Phenomenology, Hermeneutics of Religious Language, Ethics Paul Ricœur and the RHPR
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
2020 – 2, 100e année, n° 2. varia - Author: Vincent (Gilbert)
- Pages: 223 to 242
- Journal: Journal of Religious History and Philosophy
Phénoménologie, herméneutique
du langage religieux, éthique
Paul Ricœur et la RHPR
Gilbert Vincent
Université de Strasbourg – Faculté de Théologie protestante (EA 4378)
Nature du corpus
La RHPR a publié, de Paul Ricœur, cinq articles différents quant à l’amplitude, mais de nature consonante, soit un total de plus de quatre-vingt-dix pages. Une trentaine d’années séparant la première de la dernière de ces études, le lecteur est à même de pouvoir observer continuités et déplacements dans les intérêts théoriques du philosophe : ceux-ci sont sensibles, en ce qui concerne les moyens méthodologiques qu’il met en œuvre, et celles-là sont manifestes, toutes les fois qu’il prend soin de préciser les modalités de rencontre qu’il juge les plus appropriées, à l’enseigne de l’herméneutique générale, entre traditions religieuses et « traditions philosophiques ». Le choix de cette dernière expression peut sembler étrange, tant il paraît acquis que la philosophie est du côté de la raison, et que, devant elle, telle l’instance chargée d’évaluer leur acceptabilité sémantique et référentielle, les « objets » – discours et pratiques religieux – sont appelés à comparaître. Étrange, cette expression rend pourtant bien compte de l’intention de l’herméneute de ne pas ratifier sans plus d’examen l’emprise de préjugés anciens et tenaces quant au statut des protagonistes, la philosophie dans le rôle de champion de l’autonomie, la religion dans celui de défenseur d’une hétéronomie suspecte.
224La première des études de notre corpus, intitulée « Culpabilité tragique et culpabilité biblique », date de 1953. Son auteur est alors, et depuis 1948, professeur de philosophie à l’université de Strasbourg. Il succédait à Jean Hyppolite dans la chaire d’histoire de la philosophie. L’université de Strasbourg – legs d’une histoire complexe – est alors la seule université française à compter deux facultés de théologie, l’une protestante, l’autre catholique. Que le philosophe ait confié à la RHPR plusieurs de ses articles n’est pas seulement l’indice d’un bon voisinage institutionnel entre facultés. Le philosophe avait en effet des raisons personnelles, et même amicales, pour le faire ; une longue amitié le liait à Roger Mehl1, forgée dans le cadre des mouvements étudiants protestants – où l’influence de Karl Barth était grande – ainsi que dans celui du mouvement du christianisme social, où Ricœur devait rencontrer également Étienne Trocmé, tenant, en exégèse, des méthodes historico-critiques. La fidélité du philosophe à ses anciens engagements institutionnels, amicaux et militants, a trouvé à s’exprimer lors de la commémoration du 450e anniversaire de la création de la Faculté de Théologie Protestante, lorsqu’il a choisi de faire paraître dans la RHPR la cinquième des études de notre corpus : « Entre philosophie et théologie : la Règle d’Or en question », publiée en 1989.
Passions et faute,
butée d’une anthropologie phénoménologique
Pour prendre brièvement la mesure de l’apport spécifique de notre corpus2, il convient de procéder à sa mise en perspec225tive ; d’une part, en rappelant les motifs initiaux de la démarche ricœurienne et certains des problèmes de méthode auxquels, de l’avis même de son auteur, elle se heurtait ; d’autre part, en situant cette démarche par rapport aux œuvres assurément les plus marquantes, celles de Kant et de Hegel, en matière de « philosophie de la religion ».
Très tôt, Ricœur affirme son intention de travailler à une anthropologie philosophique. Sa Philosophie de la volonté en est le premier fleuron. Dans le premier des trois tomes consacrés à cette topique, Le volontaire et l’involontaire, l’auteur reconnaît la difficulté à laquelle on se heurte quand on entreprend de concilier les deux manières suivantes de comprendre ou de concevoir le corps : d’une part, en tant que corps-objet ; de l’autre, en tant que corps-propre ; autrement dit, en tant que corps « naturel » dûment objectivé, d’un côté, en tant qu’incarnation d’une liberté, de l’autre. Bien que désireux de placer son investigation sous le double patronage de Husserl et de Gabriel Marcel, le philosophe ne tente nullement de dissimuler que, en particulier dans l’étude des rapports du volontaire et de l’involontaire, une analyse phénoménologique de la volonté, guidée par les concepts d’intention, de motivation et de projet, doit s’infléchir pour pouvoir prendre en considération, non seulement le phénomène passionnel – avec le risque d’aliénation auquel le sujet se trouve alors exposé –, mais encore ces formes plus radicales d’involontaire que sont l’habitude, le caractère et le corps, né et devant mourir. Mais sont-ce bien là toutes les formes d’involontaire ? N’y aurait-il pas pire, pour les sujets que nous nous flattons d’être, que ces dernières formes de chosification, ces différents degrés de naturalisation de l’être que nous pensons être ? Bref, aussi humiliant et douloureux soit-il de reconnaître qu’« il n’y a pas de système de la nature et de la liberté3 », n’est-il pas plus douloureux encore, et plus mortifiant, d’avoir à admettre qu’il existe d’autres limites à la liberté humaine que celles que nous venons de nommer ?
226De quoi s’agit-il ? Certes, « la conscience est toujours à quelque degré un arrachement et un bond4 ». Mais si telle est la dignité de la conscience, tel également est ce qui fait qu’elle est prise dans une sorte de dramaturgie : la perte de la relation d’intimité avec le corps étant perte d’innocence, le corps apparaît au sujet comme une « puissance hostile » ; faute de confiance ontologique dans l’être, il cède d’ordinaire à la tentation de vouloir faire cercle avec lui-même.
