reconnaît son péché, cause de cette foudre de Dieu, et on se doit de revenir vers Dieu22.
En comparant ces propos sur le châtiment divin avec le même motif chez Luther, on se rend compte que les tournures anti-juives les plus dures se trouvent justement là où le Réformateur ne parle pas du châtiment divin à l’encontre de Juifs, mais à l’encontre des chrétiens pour ensuite davantage culpabiliser les Juifs23. Dans son pamphlet anti-juif Des Juifs et de leurs mensonges (1543), Luther dit qu’il serait à craindre qu’au Jugement dernier, Dieu demande à la chrétienté de rendre des comptes pour avoir toléré la présence de Juifs blasphémateurs parmi eux.
Car si nous souffrons qu’ils agissent de cette façon en un endroit dont nous sommes les maîtres, et qu’en plus de cela, nous les protégeons et nous les soutenons, alors nous sommes éternellement damnés avec eux en raison de leurs péchés et blasphèmes, même si, pour notre part, nous pouvons nous considérer comme aussi saints que les prophètes, les apôtres ou les anges ‘quia faciens et consentiens pari poena’24.
La crainte, exprimée par Luther, que les chrétiens subiront un jour le même châtiment que les Juifs comme punition divine, parce qu’ils ont failli en ne chassant pas les Juifs de chez eux, le pousse même à citer ici le droit canon, le décret de Gratien !, ce texte qu’il avait brûlé allègrement le 10 décembre 1520, devant le Elstertor de Wittenberg !
31L’argumentaire d’Osiander est diamétralement opposé. Suivant sa logique, un chrétien se rend coupable s’il garde le silence face aux accusations infondées de meurtre rituel. Il justifie le devoir chrétien de parler pour les innocents en citant l’apôtre Paul :
Un chrétien […] ne doit pas se taire ou, pire, les approuver quand il voit qu’un autre [est en train de les commettre]. Quant à moi, je peux justifier le silence que j’ai gardé sur cette affaire jusqu’à présent. Mais je crois que je ne pourrai plus me taire à l’avenir, d’autant qu’on s’adresse à moi pour me demander solennellement mon avis25.
Il ajoute :
Selon saint Paul, un tel comportement serait aussi grave, et même pire que si je commettais moi-même ce crime (Romains 1 [18. 32])26.
Osiander en déduit le devoir chrétien de combattre les accusations de meurtre rituel :
Je crois également qu’il est de mon devoir de chrétien de m’assurer que personne ne soit traité injustement ou ne soit diffamé27.
Ailleurs également, on constate qu’Osiander et Luther emploient différemment, voire de manière complètement opposée, certains passages de la Bible ou certains stéréotypes anti-juifs. Osiander réussit même à citer Jean 8,44 à la décharge des Juifs ! La phrase « Vous avez pour père le diable…, car il est menteur et père du mensonge » était pour Luther (Des Juifs et de leurs mensonges28) une preuve que les Juifs étaient une soi-disant « engeance du diable », voire des enfants du diable ; au contraire, Osiander la cite pour disculper les Juifs en parlant, dans le contexte des accusations de meurtre rituel, de faux témoins et d’affirmations mensongères contre les Juifs :
Il est très étrange que l’on cherche des témoins quand ce n’est pas nécessaire, mais que, lorsque c’est vraiment nécessaire, on n’en trouve pas. En effet, ce sont bien là les façons de faire et le genre du diable, le père du mensonge. Quand il veut séduire, il s’arrange pour obtenir des propos, des témoins et des preuves dont on n’a pas besoin, afin qu’on ne s’aperçoive de rien et qu’on oublie les preuves vraiment nécessaires29.
