Luther et les images
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
2017 – 3, 97e année, n° 3. 500e anniversaire de la Réformation - Auteur : Lienhard (Marc)
- Pages : 349 à 360
- Réimpression de l’édition de : 2017
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
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LUTHER ET LES IMAGES
Marc Lienhard Doyen honoraire de la Faculté de théologie protestante de l'Université de Strasbourg, EA 4378 - 17 rue de Verdun - F-67000 Strasbourg Résumé : Dès ses premiers écrits, Luther affirme que les images peuvent être maintenues comme d'autres réalités extérieures, si leur usage ne contrevient pas à la foi et à l'amour. Il s 'oppose en 1522 à Carlstadt et aux iconoclastes : il pense que lesffmages peuvent illustrer la Parole de Dieu, à condition d'être conformes à l'Ecriture sainte. Abstract : From his first writings, Luther affirmed that images could be retained like other external realities, if their use did not contradict faith and love. In 1522, he opposed Andreas Karlstadt and the iconoclasts, maintai¬ ning that images could illustrate the Word of God on condition that they conformed to Holy Scripture. Luther ne pensait pas, comme le prétendaient certains esprits « spirituels », que l'annonce de l'Evangile entraînait la condamnation et la disparition de tous les arts : « Je voudrais bien voir tous les arts, en particulier la musique, au service de celui qui les a donnés et créés ^ » Cet extrait d'une préface de Luther à un recueil de cantiques de 1524 indique bien l'orientation générale de sa pensée : l'art peut être au service de l'Évangile. Mais le passage indique aussi la préférence de Luther pour la musique : c'est elle qui « chasse le diable » et édifie les hommes. Luther a effectué un certain nombre de voyages : en 1511, il est allé jusqu'en Italie. On peut s'étonner d'une relative indifférence de sa part à l'égard des images qu'il a eu l'occasion de voir. Il en parle très peu, sinon pour souligner la proximité de l'art flamand avec la nature^. Sur le plan de sa propre biographie, il évoque à plusieurs reprises l'image du Christ juge ^ qu'il a souvent vue, qui l'a terrorisé, et dont il a mis du temps à se libérer. Pourtant, l'omniprésence des images, le conflit avec les iconoclastes, mais aussi le sens psychologique de Luther, attentif à l'impact des images, l'ont conduit dans quelque
^ WA 35, 475, 2-5 (voir Bibliographie - Sources). ^VoirWATR 6, n° 7035, p. 349. ^ Voir WA 8, 677, 25 - 678, 3 et p. 678 note 1 ; 45, 482, 15-17 ; 46, 8, 32-34 ; 47, 275, 34-37.
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soixante-dix cours, prédications, écrits, lettres et propos de table à parler des images et de leur place dans les églises, les maisons et les livres. Aucun écrit de Luther n'a rassemblé ou synthétisé ses positions à ce sujet. Il faut donc se fonder sur les sources les plus diverses, éparpillées dans une œuvre de quelque cent gros volumes ! I. Luther et les images jusqu'en 1522 Avant même de prendre position sur l'iconoclasme en 1522, Luther s'est exprimé sur les images. Commentant Romains 14,1 («Accueillez celui qui est infirme dans la foi^»), il souligne la liberté qui régne dans la nouvelle alliance : « toutes choses sont libres et aucune n'est nécessaire pour ceux qui croient en Christ'' ». Ce qui compte, c'est « la charité [venant] d'un cœur pur, d'une conscience bonne, d'une foi qui n'est pas feinte ». Ainsi, dans la nouvelle alliance, ne sont ni obligatoires ni interdits « les orgues, les ornements d'autels, les calices, les images et tout ce qu'il y a maintenant dans les temples^ ». « Toutes ces choses-là sont l'ombre, les signes [extérieurs] des réalités, des puérilités ^» Luther s'en prend aux Picards, cette aile radicale des Hussites qui, au nom d'une liberté évangélique mal comprise, voulaient supprimer tout cela. Les images, comme d'autres réalités « extérieures », peuvent être maintenues si elles sont au service de l'amour et si elles ne contreviennent pas à l'édification de l'homme intérieur. Dans l'explication des dix commandements qu'il propose en 1518, Luther établit une distinction entre l'idolâtrie externe et l'idolâtrie internet L'idolâtrie externe découle de l'idolâtrie interne et consiste à adorer du bois, des pierres, des animaux et des astres. Or, c'est précisément cela que vise le commandement interdisant les images, alors qu'il n'interdit pas la fabrication ou la possession d'images. En fait, le commandement relatif à l'idolâtrie, auquel Luther rattache toujours le commandement biblique relatif aux images, s'en prend surtout à l'idolâtrie interne qui peut exister même si l'on n'adore pas les images. Le vrai danger, écrit Luther dans le traité Des bonnes œuvres, c'est « de fonder et d'orner des églises, des autels, des couvents, d'accumuler des cloches », de s'incliner
^Starke, 1983, p. 531. ^ Voir WA 56, 492-494, 7 ; traduction française de Georges Lagarrigue dans MLO 12, p. 264-265. WA 56, 493, 16 ; MLO 12, p. 264. ^ WA 56, 493, 32 - 494, 1 ; MLO 12, p. 265 (traduction modifiée). ^ WA56, 494, 2 ; MLO 12, p. 265. ^ WA 1, 399, 12-27. '^WA 6, 611-612 ; Œuvres I, p. 449.