Le fantasme d’autarcie serait si prégnant que le sujet ne veut ni même ne peut rien savoir de l’esclavage auquel les passions l’ont réduit : « l’esclavage du Rien5 ». Tout au plus se reconnaît-il intimement divisé ; or cette division a pour effet d’aggraver à ses yeux l’altérité de la Loi qui, de la passion, dénonce la démesure sans apporter de guérison. De la démesure sourd le malheur ; lequel, tout comme la faute, est inexplicable à partir des seules structures de l’expérience mises au jour par la description eidétique chère à la phénoménologie. Dès lors, que dire d’autre de la faute, sinon qu’elle est « l’absurde6 » ? Tout ce que l’on voudrait ajouter à cet énoncé ne doit-il pas tomber sous le même verdict d’absurdité ? Mais, objectera-t-on, pourquoi parler de faute, si toute l’existence en est affectée ? Les gnostiques n’avaient-ils pas raison, lorsqu’ils imputaient à un dieu méchant la création de la nature en et hors de l’homme ? Le salut ne consisterait-il pas, comme ils le pensaient, à se détacher à tout prix du corps et à accélérer la ruine de tout ce qui semble « naturel » ? Il parait clair qu’on cherche à innocenter les hommes, en imputant au démiurge l’origine du mal. Mais, interroge le philosophe, ne fait-on pas alors bon marché de l’expérience intime que les passions sont nôtres en quelque manière, et que la faute, la démesure, surgit dans leur sillage ? Contrairement à la conception gnostique, il semble donc que la faute surgisse à la façon d’un accident, qui affecte une nature déjà là mais ne se confond pas avec elle.
Que l’homme ne soit pas méchant par nature, ni parce qu’un dieu l’aurait condamné à l’être, cela se laisse imaginer. Plus exactement, cela a déjà été imaginé, en sorte que la question qui se pose à nous est de savoir quel crédit accorder aux récits à travers lesquels l’imagination d’une innocence première – et, symétriquement, d’un pardon ultime – nous est parvenue. La question mérite attention, toutefois, si l’on a quelque raison de penser que c’est 227en grande partie par l’entremise de tels récits que « le courage du possible7 » – courage de ne pas céder à l’impression d’un destin inexorable et au désespoir qui lui fait écho – a été communiqué à d’autres avant nous !
Dans les dernières pages de l’Introduction de son maître-ouvrage – qui a été sa thèse –, se dessine le vaste paysage d’une recherche qui déborde la seule enquête phénoménologique. Cette recherche nous invite à passer de l’anthropologie à l’éthique ; elle prend appui sur une « mythique de l’innocence » – et de sa perte – et laisse entrevoir une « poétique » de la liberté recouvrée. De cette « poétique », dont le philosophe préfère souvent dire qu’elle a l’espérance pour objet, il est question dans plusieurs études de notre corpus. Notons que, dans sa première occurrence, « poétique » est placé entre guillemets ; sans doute pour attirer l’attention, plus que sur sa valeur lexicale, largement reprise d’Aristote – qui prend soin de distinguer poétique et rhétorique –, sur sa puissance quasi ontogénétique, sur le « fait » que la « poétique » est, comme l’auteur l’écrit, source de valeurs, promesse de valeurs émergentes :
Au sens radical du mot, la poésie est l’art de conjurer le monde de la création […]. Cet ordre de la création ne peut nous apparaître concrètement que comme une mort et une résurrection. Il signifie pour nous la mort du Soi comme illusion de la position de soi par soi, et le don de l’être qui répare les lésions de la liberté8.
L’objection surgit pourtant bientôt : les notions de « mort » et « résurrection » ne sont-elles pas des mythèmes ? Si oui, la « poétique » envisagée ici n’est-elle pas parasitée par le mythe, disqualifiée par lui, s’il est vrai qu’il faut voir en lui, comme naguère, le produit d’une mentalité « primitive » ou d’un infantilisme persistant ? Sous l’évidence, Ricœur s’est attaché à déceler le préjugé et à dénoncer son caractère stérilisant, qui nous dissuade d’entrer dans le jeu de l’interprétation9. Dans le même temps, le philosophe prenait soin de retrouver, chez Kant en particulier, une légitimation de son propre intérêt philosophique pour le mythe, tenu pour le témoin d’une compréhension particulière de l’originel, à ne pas confondre avec l’originaire.
228L’herméneutique dans le champ
des philosophies de la religion
Avec la notation précédente s’ouvre le second volet de notre mise en perspective du présent corpus. Il s’agit de situer plusieurs des concepts herméneutiques chers à Ricœur par rapport à une « philosophie de la religion » partagée, depuis l’époque de la fin des Lumières et la montée du romantisme, entre une approche plus kantienne et une approche plus hégélienne des représentations religieuses10. L’herméneutique ricœurienne, quant à elle, se reconnaît plus proche de la première – dont elle cite volontiers cette formule programmatrice : « le symbole donne à penser » – que de la seconde, où les représentations imagées de la religion se voient assigner une fonction propédeutique d’élaboration du Concept, fonction provisoirement utile mais destinée – sinon condamnée – à s’effacer au fur et à mesure que, forte de ses Concepts, à travers le fameux processus d’« Aufhebung », la Raison manifeste son pouvoir de rendre compte de toute réalité, y compris historique et éthique. On retrouve certes, chez Ricœur, la distinction, familière à Kant et à Hegel, entre entendement et raison. Mais, chez l’herméneute, cette distinction accompagne, comme chez Kant, le souci constant de respecter les limites discursives hors desquelles les meilleures intentions spéculatives s’égarent.
La compréhension du concept de totalité, à cet égard, est révélatrice de la différence de fond qui sépare une philosophie « critique », ou « transcendantale » – attachée à l’étude des conditions de possibilité d’un phénomène et de sa connaissance –, et une philosophie qui s’attribue le pouvoir de livrer le sens du tout de la réalité et de l’ensemble des discours visant chacun l’une ou l’autre de ses parties. Dans la perspective de Kant – et de l’herméneutique –, la visée de totalisation est légitime puisqu’elle encourage tout effort pour articuler des significations locales, souvent trop locales pour ne pas être menacées d’insignifiance. Mais prétendre totaliser effectivement, faire de la philosophie le laboratoire de cette 229totalisation, voilà qui, selon Kant, relève de l’illusion : illusion au second degré, en ce cas ; illusion d’un dépassement réussi, grâce au Concept, dans le Concept même, entre imaginer et connaître. C’est précisément cette différence que Kant entend assumer, et Ricœur après lui, lorsque, soulignant la valeur de l’Idée régulatrice – celle de totalité en est une –, il nous dissuade, en la nommant ainsi, de la confondre avec une idée « déterminante », c’est-à-dire avec un Concept de type hégélien.
