Pour une théologie biblique
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
2019 – 2, 99e année, n° 2. varia - Auteur : Bourgine (Benoît)
- Pages : 209 à 230
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
Pour une théologie biblique
Benoît Bourgine
Université catholique de Louvain
Et si l’exégèse avait besoin de la dogmatique pour remplir sa tâche d’explication de l’Écriture ? Et si la dogmatique dépendait de l’interprétation de l’Écriture au point d’être tenue par les résultats convergents de l’exégèse ? À supposer que soit vérifiée cette double hypothèse, il conviendrait d’envisager entre les deux disciplines un croisement aux termes duquel l’exégète, dans la poursuite de sa propre visée, s’ouvrirait à la problématique dogmatique et le dogmaticien recevrait de l’exégèse confirmation, infléchissement ou démenti pour orienter la logique de ses développements. Le présent article examine des arguments en faveur de la nécessité d’un tel chassé-croisé et il esquisse les conditions de possibilité de sa mise en œuvre pratique.
Appelons « théologie biblique » l’espace de cette œuvre conjointe, et cela à la suite de Paul Beauchamp selon lequel « […] tout exposé continu du rapport d’un texte biblique avec la foi chrétienne d’aujourd’hui est œuvre de théologie biblique1. » La définition est ample : elle couvre le domaine compris entre la Bible et la vie de la foi. L’ambition d’une théologie biblique ainsi définie est élevée : il s’agit d’insérer le savoir biblique dans le monde de la vie. Pour la théologie, l’effet est conséquent : une étroite relation est instaurée entre exégèse et dogmatique, avec les difficultés pratiques que comporte toute interdisciplinarité. On notera que la définition de Beauchamp ne s’identifie pas au sens courant de « théologie biblique » à l’intérieur du domaine des études bibliques, où elle correspond à des travaux d’exégètes qui rapportent l’état des connaissances sur la Bible à des contenus théologiques, mais sans nécessairement les relier à la vie chrétienne d’aujourd’hui.
210Pourquoi engager ce débat sur une thématique peu présente dans l’aire francophone2 ? La théologie biblique pose la question de l’interdisciplinarité interne à la théologie. La pratique de la théologie académique trahit un éloignement entre disciplines qui l’expose à la fragmentation et par suite à l’insignifiance. Comme en d’autres sciences, la spécialisation répond à la complexité de la tâche et à l’approfondissement des procédures d’analyse. La théologie ne risque-t-elle pas l’éclatement, faute d’une vision unitaire de sa démarche de compréhension ? Un seuil est atteint lorsque les différents protagonistes en viennent à s’ignorer faute de langue commune3. Les exégètes et historiens ont pour interlocuteurs leurs collègues d’histoire, d’orientalisme, de linguistique, de littérature comparée ou de théorie littéraire. Les théologiens systématiques dialoguent assidûment avec les philosophes. Les théologiens pratiques s’appuient sur les travaux d’anthropologie et de sociologie. Y a-t-il encore en Faculté de théologie un principe d’unité qui réunit autour d’une œuvre commune ? L’enjeu essentiel est d’apprécier les conséquences de cette segmentation sur la validité des disciplines concernées.
La question se pose de savoir si l’explication de la Bible peut s’effectuer sans qu’on la mette en rapport avec ce dont elle parle, à savoir Dieu et la vie des communautés croyantes. L’existence du canon biblique signale déjà l’origine religieuse, ecclésiale, théologique de l’autorité dont ces textes sont revêtus et de l’esprit dans lequel ils sont transmis : nés de la foi, ils sont destinés à en perpétuer la vitalité. La Bible peut-elle être commentée hors de tout questionnement théologique ? Soumettre la Bible à une perspective théologique consiste, en l’occurrence, à la lire en tant que témoignage autorisé de la révélation et vecteur d’un acte de tradition dans ses dimensions de réception, d’appropriation et de relance créative. Et symétriquement pour la dogmatique dans l’accomplissement de sa tâche de compréhension : peut-elle se passer de la Bible et des études bibliques ? Où le dogmaticien trouverait-il une norme 211de pensée plus élevée que l’Écriture du Nouveau et de l’Ancien Testament, considérée comme témoignage de la Parole de Dieu ?
Cette proposition de « théologie biblique » repose sur la conviction que la Bible ne se comprend pas sans la théologie qui, de son côté, a besoin de la Bible comme de son pain quotidien. C’est ce qui reste à établir. Avant d’aller plus loin, examinons les objections à l’encontre d’une semblable « théologie biblique ». La perspective n’est pas sans périls.
Ne risque-t-on pas de retomber dans la confusion à laquelle l’exégèse a échappé en prenant distance de la dogmatique afin d’assurer la rigueur de sa démarche critique ? À sa naissance, que l’on fait habituellement remonter au discours inaugural prononcé par Gabler le 30 mars 1787 à Altdorf (Bavière), intitulé « la juste distinction entre théologie biblique et théologie dogmatique, et les objectifs spécifiques de chacune » (De justo discrimine theologiae biblicae et dogmaticae regundisque recte utriusque finibus4), la « théologie biblique » prend distance de la « théologie dogmatique » pour marquer l’autonomie de la recherche exégétique vis-à-vis de la doctrine chrétienne ; il s’agit d’écarter les projections que la dogmatique induit dans la lecture du texte biblique. La définition de la théologie biblique adoptée ici, comme un espace d’échanges entre les registres exégétique et dogmatique, semble aller à contre-courant de la première acception de la « théologie biblique » qui apparaît à la fin du xviiie siècle dans l’université allemande et qui conduira l’exégèse à une indépendance de plus en plus affirmée vis-à-vis de la dogmatique.
