Sachexegese Oscar Cullmann face à l’« École de Karl Barth »
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
2020 – 1, 100e année, n° 1. varia - Auteur : Vial (Marc)
- Pages : 163 à 178
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
SACHEXEGESE
Oscar Cullmann face à l’« École de Karl Barth »
Marc Vial
Université de Strasbourg – Faculté de Théologie Protestante (UR 4378)
Les enseignants qui se sont succédé à la Faculté de Théologie protestante de l’Université de Strasbourg entre les deux conflits mondiaux ne se sont guère montrés accueillants à l’endroit de la théologie barthienne. De fait, il a fallu, pour que la pensée du théologien bâlois franchisse les portes de l’institution alsacienne1, attendre le recrutement, en 1945, de Roger Mehl (1912-1997) dont la lecture du « Que sais-je ? » par lui consacré à la Théologie protestante montre la mesure de l’influence que la pensée barthienne a exercée sur la sienne2, et c’est en 1959 seulement que Karl Barth a été fait docteur honoris causa de la faculté strasbourgeoise3. Matthieu Arnold, qui s’est penché sur l’histoire de la Faculté entre 1919 et 1945, rend raison de l’ostracisme qui frappait alors Barth de la manière suivante : « Cette résistance s’explique par l’ancrage des professeurs les plus âgés dans le libéralisme de Ritschl, et par celui de leurs jeunes collègues dans la phénoménologie4. » Oscar Cullmann, qui a été collègue de Barth à Bâle, estime, quant à lui, que le silence qui a entouré l’œuvre du théologien suisse à l’époque susdite tient en partie à la faveur dont jouissait alors, à l’intérieur des murs de la Faculté, la méthode historico-critique dont l’auteur de L’Épître aux Romains s’était plu à montrer les limites5.
164Le fait que, avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, la pensée de Barth n’a guère irrigué celle des enseignants de Strasbourg ne signifie pas qu’elle n’a pas été connue d’eux. Plusieurs articles de la RHPR lui ont en effet été consacrés, notamment durant les années 20 du siècle dernier, qui correspondent du reste aux débuts du mouvement dit de la « théologie dialectique ». C’est d’ailleurs la Revue de Strasbourg qui, particulièrement bien placée, il est vrai, pour se faire l’écho, en France, d’un mouvement théologique commençant à avoir le vent en poupe outre-Rhin, a accueilli les premières publications françaises proprement théologiques ayant porté sur l’« école de Karl Barth6 ». Reste que les premiers comptes rendus parus dans la RHPR se caractérisent par leur sévérité.
De fait, si leurs auteurs n’ont aucun mal à reconnaître la justesse des intuitions religieuses de Barth et de ses thuriféraires, au point d’ailleurs que l’un des chroniqueurs n’hésite pas à voir dans le théologien suisse un « prophète7 », ils doutent cependant que les fers de lance de la « théologie dialectique » disposent des moyens intellectuels de leurs prétentions réformatrices. C’est ainsi que, dans la recension, publiée en 1925, d’un opuscule consacré par un pasteur alsacien à la théologie de Karl Barth, Charles Hauter (1888-1981), qui enseignait alors la philosophie, se fait fort de montrer que la théologie en question est en réalité des plus bancales, en ceci qu’elle ente des théologoumènes sur une philosophie – celle, néokantienne, de Hermann Cohen (1842-1918) – qui lui convient d’autant moins bien qu’elle est, selon le théologien alsacien, solidaire du judaïsme de son auteur, si bien que la théologie de Barth « doit être considérée comme une des nombreuses aberrations de la piété chrétienne, aberrations malheureusement si fréquentes dans l’histoire de la théologie depuis les premiers siècles8. » C’est également une infrastructure intellectuelle défaillante que diagnostique, dans un article paru l’année suivante, qui porte quant à lui directement sur les écrits de Barth, Pierre Scherding (1889-1983), lequel allait enseigner la théologie pratique à la Faculté de Théologie protestante de 1937 à 19599. Plus franchement théologique que le compte rendu de Hauter, l’étude de Scherding 165adresse plusieurs reproches à Barth : l’incohérence qui consiste à exalter l’altérité absolue de Dieu et à adopter, dans le même temps, une conception « rationnalisée » de Dieu, le concevant comme le négatif de l’être humain ; la faillite d’une pensée qui, faisant du moment de la conversion le régime « normal » de la foi, échoue à concevoir cette dernière dans la durée et à voir en elle le ressort de l’action morale des chrétiens authentiques ; l’inadéquation de la théologie proposée à la conception biblique du Christ qui, du fait de la négation du caractère historique de sa résurrection, est privé de son caractère personnel et réduit à une idée métaphysique abstraite ; l’infidélité à la pensée de Paul dont l’eschatologie apparaît, dans L’Épître aux Romains, confinée à un dualisme radical entre les deux éons. Ces manquements apparaissent solidaires d’un déficit plus fondamental : l’absence d’une épistémologie théologique solide ou, pour reprendre les termes de Scherding, d’une « théorie de la connaissance religieuse » digne de ce nom10.