La question du mal est une pierre de touche de la différence entre les philosophies de la religion de Kant et de Hegel. À défaut de pouvoir nous engager ici dans une comparaison serrée, disons que, lorsqu’il aborde cette question – dont, on vient de le rappeler, il soulignait qu’elle soulève des problèmes de méthode redoutables pour la phénoménologie –, Ricœur exprime sa préférence pour la manière kantienne de l’aborder : à partir de la prise en considération du récit biblique, soit un récit dont la forme générique implique que mal et faute surgissent à la façon d’accidents, mais qui, en tant que biblique, du fait de sa composition sémantique, dissuade de croire que les « explications » mises au premier plan par le narrateur épuisent l’ensemble des « motifs » qui s’offrent dans l’interprétation. Sans doute, chez Hegel, le mal est-il également reconnu comme relevant de l’accident ; mais l’accident, chez ce dernier, est une figure ou un moment ; c’est, selon le lexique hégélien, la manifestation d’une nécessité « logique ». Puisque, chez les deux philosophes, le mal n’est pas de nature, le dualisme ontologique est écarté, de même qu’une vision « tragique » de la condition humaine telle celle qu’examine, pour la justifier en partie et surtout pour la limiter, la première étude de notre corpus : « Culpabilité tragique et culpabilité biblique11 ».
Malgré le point d’accord signalé à l’instant, force est d’admettre que la philosophie hégélienne diffère grandement de celle, plus éthique, de Kant car, en particulier dans sa philosophie de l’histoire, elle affiche l’ambition de conjurer le scandale du mal en l’inscrivant 230dans un système téléologique qui n’est pas sans évoquer la thématique théologique classique de la « felix culpa ». En vue de cette résorption, le mal moral devrait être conçu comme une forme de négativité, et celle-ci comme le tremplin – seule une vue trop myope y verrait un obstacle – d’une nouvelle avancée de l’Esprit dans le monde. Ainsi le mal, ou plutôt le négatif dans le monde, devrait-il apparaître comme un défi que « l’Esprit du monde » se lance à lui-même pour vérifier son pouvoir de faire de toute altérité, de toute résistance, une simple scansion dans son avancée vers la manifestation du Tout, avancée entièrement régie par une dialectique dont on ne saurait dire si elle est transcendante ou immanente au processus historique.
Les apories de l’analyse existentielle
de la religion chez Jaspers
Transcendance ou immanence de Dieu ou du divin ? Telle est aussi l’une des questions que Ricœur adresse à Jaspers dans la seconde étude de notre corpus, la plus longue : « Philosophie et religion chez Karl Jaspers » (1957). On le verra, la question du tragique s’y trouve également, ainsi que celle de savoir si la religion est productrice d’hétéronomie, sans reste, ou si la raison, qui paraît s’opposer à elle, n’est pas elle-même ramenée à plus de modestie par l’expérience de certaines « situations-limites » – lesquelles ne sont pas sans évoquer les formes d’involontaire analysées par l’herméneute. Il semble que, bien plus qu’un exercice d’érudition, cette étude soit pour Ricœur l’occasion de démêler les motifs kantiens et les motifs hégéliens d’une philosophie de la religion qui, telle que l’expose Jaspers, paraît souvent les mêler. Plus encore, il semble qu’elle soit pour l’herméneute l’occasion de mettre l’accent sur ce qui différencie une approche herméneutique de la religion d’une approche existentielle qui, chez Jaspers en tout cas, consiste pour une grande part à dénoncer les contraintes institutionnelles religieuses auxquelles la conscience se heurte.
Dans son étude, Ricœur relève en effet l’insistance avec laquelle Jaspers met en cause la prétention de l’Église à incarner la transcendance, obturant ainsi l’accès de chacun à une expérience authentique, 231personnelle. Or avec l’Église, c’est la dogmatique et, avec elle, toute la théologie que Jaspers incrimine : le cœur du Credo, l’incarnation, est à ses yeux le produit d’une quête de garantie incompatible avec l’existence authentique, celle de « l’existant singulier, unique dans son ‘jaillissement original’, dont ‘le choix, la responsabilité sans garantie ni sécurité étrangère, porte seul le sceau de l’authenticité12’ ». La mystique serait-elle une manière efficace de desserrer l’étau de la dogmatique, de retrouver une liberté confisquée par l’institution ? Jaspers en doute car, dans l’expérience mystique comme dans la participation au culte institué, on aurait affaire, selon lui, à une fuite loin du « monde des hommes ». Dans cette veine, Jaspers écrit, et Ricœur le cite :
« Toute relation à Dieu qui ne se réalise pas en même temps comme communication existentielle […] n’est pas seulement précaire en elle-même ; c’est en même temps une trahison de l’existence13. »
Dans la perspective d’une communication « authentique », l’idée de révélation ne saurait elle non plus trouver grâce car, ou bien la révélation a eu lieu, et le culte ne serait plus que le moment de sa répétition collective, ou bien, révélation privée, en quelque sorte, elle est ce que le croyant attend de sa prière : dans les deux cas, l’idée de révélation irait, hélas !, de pair avec celles de certitude – quant au salut – et d’exclusion – quant au statut des « infidèles ». Pire, elle contribuerait à effacer le sens de la transcendance : un Dieu qui se révèle devient un Dieu trop familier, trop peu transcendant.