Est-ce que la dogmatique, de son côté, ne va pas restreindre indûment son champ de recherche qui n’est pas limité au canon biblique ? Est-ce que l’on ne prend pas le risque de courir plusieurs lièvres en même temps, car ce n’est pas la même chose que de lire un texte biblique pour lui-même, avec toutes les procédures spécialisées, la bibliographie de plus en plus fournie qu’il faut maîtriser avant de commenter le moindre verset, d’une part, et d’autre part, l’actualisation à une communauté chrétienne particulière, en un contexte social et culturel qui attend lui aussi d’être décrypté ? D’ailleurs Beauchamp, qui a pratiqué la théologie biblique, prévient de la hauteur de la tâche qui ne saurait être confiée à des apprentis :
212La théologie biblique, en effet, répond (comme elle le peut) à l’appel d’une cohérence de toutes les connaissances bibliques entre elles et dans leur rapport avec la vie. […] Les étudiants ont donc tout avantage à savoir qu’il ne faut pas être trop pressé de faire de la théologie biblique5.
Seul un exégète de métier ou un dogmaticien confirmé peuvent se lancer valablement dans l’entreprise sachant que « l’emplacement de la théologie biblique est celui où le plus grand nombre raisonnable de données sera accueilli6 ».
Ces objections portent et il conviendra de les faire valoir à l’heure du bilan. Place, à présent, aux développements visant à établir la nécessité de la dogmatique pour l’exégèse (Pas d’exégèse sans dogmatique) et la nécessité de l’exégèse pour la dogmatique (Pas de dogmatique sans exégèse), avant d’envisager les conditions concrètes de leur interdisciplinarité (La théologie biblique comme sphère d’échanges entre exégèse et dogmatique).
Pas d’exégèse sans dogmatique
En simplifiant l’évolution depuis Gabler, on peut soutenir que le fossé entre exégèse et dogmatique a été creusé par l’histoire, en ce qu’elle n’a pas toujours su se préserver des écueils de l’historicisme7. L’historicisme consiste pour l’histoire à se comporter comme un juge de dernière instance des événements ou des documents auxquels elle se réfère. Le relativisme auquel conduit l’historicisme tient à ce que, en nivelant le relief du passé, il le prive de toute signification pour le présent. À l’inverse, l’herméneutique philosophique autorise à poser de nouveau la question de la vérité à l’intérieur d’une tradition et offre une vision unitaire des différentes étapes du processus de compréhension (De l’historicisme à l’herméneutique).
213L’éloignement entre exégèse et dogmatique ne tient pas qu’à l’histoire, et l’herméneutique ne suffit pas à instaurer une sphère d’échanges entre les deux disciplines. Preuve en est la portion congrue réservée le plus souvent à la théologie au sein de l’exégèse littéraire, qu’elle soit sémiotique, rhétorique ou narratologique8. La question est à reprendre en son principe : comment convient-il d’interpréter l’Écriture ? Le mieux est de s’interroger sur la nature de la Bible, telle que l’exégèse la saisit, afin de dégager le chemin d’une interprétation conséquente (Corrélation entre nature de la Bible et règle de son interprétation).
De l ’ historicisme à l ’ herméneutique
La figure de l’historicisme qui, dans le domaine biblique, s’est affirmée tout au long du xixe siècle, exclut la théologie au nom de l’histoire. Dans l’ivresse de ses découvertes, l’historien confond passé construit et passé réel au point d’identifier l’interprétation à la vérité. Le Jésus de la science historique est-il le Jésus réel ? Non, et le bilan accablant de la quête du Jésus historique (Leben-Jesu-Forschung), dressé par Albert Schweitzer au tournant du xxe siècle, invite l’histoire à la modestie9. La mise en cause par Troeltsch de la méthode dogmatique n’échappe pas au risque de relativisme. D’après lui, les résultats de la critique historique ne sauraient être assimilés par le système que les théologiens élaborent à partir du concept de révélation, ce qui pousse à la rupture entre l’histoire et une théologie incapable d’intégrer des connaissances historiques qui la concernent : « Avec cette sorte de théologie, on est constamment renvoyé d’un bureau à l’autre [vom Pontius zum Pilatus]10 ». La méthode historique, qui situe la recherche biblique à l’intérieur de l’histoire politique, sociale et intellectuelle de l’Antiquité, conduit à une relativisation des états, des idées et des normes que l’on tenait jusque-là pour absolus. Une telle relativisation résulte des trois principes régissant, selon lui, l’examen historique : la critique, 214qui aboutit à des jugements de vraisemblance, l’analogie, qui juge toutes choses à l’aune de l’expérience commune, la corrélation, qui relie toute donnée avec les éléments interagissant avec elle. On peut observer que Troeltsch situe avec précision les éléments qui, à ses yeux, font que « la vieille méthode dogmatique est impraticable pour qui a le sens historique11 ». La croyance ne peut plus être tirée d’un fait particulier que la critique a ébranlé dans sa certitude : « la croyance se trouve toujours déjà dans un rapport médiat aux faits particuliers, parce que ce rapport est médiatisé par de grands et vastes ensembles [historiques] » et, qu’ainsi situés, ces faits ne peuvent revendiquer qu’une originalité « seulement analogue12 ». Au terme, la théologie, dépossédée de son domaine par une histoire toute-puissante, semble bien devoir abdiquer toute connaissance véritable13.
MauriceBlondel, le philosophe de l’action, voit les choses différemment quand, dans Histoire et dogme (1904), il signale l’abîme entre l’histoire critique et l’histoire réelle : « L’histoire réelle est faite de vies humaines ; et la vie humaine c’est de la métaphysique en acte14. » Derrière chaque témoin, le critique met une interprétation, une relation, une synthèse : « Et ce qu’on prend pour de simples constatations n’est souvent que constructions15. » S’agissant de textes qui possèdent leur particularité, « chercher d’emblée le dernier mot dans le premier écho16 » est une simplification réductrice du potentiel de signification du texte. L’histoire ne peut ni saturer le champ du savoir, ni s’arroger le droit d’exclure un autre domaine de connaissance, même si elle peut légitimement exiger que ces résultats soient reçus d’une manière conforme à la validité critique de sa démarche. L’histoire n’a pas de légitimité pour juger une position théologique ; elle peut tout au plus critiquer le point de vue historique d’une argumentation théologique.