Dans une telle configuration, l’article auquel nous nous attacherons dorénavant détonne. Dû à Oscar Cullmann (1902-1999), qui allait être recruté à la Faculté en 1930, il a paru dans la RHPR en 1928 sous le titre « Les problèmes posés par la méthode exégétique de l’école de Karl Barth11 ». De fait, bien qu’il ne soit pas exempt de critique, il n’en témoigne pas moins d’une foncière sympathie à l’endroit de la pensée de Barth, de son herméneutique biblique à tout le moins.
Acteurs et sujet de la discussion
Le titre de l’article de Cullmann appelle deux remarques.
Si c’est principalement avec l’herméneutique biblique de Barth que Cullmann s’explique dans cet article, les textes du théologien suisse ne sont pas les seuls qui balisent l’espace de la discussion. Certes, l’écrit qui fournit la principale matière au débat n’est autre que la célèbre préface à la deuxième édition du commentaire à l’épître de Paul aux Romains12. Reste que Cullmann fait égale166ment fond sur une autre pièce témoignant de la pensée de Barth en matière herméneutique, à savoir la version publiée d’un cours qu’il avait donné sur 1 Co 15, en 1923, à l’Université de Göttingen : Die Auferstehung der Toten13. Reste surtout que Cullmann, dont l’étude porte sur « l’école de Karl Barth », étend son corpus aux travaux de théologiens qui, en ces années-là, collaboraient étroitement avec l’auteur du Römerbrief, au nombre desquels figurent tels textes d’Eduard Thurneysen (1888-1974) publiés dans Zwischen den Zeiten – revue fondée en 1922 par Barth, Thurneysen et Friedrich Gogarten (1887-1967) – ou d’Emil Brunner (1889-1966), mais aussi et surtout des écrits de Rudolf Bultmann, dont, dans l’article de 1928 en tout cas, Cullmann s’avère très proche – plus proche encore, comme nous le verrons, que ce qu’il en a lui-même dit. Le théologien alsacien allègue deux textes de son homologue marbourgeois : l’ouvrage sobrement intitulé Jesus, dont la première édition remonte à 192514, et surtout un article très important, en soi et pour le propos de Cullmann, publié la même année dans Zwischen den Zeiten et relatif au « Problème de l’exégèse théologique du Nouveau Testament15 ».