La critique de la familiarité et de l’immédiateté caractéristiques de l’expérience croyante impliquerait-elle que Dieu soit et reste radicalement étranger ? En ce cas, « transcendance » deviendrait un vocable superflu, privé de toute consistance sémantique, et le philosophe ne saurait en user pour protester, ainsi que l’on a cru qu’il le faisait, contre certaines représentations du divin : toutes les représentations religieuses devraient être jugées pareillement attentatoires à la transcendance ! Pourtant, le philosophe prétend dire quelque chose de sensé, à propos de cette dernière. S’il peut nourrir cette prétention, c’est que, Jaspers le reconnaît, il croit, d’une « foi philosophique », que « toute réalité [est] “comme un 232manuscrit chiffré de la Transcendance14” ». Le souci de l’existence ne se confondrait donc pas avec quelque variété de subjectivisme sceptique que ce soit. Partant, il n’y aurait rien d’abusif à accorder un certain type d’objectivité à l’expérience religieuse. Ricœur estime pouvoir préciser :
L’existence n’est-elle-même que le lieu d’où on lit le manuscrit [qu’est l’existence même, en tant que partie de la réalité, ajouterons-nous], d’où on déchiffre ce langage brouillé que Jaspers appelle les chiffres15.
Dans la troisième partie de la même étude, intitulée « Appropriation de la religion par la philosophie », l’auteur met l’accent sur des thèmes jaspersiens qui lui sont également chers. La lecture en est un. Toutefois, alors que, chez Jaspers, ce terme reçoit un sens par trop étendu, l’herméneute n’aura de cesse, tout au long de ses recherches, d’analyser les multiples opérations correspondant à ce terme, des plus méthodologiques aux plus éthiques. Le « mythe » est un autre thème commun, que Jaspers et Ricœur valorisent d’autant plus qu’ils l’opposent à « dogme », dans lequel ils voient surtout une version réductrice du premier. La « tradition » se trouve également valorisée chez eux, en tant que « nourriture de la liberté16 » : une façon de suggérer que l’opposition « traditionnelle » entre hétéronomie et autonomie n’est pas intraitable, même si l’on adopte le point de vue jaspersien de l’authenticité.
La critique reste néanmoins sensible, même si la présentation faite de l’œuvre de Jaspers, comme de toute autre d’ailleurs, reste toujours respectueuse, si son auteur est soucieux de la qualité dialogique de l’argumentation. Sous la plume de Jaspers, interroge Ricœur, « mythe » ne se verrait-il pas doté d’une extension excessive, tout comme « lecture » d’ailleurs ? Il s’étonne :
C’est la réalité profane tout entière qui est devenue mythique, [… tandis que] l’art tend, chez K. Jaspers, à devenir un équivalent esthétique de la révélation17.
Mais l’herméneute, pour qui la « charité » est une idée régulatrice de la lecture, le concède volontiers : l’importance reconnue à Van Gogh ne saurait faire oublier que, parmi les « chiffres » les 233meilleurs, Jaspers compte « les pensées des grandes métaphysiques », « chiffres spéculatifs » portés par une double intentionnalité : de connaissance – par englobement, ou totalisation –, et de questionnement critique – quant à la prétention à connaître pleinement l’être.
Le dernier thème commun à nos deux philosophes, la faute, est abordé dans la quatrième partie de l’étude : « Remarques critiques ». Plus exactement, c’est à marquer les différences de perspective que l’herméneute s’emploie ici, désireux qu’il est de montrer que ces différences se reflètent dans des manières différentes de traiter la religion. Jaspers, observe Ricœur, inclut la faute parmi les « situations-limites », à côté de la mort, de la souffrance et de la lutte18. Aussi s’interroge-t-il : en faisant de la faute un trait constitutif de l’existence, ne confond-on pas finitude et culpabilité, ces deux notions qui figurent dans le titre de la seconde partie de la Philosophie de la volonté ? S’ensuit ce propos décisif, et même incisif : cette confusion « me paraît être une des plus redoutables confusions de la philosophie existentielle contemporaine19 ». Du fait d’une telle confusion, la faute ne désigne plus l’usage mauvais que chacun fait de sa liberté, mais le fait même de celle-ci, qui devient, pire qu’un fardeau, une fatalité, cependant que la faute, elle, devient impardonnable à jamais. C’est dire que la vision de l’existence proposée par Jaspers est une vision tragique, vouée au tragique. Du coup, quel sens reconnaître encore à la Transcendance et à l’existence, si leur point de tangence manifeste – l’échec de l’exister – équivaut à un point de disjonction radicale ? La signification éthique de l’échec étant comme engloutie par sa signification ontologique, la différence entre apparaître et disparaître s’efface ; comme c’est le cas, ajouterons-nous, chez Hegel, avec son concept de manifestation, ou chez Heidegger, avec le concept d’« être-pour-la-mort », dont Ricœur n’aura de cesse d’interroger la validité éthique. Ce que Jaspers écrit à propos de « la passion de la nuit » confirme, de l’avis de l’herméneute, le bien-fondé de son inquiétude face au sort réservé à la dimension éthique de l’existence. Si « la nuit est la poussée de l’existence vers sa propre perte », comment ne pas conclure alors – triste « chiffre » de la transcendance, cette tristesse n’étant pas compensée par ce que Jaspers a pu écrire sur 234le don, que Ricœur juge « admirable20 » ! – que « ce qui devient doit être ruiné21 » ?
Le diagnostic posé sur la philosophie de la religion de Jaspers semble d’une grande sévérité ; en particulier lorsque Ricœur écrit que « la “vanité” est au cœur de la philosophie de Jaspers comme en toute philosophie qui accentue passionnément la subjectivité22 ». On l’aura toutefois perçu : le terme « vanité » est placé entre guillemets. On peut estimer que ces derniers signalent que le mot est un condensé de citation ; en l’occurrence, un emprunt au langage biblique. Ainsi aurait-on affaire à l’effet en retour de la chose jugée – la mythique chrétienne, ou du moins une partie de celle-ci – sur l’instance jugeante, la philosophie de Jaspers, ou sur l’entité au nom de laquelle on croit pouvoir juger, à savoir une subjectivité tellement éprise d’autonomie qu’elle ne parvient plus à s‘oublier. À propos de cette subjectivité, le philosophe écrit encore :
Peut-être, au fond, toute l’Existenzerhellung demeure-t-elle grevée par la « vanité » d’une liberté qui aime plus son pouvoir de choisir et sa propre gloire que l’être même […] ; à certains moments, l’impuissance à admirer, à communiquer, atteste que notre liberté peut nous être à nous-même indisponible23.