32Il en va de même chez les deux auteurs s’agissant du verset d’Osée 1,9 concernant le « non-peuple » (לא עמי), cité par Luther pour dénier aux Juifs leur caractère de peuple de Dieu : « Et l’Éternel dit : Donne-lui le nom de Lo Ammi ; car vous n’êtes pas mon peuple, et je ne suis pas votre Dieu. »
Il s’agit de la première citation de la Bible que l’on trouve dans Des Juifs et de leurs mensonges chez Luther, et elle est censée appuyer l’idée selon laquelle les Juifs « ne seraient plus le peuple de Dieu30 ». Chez Osiander, encore une fois, ce motif est retourné en faveur des Juifs :
Dieu a donc laissé les Juifs pécher afin que Sa parole nous parvienne, à nous païens, par leur péché ; par ailleurs, il nous a acceptés, nous païens, et nous a montré la vérité afin de provoquer les Juifs et d’exciter leur jalousie envers un peuple qui n’en était pas un autrefois31. De ce fait, il est absolument impossible de croire qu’il les ait poussés à de tels massacres. En effet, cette hypothèse serait tout à fait illogique et ignominieuse : Dieu exigerait que les Juifs s’empressent de revenir à lui, tout en les châtiant et en les laissant répandre le sang d’êtres innocents pour leur damnation. Ce serait travailler à leur salut tout en causant leur damnation32.
Le plus frappant est le renversement des motifs d’argumentation chez Osiander sur la doctrine de la justification.
Le principal point de controverse entre Juifs et chrétiens dans la perspective de la théologie des Réformateurs, à savoir la doctrine de « la justification par la foi seule, sans les œuvres de la loi », reçoit ici une tournure favorable au judaïsme, lorsque Osiander dit :
Il faut prendre en compte aussi, et c’est important, le fait que les Juifs croient en la vie éternelle et qu’ils ne connaissent pas d’autre moyen de l’atteindre que le strict respect de la Loi, comme saint Paul l’a maintes fois expliqué et en a témoigné, notamment dans son Épître aux Romains33. Si les chrétiens, qui ne cherchent pas le salut par leurs œuvres mais par la foi34, considèrent le meurtre d’un enfant comme un acte effroyable et comme une atrocité, combien plus sera-ce le cas pour les Juifs, puisqu’un tel acte est non seulement contraire à leur Loi mais leur ôte aussi tout 33droit à la vie éternelle35. Je ne veux ici mettre sur le même plan les Juifs qu’avec ces chrétiens qui n’ont de chrétien que le nom – et même ceux-là sont horrifiés par le meurtre d’un enfant36.
C’est donc précisément parce que les Juifs ne croient pas en la justification sans les œuvres – la pire des perspectives pour un théologien luthérien ! – que l’on peut croire qu’ils ne commettent pas de tels crimes37.
Les conclusions de cette brève enquête sont univoques : une fois mis de côté des jugements anachroniques et lorsque l’on cherche à se faire une idée nuancée qui tienne compte de la situation historique, il faut admettre qu’Andreas Osiander, dans le contexte du xvie siècle, était bien un ami des Juifs.
34Bibliographie
Bultmann, Christoph, « Das Wittenberger christlich-jüdische Kontroversgespräch 1526 und Luthers Betrachtung der Juden. Bemerkungen im Anschluss an die Orientierung zum Reformationsjubiläum „Die Reformation und die Juden” », Religionen in Bewegung. Interreligiöse Beziehungen im Wandel der Zeit, éd. Michael Gabel, Jamal Malik et Justyna Okolowicz, Münster, Aschendorff, coll. « Vorlesungen des Interdisziplinären Forums Religion der Universität Erfurt » 12, 2016, p. 143-195.
Burnett, Stephen G., Christian Hebraism in the Reformation era (1500-1660). Authors, Books, and the Transmission of Jewish Learning, Leiden, Brill, coll. « Library of the Written Word – The Handpress Word » 19, 2012.
Burnett, Stephen G., « Luthers hebräische Bibel (Brescia, 1494). Ihre Bedeutung für die Reformation », Meilensteine der Reformation. Schlüsseldokumente der frühen Wirksamkeit Martin Luthers, éd. Irene Dingel et Henning P. Jürgens, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 2014, p. 62-69.
Eck, Joh[annes], Ains Juden büechlins verlegung : darin ain Christ, gantzer Christenhait zu schmach, will es geschehe den Juden vnrecht in bezichtigung der Christen kinder mordt… Hierin findst auch vil histori, was übels vnd bücherey die Juden in allem teütschen land, vnd ändern künigreichen gestift haben, Ingolstadt, Weissenhorn, 1541 (version numérisée, Bayrische Staatsbibliothek [consultée le 15/11/2020] : https://reader.digitale-sammlungen.de/de/fs3/object/display/bsb10859578_00053.html).