Le titre déjà, on le voit, est très proche de celui que Cullmann a donné à son article. Et de fait, c’est bien le problème sur lequel porte l’étude de Bultmann que l’exégète strasbourgeois prend à bras le corps dans son étude de 1928. Par « problèmes » il faut ainsi entendre moins les problèmes que pose la « méthode exégétique de l’école de Karl Barth » (au sens où la méthode serait problématique en elle-même) que ceux qu’elle soulève (c’est-à-dire ses enjeux). Pour ce qui est de la « méthode exégétique », il s’agit de celle que Barth a adoptée dans son Römerbrief, qu’il a théorisée et défendue dans la préface à la deuxième édition de cet ouvrage, et dont quelques-uns de ses sectateurs du moment, Bultmann au premier chef, se sont à leur tour faits les champions, à savoir la Sachexegese. Le terme n’admet pas d’équivalent direct en langue française. Cullmann, qui l’allègue dans son texte, propose, faute de mieux, « exégèse “objective” », au sens où « elle vise, en dernier lieu, non pas l’auteur, c’est-à-dire le sujet qui parle dans le texte, mais l’idée exprimée par l’auteur, l’objet16 ». L’adjectif « objectif » n’est, à vrai 167dire, pas très heureux. Il pourrait en effet donner à entendre que l’exégèse ainsi qualifiée se tiendrait à distance de cela même dont le texte parle et que l’exégète s’abstiendrait par méthode d’être le moins du monde concerné par ce dont il y est question, concentrant tout son effort sur la détermination de la manière dont l’auteur du texte le signifie : entendue ainsi, l’« objectivité » de l’exégèse ne serait rien d’autre que celle qui caractérise la méthode historico-critique. Le fait est que la Sachexegese ne s’identifie précisément pas à l’exégèse historico-critique. C’est qu’elle consiste à interpréter le texte en fonction de sa Sache, de son « objet » si l’on veut, mais à condition d’entendre par là ce à quoi le texte a affaire, non la manière dont ce dont il est question s’objecte dans le texte. Dans la préface à la deuxième édition du Römerbrief, Barth caractérise l’herméneutique qui le sous-tend comme suit :
J’appelle compréhension et explication authentiques l’activité même que Luther a exercée dans ses gloses, avec une certitude intuitive, l’activité que Calvin, visiblement, s’est assignée systématiquement comme but de son exégèse. […] Avec quelle énergie celui-ci se met-il à l’œuvre, afin de re-penser son texte après avoir constaté, lui aussi, scrupuleusement “ce qui s’y trouve”, autrement dit, afin d’être aux prises avec lui jusqu’à ce que le mur entre le ier et le xvie siècle devienne transparent, jusqu’à ce que, là-bas, l’apôtre Paul parle et qu’ici l’homme du xvie siècle entende, jusqu’à ce que l’entretien entre le document et le lecteur soit entièrement concentré sur l’objet (Sache) (qui, ici et là-bas, ne peut pas être différent !)17.
Cet extrait constitue en partie une réponse aux critiques adressées par les tenants de l’exégèse historique à l’interprétation à laquelle Barth a soumis l’épître aux Romains dans la première édition de son commentaire (parue en 1919). Il présuppose même la critique que Barth élève à l’endroit, non de l’exégèse historique comme telle, mais de sa prétention à déboucher sur une interprétation exhaustive d’un texte biblique. À ses yeux, une telle interprétation se saurait s’épuiser dans la détermination du sens des énoncés qu’un texte biblique contient (« ce qui s’y trouve »), pour peu que l’on entende par là la mise en évidence des formes langagières et conceptuelles que l’auteur biblique a assignées à ces énoncés et la reconstitution des influences qui ont pesé sur les formes en question. La raison pour laquelle Barth s’oppose à un tel réductionnisme tient précisément à la prise en compte de la Sache. Car si l’on postule, ainsi qu’il le fait, que ce dont le texte entend entretenir le lecteur est 168un état de choses qui, tout en ayant été valable dans le passé, l’est encore dans le présent (« l’objet […] qui, ici et là-bas, ne peut pas être différent »), alors une interprétation purement historique du texte en question se tient fatalement en-deçà de ce que le texte lui-même a voulu porter au langage. Sans être fausse, une lecture qui négligerait d’interpréter le texte de telle sorte que la Sache résonne dans la situation même du lecteur contemporain (« et qu’ici l’homme […] entende ») ne peut faire l’affaire parce que, si l’on nous passe l’expression, elle n’est pas à son affaire. C’est précisément à la possibilité d’une écoute actuelle – dans les deux sens du terme : contemporaine et effective – que la Sachexegese est ordonnée. À l’instar de l’exégèse, elle se veut à l’écoute de « ce qui [se] trouve » dans un texte. Mais contrairement à elle, elle estime que « ce qui s’y trouve » ne se réduit pas à ce qui y est consigné, puisqu’il renvoie à la Sache dont l’auteur a voulu entretenir ses lecteurs premiers, et que les lecteurs d’aujourd’hui n’ont d’autre chance de comprendre le texte qu’en le re-pensant (nach-denken) à la lumière de cela même qu’il a visé. Des tenants de l’exégèse historico-critique avaient accusé Barth, qui, selon eux, ne faisait pas assez de cas du contexte historique de l’énonciation paulinienne, d’être, pour cette raison notamment, infidèle à la pensée de l’Apôtre. Aux yeux de Barth, la ré-énonciation de la pensée paulinienne, induite par la considération de cela même dont Paul entendait entretenir ses lecteurs, est au contraire la marque de la fidélité véritable à la lettre même de ses épîtres18.