Tel pourtant n’est pas le dernier mot de cette longue et passionnante étude. Mue par un souci d’équité qui ne fait jamais défaut, la lecture ricœurienne ne se borne pas à faire la critique de la philosophie de Jaspers et de son apologie des « grands systèmes philosophiques », conçus comme des « chiffres » de la transcendance ; elle nous invite à procéder, de manière complémentaire, à une critique de la religion nourrie par plusieurs des considérations mises en avant par Jaspers ; une critique qui, rendue justement méfiante à l’égard des prétentions de la religion, serait rendue capable de faire 235droit à l’intentionnalité, aux « flèches de sens », qui traversent cette dernière, ou du moins les formes langagières à travers lesquelles elle s’exprime. Un concept, dans ce contexte, permet à Ricœur d’écarter les prétentions autoritaristes abusives et d’accueillir des significations d’un ordre différent : témoignage, un terme dont l’usage biblique nous autorise à le tenir pour l’interprétant – notion reprise de la pragmatique de Peirce – du terme par trop équivoque de révélation ; un terme qui devrait, tout à la fois, retenir la théologie d’oublier sa fonction de critique de la prédication – définition barthienne s’il en est ! – et la dissuader de faire trop d’emprunts à la conceptualité philosophique en s’imaginant gagner ainsi en pouvoir démonstratif. Or « le témoin ne contraint personne24 ».
Pluralité interne au corpus biblique, intertextualité et témoignage
Les troisième et quatrième études de notre corpus reviennent sur les implications langagières de la notion de témoignage, ainsi que sur les perspectives méthodologiques qui s’offrent en matière de lecture des textes bibliques, chacun ressaisi dans ses caractéristiques génériques, tous contribuant à configurer un champ d’intertextualité propice à la découverte de « propositions d’existence » plus ou moins inédites. Faut-il le préciser ? Lire n’est pas répéter. La lecture, telle que l’herméneutique de Ricœur la conçoit et la pratique, est indissociablement fidélité au sens et exercice d’imagination de possibles enfouis dans le texte comme dans l’expérience commune ; des possibles qui ont trait à des manières alternatives de vivre et d’habiter le monde, et d’abord en le partageant.
Ces études, de même que toutes celles apparentées publiées ailleurs, très nombreuses, ainsi que tous les ouvrages auxquels elles font cortège, sont nées ou se sont développées dans le sillage, entre autres, des travaux pionniers d’Austin et de Benveniste, en matière de linguistique de l’énonciation et de pragmatique, de Bakhtine, en matière de dialogisme discursif, concomitamment avec le développement des recherches de sémantique structurale, nombreuses à avoir adopté la textualité biblique – mythes et récits avant tout 236– comme terrain d’étude privilégié, sans être pour autant nullement exclusif. La plupart des œuvres théoriques pertinentes, Ricœur les a lues avec la plus grande rigueur, n’hésitant pas à entrer avec leurs auteurs dans des confrontations serrées, celle avec Lévi-Strauss, à propos du mythe justement, étant restée l’une des plus célèbres. Mais cette exploration théorique en terre linguistique ne doit pas faire oublier les deux leitmotivs suivants, le premier relevant de l’herméneutique la plus ancienne, le second d’une herméneutique héritière de certaines des valeurs du romantisme. Ricœur, qui s’est autant intéressé à la distinction aristotélicienne entre poétique et rhétorique qu’à celle, décisive en éthique, entre rationnel et raisonnable, a tenu, maintes fois, à citer cet énoncé aristotélicien, devenu une sorte d’adage : « l’être se dit de plusieurs manières ». Ainsi de l’être, ainsi de la vérité et de tous les transcendantaux. Or assumer cet énoncé revient à s’obliger à la plus grande attention face à la diversité des manières de dire, en danger d’être écrasées, sinon de disparaître, du fait de la prédominance du registre descriptif, fort d’un appui massif plus récent : le discours démonstratif de type scientifique. Le second leitmotiv, nettement présent chez Gadamer, a trait au rappel « romantique » de la valeur des traditions, à laquelle la critique des préjugés menée par les Lumières ne rend guère justice, s’il est vrai que pré-juger n’est pas succomber au préjugé, et que pour penser il faut imaginer, donc consentir à s’appuyer sur les différentes ressources imaginatives disponibles. Parmi elles, celles qui s’offrent presque d’emblée au lecteur, ou celles qui se découvrent au gré de lectures hardies, dont le pouvoir exploratoire, l’herméneute en est persuadé, gagne parfois à s’appuyer sur des méthodes nouvelles, gagées sur les théories linguistiques contemporaines. Si le poids des préjugés et des idéologies, qu’il ne s’agit pas de minimiser, justifie le soupçon, rien à ses yeux ne justifie qu’on en reste là, à moins que l’on se résigne à se priver de quantités de ressources imaginatives et critiques.
L’étude intitulée « La philosophie et la spécificité du langage religieux » reprend plusieurs des questions abordées au cours de l’étude consacrée à Jaspers. Mais elle le fait à la lumière de la théorie de la métaphore25, métaphore dite « vive » dès lors qu’un lecteur accepte de relever le défi sémantique correspondant à l’incongruité prédicative véhiculée par cette « figure ». Face au langage religieux, écrit l’herméneute,
237la philosophie est confrontée à un discours qui a la prétention, non seulement d’être signifiant, mais de pouvoir être rempli26 de telle façon que, par là, soient dévoilées de nouvelles dimensions de la réalité et de la vérité27.