Après la critique de Blondel, c’est Gadamer qui, en posant à nouveaux frais le problème herméneutique dans Vérité et méthode (1960), permet de dépasser les apories de l’historicisme. « Le texte compris en historien est formellement dépossédé de la prétention 215à dire quelque chose de vrai17. » Pourtant la question de la vérité qui s’ouvre dans le processus de la compréhension doit être posée en tenant compte de l’histoire, au sens du devenir historique de la tradition à laquelle l’interprète appartient et qu’il conjugue au présent. « Comprendre par la lecture, ce n’est pas répéter quelque chose de passé, mais participer à un sens présent18. » La visée de l’interprétation d’un texte ou d’une œuvre d’art est la recherche de la vérité, et le lieu de cette découverte est la compréhension. Aucune méthode ne donne accès, par elle-même, à la vérité de ce qui se donne dans un texte, à travers le médium du langage ; la démarche visant une compréhension est réglée en fonction de la chose (Sache) dont il est question ; l’interprète ne peut, par une idée naïve de l’objectivité, s’exclure du cercle du comprendre, il y entre personnellement, en corrigeant les esquisses successives qu’il se fait de ce qui se donne – ses préjugés ; l’aboutissement de la démarche conduit à appliquer ce qui est à comprendre dans la vie de l’interprète. L’herméneutique de Gadamer permet de comprendre la fonction médiatrice de la théologie biblique entre exégèse et dogmatique, qui consiste à poser la question de la vérité du texte, en reliant les résultats de l’enquête exégétique à la situation de l’interprète.
Corrélation entre nature de la Bible
et règle de son interprétation
Les exigences de l’examen historique et de l’analyse littéraire ont longtemps mis à l’épreuve le dialogue entre exégèse et dogmatique. Un approfondissement de cette critique fournit à présent aux deux disciplines sœurs des motifs de se parler : un ensemble de données qui identifient un travail de nature théologique dans l’écriture biblique recommandent de faire intervenir l’instance théologique pour leur interprétation. En voici quelques exemples.
Comment Dieu vient-il au langage biblique ? L’exégèse identifie la manière dont les scribes scénarisent leur propre écriture, en la plaçant sous l’autorité de la révélation. Dans le Pentateuque, les prescriptions sont exprimées oralement, dans des discours prononcés par Dieu et Moïse, en tant que personnages évoluant dans le récit. On peut le vérifier avec les variations intervenues dans le dispositif législatif de la Torah. Elles font, elles aussi, l’objet d’une implication 216du personnage divin ou de son envoyé pour se revêtir de l’autorité du révélé. Les exemples abondent dans la Loi, les Prophètes et les Écrits. Dans la tradition de l’exégèse intrabiblique développée par Fishbane, Jean-Pierre Sonnet observe le travail des scribes qui inscrivent le nouveau dans l’ancien, en attribuant à Dieu la responsabilité du changement. En discours direct, le Dieu du déluge a l’initiative d’une modification des prescriptions alimentaires19. De la prescription de l’alimentation végétale (Gn 1,29) à celle de l’alimentation carnée (Gn 9,3-5), la révision est drastique. Dieu se repent, il modifie la législation : pour en rendre compte, les scribes l’inscrivent dans une mise en scène dramatique qui donne lieu à une bénédiction, à un appel à la responsabilité éthique et à l’institution d’une alliance. Les scribes s’appuient sur la figure d’autorité de Dieu, de manière à légitimer leur propre entreprise de révision du régime alimentaire, non sans scénariser le drame intérieur qui implique le personnage de Dieu dans une démarche de repentir. Leur intervention est de nature spécifiquement théologique.
La Parole dont témoigne le livre biblique fait l’objet d’une contextualisation à l’intérieur d’un événement et dans le cadre d’une énonciation, qui en intensifient la portée : le contexte du dire signifie et corrobore ce qui est dit. Un examen approfondi des procédés narratifs et communicationnels mis en œuvre dans le livre du Deutéronome fait apparaître un équilibre complexe d’éléments littéraires variés : une voix primaire puis une voix secondaire retentissent, Moïse est représenté en train de parler et d’écrire (Dt 1,1.5 ; 31,9.24 ; 32,46). La recherche souligne l’absence de tout événement dans le Deutéronome, sinon l’installation de Josué et la mort de Moïse. L’écriture du livre et son achèvement par Moïse, sa livraison aux lévites et à la communauté d’Israël, sont passés sous silence. Or une combinaison de communication orale et écrite est à relever dans la structure narrative du livre. Sonnet remarque que, comme une roue imbriquée dans l’autre dans l’imagerie d’Ézéchiel20, la communication du livre à la communauté s’imbrique à l’intérieur de la communication orale de Moïse, derrière laquelle s’efface le narrateur dès le début du Deutéronome. Au plan narratif, la communication prophétique fait office de force motrice, dans cette histoire censément fondatrice, que le livre représente au lecteur. Ce 217qui est au centre est l’acte de communication de Moïse situé dans l’histoire, qui s’adresse par un impératif prescrivant de choisir la vie (Dt 30,19)21.