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« devant la sainte croix de Dieu ou devant les images de ses saints », en appelant cela «honorer, adorer Dieu, n'avoir point d'autres dieux, [chose que des] pécheurs de toute sorte peuvent aussi faire et font quotidiennement^^». En fait, tout dépend de la foi et de la certitude reposant sur la seule promesse de Dieu : cette promesse dit qu'il nous est favorable. Si ces choses [...] (c'est-à-dire orner des églises, des autels, s'incliner devant les crucifix et les images des saints) sont faites avec une foi telle que nous considérons que tout cela plaît à Dieu, elles sont louables, mais si nous doutons ou ne pensons pas que Dieu nous est clément et que nous lui sommes agréables, ou si nous prétendons avant tout lui être agréables par ou selon nos œuvres, tout cela est pure imposture ; extérieurement on vénère Dieu, intérieurement on s'érige soi-même en idole Ainsi, Luther ne vise pas les images comme telles, mais l'usage que l'on en fait en finançant des images dans les églises ou en en faisant un usage cultuel illicite aux dépens de la justification par la foi. Cela dit, il existe selon Luther des images qui détournent de la foi, c'est-à-dire de la confiance en Christ seul et en son œuvre rédemptrice. C'est le cas des images représentant le Christ comme un juge terrifiant, de celles qui glorifient Marie. Celles qui ido¬ lâtrent saint Christophe et d'autres images de saints sont tout aussi pernicieuses car les gens du peuple ne font pas toujours la différence entre l'image et le saint qu'elle représente. Cependant, l'abus le plus grave est ailleurs : il consiste à mettre sa confiance dans le saint représenté par l'image. Dans son célébré Commentaire sur le Magnificat de 1521, Luther critique « les maîtres qui peignent et représentent la bienheureuse Vierge de telle manière qu'on ne voit en elle rien de méprisé mais uniquement des choses grandes et élevées ». Que font-ils d'autre, sinon qu'ils nous comparent seulement à la mère de Dieu et non pas elle à Dieu, ce qui nous rend craintifs et décou¬ ragés et qui voile la consolante image de grâce, comme on fait pour les tableaux pendant le carême. En effet, il ne reste aucun exemple qui puisse nous consoler, mais elle est élevée au-dessus de tous les exemples, alors qu'elle devrait et aimerait bien être l'exemple le plus distingué de la grâce de Dieu, afin d'exciter le monde entier à faire confiance à la grâce divine, à l'aimer et à la louer
" Ihid. Ibid. Ibid. '^WAl,413,6-414, 16. '-'WA 1,412, 6-414, 16. WA 7, 569, 12-20 ; traduction française d'Albert Greiner dans MLO 3, p. 41.