Le philosophe prend soin, ici comme ailleurs, de préparer le terrain de rencontre. En l’occurrence, le plus approprié, à ses yeux, n’est pas celui où la philosophie ferait face à la théologie, discours spéculatif construit sur la base de propositions obtenues par extraction et généralisation de contenus supposés valables indépendamment des propriétés littéraires de leur contexte proche. Le terrain qu’il préconise, c’est celui où le philosophe rencontre les énoncés bibliques eux-mêmes, pris dans leur état quasi sauvage, état dans lequel l’opacité le dispute à l’apparence de clarté ; des énoncés trop imagés et trop liés à la ferveur des « communautés de foi » pour que la quête d’universalité qui meut l’interrogation philosophique ne paraisse pas fortement, sinon définitivement, déçue. Or une première façon de dépasser le sentiment d’étrangeté, face à de tels énoncés, est – l’herméneute y insiste – de les reconnaître chacun comme relevant, formellement, d’un genre discursif spécifique : hymne, chronique, mythe, confession de foi, parabole, prophétie, etc. Il le précise, un genre n’est pas un simple outil de classification ; il se définit par des règles constitutives qui sont aussi des règles génératives pour des textes qui, en prenant valeur d’œuvre, sont susceptibles, à ce titre, d’ouvrir, à partir de significations contextuellement déterminées, un large espace de signifiance ; encore cet espace ne s’ouvre-t-il qu’à condition qu’on l’interprète, ce qui implique que l’on ne confonde pas fidélité et obligation de répéter ce qui a toujours été déjà lu.
Enjeux éthique de la pratique herméneutique
de la lecture : le don
L’herméneute ne cherche pas à esquiver l’objection suivante : souligner la pluralité des genres littéraires bibliques, n’est-ce pas 238introduire une hétérogénéité fatale aux idées de témoignage et de convergence des témoignages ? Ce serait le cas, estime-t-il, si la notion d’hétérogénéité venait à étouffer celle, plus acceptable car plus réaliste, de pluralité, qui a trouvé chez Hannah Arendt des applications politiques que Ricœur était loin d’ignorer. Cette pluralité est quasi orchestrale ; par elle, chaque genre, chaque perspective générique, reçoit un relief spécifique, ce qui empêche qu’un genre domine les autres ou prétende transcrire sans perte ce qu’ils disent, chacun dans son style propre, selon ses règles génériques. Il est vrai que l’idée de pluralité risque à son tour d’être mécomprise, rabattue sur la notion faible de juxtaposition. Pour éviter cette nouvelle forme de débâcle symbolique, Ricœur nous invite à concevoir la relation entre genres comme une relation dynamique, une relation de tension : la lecture ne doit pas chercher à résoudre cette tension en dégageant quelque noyau propositionnel commun, elle doit s’efforcer de la rendre productive en lisant chaque texte à la lumière d’autres, génériquement différents ; non seulement afin de découvrir en l’un la trace ou l’ombre portée des autres, mais encore, et surtout, en vue de déceler en les confrontant des suggestions de sens excédant la somme des significations qu’une lecture fondamentaliste, plus paresseuse que fidèle, s’attache à recenser et compiler.
Après von Rad, Ricœur met tout particulièrement l’accent sur la forme narrative de la confession de foi des anciens Hébreux, mais mentionne également la fragilité de cette forme, menacée, d’un côté, par un besoin d’expliquer spéculativement l’événement de la délivrance, objet de la confession, de l’autre, par l’inscription de cet événement dans une « chronique », qui, en fixant la mémoire, la fige. Contre cette double menace qui pèse sur le sens de l’événement confessé, Ricœur, après von Rad encore, rappelle le jeu de complémentarité existant entre narration et prophétie, la première de ces formes discursives fondant une assurance, l’autre ravivant l’espérance, mais au prix d’une désassurance, parfois imaginée, et peut-être fantasmée comme la conséquence d’une catastrophe politique, voire cosmique.
Le « jeu » auquel il a précédemment été fait allusion suppose, de la part du lecteur, une capacité de distanciation sans laquelle sa lecture, disons-le à notre façon, est près de virer au littéralisme. Mais – et l’on retrouverait ainsi quelque chose d’un reproche adressé à Jaspers dans une précédente étude –, trop de distanciation ne favorise-t-il pas un esthétisme suspect et, partant, l’oubli que dans toute œuvre littéraire on a affaire à une ou à plusieurs « propositions de 239monde », des mondes, écrit le philosophe, « où je pourrais habiter et dans lesquels je pourrais projeter mes possibles les plus propres28 » ? Ce type d’énoncé se retrouve d’innombrables fois sous la plume de Ricœur : il témoigne de l’intrication, chez lui, de l’herméneutique et de l’éthique, voire de la politique. Il faut le souligner, en effet : le « je » figurant dans l’énoncé cité à l’instant n’est pas assimilable à une monade, entité sans portes ni fenêtres – pour reprendre l’image leibnizienne – ; car si, dans les Psaumes en particulier, le langage biblique soutient, et même promeut un certain type de subjectivité face à Dieu, il ne laisse pas de rappeler combien ce « je » est solidaire d’un « nous » capable de confesser qu’il ne s’appartient pas.
Presque au terme de cette étude, l’herméneute revient sur l’un des vocables majeurs du métalangage théologique, « révélation », pour souligner qu’il alimente trop souvent de graves méprises, qu’il sert indûment à occulter la relation d’asymétrie corrigée qui s’établit entre le texte et sa lecture, celle-ci valant comme l’attestation du potentiel « poétique » de celui-là. Là-dessus, l’affirmation suivante, qui évoque une critique formulée par Jaspers contre le dogmatisme et la recherche de garantie, doit être rappelée, ne serait-ce qu’en raison de la grande probité qu’elle exprime : « Il faut aller jusqu’à dire qu’un texte est révélé dans la mesure où il est révélant d’un monde29 ».
Dans « La Bible et l’imagination », on trouve de multiples notations qui nuancent l’allure abrupte de ce dernier énoncé, mais sans remettre pour autant en cause la théorisation herméneutique qui justifie son contenu. Disons, par souci de concision, que l’herméneute prend soin, une fois de plus, de baliser l’espace sémantique au sein duquel la rencontre des expressions « Bible » et « imagination » peut être autre chose, mieux qu’une collision : d’une part, précise-t-il, il faut, pour que la rencontre ait un sens, que l’on ait renoncé à confondre la Bible et son autorité propre avec une entité « autoritaire » ; d’autre part, il faut accepter que l’imagination ne soit pas celle que Descartes appelait « la folle du logis », ni une activité dont la spontanéité exclurait toute régulation immanente et, pire, toute portée référentielle. Dans cette étude, il est à nouveau question de lecture et d’interprétation, mais l’auteur entend montrer comment la lecture et l’interprétation sont des activités dont on trouve plusieurs traces dans la Bible même, dans les rapports d’intertextualité qui 240font que la Bible n’est pas une simple collection de textes indépendants : fruit d’une écriture continuée, elle repose sur un travail continué de lecture.