Comment les écrivains du Nouveau Testament placent-ils leur écriture à l’enseigne de l’autorité du Dieu qui se révèle ? L’évangile johannique, pour sa part, revendique son statut d’Écriture inspirée, à l’instar de Moïse et des prophètes, sur le mode d’une confession solennelle, contemporaine du dénouement de la dramatique du salut : au pied de la croix, le regard posé sur Jésus mort, le côté ouvert, le témoin-écrivain signe sa déposition (Jn 19,35). Les conditions d’énonciation de cette confession lui confèrent une portée considérable. À l’Heure (johannique) où les Écritures s’accomplissent dans le percement du côté du Crucifié, le récit s’interrompt. S’ouvre une étrange parenthèse, qui donne lieu à une déclaration pleine d’emphase, attestation s’attestant elle-même, sorte de témoignage au carré : « Celui qui a vu a rendu témoignage, et son témoignage est conforme à la vérité, et d’ailleurs Celui-là sait qu’il dit ce qui est vrai, afin que vous aussi vous croyiez. » (Jn 19,35.) Du présent de l’événement au présent du lecteur, l’apostrophe relie les temps ; de l’intérieur de l’événement, elle y introduit le lecteur ou l’auditeur. La vérité revendiquée a rang divin : elle est propre au témoignage que le Père rend au Fils et que le Fils se rend à lui-même (Jn 5,31-32 ; 8,13-14). Le témoin, à qui est attribuée l’écriture de ce livre, est habilité à témoigner parce qu’il a « vu », non d’un voir quelconque mais d’une vision de portée théologique qui, comme telle, conduit à la foi et à la vie : « il vit et il crut22. » (Jn 20,8.) La solennité de cette déposition met en évidence le caractère théologique de la vision qu’il rapporte : l’accomplissement des Écritures advient avec l’ouverture du côté du Christ qui en libère l’eau et le sang.
La portée théologique de la narration biblique se vérifie par la place considérable accordée à l’intrigue de révélation vis-à-vis de l’intrigue de situation23. Selon la distinction due à Aristote, l’intrigue de situation correspond à la séquence des événements jusqu’à leur dénouement, à l’évolution des personnages, aux indications de temps 218et de lieu, tandis que l’intrigue de révélation fait prévaloir le point de vue sur les personnages et les situations, reléguant les événements à un rôle d’illustration. Le récit de la libération d’Égypte en fournit un exemple : ce que Dieu révèle de lui-même aux Égyptiens et aux Israélites prend le pas sur le déroulement des faits. La logique de la narration renvoie à la mise en intrigue d’une théologie. Jean-Pierre Sonnet a ainsi mis en évidence la portée du Nom révélé à Moïse au buisson ardent sur l’identité narrative du personnage divin : « Je serai qui je serai24 » (אֶֽהְיֶ֖ה אֲשֶׁ֣ר אֶֽהְיֶ֑ה, Ex 3,14). Le Nouveau Testament reflète lui aussi le rôle joué par l’intrigue de révélation : dans les évangiles, Jésus est l’objet d’une reconnaissance (ἀναγνώρισις) de la part des différents protagonistes. La reconnaissance, topique littéraire de la narration antique analysé par Aristote dans sa Poétique, fait passer de l’ignorance à la connaissance, au moment où le drame parvient à son dénouement. L’enjeu de la reconnaissance dans les évangiles porte sur la véritable identité de Jésus. Les récits évangéliques déploient, chacun à leur manière, une intrigue où la messianité de Jésus est tantôt contestée, tantôt incomprise, tantôt confessée, jusqu’à la reconnaissance finale sur la croix et dans la résurrection. Selon Aletti, les évangiles de Marc et de Matthieu obéissent à un modèle psalmique de la reconnaissance, par lequel l’écriture de la biographie de Jésus emprunte, pour en rapporter le destin, aux psaumes de supplication de justes persécutés. Luc en revanche suit un modèle prophétique de reconnaissance, tel qu’on l’observe en Isaïe et dans le livre des Rois (Élie et Élisée). La question posée est la suivante : Jésus est-il oui ou non un vrai prophète25 ?
Dans ces exemples, le langage biblique se prend au jeu de la Parole : un témoin délivre son témoignage par écrit, mais c’est Dieu qui parle en style direct, au présent du lecteur, pour lui rappeler la Loi au lieu même où elle est donnée, pour lui signifier le salut, au lieu même où il s’accomplit, pour le gagner à la puissance de la Parole, au lieu même où elle se déploie. Horeb-Sinaï, steppes de Moab, Sion, Golgotha, Jérusalem, Samarie, extrémités de la terre : le témoin dépose par écrit et c’est Dieu qui parle en produisant des effets dans le peuple qui l’écoute (pragmatique). La Bible met en scène la révélation du Nom, au fil de l’histoire commune 219à laquelle Dieu convie les siens. Qui est-il Celui qui dévoile son Nom comme une signature sur le rouleau de l’histoire ? Qui est Jésus de Nazareth ? Pour le savoir, il faut le suivre, entre promesse et accomplissement, sur un chemin de libération et de tentation. À celui qui marche à la suite du Fils comme un disciple derrière son maître, l’Esprit donne part à la vie filiale (sémantique).
Comment les genèses de l’écriture biblique mettent-elles au jour l’activité théologique multiforme des écrivains ? La nature de cette activité éditoriale recommande de l’identifier à un processus de théologisation, qui se signale par sa constance et sa créativité au cours des âges. Dans l’Ancien Testament, certains livres, tout en constituant des œuvres originales, sont composés essentiellement à partir de la reprise de matériaux attestés dans des productions bibliques antérieures. Comme le montre Konrad Schmid, il s’agit en particulier du Deutéronome, de l’écrit sacerdotal, de la tradition du Deutéro-Isaïe, ainsi que des Chroniques26. Tout en demeurant des sources primaires, ces œuvres se distinguent des écrits dont ils dépendent par des accents théologiques originaux et des thématiques propres. À la suite de Fishbane, l’examen de Schmid couvre un large spectre depuis la théologisation du droit jusqu’au processus de théologisation dans la formation du canon, en passant par la théologie de l’histoire politique, de l’école sacerdotale et du Psautier. Levinson, de son côté, observe que les scribes emploient une palette de stratagèmes littéraires (pseudonymie, anonymat) pour inscrire dans les textes des modifications profondes intervenues dans la conception de Dieu et de sa justice27. L’attribution des Proverbes et de l’Ecclésiaste à Salomon, qui ne s’embarrasse pas de vraisemblance historique, est gage de sagesse divine. Les scribes opèrent ces changements en les camouflant sous les apparences d’une citation ou d’une paraphrase, et en couvrant ces révisions de l’autorité de Dieu, de Moïse ou des prophètes.