La conception cullmannienne
de la Sachexegese
Contrairement aux collaborateurs de la RHPR qui, avant lui, se sont penchés sur la pensée de Barth, Cullmann ne lui oppose pas une fin de non-recevoir. L’exégète et l’historien qu’il est, qui avait notamment donné à la Revue, en 1925, un copieux article portant sur « Les récentes études sur la formation de la tradition évangélique19 », tient en effet, à l’instar du théologien suisse, qu’une exégèse 169purement historique des textes bibliques n’est pas à la hauteur de l’interprétation requise par l’Écriture et juge pleinement légitime le recours à la Sachexegese :
Elle [scil. l’interprétation philologique] explique uniquement quelle place telle notion religieuse occupe dans la pensée d’un auteur biblique et sous quelles influences il l’a revêtue d’une forme déterminée. Une exégèse scientifique digne de ce nom ne doit pas s’arrêter là, mais tout en se basant sur des considérations historiques, psychologiques et philologiques, elle doit arriver à saisir cette notion religieuse en dehors des contingences au milieu desquelles elle a été exprimée. Pour atteindre ce but, il ne faut pas se borner à établir le rapport de cette notion avec l’auteur qui l’a formulée, mais il faut la considérer en elle-même20.
Rien, dans ces lignes, à quoi Barth n’eût souscrit. En particulier, celui que Harnack avait classé parmi les « contempteurs de la théologie scientifique21 » n’a en réalité jamais remis en cause le bien-fondé de l’exégèse historico-critique. Ce que Barth reproche aux partisans de cette méthode, ce n’est pas de reconstituer le sens qu’un texte pouvait revêtir au moment de sa première énonciation en recourant aux ressources fournies par la philologie et l’histoire, mais de prétendre que l’interprétation d’un texte biblique se réduit à son explication historique. L’objection de Barth à l’exégèse historique porte sur ses limites, non sur sa légitimité. Tel est également le cas de Cullmann. Et ce dernier emboîte également le pas à l’auteur du Römerbrief en affirmant qu’un texte biblique n’est véritablement interprété qu’à la condition de dégager la « notion religieuse » (équivalent cullmannien de la Sache) qu’il vise à exprimer, de « la considérer en elle-même », c’est-à-dire en la dégageant de la gangue notionnelle dans laquelle l’auteur biblique l’a enserrée. C’est que, tout comme Barth, le théologien alsacien tient que le contenu essentiel de la Sache est d’autant plus susceptible d’être abstrait du réseau conceptuel, historiquement déterminé, dans lequel elle est visée dans le texte biblique, que l’idée religieuse en question possède une « essence objective » qu’il est possible d’exprimer en recourant à d’autres formes langagières et notionnelles que celles dont l’auteur biblique l’a revêtue. En d’autres termes, Cullmann postule que le contenu foncier d’une idée religieuse est indépendant de la forme dans laquelle elle est exprimée. Sa détermination par l’exégète est certes dépendante de cette forme, au sens où la forme constitue la 170matière dont l’idée est abstraite. Mais une fois que cette idée a été dégagée, elle est susceptible d’être appréhendée à l’aide d’autres concepts et donc d’autres vocables. L’appréhension renouvelée de l’idée religieuse primitivement portée au langage dans le texte biblique : voilà le résultat de l’interprétation, du nach-denken dont la préface à la deuxième édition du Römerbrief fait état, c’est-à-dire de l’exégèse proprement dite.
Il s’en faut cependant que la théorie cullmannienne de l’exégèse se réduise à celle de Barth. La différence cullmannienne est manifeste sous trois rapports au moins.
En premier lieu, si Cullmann juge parfaitement légitime l’herméneutique préconisée par Barth, il tient cependant qu’elle ne s’applique qu’à un certain type de textes. Distinguant, dans le corpus biblique, les textes narratifs (« des documents historiques proprement dits », « qui racontent des événements au passé ») et les textes kérygmatiques ou argumentatifs (« qui développent certaines conceptions philosophiques, religieuses ou autres »), il fait valoir que seuls les seconds sont justiciables d’une Sachexegese22. Et de fait, ainsi que le théologien alsacien le remarque, les commentaires que Barth avait fait paraître jusque-là ont exclusivement porté sur des épîtres de Paul (Rm, 1 Co).