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Luther déplore que dans le culte de son époque on ait trans¬ formé des hommes en dieux et que l'on fasse trop confiance aux choses extérieures. Ainsi, certains « portent sur eux de petites images et des opuscules, des lettres et des croix, ou certains vont même jusqu'à penser se prémunir par là contre l'eau, le fer, le feu et toutes sortes de dangers ^A>, tout cela aux dépens d'une vraie contemplation de la passion du Christ. En ce qui concerne les crucifix et autres images de la passion, Luther ne les rejette pas comme tels. Il critique le fait que l'on oublie de méditer les souffrances du Christ et de se les imputer personnellement. Ce qu'il demande, ce n'est pas de supprimer les images, mais de prêcher l'Évangile. Le vrai culte consiste dans l'écoute de la Parole de Dieu. Celui qui met sa confiance en Dieu n'a plus besoin d'images de saints et ne sera plus tenté d'acheter la grâce de Dieu. L'argent dépensé à cet effet sera bien mieux utilisé s'il est donné 1 9, aux pauvres . II. Luther et l'iconoclasme En l'absence de Luther, retenu depuis mai I52I à la Wartburg, une radicalisation se fait jour à Wittenberg à l'automne 1521, en particulier sous l'impulsion de Carlstadt, qui pensait être en accord avec son collègue. Un culte simplifié est mis en place. La cène est célébrée sous les deux espèces dans la langue vernaculaire et sans confession préalable ; on s'en prend aux prêtres et aux moines, ainsi qu'aux messes privées. Ce radicalisme conduisit à l'iconoclasme au début de l'année 1522. Carlstadt prônait certes un enlèvement paci¬ fique des images, mais, de fait, cette action s'opéra souvent dans la violence. Or, dans un écrit publié au début de 1522, la Sincère admonestation à tous les chrétiens pour qu'ils se gardent de la révolte et de la sédition Luther affirma que les réformes devaient être réalisées par la voie légale, c'est-à-dire par les autorités. En attendant, les hommes d'Église devaient annoncer l'Évangile et s'exercer à la patience, en particulier avec les faibles. « Cela ne fournit plus d'argent pour les bulles, les cierges, les cloches, les images et les églises, mais explique plutôt que c'est sur la foi et l'amour que repose une vie chrétienne^". » Alors, pense-t-il, toute l'engeance papiste disparaîtra d'elle-même au bout de deux ans.
" WA2, 136, 16-20 ; Œuvres I, p. 221. Voir WA 1, 245, 39 - 246, 5 ; 598, 21-26. "Voir WAS, 676-684 ; Œuvres p. 1131-1145. WA 8, 683, 36 - 684, 2 ; Œuvres I, p. 1140.
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Mais, en janvier 1522, Carlstadt publie un libelle largement diffusé poussant à enlever toutes les images des églises : De la suppression des images et de la mendicité parmi les chrétiens^\ Il s'y adresse, lui aussi, en priorité aux autorités civiles, qu'il menace du châtiment divin si elles se refusent à les enlever ; ce châtiment, poursuit-il, nous frappera aussi si nous ne collaborons pas à cette œuvre. Mais pourquoi faut-il enlever les images ? Carlstadt se référé à l'interdiction des images dans le premier commandement et évoque l'idolâtrie : les hommes ont mis les images à la place de Dieu. A la différence de Luther, Carlstadt identifie d'emblée l'image et l'idole. Si l'image idolâtrique disparaît du cœur, affirme Luther, l'image visible ne présente plus aucun risque. Carlstadt raisonne de manière inverse : si l'image visible est supprimée, le danger de l'idolâtrie interne l'est aussi. Là où Luther combat les abus dans l'usage des images, Carlstadt combat les images elles-mêmes. Il s'en prend en particulier aux images sur les autels, aux crucifix, mais aussi à toutes les représentations du Christ et des saints. D'après lui, on ne peut pas les contempler sans les adorer. Le fait qu'elles nous inspirent de la crainte prouve d'ailleurs que nous les avons dans le cœur comme des idoles. Le commandement inter¬ disant les images est tout aussi valable que l'ensemble des Dix commandements. Dés son retour à Wittenberg après l'exil à la Wartburg, Luther prend position avec fermeté contre les iconoclastes. Il aborde la question dans deux de ses fameux « sermons de l'Invocavit », qui pacifieront les esprits à Wittenberg. Dans les sermons que Luther prononce en mars 1522 il admet qu'il existe des images incitant à l'idolâtrie. Mais, de manière générale, les images font partie des choses que l'on peut ou non utiliser. Elles ne sont pas nécessaires, mais nous sommes libres d'en avoir ou de ne pas en avoir, quoiqu'il serait préférable que nous n'aimions pas lesdites images, à cause de l'abus funeste et maudit et de l'impiété auxquels elles donnent lieu^^. Les iconoclastes invoquent le commandement d'Exode 20,4. Mais ce que ce commandement interdit n'est pas la fabrication des images, c'est leur adoration. Noé, Abraham, Jacob et d'autres patriarches ont bien élevé des autels au Seigneur. De même Moïse a élevé un serpent d'airain dans le désert, lui qui interdit de faire aucune image taillée
Von Ahtuhung der Biîder iind das keyn hedtler vnther den Christen seyn sollen (voir Bibliographie - Sources). WA 10, 3, 26 et 37 ; Œuvres I, p. 1104-1106 ; 1107-1110. WA 10, m, 21-24 ; Œuvres I, p. 1104. WA 10, III, 27, 30-32 ; Œuvres I, p. 1105.