L’histoire ne dit pas tout de la Bible. Son texte n’est pas que littérature. L’exégèse du texte biblique met au jour, affleurant à sa lettre, émergeant de ses replis, une vie du sens qui appelle une reprise excédant l’histoire et la grammaire – une interprétation de portée théologique. Bible oblige, une interprétation conséquente de la Bible est tenue de se conformer à sa nature théologique. Pas d’exégèse sans dogmatique. La corrélation entre nature de la 220Bible et règle de son interprétation revient à la lire d’une manière conséquente à la teneur théologique de son écriture. Si telle est la nature de la Bible, alors la dogmatique ne peut qu’être partie prenante du commentaire, de l’interprétation et de la compréhension de la Bible. Le geste propre de la dogmatique, qui est de reconduire le mouvement de signifiance dans le présent, pour l’appliquer à la situation d’un ensemble de destinataires, ne peut être considéré comme extérieur au processus de la compréhension, pour la raison que l’application fait partie intégrante de ce processus. Comprendre, c’est appliquer, comme l’indique Gadamer. Exclure la théologie, ce serait refuser de prendre acte du mouvement de réinterprétation dont l’Écriture est elle-même tissée. Comprendre l’Écriture, c’est exposer sa signification dans le présent. La difficulté est de tenir ensemble le fait que la Bible est un livre semblable à tout autre, à interpréter comme n’importe quel autre livre, avec cet autre fait qu’elle est un livre à nul autre pareil, justiciable d’une interprétation spécifique : d’un côté, une texture littéraire et une teneur historique qui l’assimilent à n’importe quel livre, et de l’autre, une nature singulière et un statut unique qui affleurent en sa lettre même et qui en font, pour les Chrétiens, le texte de la révélation du Dieu d’Israël et de Jésus-Christ.
Pas de dogmatique sans exégèse
La première guerre mondiale fait rage, un pasteur d’une petite ville industrielle du nord de la Suisse rejette l’héritage libéral de ses maîtres : il revendique le droit de lire la Bible en théologien, le droit de penser à partir de la Bible. La Bible n’est pas écrite pour les historiens, sa raison d’être est d’attester la parole de Dieu telle qu’elle a été reçue par les témoins de première main, et cela pour qu’à travers ce témoignage, la parole que Dieu adresse aujourd’hui à son Église se fasse entendre. Dans un texte fondateur, sa préface à la deuxième édition de son Römerbrief, Karl Barth explique ce que c’est « être critique », plus critique même que l’exégèse historico-critique. Il pose la question herméneutique fondamentale : « Qu’est-ce que comprendre ? » Comprendre un texte, répond Barth, c’est se rapprocher de l’énigme de l’objet (Sache) au point 221où « je puis le laisser parler en mon nom et parler, moi-même, en son nom ». Pour comprendre ce qui se trouve dans le texte biblique, il faut rapporter les réponses aux questions qu’il affronte et, en définitive, à « la seule et unique question cardinale qui les renferme toutes », à savoir « la relation entre les vocables et la Parole incluse en eux28 ». Interpréter la Bible à partir de ce qui s’y trouve (« was da steht29 »), afin de le « re-penser » (« nach zu denken ») « jusqu’à ce que l’entretien entre le document et le lecteur soit entièrement concentré sur l’objet(Sache) (qui, ici et là-bas, ne peut pasêtre différent30 !) ».
Telle est la première brèche pratiquée dans la citadelle d’une exégèse tentée de confisquer le texte biblique. Pour Barth, comme pour les théologies que l’on pourrait appeler théologies de l’enracinement, le point de départ de la dogmatique n’est autre que sa norme, son objet, sa source. L’Écriture et l’exégèse, l’histoire et les classiques de la tradition chrétienne sont privilégiés sur les courants de la pensée contemporaine. La dogmatique s’adresse à l’Église d’aujourd’hui (attitude ecclésiale), en conversant avec l’Église d’hier (attitude confessionnelle) dans une écoute docile de l’Église des apôtres (attitude biblique). Barth précise la tâche de la dogmatique qui en résulte :
[…] La dogmatique comme telle ne recherche pas ce que les apôtres et les prophètes ont dit, mais ce que nous avons nous-mêmes à dire “sur le fondement des apôtres et des prophètes”31.
La dogmatique protestante et catholique connaît bien d’autres positionnements vis-à-vis de l’Écriture32. Pour faire simple, on peut indiquer une autre attitude possible, celle des théologies que l’on appellera par convention théologies de la coordination, qui commencent avec un tout autre présupposé : pour elles, comprendre, c’est relier une connaissance à ce qui a déjà été compris. Ce n’est plus la révélation, mais son destinataire et son monde qui constituent alors le point de départ. Le travail théologique commence par un préalable anthropologique ou culturel, voire par des concepts philosophiques. Karl Rahner, bon candidat pour incarner cette autre posture, n’en considère pas moins que l’Écriture est la source 222originelle à laquelle la théologie, comme science de la foi, est tenue de se référer, en tant que norme régulatrice (norma normans et à ce titre, norma non normata). Théologie de l’enracinement ou théologie de la coordination, aucune ne peut donc se dispenser de recevoir la Bible et l’exégèse, même si cette réception intervient à des moments distincts. Convenons, cependant, que les théologies de l’enracinement ont une relation plus organique à la Bible et à l’exégèse, et que les théologies de la coordination sont portées, quant à elles, à s’adresser d’une manière plus ajustée au destinataire de la révélation33.