En deuxième lieu – et la chose nous paraît autrement importante –, tout en se gardant de caricaturer la position de Barth consistant à faire de lui un adversaire de la méthode historico-critique, Cullmann lui reproche toutefois d’avoir considéré les deux méthodes (l’historico-critique et celle qui préside à la Sachexegese) comme deux approches qui sont sinon inconciliables, du moins au principe de deux exégèses distinctes23. Référence est ici faite à la préface de la première édition de Die Auferstehung der Toten :
Je suis sérieux lorsque je dis que je sais combien je leur dois [scil. aux exégètes historico-critiques]. Mais il me semble qu’il ne faut pas non plus négliger le fait que, dans les milieux de leur recherche, ils ne se sont à aucun moment sentis remis en question par les réflexions avec lesquelles j’ai approché les textes, dans la mesure où les [réflexions de chacun] prennent place dans des cadres radicalement différents. […] La séparation de l’exégèse essentiellement intéressée par l’histoire d’avec celle essentiellement motivée par la théologie est assurément une situation imparfaite. Si les autres sont conscients qu’ils ont aussi une part de responsabilité dans cette situation, alors ils porteront à mon crédit 171le fait de maintenir et de proposer provisoirement un essai d’exégèse théologique conçu comme un correctif nécessaire, même si j’ai également conscience, eu égard au caractère limité du bagage qui est le mien en matière d’histoire et de philologie, de la relativité de mon entreprise24.
On le voit : Barth a beau juger regrettable la situation de fait – l’existence de deux exégèses distinctes, l’historico-critique et la « théologique » (la Sachexegese), élaborées « dans des cadres radicalement différents » –, il ne se met guère en peine d’y remédier, se contentant de proposer une exégèse « théologique » en guise de « correctif nécessaire » apporté à l’exégèse couramment pratiquée. Or c’est là ce dont Cullmann ne peut se satisfaire, posant comme thèse portant l’ensemble de l’article de 1928 l’affirmation suivante :
Au lieu d’opposer l’exégèse historique à l’exégèse théologique ou « objective », il vaut donc mieux distinguer entre deux points de vue différents : le point de vue historique et le point de vue « objectif ». Il n’y a qu’une seule sorte d’exégèse d’un texte religieux, mais les deux points de vue sont nécessaires pour réaliser son but25.
Loin que les principes herméneutiques qui président aux lectures respectivement historico-critiques et « théologiques » soient condamnés à déboucher sur deux types d’exégèse distincts, ils sont appelés à donner lieu à des procédures concourant à une unique exégèse, la seule que les textes bibliques (à tout le moins kérygmatiques et argumentatifs) appellent : celle que Cullmann désigne par le syntagme « exégèse historique “objective”26 ». Ce syntagme, qui conjoint en une unique expression les intitulés des deux exégèses que Barth juxtaposait (l’exégèse historique et la Sachexegese), montre à lui seul que les principes interprétatifs de chacune d’elles sont conçus par le théologien alsacien comme complémentaires, chacune devant être couplée avec l’autre pour que voie le jour une lecture en bonne et due forme du texte biblique.
D’où la troisième différence qu’accuse la position de Cullmann par rapport à celle de Barth. Elle touche à la fonction des principes de lecture historique par rapport aux procédures de la Sachexegese :
172À la différence de Barth, nous estimons donc que le rôle du travail historique n’est pas terminé définitivement au moment où l’interprète applique le point de vue “objectif”, mais qu’il y a échange constant entre les résultats obtenus par les deux points de vue27.