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[C'est seulement] là où il y aurait des images que nous voudrions adorer [que] nous devons les briser et abolir ees images, mais pas de façon violente et téméraire : nous devons confier à l'autorité le soin de le faire D'ailleurs, l'iconoclasme ne fait que renforcer l'attachement aux images. Luther voudrait lui aussi « que les images fussent abolies dans le monde entier, à cause du déplorable abus auquel elles donnent lieu^^' ». Quel est l'abus dénoncé par Luther ? Celui qui fait placer une image dans l'église, celui-là pense facilement qu'il rend un service à Dieu et qu'il lui fait plaisir, et qu'il a accompli une bonne œuvre pour laquelle il espère de Dieu une récompense : c'est là la véritable idolâtrie Par contre, il réfute l'opinion des iconoclastes selon laquelle les fidèles identifient l'image et la réalité qu'elle représente. « Par exemple, si quelqu'un avait un crucifix, il croirait que celui-ci est le Christ, Dieu et homme, en personne » Or, selon Luther, il n'y a personne dont l'entendement serait assez obtus pour penser : "le crucifix que voilà est mon Christ et mon Dieu". Il le tient seule¬ ment pour un signe, grâce auquel il pense au Seigneur Christ et â sa souffrance Le véritable abus, c'est la justification par les œuvres. C'est contre elle qu'il faut prêcher et non contre les images comme telles. Par ailleurs, cependant, il faut préférer un culte consistant à donner l'argent aux pauvres plutôt que de le consacrer aux images. Luther résumera les conceptions ainsi développées dans l'écrit : De la communion sous les deux espèces du sacrement Mais Carlstadt ne renoncera pas à ses convictions au sujet des images. Dans un écrit dirigé contre un professeur de Leipzig, il va jusqu'à dire qu'« avoir des images sur l'autel est un plus grand péché que commettre l'adultère ou le brigandage, car cela contrevient au premier commandement^^ ». Dans un autre traité. Faut-il γ aller doucement et éviter de scandaliser les faibles pour des choses qui relèvent de la volonté de Dieu paru en novembre 1524^\ il affirme qu'il faut appliquer les commandements divins, y compris
WA 10, III, 28, 22-25 ; Œuvres I, p. 1105. ^^WAIO, 111,31, Œuvres 1107. ^^WAIO, 111,31, Œuvres -p. 1107. WA 10, III, 31, 20-22 ; Œuvres I, p. 1107. WA 10, III, 31, 23-26 ; Œuvres I, p. 1107. WA 10, II, 11-41, Von beider Gestalt des Sakraments zu nehmen. Barge, 1905, t. II, Anlage N° 15, p. 562ss. Oh man gemach faren vnd des ergernussen der schwachen verschonen soil in sachen so gottis willen angehen. Schriften aus den Jahren 1523-25 (voir Bibliographie - Sources), t. 1, p. 74-97.