Il reste que la vérité des Écritures, qui est le critère de la dogmatique, n’est pas à sa disposition. Une telle connaissance, essentiellement eschatologique, se cherche dans un compagnonnage avec la recherche exégétique. La parole vraie, autre que le récit, que le dogmaticien tente de recueillir dans son discours est le plus souvent à coordonner à d’autres langages, qui donnent de rejoindre les réalités religieuses et sociales. C’est pourquoi les données de la Bible et de l’exégèse, recontextualisées dans le cadre d’une théologie biblique, doivent faire l’objet d’un jugement proprement théologique visant à déterminer « ce que nous avons nous-mêmes à dire34 ». La théologie biblique revêt, vis-à-vis du discours théologique, un caractère « auxiliaire et préparatoire », comme le souligne à bon droit James Barr35.
La théologie biblique comme sphère d’échanges
L’exégèse a besoin de la théologie si elle veut entendre tout ce que porte la Bible, la théologie a besoin de l’exégèse qui a tant à lui apprendre sur les textes qui régissent son discours. Le rapport entre le texte biblique et la foi chrétienne aujourd’hui ne peut s’établir que dans une sphère d’entente entre exégètes et théologiens, où la vérité est cherchée au fil d’un dialogue continu. Le monde commun qu’ils tentent d’habiter est un espace de signification, dans lequel l’argumentation exégétique et la réflexion théologique entrent en 223conversation. La théologie biblique est l’activité d’un exégète qui, pour aller au bout de sa recherche, croise nécessairement la dogmatique, et l’activité d’un dogmaticien recueillant les fruits du labeur exégétique, dans l’exercice de son propre travail théologique. La théologie biblique n’a pas à revendiquer d’autonomie disciplinaire, indépendante des champs de l’exégèse et de la dogmatique36. La théologie biblique vit de la tension entre leurs perspectives, où chacun des protagonistes s’instruit de la confrontation avec l’autre, sans avoir à abandonner sa visée. Les deux disciplines s’appellent donc nécessairement l’une l’autre. Exégèse et dogmatique, distinctes mais pas disjointes, contribuent ainsi chacune pour leur part, sans confusion ni séparation, à la compréhension du Livre inspiré.
L’interdisciplinarité pose des problèmes spécifiques. Comment dégager une sphère d’entente sur la question de l’interprétation biblique entre exégètes et dogmaticiens ? Un accord sur l’ambition à rejoindre et les tâches à accomplir représente une gageure, au vu de la pluralité interne à la dogmatique et à l’exégèse. Cela commence sans doute par l’apprentissage de la langue de l’autre. De quoi parle le dogmaticien lorsqu’il invoque le dogme, la règle de foi, la tradition apostolique ? Que cherche l’exégète en scrutant inlassablement le moindre recoin de la lettre biblique ? Ensuite, un échange de vues s’impose. La perspective de l’exégète et celle du dogmaticien peuvent se coordonner dès lors qu’une vision commune est proposée. Que veut dire « comprendre la Bible » ? Aussi difficile à établir que soit cette entente, aussi précaire soit-elle et sans cesse à reprendre, elle n’en est pas moins indispensable à ces disciplines, qui en reçoivent ce qu’elles ne peuvent se donner aussi longtemps qu’elles demeurent éloignées. La théologie biblique revient pour l’exégèse et la dogmatique à s’inspirer du principe d’interdisciplinarité mis au jour par Blondel et sans lequel aucune connaissance d’aucune discipline ne peut prétendre à une validité critique éprouvée :
Nulle des sciences particulières ne se dira maîtresse absolue chez elle ; nulle ne se montrera irréductiblement contredisante pour sa voisine, parce qu’aucune ne donne rien d’ultime, chacune devant concourir avec les autres […].
224Chaque science n’est donc qu’une perspective ouverte sur les autres […] ; le seul moyen effectif de rester légitimement chez soi, en pareille matière, c’est d’ouvrir portes et fenêtres vers d’autres horizons que les siens37.
Plutôt qu’un modèle de théologie biblique qui risquerait de limiter indûment la liberté de lecture, un schéma commenté de l’arc herméneutique de la théologie biblique est proposé à titre de condition de possibilité de sa mise en œuvre pratique, sous la forme d’une coopération des exégètes et des dogmaticiens à l’acte théologique.
Schéma de l ’ activité herméneutique
dans le cadre de la théologie biblique
Bible |
Révélation |
Exégète ou Dogmaticien |
Tradition |
Destinataire |
Exigence |
→ |
→ |
||
Explication |
de fidélité |
Interprétation |
Exigence |
Application |
← |
← |
d ’ intelligibilité |
Commentaire du schéma
La ligne supérieure comprend les protagonistes de la théologie biblique : aux extrémités, les deux pôles de l’acte théologique, à savoir la Bible et son destinataire ; au centre, le sujet de l’acte théologique, exégète ou dogmaticien, qui opère par son activité herméneutique une liaison entre Bible et vie chrétienne du destinataire38. L’exégète et le dogmaticien font œuvre de théologie biblique lorsque, dans leur recherche de vérité, ils appréhendent la Bible comme le témoignage privilégié de la révélation et qu’ils interpellent le destinataire sur le mode d’un acte de tradition vivante, marquée par une relance originale du mouvement de compréhension – d’où les mentions intercalées de la révélation et de la tradition qui déterminent le caractère théologique de 225l’interprétation. De la révélation à sa transmission (ou tradition), il s’agit d’un unique sillon de vérité, à savoir la voix vivante de la Parole divine considérée respectivement en son écho originel et en son déploiement historique.