Cependant que Barth tient l’explication historique d’un texte biblique pour un préalable à la seule exégèse qui vaille (la Sachexegese), le théologien prenant le relais de l’historien et commençant son travail là où celui-ci avait achevé le sien, Cullmann, fort du principe selon lequel les principes de l’exégèse historique et ceux de l’exégèse « théologique » sont appelés à être articulés les uns avec les autres pour concourir à la seule exégèse qu’un texte biblique réclame (l’exégèse historique « objective »), est d’avis que les procédures d’ordre historique ont vocation à être appliquées tout au long de l’exégèse « théologique ». Il s’en explique dans la section centrale de son article. Distinguant le contenu d’une doctrine et sa forme (l’outillage conceptuel et langagier dont l’auteur biblique s’est servi pour penser et exprimer le contenu), il tient que la méthode historique intervient au début comme à la fin de l’entreprise d’explication. Elle est en effet requise au début, dans la mesure où l’on ne saurait avoir accès au contenu d’une doctrine qu’en partant de la forme dont elle est revêtue dans le texte : c’est en analysant la conceptualité et le langage auxquels l’auteur biblique a eu recours que l’exégète parvient à appréhender le contenu doctrinal visé, et cette analyse est essentiellement d’ordre philologique (détermination de la signification des vocables) et historique (détermination des schèmes conceptuels et langagiers empruntés par l’auteur pour exprimer le contenu de la doctrine). La Sachexegese vise, ainsi qu’on l’a vu, à re-penser le contenu visé par l’auteur et, donc, à le re-formuler dans un langage « parlant » pour le lecteur contemporain – et, sans doute, pour l’exégète en premier lieu. Reste que, si l’interprétation du texte en fonction de la Sache est le fait du théologien, à qui il revient de « découvrir, dans sa propre conscience, l’essence objective de la doctrine biblique », ce qui suppose qu’il ait « la même foi [que l’auteur] pour arriver à la même gnose que lui28 », le théologien en question doit nécessairement être doublé d’un historien, dans la mesure où, appelé à re-formuler la doctrine au terme de l’entreprise par laquelle il l’a re-pensée, il lui faut constamment, pour conjurer le risque d’arbitraire inhérent à toute tentative de reformulation d’une 173idée dans un idiome différent, vérifier la fidélité de son énonciation à la teneur de l’énonciation première. Le fait est qu’une telle vérification requiert des procédures relevant des sciences historiques, dans la mesure où elle consiste en une vérification de l’adéquation du langage contemporain dans lequel la doctrine trouve sa formulation nouvelle à la visée du langage dont a usé l’auteur ancien.
La proximité avec Bultmann
et la différence cullmannienne
La position qu’adopte Cullmann dans l’article de 1928 est très proche de celle qu’a prise Bultmann dans l’étude, déjà évoquée plus haut, relative au « Problème de l’exégèse théologique du Nouveau Testament ». Le théologien alsacien le reconnaît lui-même, qui, dès les premières lignes de son texte, crédite l’exégète marbourgeois d’avoir, contrairement à d’autres (contrairement à Barth en particulier), cherché à articuler les procédures respectives de l’exégèse historico-critique et de la Sachexegese29. Il avoue également lui devoir l’image du « transparent » appliquée à la forme historique d’une doctrine, au sens où celle-ci est appelée, après qu’elle a été dûment analysée par l’historien, à devenir transparente au contenu qu’elle vise30 – encore que, ainsi que nous l’avons vu plus haut, cette image se trouve plus originairement dans la préface de Barth à la deuxième édition du Römerbrief. Le fait est que Cullmann est plus proche de Bultmann qu’il ne le dit lui-même. Le reproche qu’il adresse à Barth de tenir, ainsi qu’en témoigne la préface à la première édition de Die Auferstehung der Toten, que l’application de chacune des méthodes prend place dans « des cadres radicalement différents » se trouve également sous la plume de Bultmann, qui écrit : « c’est se méprendre que de dire que les exégèses historique et théologique prennent place dans des cadres différents31 ». De même, lorsque Cullmann écrit : « [l]e langage humain exprime une vérité, mais en même temps il la cache », justifiant ainsi la nécessité de recourir à l’analyse historique dans la détermination 174du contenu doctrinal visé par le complexe de vocables employés par l’auteur biblique32 ; une formulation voisine se rencontre dans l’article de Bultmann qui, tenant que la révélation divine est toujours « voilée » (verhüllt) dans le mot (Wort), en conclut également à la nécessité du recours à la méthode historico-philologique33. La distinction entre le contenu d’une doctrine et la forme historique qu’elle revêt dans le texte biblique, qui légitime la Sachexegese, fait invinciblement penser à celle à laquelle Bultmann a recouru à des fins identiques, à savoir la distinction de ce qui est visé par l’auteur (was ist gemeint ?) et ce qu’il en dit effectivement (was ist gesagt ?)34. Au final, il n’est pas jusqu’à la thèse de l’imbrication nécessaire des procédures herméneutiques régissant les protocoles respectifs d’une exégèse historique d’un texte biblique et d’une exégèse théologique qui ne soit commune aux deux auteurs. C’est ainsi que l’on peut lire, dans la conclusion de l’article de Bultmann :
Au sein du processus effectif de l’exégèse, l’exégèse historique et l’exégèse théologique constituent un ensemble inséparable (steht die historische und die theologische Exegese in einem nicht analysierbaren Zusammenhang), en ceci que l’exégèse historique authentique porte sur la rencontre existentielle avec l’histoire, s’apparentant ainsi à l’exégèse théologique, celle-ci portant sur le même état de choses35.