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l'interdiction des images, sans égard pour les faibles, car les images pervertissent l'âme. L'« amour fraternel » invoqué par les Witten- bergeois n'est qu'un alibi pour cacher leur opportunisme. Là où des chrétiens régnent (herrschen), ils ne doivent pas prendre d'égards par rapport aux autorités, mais détruire librement ce qui est contre Dieu, même sans prédication Dans plusieurs écrits de 1524, Luther aborde encore le sujet. Le développement le plus explicite se trouve dans son écrit Contre les prophètes célestes, au sujet des images et des sacrements (fin décembre 1524). Il reprend et développe les affirmations déjà évo¬ quées : il faut enlever les images du cœur avant de les éloigner des églises. La loi de Moïse interdit seulement une image de Dieu qu'on adore : un crucifix, une image de saint ne sont pas interdits Dans l'ancienne alliance, des images étaient fabriquées et utilisées, et seules les autorités pouvaient les détruire. Les images sur les pièces de monnaie sont aussi utilisées par les partisans de Carlstadt. Ce dernier veut emprisonner les consciences par des lois et des interdits. Au titre de souvenir (Gedàchtnis) ou de « témoins », non seulement les images doivent être tolérées, mais elles sont encore « dignes d'éloge et honorables". » Certes, les images des églises de pèlerinage, qui sont « l'auberge du diable », doivent être détruites, mais on ne pèche pas en les laissant en place. Les prescriptions cérémonielles et judiciaires du Décalogue, telles que l'interdiction des images et le commandement relatif au sabbat, sont devenues caduques dans la nouvelle alliance. Jésus a tenu dans sa main l'image d'un empereur païen ; aussi, que l'on nous laisse au moins un crucifix ou une image de saint « pour la contemplation, pour le témoignage, pour le souvenir (gedechtnis), comme signe" ». Dans la version allemande de la Bible, utilisée aussi par les iconoclastes, il y a beaucoup d'images, pourquoi ne pas en avoir aussi sur les murs ? Plût à Dieu que je puisse convaincre les seigneurs et les riches de faire peindre à l'extérieur et à l'intérieur des maisons la Bible tout entière ! Ce serait une œuvre chrétienne, [...] les images sont une prédication pour les yeux Récapitulons l'argumentation de Luther : a) Pour Luther, le mal réside non pas dans l'objet, mais dans le sujet. Même si certaines images pervertissent l'Evangile, tout le mal vient en fait de la tendance naturelle de l'homme à l'idolâtrie
îhid. p. 96. WA 18, 62-214 ; Œuvres II, p. 163-183. Voir WA 18, 68, 28-30. Ibid., 74, 3-20. Ibid., 80, 7. ^Ubid., 83, 3-5.
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et à Γ autojustification. C'est cela qu'il faut mettre à nu par la prédication, en soulignant également l'inanité des images. b) Carlstadt et les iconoclastes pèchent par légalisme. En voulant supprimer les images avant même de susciter la foi par la prédi¬ cation, ils prônent eux aussi la justification par les œuvres. c) Le commandement biblique ordonnant de détruire les images s'applique à un temps et à une situation donnés. Il concernait les Juifs de l'époque où il a été donné. Pour Jésus, ce commandement n'avait aucune importance. Les apôtres n'ont pas détruit d'images ou d'idoles, mais seulement prêché l'Évangile. \ d) A la différence de Carlstadt et de l'Ancien Testament, et proche en cela de la modernité, Luther connaît un usage profane, désa¬ cralisé, de l'image, usage qui ne nous est pas interdit. e) Dans l'écrit Contre les prophètes célestes, et de plus en plus souvent, Luther développe une conception positive de l'usage des images, dans une perspective pédagogique et didactique. C'est ce qu'il nous faut maintenant aborder. m. Raison d'être et fonction des images Nous sommes ainsi faits, estime Luther, que « nous ne pouvons rien penser ou comprendre sans image». C'est aussi le cas dans la vie religieuse : nous ne pouvons pas nous passer d'illustrations. Que je le veuille ou non, quand j'entends parler de la souffrance du Christ, s'esquisse (entwirft) dans mon cœur l'image d'un homme pendu à la croix de la même manière que mon visage apparaît naturellement dans l'eau quand je m'y regarde. Pourquoi serait-ce un péché d'avoir aussi une telle image devant les yeux"*' ? Dieu a tenu compte de la propension humaine vers l'image. C'est pourquoi il est apparu sous la forme d'un homme, Jésus Christ ; il s'est abaissé vers notre nature et veut se faire visible. « De tout temps. Dieu a fait que ce ne furent pas seulement les oreilles qui entendaient, mais aussi les yeux qui voyaient''^. » Ainsi, la Bible est pleine d'images. Jésus parle en paraboles Luther peut dire que toute créature visible est une parabolec'est pourquoi il faut contempler les créatures « comme des sortes de paroles
wa37, 63, 25-26. "" wa 18, 83, 6-13. wa49, 74, 39-75, 1. wa37, 64, 9-35. wa3, 560, 35.