Fraenkel-Goldschmidt, Chava, The Historical Writings of Joseph of Rosheim. Leader of Jewry in Early Modern Germany, Leiden – Boston, Brill, coll. « Studies in European Judaism » 12, 2006.
Kammerling, Joy, « Andreas Osiander, the Jews, and Judaism », Jews, Judaism, and the Reformation in Sixteenth-Century Germany, éd. Dean Phillip Bell, Stephen G. Burnett, Leiden, Brill, coll. « Studies in Central European Histories » 37, 2006, p. 219–247.
Kaufmann, Thomas, Konfession und Kultur, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Spätmittelalter und Reformation. Neue Reihe » 29, 2006.
Kaufmann, Thomas, Luthers „Judenschriften“, Tübingen, Mohr Siebeck, 2013.
Luther, Martin, « Von den Juden und ihren Lügen », Werke. Kritische Gesamtausgabe (Weimarer Ausgabe), vol. 53, Weimar, Hermann Böhlaus Nachfolger, 1883, p. 417-552.
35Luther, Martin, « Daß Jesus Christus ein geborner Jude sei », Werke. Kritische Gesamtausgabe (Weimarer Ausgabe), vol. 11, Weimar, Hermann Böhlaus Nachfolger, 1900, p. 314-336.
Luther, Martin, « Von den letzten Worten Davids », Werke. Kritische Gesamtausgabe (Weimarer Ausgabe), vol. 54, Weimar, Hermann Böhlaus Nachfolger, 1928, p. 28-100.
Luther, Martin, Des Juifs et de leurs mensonges (1543). Édition critique. Traduit de l’allemand par Johannes Honigmann. Introduction et notes par Pierre Savy, Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliotèque d’Études Juives » 55, 2015.
Luther, Martin, Von den Juden und ihren Lügen. Neu bearbeitet und kommentiert von Matthias Morgenstern, Berlin, Berlin University Press, 2016.
Luther, Martin, Dass Jesus Christus ein geborener Jude sei und andere Judenschriften. Bearbeitet und kommentiert von Matthias Morgenstern, Berlin, Berlin University Press, 2019.
Morgenstern, Matthias, « Nachwort zu den „Judenschriften“ Martin Luthers », in Luther, 2019, p. 275-330.
Noblesse-Rocher, Annie – Morgenstern, Matthias, « Introduction », in Osiander, 2017, p. 7-36.
Oberman, Heiko, Wurzeln des Antisemitismus. Christenangst und Judenplage im Zeitalter im Zeitalter von Humanismus und Reformation, Berlin, Siedler, 1981.
Osiander, Andreas d. Ä. [der Ältere], Gesamtausgabe. Vol. 7 : Schriften und Briefe 1539-1543, éd. Gerhard Müller et Gottfried Seebass, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus Gerd Mohn, 1988.
Osiander, Andreas d. Ä. [der Ältere], Gesamtausgabe, vol. 8, Schriften und Briefe April 1543 bis Ende 1548, éd. Gerhard Müller et Gottfried Seebass, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus Gerd Mohn, 1990.
Osiander, Andreas, Est-il vrai et crédible que les Juifs tuent en secret les enfants chrétiens et utilisent leur sang ? Une réfutation des accusations de crime rituel. Traduction, introduction, notes et commentaire par Annie Noblesse-Rocher et Matthias Morgenstern, Genève, Labor et Fides, coll. « Histoire », 2017.
Osten-Sacken, Peter von der, Luther und die Juden. Neu untersucht anhand von Anton Margarithas „Der gantz Jüdisch glaub“(1530/31), Stuttgart, Kohlhammer, 2002.
Pak, Sujin, Judaizing Calvin. Sixteenth-Century Debates over the Messianic Psalms, Oxford, Oxford University Press, coll. « Oxford Studies in Historical Theology », 2010.