La ligne inférieure correspond au déploiement de l’activité herméneutique, caractérisée par une circulation dynamique des significations (figurée par les flèches). Le processus de compréhension suit le fil de l’élaboration d’une connaissance à travers l’opération centrale consistant à interpréter. L’interprétation, œuvre de l’exégète ou du dogmaticien (situés immédiatement au-dessus), est placée au centre de l’arc tendu entre explication de la Bible et application au destinataire pour souligner qu’elle est au cœur de l’acte théologique. L’interprétation est étroitement reliée à l’explication qui se rapporte au texte biblique et à l’application qui vise son destinataire. Entre explication et application, il s’agit d’une activité herméneutique différenciée mais intimement solidaire. La différence se signale par le fait qu’expliquer, c’est répondre à l’exigence de fidélité vis-à-vis de ce qui s’est donné à l’origine, et appliquer, c’est satisfaire le besoin d’intelligibilité du lecteur de la Bible, situé dans un contexte. L’étroite solidarité de l’explication et de l’application tient à ce que l’interprète ne peut se rapporter avec pertinence au texte biblique ou à son destinataire sans les envisager d’un même mouvement. Ainsi, découvrir comment la lettre biblique a emprunté à des registres de l’activité humaine (explication) invite à la créativité, de telle manière que le destinataire saisisse que la Parole le visite en son monde même (application).
La vision unitaire de la dynamique d’interprétation, de la Bible à la vie et de la vie à la Bible, que figure le schéma, établit la nécessité d’une action conjointe entre exégèse et dogmatique. Entre le texte biblique, considéré comme témoignage de révélation, et le destinataire, visé par la relance audacieuse de la tradition, l’interprète, personnellement impliqué dans le processus, l’est diversement comme exégète ou dogmaticien. Pour l’exégète, principalement bien que pas exclusivement, le but est de dégager la vérité de nature théologique qui s’atteste dans la polyphonie biblique : comprendre, c’est expliquer ; pour le dogmaticien, il consiste, principalement bien que pas exclusivement, à s’approprier cette vérité de manière créative en un contexte particulier : comprendre, c’est appliquer. Il va de soi que l’exégète participe à la préoccupation principale du dogmaticien, et le dogmaticien à celle de l’exégète.
226Avant de conclure, revenons aux objections de départ. La première souligne le risque d’une confusion des perspectives, caricature d’interdisciplinarité qui, en cherchant à ménager la chèvre et le chou, compromet l’intégrité des démarches disciplinaires. Est-il certain qu’une neutralité axiologique soit garantie par une mise à distance de l’autre discipline et une mise entre parenthèses de la subjectivité du chercheur ? L’herméneutique philosophique de Gadamer a convaincu de naïveté à la fois la prétention d’entrer dans le cercle de l’interprétation en l’absence de tout présupposé et l’ignorance où le chercheur prétendrait tenir sa propre historicité. Karsten Lehmkühler a montré l’emprise des préjugés de l’école de l’histoire des religions dans son analyse du culte de la religion d’Israël, jaugée à l’aune de l’individualisme du protestantisme libéral39. L’exégèse donne des exemples d’erreurs de jugement faute d’une prise en compte des réalités théologiques40. Plutôt que de laisser agir ses préjugés à son insu, le chercheur fait bien de les confronter consciemment à sa documentation, laissant ainsi une chance à celle-ci de prévaloir sur ceux-là.
La seconde objection tient à une nécessaire division des tâches : qui trop embrasse mal étreint. Mais la question est de savoir si l’exégèse et la dogmatique peuvent garder le cap d’une connaissance reliée à la vie, hors d’une vision unitaire de l’acte théologique du type de celle proposée ci-dessus. Sans le vis-à-vis régulateur de la discipline sœur, exégèse et dogmatique peuvent-elles éviter une spécialisation à outrance, synonyme de fragmentation, qui accumule un savoir émancipé du réel, sans autre finalité que son développement indéfini ? À l’inverse, la prise en compte de la problématique théologique par l’exégèse, loin de nuire à sa scientificité, la ramène à sa raison d’être et lui permet de déployer toute sa fécondité, comme en témoignent par exemple les œuvres d’un Norbert Lohfink ou d’un Ulrich Luz. La mise en garde vaut pour la dogmatique, tentée d’en rester au labeur du concept, à distance des réalités de la vie chrétienne41. Le rôle régulateur de l’Écriture, vibrante de la victoire sur le péché et la mort, est à même de la ramener vers les rivages du vécu.
227Conclusion
La théologie biblique, définie comme le rapport établi entre le texte biblique et la vie chrétienne aujourd’hui, est essentielle à la validité et à la vitalité tant de l’exégèse que de la dogmatique. Sa nécessité s’impose à l’exégèse en fonction de la nature de la Bible et elle s’impose à la dogmatique en vertu de la préséance du témoignage biblique dans sa tâche d’élucidation. La théologie biblique reçoit ses conditions de possibilité de la disposition de dogmaticiens et d’exégètes à prendre en compte la connexité de leurs disciplines sous la forme d’une activité conjointe, située entre l’explication du texte biblique et son application à la situation de destinataires identifiés.
Hors l’espace de la théologie biblique ainsi définie, bien d’autres tâches sollicitent la théologie. La théologie biblique ne saurait se transformer en clef ouvrant toutes les portes de l’interprétation biblique ou du questionnement dogmatique : elle n’en est qu’un domaine somme toute circonscrit, même si elle est garante de l’unité de l’acte théologique. Aucun modèle uniforme de théologie biblique ne peut s’imposer ; tout au plus, peut-on en esquisser un schéma orientant sa mise en œuvre. Peut-il en être autrement eu égard à la luxuriante profusion du Livre, à l’épineuse question de son unité et à l’infinie diversité des lecteurs ? Sans oublier que le dernier mot revient de droit à la liberté de l’Esprit.
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1 Beauchamp, 1982, p. 190.
2 Le projet décrit dans cet article fait l’objet d’un essai à paraître, auquel des développements sont repris : Bourgine, 2019.