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(locutiones) de Dieu''^ » . « La création tout entière est le plus beau livre ou une Bible dans laquelle Dieu s'est décrit et dépeinL"". » Luther lui-même n'a cessé d'utiliser un langage imagé pour parler de Dieu, du Christ et des réalités de la foi. Certes, les images ne peuvent pas remplacer la prédication, mais elles peuvent l'illustrer. Elles ne sont pas, comme telles. Parole de Dieu, mais elles accompagnent la Parole. Tel était déjà le cas des paraboles du Christ, qui comportaient une image et une parole Elles ne disent pas seulement « voyez », mais se terminent par « que celui qui a des oreilles entende ». « On ne peut Jamais assez présenter les paroles et les œuvres de Dieu à l'homme du commun. On peut les chanter, les dire, les faire sonner, les prêcher, les écrire, les lire, les peindre et les dessiner, malgré cela, Satan est toujours fort et entreprenant pour empêcher [leurs effets] » Pour Luther, les images s'inscrivent dans une perspective didactique et pédagogique. Elles illustrent, attestent, rappellent et montrent ce que la Parole annonce'*''. Elles sont au service de l'annonce de l'Évangile qui est, en soi, toujours prioritaire, car « la foi vient de l'écoute » (Romains 10,17). Le Royaume de Dieu est un « Horreich » (royaume de l'écoute). Mais, au service de l'annonce de l'Évangile, les images ont une fonction appréciable, en illustrant l'Évangile proclamé. Selon Luther, les images peintes aux murs n'ont pas pour but de susciter la foi, mais de la maintenir éveillée. Elles n'ont pas pour objet de convertir, mais d'appeler à la louange et la prière. Cette fonction d'aide pour la prière a été soulignée à plusieurs reprises par Luther^". Si on définit ainsi la raison d'être et la fonction des images, cela conduit à poser quelques conditions pour que les images puissent effectivement jouer le rôle attendu. Toutes les images ne sont pas des aides pour diffuser et recevoir l'Évangile. Luther a critiqué certaines images qui, par exemple, mettaient saint François sur le même plan que le Christ. Il a critiqué aussi l'image repré¬ sentant l'Église comme une barque, qui établissait des différences entre les clercs et les laïcs. S'il demande que les images correspondent dans la mesure du possible à la réalité historique^', par exemple à propos de la
'''WA3,561,2. WA48, 201, 5-6. "" Stirm, 1976, p. 93. ^^WAIO, II, 458,30 -459, 1. VoirWA 18, 80, 7-14. ™ Cf. WA 23, 275, 29 ; 35, 479, 3 ; 480, 17 ; 481, 33. WA28, 381 ; 52, 613, 29.