Schneider-Ludorff, Gury, « Die Reformatoren und die Juden. Die aktuelle Debatte um Luthers Judenschriften und ihre Impulse für den jüdisch-christlichen Dialog », Notwendige Begegnungen. Judentum 36und Christentum von der Antike bis zur Gegenwart. Beiträge aus Wissenschaft, Synagoge und Kirche, éd. Michael Tilly, Lothar Triebel, Darmstadt, Verlag der Hessischen Kirchengeschichtlichen Vereinigung, 2016, p. 92-98.
Schubert, Anselm, « Fremde Sünde. Zur Theologie von Luthers späten Judenschriften », Martin Luther. Biographie und Theologie, éd. Dietrich Korsch, Volker Leppin, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Spätmittelalter, Humanismus, Reformation » 53, 2010, p. 243-263.
Schubert, Anselm, « Andreas Osiander als Kabbalist », Archiv für Reformationsgeschichte 105, 2014, p. 30-54.
Zimmermann, Gunter, [Introduction et commentaire d’une lettre de Melanchthon à Osiander du 3 avril 1545], in Osiander, 1990, p. 356-357.
Zivier, Ezechiel, « Jüdische Bekehrungsversuche im 16. Jahrhundert », Beiträge zur Geschichte der deutschen Juden, Festschrift zum 70. Geburtstag Martin Philippsons, éd. Vorstand der Gesellschaft zur Förderung der Wissenschaft des Judentums, Leipzig, Gustav Fock GmbH, 1916, p. 96-113.
1 Voir la traduction française de ce traité (avec introduction historique et commentaire), réalisée avec Annie Noblesse-Rocher dans le cadre de mes travaux de la chaire Gutenberg à Strasbourg à l’occasion de l’année anniversaire de la Réforme en 2017 : Osiander, 2017.
2 Voir Schubert, 2014, p. 31 ; Kammerling, 2006.
3 Schubert, 2014, p. 31.
4 Cf. Fraenkel-Goldschmidt, 2006, p. 31-32.
5 Voir Osten-Sacken, 2002.
6 Oberman, 1981, p. 44 ; Kaufmann, 2006, p. 121, note 22. Si cela est vrai, les écrits anti-juifs de Luther pourraient être, en partie, une réponse polémique à Osiander. Dans l’autre cas, plus probable, le texte d’Osiander serait probablement une réponse aux écrits anti-juifs de Luther.
7 Cf. Morgenstern, 2019, p. 311-317.
8 Cf. Zivier, 1916.
9 WA 54, 56, 25-35 (= Luther, 2019 [1543], p. 165 sq.)
10 WA 53, 461, 20s. (= Luther, 2016 [1543], p. 81, = traduction française de Honigmann, Luther, 2015, p. 95).
11 WA 11, 316, 3 (= Luther, 2019 [1523], p. 8).
12 Voir Noblesse-Rocher – Morgenstern, 2017, p. 19-20.
13 Voir Kaufmann, 2013, p. 172-174 et p. 178-179 (sur « Calvin judaïsé ») ; Pak, 2010 ; Burnett, 2012, p. 118 sq. Sur l’amalgame entre Juifs et hérétiques chez Luther voir Bultmann, 2016, p. 146-148 et p. 153.
14 Kaufmann, 2013, p. 161-163 ; sur les accusations de Jean Eck envers Luther et ses partisans, cf. Noblesse-Rocher – Morgenstern, 2017, p. 35. Sur l’accusation mutuelle d’être « judaïsant », cf. Schneider-Ludorff, 2016, p. 92-95.
15 Zimmermann, 1990, p. 356 ; Schubert, 2014, p. 32.
16 Nous citons cette lettre d’après la copie de Schubert, 2014, p. 53 : « S.D. Tui collegae in scripto ad phillipu[m], nolebam aliquid tibi superiorib. meis literis significare, sed properanter scribenti excidit. Tota res a nob. ita suppssa est, ne ad nostru[m] permanarit, etsi Ebraicae illae literae duriores erant. nec satis illo autore dignae ? philippo et per hunc etiam se Luthero purgatum voluit verbis moliens ea quae ad Iudaeu[m] Φορτικωτερόν erant scripta – Ait a Luthero non intellectum fuisse quid apud eruditos Iudaeos sit schem hamphoras sed umbra[m] nescio cuius rei impugnata[m]. iam olim omnib. dictis derisor. Vt at est, tamen Lutherus satis gravios autores et testes habet apud vulgus Iudaicum ista recepta fuisse. quare merito ea deliramenta exagitavit. sed hac de re, quia aliquid scribi voluisti. […] »