Pour le montrer, le philosophe s’engage lui-même dans un travail de lecture qui repose sur la décision – dont il espère qu’elle sera justifiée après coup, par ce qu’elle aura permis de découvrir –, de mettre en relation d’intersignifiance la parabole du meurtre du fils du propriétaire de la vigne par les vignerons et celle du semeur. À défaut de pouvoir entrer dans l’examen de la pratique de lecture de l’herméneute, retenons l’une ou l’autre des réflexions qui ponctuent cette lecture. La première concerne le concept d’intertextualité : hétérodoxe, par rapport à la théorie structurale, ce concept désigne « ce qui dynamise le texte, fait bouger le sens, suscite des extensions et des transgressions, bref fait travailler le texte30 ». La seconde a trait au concept de « procès de métaphorisation », qui définit ce qui peut résulter de l’intertextualité et, plus précisément, ce que peut produire le travail d’interprétation quand l’interprète appréhende un texte à « son plus haut degré de composition ». Mais, et l’on retrouverait ici l’écho d’une linguistique de l’énonciation disposée à reconnaître que le couple signifiant/signifié s’ouvre, dans toute énonciation vive, sur des références formant un monde plus ou moins sensé, l’herméneute signale qu’à côté de l’entrecroisement des deux paraboles et du gain de signifiance qui en résulte pour chacune, il faut prendre acte d’un autre entrecroisement, cette fois entre ces deux paraboles et « le récit qui les englobe et qui raconte l’histoire de celui qui raconte les paraboles31 ».
Peut-on aller plus loin, plus loin que le recommande la prudence exégétique, celle par exemple d’un Jeremias, cité par Ricœur, lorsqu’il cherchait à savoir si les paraboles font partie des ipsissima verba de Jésus ? Énigmatique, la citation suivante pourrait en effet nous entraîner plus loin :
Le récit-parabole […] signifie le destin de celui qui raconte les paraboles et dont l’Évangile raconte la vie. L’échange se fait entre les personnages du récit enchâssé et la personne de celui qui le raconte32.
Est-ce aller trop loin, ou est-ce prendre acte que, tout comme la confession de foi vétérotestamentaire s’est coulée dans la forme 241d’une narration, la foi néotestamentaire peut être confessée, indépendamment du théologoumène de l’incarnation si vivement contesté par Jaspers, à travers ou au moyen de récits comme les paraboles ? Celles-ci sont des récits modestes, assurément ; mais, comme Ricœur l’a souvent souligné, cette discrétion générique n’a d’égale que l’extravagance des événements et des situations narrés. À l’image des paraboles, où il en est si souvent question, le don est une pratique extravagante, au regard d’une justice fondée, prétend-on, sur l’existence d’équivalences. Mais n’est-il pas tout aussi extravagant – « folie », selon l’apôtre – d’accorder assez de crédit, de « fiance », au don et aux récits témoignant de sa possibilité, pour tenter de mesurer sa propre vie personnelle, et même la vie institutionnelle, à l’aune de la mesure hors norme du don ? Telle est la question qui court à travers le dernier des textes de notre corpus : « Entre philosophie et théologie : la Règle d’Or en question », que suivra de près, quant au sens et quant au temps, l’étude intitulée « Amour et justice », dans laquelle le philosophe exprime sa conviction que la « logique de la surabondance » peut irriguer nos systèmes normatifs fondés sur le besoin d’équivalences. Rappelons le final de cette dernière étude :
L’incorporation tenace, pas à pas, d’un degré supplémentaire de compassion et de générosité dans tous nos codes – code pénal et code de justice sociale – constitue une tâche parfaitement raisonnable, bien que difficile et interminable33.
On s’en voudrait cependant de ne pas citer également, pour finir, le propos suivant, extrait de la dernière page de « Entre philosophie et théologie : la Règle d’Or en question » ; propos qui, de manière très synthétique, met l’accent sur le lien étroit entre éthique, religion et interprétation, sur la tension qui les traverse et la dynamique qui en résulte :
[…] le nouveau commandement [aimer ses ennemis] ne saurait éliminer la Règle d’Or, ni se substituer à elle. Ce qu’on appelle « éthique chrétienne » ou, comme je préfère dire, l’éthique commune dans une perspective religieuse, consiste, selon moi, dans la tension entre l’amour unilatéral et la justice bilatérale et dans l’interprétation de l’une dans les termes de l’autre. Ce travail de réinterprétation mutuelle ne laisse pas la pensée en repos. On n’en a jamais fini avec des réinterprétations. Mais c’est aussi un travail pratique, si j’ose dire34.
242Bibliographie
Ricœur, Paul, Philosophie de la volonté. T. 1 : Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier, 1949.
Ricœur, Paul, « Culpabilité tragique et culpabilité biblique », RHPR 33, 1953/4, p. 285-307.
Ricœur, Paul, « Philosophie et religion chez Karl Jaspers », RHPR 37, 1957/3, p. 207-235.
Ricœur, Paul, « Le “péché originel” : étude de signification », in Église et théologie, bulletin trimestriel de la Faculté de Théologie protestante de Paris, 23, 1960, p. 11-30.
Ricœur, Paul, La symbolique du mal, Paris, Aubier, coll. « Philosophie de l’esprit », 1963.
Ricœur, Paul, La métaphore vive, Paris, Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 1975a.
Ricœur, Paul, « La philosophie et la spécificité du langage religieux », RHPR 55, 1975b/1, p. 13-26.
Ricœur, Paul, « Herméneutique de l’idée de révélation », in La révélation, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1977, p. 15-54.