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conversion de Paul, il sait bien qu'il y a d'autres réalités, telles que la descente du Christ aux enfers ou la résurrection, qui échappent à nos catégories habituelles. Ainsi, les images ne pourront qu'être allusives et approximatives. Même naïves (que l'on pense au Christ descendant aux enfers avec son étendard), elles peuvent illustrer l'Évangile annoncé oralement. C'est pourquoi il ne les rejette pas'^. Il admet même que l'on puisse, avec Daniel 7,13, et pour les enfants, voire pour les doctes, représenter Dieu comme un « beau vieillard», même s'il n'aime pas cette image C'est, bien sûr, le contenu de l'image plutôt que sa qualité artistique qui est déterminant. Parler du contenu, c'est parler de la conformité avec l'Écriture sainte. L'image doit traduire de manière claire le message biblique. C'est pourquoi Luther souhaite aussi que des versets bibliques accompagnent les images, pour en préciser la signification^'. De manière générale, l'image doit illustrer le thème central de la Bible, c'est-à-dire la justification par la foi en Christ. D'où la critique que Luther adresse à bien des images traditionnelles, aux Artes moriendi qui accordent trop d'importance aux saints et aux anges, aux images évoquant le Christ juge, ou encore à celles qui magnifient la Vierge et les saints. C'est bien dans l'optique de la justification par la foi que s'inscriront certains tableaux classiques de Cranach (par exemple la représentation de la Loi et de l'Évangile). Luther s'interroge aussi sur l'effet des images sur celui qui les regarde. Si l'image est consolante, sur la base de l'Évangile, elle est utile et légitime. Si, au contraire, elle apporte à l'homme de fausses consolations, si elle lui inspire de la terreur ou l'éloigné de Dieu, elle doit être rejetée''. Il conviendrait d'évoquer enfin les divers types d'images envi¬ sagés par Luther et les lieux où il aimerait les voir. Nous ne pourrons le faire que de manière succincte. N'insistons pas sur l'usage des images dans les pamphlets et les feuilles volantes, en particulier les représentations du pape ou des moines tout au long des années vingt. Luther en fut partie prenante, comme d'autres réformateurs d'ailleurs. Il faudrait encore évoquer les gravures sur bois illustrant bien des écrits de Luther, ce qui n'était pas nouveau en soi. On a souligné pourtant que l'illustration des catéchismes se
WA46, 306, 10-11 ; 37, 63, 26. WA46, 308, 3-7. '''WA33, 449, 39-450, 9. Stirm, 1976, p. 87-88. Stirm, 1976, p. 17.
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limite à des thèmes bibliques, ou à des sujets comme le baptême, la prédication et la cène, fondés sur la Bible Luther a non seulement choisi, mais encore souvent suivi la réa¬ lisation des images Il souhaitait ainsi une véritable Bible illustrée pour les laïcs, permettant à la mémoire de conserver les histoires bibliques qu'ils avaient entendues. Dans le même souci pédagogique, il s'est montré favorable aux fresques et peintures murales dans les maisons particulières comme dans les églises. Sur l'autel, il appréciait une image représentant la cène, et, bien sûr, un crucifix. Conclusion Luther se rendait bien compte des limites de toute image. En soi, l'image est morte, elle peut montrer seulement la forme exté¬ rieure d'un modèle et non sa vraie nature. Cela est vrai aussi pour le portrait. Les images ont moins de valeur que les créatures vivantes que Dieu a peintes lui-même et qui, elles aussi, ne sont que des marques de Dieu. En fait, la vraie et seule image de Dieu, c'est Jésus Christ. Relevons aussi que l'image est à distinguer des sacrements. Ceux-ci ont été institués par Dieu comme des signes visibles de la grâce invisible. De par la volonté de Dieu, ils le rendent présent. Telle n'est pas la fonction assignée aux images : elles ne sont pas instituées par Dieu comme des moyens de grâce ; elles ont une fonction pédagogique et didactique, et non une fonction sacrale, au sens où elles communiqueraient la grâce, voire seraient objet de culte. Cependant, étant donné la nature humaine et son attachement au visible, les images, bien que secondes, sont loin d'être secondaires. Au service de l'Évangile, elles constituent une aide appréciable pour la diffusion et la conservation de cet Évangile. On l'aura noté : les réflexions et les affirmations de Luther sur les images se situent toujours dans un cadre religieux et théologique. Ce n'est pas l'art en général qui l'intéresse, mais bien le service que les images peuvent rendre à l'annonce de l'Évangile. Il faudra d'autres forces que la Réforme, comme l'humanisme par exemple, actives en particulier dans les cours princières, pour promouvoir l'émancipation et la sécularisation de l'art plastique. Pourtant, en désacralisant l'image, en la plaçant sur le plan de la pédagogie et de la didactique, Luther a contribué - à sa manière - à une nouvelle approche des images.
" Voir ainsi Christin, 2003, p. 17-40. Stirm, 1976, p. 83.
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- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-09325-1
- EAN : 9782406093251
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09325-1.p.0028
- Mise en ligne : 19/04/2019
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français