La complémentarité des approches exégétiques tient à ce qu’elles portent toutes deux sur le même objet, à savoir ce que, dans le même article, Bultmann appelle « l’explicitation conceptuelle de l’existence de l’homme en tant qu’elle est déterminée par Dieu » : objet direct de la théologie systématique, elle est indirectement l’objet de la « théologie historique » (de l’exégèse historique, donc), dont la matière première est fournie par la manière dont l’auteur du passé a porté au langage « l’existence de l’homme en tant qu’elle est déterminée par Dieu », langage qu’il s’agit précisément de traduire dans un idiome contemporain36.
La proximité que la position de Cullmann entretient avec celle de Bultmann, et qui tient sans doute pour une large part au fait que tous deux sont des exégètes de métier, ce que Barth n’était pas, ne débouche cependant pas sur une identité de vues.
175Bien que les deux auteurs conçoivent de manière identique le protocole régissant une authentique exégèse biblique, ils envisagent apparemment de manière différente la Sache à partir de laquelle un texte biblique doit être interprété : doctrine chez Cullmann, elle consiste plus précisément en l’auto-compréhension de l’homme coram Deo chez Bultmann. Cullmann lui-même signale cette différence dans une note assez sibylline de son article, lorsqu’il exprime la crainte que le rapport de l’exégète à la Sache tel que le conçoit Bultmann débouche sur quelque « subjectivisme37 ».
Il est une autre différence encore, que Cullmann ne mentionne pas, mais qui nous paraît de taille. Elle tient à ce que, contrairement à Bultmann, le théologien alsacien ne ménage aucune place, au sein de la théorie herméneutique qu’il préconise, à la Sachkritik. De fait, pour l’exégète de Marbourg, la Sachexegese débouche tout naturellement sur la Sachkritik, dans la mesure où, eu égard à la transcendance de la Sache par rapport à toute formulation à son endroit, eu égard, autrement dit, à la nécessaire différence entre ce qui est visé (was gemeint ist) et ce qui en est dit (was gesagt ist), il faut soutenir, sauf à faire sienne la théorie de l’inspiration, que ce qu’un auteur, fût-il biblique, dit de la Sache est invinciblement en-deçà d’elle et, par moments, en inadéquation avec elle. Ainsi que le fait valoir Bultmann dans sa recension de la deuxième édition du Römerbrief barthien, autrement amène que celle qu’il avait consacrée à la première édition de cet ouvrage, « aucun homme, pas même Paul, ne parle toujours uniquement à partir de l’objet (nur aus der Sache heraus). D’autres esprits que le pneuma Christou parlent en lui38 ». Par conséquent, l’interprétation authentique d’un texte à partir de la Sache inclut la critique, toujours à partir de la Sache, de la manière dont un texte la porte au langage. C’est ainsi que la Sachexegese débouche naturellement, aux yeux de Bultmann, sur la Sachkritik. Cullmann ne fait à aucun moment référence à la recension, par Bultmann, de la deuxième édition du commentaire de Barth, aussi est-il impossible de savoir s’il en avait connaissance au moment où il a rédigé son article. Le fait est que la défense et l’illustration de la Sachkritik est également orchestrée, de manière bien plus détaillée du reste, dans « Das Problem einer theologischen Exegese des Neuen Testaments39 », dont on a vu l’influence sur la pensée de Cullmann. 176Il est toujours délicat d’interpréter un silence, si bien que l’on ne saurait affirmer avec certitude que celui de Cullmann équivaut à une désapprobation. Une chose est cependant certaine : le programme de la Sachkritik allait ultérieurement donner naissance, chez Bultmann, à celui de la démythologisation et de l’interprétation existentiale40, et l’on sait que Cullmann a vu dans cette dernière non une simple « traduction » mais une véritable dénaturation de la foi chrétienne41. Il n’est pas exclu qu’il ait nourri une crainte analogue, en 1928, à propos de la Sachkritik telle que son collègue la concevait alors.