3 La question concerne toutes les disciplines de la théologie : exégèse, histoire, droit canon, éthique, systématique. L’article se concentre sur la relation entre dogmatique et exégèse. La dogmatique est entendue par métonymie au sens de théologie systématique, qui recouvre ce qu’en théologie catholique on désigne par théologie dogmatique et fondamentale. Le couple « exégèse et dogmatique » est préféré au couple « exégèse et théologie » pour marquer l’appartenance de l’exégèse au domaine de la théologie.
4 Gabler, 1831. Pour une traduction du latin en allemand, voir Merk, 1972. Traduction anglaise Sandys-Wunsch – Eldredge, 1980.
5 Beauchamp, 1982, p. 188.
6 Beauchamp, 1982, p. 190.
7 On se convainc que l’histoire n’est pas condamnée à l’historicisme en confrontant le point de vue de William Wrede à celui d’Adolf Schlatter : selon la position historiciste du premier, le texte biblique doit être considéré comme texte inspiré ou bien comme texte historique, sans possibilité de coordination (Wrede) ; pour le second, qui n’a pas de mal à mettre en évidence la neutralité illusoire de l’historien, il ne convient pas de limiter la question de la vérité à celle de l’histoire (Schlatter).
8 James Barr note : « Les spécialistes de littérature, loin de soutenir l’usage théologique de la Bible, étaient plus intéressés à prendre la Bible comme un corps de matériaux fondamentalement littéraires. » (Barr, 1999, p. 238.) Cette observation ne saurait être généralisée à tous les exégètes adeptes de ces méthodes, pas plus qu’elle ne s’applique indistinctement à tous les exégètes pratiquant l’exégèse historico-critique qui comptent dans leurs rangs des auteurs de théologies bibliques, comme le remarque Ska, 2009, p. 714. On notera en outre que des auteurs considèrent que la théologie biblique a cessé d’être une pratique marginale : Elliott, 2007, p. 20.
9 Schweitzer, 1913.
10 Troeltsch, 1999, p. 43.
11 Troeltsch, 1999,p. 49.
12 Troeltsch, 1999, p. 48.
13 On trouve une réfutation de la position relativiste de l’historicisme dans Ricœur, 1972.
14 Blondel, 1956, p. 168.
15 Blondel, 1956, p. 168.
16 Blondel, 1956, p. 214.
17 Gadamer, 1996, p. 325 [= Gadamer, 1990, p. 308].
18 Gadamer, 1996, p. 414 [= Gadamer, 1990, p. 396].
19 Sonnet, 2016, p. 270-272. Voir Fishbane, 1988, p. 319-320.
20 Éz 1,16 : « Voici quels étaient l’aspect des roues et leur structure : elles étincelaient comme de la chrysolithe et elles étaient toutes les quatre semblables. C’était leur aspect. Quant à leur structure, elles étaient imbriquées l’une dans l’autre. »
21 Sonnet, 1997.
22 La proposition principale du verset, à l’instar des deux conclusions, place l’évangile à l’enseigne de la révélation menant à la foi. Dans l’incise à double fond, l’évangéliste revendique une vérité de niveau divin de sorte que Jn 19,35 apparaît bien comme la matrice des deux conclusions de l’évangile (Jn 20,30-31 ; 21,24-25) ; voir Sevrin, 2011, p. 188-189.
23 Sternberg, 1985, p. 172-179 ; Ska, 2000, p. 17-19.
24 Sonnet, 2010. L’auteur note que la structure du Nom de Dieu est une « magnifique traduction linguistique de l’expérience visuelle du buisson qui brûle (sans se consumer) » ; ibid., p. 348.
25 Voir Aletti, 2016.
26 Schmid, 2013.
27 Voir Levinson, 1992, p. 46-56.
28 Barth, 2016, « Préface à la deuxième édition », p. 16.
29 Barth, 2016, « Préface à la deuxième édition », passim.
30 Barth, 2016, « Préface à la deuxième édition », p. 15.
31 Barth, 1953, p. 14-15 [= Barth, 1986, p. 15].
32 Voir Birmelé, 2008.
33 Gisel, 2008, p. 128-133, mentionne semblablement le vis-à-vis entre Barth et Tillich.
34 Barth, 1953, p. 14-15 [= Barth, 1986, p. 15].
35 Barr, 1983, p. 119.
36 Cette conception de la théologie biblique est partagée par de nombreux auteurs, ainsi Paul Beauchamp, Gerhard Ebeling, Mark W. Elliott, Henning Graf Reventlow, Dietrich Ritschl, Konrad Schmid. D’autres soutiennent, au contraire, une autonomie disciplinaire de la théologie biblique, tel Segalla, 1980-1981.
37 Blondel, 1956, p. 166, 169, 170.
38 Il va de soi que la réception par le destinataire du témoignage de la révélation passe par une appropriation créative qui mérite d’être appelée « théologique », ce qui fait également de ce destinataire un sujet de plein droit de l’acte théologique. Tout lecteur croyant de la Bible n’est-il pas partie prenante d’une activité herméneutique ? Sont ici désignés spécifiquement par « sujets de l’acte théologique » les auteurs, exégètes ou dogmaticiens, d’une œuvre positive au service de la justesse de la réception par tout lecteur.
39 Lehmkühler, 1996, p. 171. Et James Barr de confirmer : « Dans mon expérience, les historiens des religions ne sont visiblement pas moins dotés d’opinions et de préjugés que ne le sont, disons, les théologiens. » (Barr, 1999, p. 130.)
40 Schmid l’illustre avec C. Dohmen sur Gn 2,16 et R.G. Kratz sur Ex 14 ; Schmid, p. 74-76.
41 Hurtado, 2011, p. 10-11.
- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-09414-2
- EAN : 9782406094142
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09414-2.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 24/06/2019
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Théologie biblique, dogmatique, exégèse, Paul Beauchamp, Karl Barth, Maurice Blondel, Hans-Georg Gadamer