17 Schubert, 2014, p. 33.
18 Zimmermann, 1990, p. 356-357.
19 Kammerling, 2006, 224. Sur cette accusation voir 1 Th 2, 15 : « Ce sont ces Juifs qui ont fait mourir le Seigneur Jésus et les prophètes, qui nous ont persécutés, qui ne plaisent point à Dieu, et qui sont ennemis de tous les hommes. »
20 Le motif selon lequel Dieu imposa des châtiments aux Juifs (notamment leur expulsion de leur pays et leur exil) à cause de leurs péchés se trouve déjà dans la Bible et dans le Talmud de Babylone ; voir traité Yoma 9b : « Le deuxième Temple, pourquoi a-t-il été détruit, alors qu’on s’adonnait [à cette époque] à l’étude de la Torah, au respect des commandements religieux et à l’action charitable ? C’est parce qu’il y régnait la “haine gratuite” ». Osiander reprend ici l’opinion commune au xvie siècle interprétant la dispersion des Juifs hors de la terre d’Israël comme une des manifestations de la colère divine.
21 Osiander, 2017 [avant 1540], p. 54.
22 Osiander, 2017 [avant 1540], p. 67 sq.
23 Sur ce motif, voir Schubert, 2010.
24 WA 53, 535, 31s. (= Luther, 2016 [1543], p. 219, = traduction française de Honigmann, Luther, 2015, p. 180). Il s’agit ici d’une citation approximative du Décret de Gratien, 2 pars, cap. 2, q. 1, c. 10 (« quia facientem et consentientem par pena constringit »).
25 Osiander, 2017 [avant 1540], p. 42 sq.
26 Ibid., p. 43.
27 Ibid., p. 42.
28 WA 53, 420, 27-29 ; 539, 7 (= Luther, 2016 [1543], p. 9 et p. 225, = traduction française de Honigmann, Luther, 2015, p. 50 et p. 183).
29 Osiander, 2017 [avant 1540], p. 76.
30 WA 53, 418, 22 sq. (= Luther, 2016 [1543], p. 5, = traduction française de Honigmann, Luther, 2015, p. 47).
31 Dans le texte allemand (« das etwo nicht ein volck war » ; cf. Osiander, 1988 [avant 1540], p. 236, 29) l’allusion à Osée 1,9 est évidente. Voir aussi Deutéronome 32, 21.
32 Osiander, 2017 [avant 1540], p. 69.
33 Romains 10, 2-3.
34 Romains 3, 27-28.
35 Romains 2, 12-13.
36 Osiander, 2017 [avant 1540], p. 49 sq.
37 Jean Eck, dans sa réfutation, à ce propos, se montre un adversaire farouche de la théologie luthérienne autant que des Juifs : « Le veau d’or a rendu aveugle le jeune luthérien [Osiander] au point qu’il ne voit pas et ne comprend pas, pire qu’il a perdu tout sens commun. Sinon comment pourrait-il être assez insensé pour ne pas mesurer les conséquences dérisoires et sans fondement de son raisonnement : les Juifs croient dans la vie éternelle, c’est pourquoi ils ne tuent pas des enfants. Prends tous les Juifs de la Bible qui ont péché. Ils ont tous cru en la vie éternelle. Prends le saint David qui possédait une foi immuable. […] Peut-on en conclure qu’il n’a pas commis l’adultère ? » (Eck, 1541, p. 50.)
- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-11502-1
- EAN : 9782406115021
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11502-1.p.0023
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/03/2021
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Andreas Osiander, Martin Luther, antijudaïsme, accusation de meurtre rituel, Élie Lévita, Philippe Melanchthon, Jean Eck, Veit Dietrich, Anselm Schubert, Joy Kammerling