177Bibliographie
Arnold, Matthieu, La Faculté de Théologie Protestante de l’Université de Strasbourg de 1919 à 1945, Strasbourg, Association des Publications de la Faculté de Théologie protestante, coll. « Travaux de la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg » 2, 1990.
Arnold, Matthieu, Oscar Cullmann. Un docteur de l’Église, Lyon, Olivétan, coll. « Figures protestantes », 2019.
Barth, Karl, Die Auferstehung der Toten. Eine akademische Vorlesung über 1. Kor. 15, München, Chr. Kaiser Verlag, 1926 (1re éd., 1925).
Barth, Karl, Der Römerbrief (Zweite Fassung) 1922. Éd. Cornelis van der Kooi et Katja Tolstaja, Zürich, Theologischer Verlag, coll. « Gesamtausgabe II. Akademische Werke » 47, 2010. Trad. fr. : L’Épître aux Romains. Trad. Pierre Jundt, Genève, Labor et Fides, 2016 (1re éd., 1972).
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1 Voir Vincent, 1988, p. 130.
2 Voir Mehl, 1966.
3 Voir Lienhard, 1988, p. 187.
4 Arnold, 1990, p. 88.
5 Voir Cullmann, 1990, p. 288.
6 Voir Reymond, p. 21.
7 Voir Scherding, 1926, p. 339 : « […] le penseur est-il ici à la hauteur du prophète ? L’effort ne garantit pas nécessairement le succès. Le témoignage de Barth est et veut être une théologie. Encore ses allures critiques provoquent-elles la critique. »
8 Hauter, 1925, p. 503.
9 Voir Lienhard, 1988, p. 183.
10 Voir Scherding, 1926, p. 349.
11 Cullmann, 1928.
12 Voir Barth, 2010, p. 5-24 ; trad. fr., p. 10-22.
13 Voir Barth, 1926.
14 Voir Bultmann, 1925.
15 Bultmann, 1967 [1925].
16 Cullmann, 1928, p. 72 et n. 1.
17 Barth, 2010, p. 12-13 ; trad. fr., p. 14-15.
18 Sur ce point, voir Burnett, 2001, p. 95-124.
19 Cullmann, 1925.
20 Cullmann, 1928, p. 71-72.
21 Voir Harnack, 1987 [1923].
22 Voir Cullmann, 1928, p. 71.
23 Voir ibid.
24 Barth, 1926, p. iii.
25 Cullmann, 1928, p. 76. Voir aussi, ibid., p. 70 : « Pourtant l’alternative n’est pas irréductible, et il s’agit de bien déterminer le rapport positif entre l’exégèse dite “historique” et l’exégèse dite “théologique”. »
26 Voir Cullmann, 1928, p. 78.
27 Cullmann, 1928, p. 80.
28 Cullmann, 1928, p. 77.
29 Voir Cullmann, 1928, p. 70.
30 Voir Cullmann, 1928, p. 78.
31 Voir Bultmann, 1967 [1925], p. 72.
32 Voir Cullmann, 1928, p. 71.
33 Voir Bultmann, 1967 [1925], p. 71.
34 Voir Bultmann, 1967 [1925], p. 52.
35 Bultmann, 1967 [1925], p. 72.
36 Voir Bultmann, 1967 [1925], p. 68-69.
37 Voir Cullmann, 1928, p. 76, n. 1.
38 Bultmann, 1962 [1922], p. 142 ; trad. fr. (modifiée), p. 103.
39 Rien d’étonnant à cela : l’article de 1925 constitue une réponse à la fin de non-recevoir, adressée par Barth à Bultmann dans la préface à la troisième édition du Römerbrief, en matière de Sachkritik. Voir Barth, 2010, p. 26-30 (trad. fr., p. 22-25) et Bultmann, 1967 [1925], p. 70-71. Pour les tenants et les aboutissants du débat entre Barth et Bultmann au sujet de la Sachkritik, voir Chalamet, 2015, p. 219-225.
40 Voir Chalamet, 2015, p. 161.
41 Voir Arnold, 2019, p. 40-51.
- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-10372-1
- EAN : 9782406103721
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10372-1.p.0163
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/04/2020
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : herméneutique biblique, exégèse historico-critique, Cullmann, Barth, Bultmann