Ricœur, Paul, « La Bible et l’imagination », RHPR 62, 1982/4, p. 339-360.
Ricœur, Paul, « Entre philosophie et théologie : la Règle d’Or en question », RHPR 69, 1989/1, p. 3-9.
Ricœur, Paul, Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, coll. « La couleur des ides », 1994.
Ricœur, Paul, Amour et justice, Paris, Points, coll. « Essais », 2008 [1990].
1 Paul Ricœur a dédié le recueil d’études publié en 1955 sous le titre Histoire et vérité à son ami. Auparavant, en 1948, il avait, dans Esprit, rendu compte de l’ouvrage de ce dernier : Condition du philosophe chrétien. Rappelons que si, pour les deux amis, il paraissait on ne peut plus légitime de s’affirmer comme « philosophe chrétien » – l’idée d’une philosophie sans présupposition leur paraissant invraisemblable –, ils récusaient l’intention d’élaborer une « philosophie chrétienne ». Pour sa part, Ricœur – il l’a déclaré à plusieurs reprises, fermement – jugeait que le projet d’une « philosophie chrétienne » procédait d’une volonté de « synthèse cléricale » relevant elle-même d’une profonde mécompréhension de la nature « eschatologique » du vœu d’unité.
2 Auteur fécond et très sollicité, Ricœur a souvent repris et remanié ses articles. Chacun de ceux-ci est soit la reprise d’une conférence ou d’une communication de colloque, soit l’ébauche de telle ou telle partie d’un ouvrage prochain, soit une façon de souligner, à destination d’un public spécifique, les enjeux théoriques ou pratiques de réflexions déjà rendues publiques, sous une forme ou une autre. Reconstituer le travail d’écriture en amont et en aval des études de ce corpus serait une tâche considérable, supposant une compétence de limier que nous ne nous reconnaissons pas. Dans le volume Paul Ricœur et la religion. Écrits et Conférences 5, qui devrait paraître au Seuil à l’automne 2020 grâce aux soins éditoriaux de Daniel Frey, trois des études de notre corpus sont reprises, accompagnées de fort utiles précisions, de la plume de l’éditeur, sur le contexte de leur première parution.
3 Ricœur, 1949, p. 22.
4 Ibid.
5 Ibid., p. 26.
6 Ibid., p. 27.
7 Ibid., p. 31.
8 Ibid., p. 32-33.
9 La symbolique du mal (Ricœur, 1963) témoigne de la fécondité du jeu de l’interprétation. Le premier texte de notre corpus, « Culpabilité tragique et culpabilité biblique », paru en 1953, en est une ébauche, que complètera Ricœur, 1960.
10 Cf. Ricœur : « Une herméneutique philosophique de la religion : Kant (1992) », ainsi que : « Le statut de la Vorstellung dans la philosophie hégélienne de la religion (1985) », écrits repris et inclus in Ricœur, 1994.
11 Ricœur, 1953. Le souci constant, chez le philosophe, de conserver vives les tensions entre concepts, discours et textes, donc de résister à la facilité qui consiste à faire de ces tensions des oppositions, s’exprime ici de la manière suivante : « La vision tragique de la culpabilité – la “faute tragique” – d’une part, et la vision biblique de la culpabilité – le “péché biblique” – d’autre part, vont nous fournir les deux pôles de cette ambivalence [la faute comme accident ou comme malédiction originelle] ; encore que la faute tragique soit souvent bien près de se confondre avec le péché biblique et que le péché biblique ait souvent aussi une résonance tragique fort troublante : “J’ai endurci le cœur du Pharaon…„ », p. 287.
12 Ricœur, 1957, p. 211.
13 Ibid., p. 209, citation de K. Jaspers, Philosophie, t. II [Existenzerhellung, Berlin, Springer, 1956 (1re éd. 1932)], p. 272.
14 Ibid., p. 215.
15 Ibid.
16 Ibid., p. 220.
17 Ibid., p. 222 (Ricœur souligne).
18 Ibid., p. 226.
19 Ibid., p. 227.
20 Ibid., p. 231. Percevant l’étroitesse du rapport entre cette notion de don et le thème de l’amor fati, l’herméneute écrit : « Ce don met une note de nécessité au centre de la liberté. […] La volonté devient destin ». Des années plus tard, en particulier dans la dernière des études de notre corpus : « Entre philosophie et théologie », le philosophe revient sur le sens du don qui, interprété à la lumière de la tradition biblique, réoriente des pratiques commandées par la logique de l’équivalence vers une « économie de la surabondance » ; par rapport à celle-ci, ainsi qu’il l’écrit dans les dernières lignes de l’étude précitée, « le défaut de mesure est la bonne mesure » (Ricœur, 1989, p. 9).
21 Ricœur, 1957, p. 229, précise citer [Jaspers,]Ph[ilosophie], t. III, [Metaphysik, Berlin, Springer, 1956 (1re éd. 1932)], p. 103.
22 Ibid., p. 230.
23 Ibid., p. 230.
24 Ibid., p. 234.
25 Ricœur, 1975a.
26 « Remplissement » fait partie du vocabulaire technique de la phénoménologie. On pourrait parler de congruence avec une certaine réalité, qui fait que le sujet peut espérer s’approprier telle ou telle signification sans céder à l’illusion.
27 Ricœur, 1975b, p. 110.
28 Ibid., p. 117.
29 Ibid., p. 118. Cette réflexion – par déconstruction et reconstruction du « concept » – est développée dans Ricœur, 1977.
30 Ricœur, 1982, p. 343.
31 Ibid., p. 355.
32 Ibid., p. 358.
33 Paul Ricœur : « Amour et justice », in Ricœur, 2008, p. 42.
34 Ricœur, 1989, p. 8.
- CLIL theme: 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN: 978-2-406-10673-9
- EAN: 9782406106739
- ISSN: 2269-479X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10673-9.p.0021
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-15-2020
- Periodicity: Quarterly
- Language: French
- Keyword: Ricœur, fault, guilt, imagination, metaphor, parable, gift, philosophy of religion, Bible, hermeneutics