Le dernier sermon de Luther (14 ou 15 février 1546) et son « admonestation contre les juifs »
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
2017 – 3, 97e année, n° 3. 500e anniversaire de la Réformation - Auteur : Morgenstern (Matthias)
- Pages : 439 à 448
- Réimpression de l’édition de : 2017
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
LE DERNIER SERMON DE LUTHER (14 OU 15 FÉVRIER 1546) ET SON « ADMONESTATION CONTRE LES JUIFS*» Matthias Morgenstern Institutum Judaicum - Eberhard Karls-Universitàt Tubingen Liebermeisterstr. 12 - D-72076 Tubingen Résumé : En février 1546, Martin Luther tint son dernier sermon dans l'église Saint-André d'Eisleben, sa ville natale. Il finit par une «admonestation contre les juifs », dont le but était d'amener le Comte Albrecht de Mansfeld à expulser tous les juifs de son territoire. Ce message, traduit, annoté et commenté ici, réunit une dernière fois presque tous les motifs hostiles aux juifs de Luther, présents surtout dans son pamphlet Des juifs et de leurs mensonges (1543). Se référant à la peur du Réformateur moribond devant la punition divine lors du jugement dernier, le texte révélé combien il est difficile de séparer son hostilité à l'égard des juifs de sa « véritable » préoc¬ cupation : la quête d'un Dieu miséricordieux. Abstract : In February 1546, Martin Luther gave his last sermon in St Andrew's Church in his native city Eisleben. He ended with an "admonition against the Jews" urging Count Albreeht of Mansfeld to expel the Jews from his territory. The text of this admonition, here eommented and translated into French, reunites almost all the motifs of his anti-Jewish pamphlets, above all his text of 1543 On the Jews and their Lies. Referring to dying Luther's own fear before God's punishment at the last judgment, this sermon reveals how difficult it is to distinguish between his enmity towards the Jews and his principal theological quest : the search for a merciful God. Ce fut le 23 janvier 1546 que Luther partit de Wittenberg pour son dernier voyage à Eisleben dans le comté de Mansfeld, afin de participer à la procédure de réconciliation des comtes de Mansfeld qu'opposait un violent conflit au sujet des possessions minières ^
* Mes remerciements vont au Cercle Gutenberg ainsi qu'à la Région Alsace Champagne- Ardenne Lorraine et à l'Eurométropole de Strasbourg pour l'octroi d'une chaire d'excellence à l'Université de Strasbourg pour la période allant du janvier 2017 au 31 juillet 2018. Ils s'adressent aussi à Hoby Randriambola et à Christian Grappe pour leur aide et leur disponibilité en vue de la traduction de ce texte en français. ' Voir Arnold, 2017, p. 519-525 ; Leppin, 2017 [2006], p. 344-346. Une description détaillée de ce dernier voyage de Luther se trouve chez Bauer, 1996.
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119440 M. MORGENSTERN, LUTHER ET SON « ADMONESTATION CONTRE LES JUIFS » Durant ce séjour dans sa ville natale, le Réformateur prêcha quatre fois dans l'église Saint-André, située en face de son logement. Le 14 (peut-être le 15 selon les sources) février 1546, il tint son dernier sermon sur Matthieu 11,25-30 («venez à moi, vous tous qui êtes chargés »). À cause d'un accès de faiblesse, il dut interrompre sa prédication^ et en remplaça la fin par un message, une « admonesta¬ tion contre les juifs », dont le but était d'amener le Comte Albrecht de Mansfeld (1480-1560) à expulser tous les juifs de son territoire. Il s'agit du dernier mot de Luther sur la « question des juifs », prononcé trois ou quatre jours avant sa mort, le 18 février 1546. Ce texte, qui nous a été conservé grâce à une impression posthume à Wittenberg, datant de 1546, et qui est édité parmi les Œuvres de Luther dans l'édition de Weimar (WA51, 195-196), est traduit et annoté dans les paragraphes qui suivent : « Après avoir été ici pendant un certain temps en prêchant à votre intention, je dois maintenant rentrer chez moi et peut- être ne pourrai-je plus prêcher à votre intention. Dans ces conditions, je veux vous avoir bénis et exhorté à garder avec zèle la parole que vos prédicateurs et pasteurs vous ont fidèlement enseignée sur la grâce de Dieu. Vous devez être habitués à prier Dieu de vous protéger contre les sages et les malins^ qui méprisent l'enseignement de l'Évangile, car ils ont souvent causé de grands dommages et risqueraient encore de le faire. « D'autant que vous avez encore des juifs sur votre terri¬ toire, qui y causent de grands dommages. Or nous voulons agir chrétiennement envers eux, en leur proposant d'abord la foi chrétienne, afin qu'ils acceptent le Messie, qui n'est autre que leur cousin'*, qui est de la même chair et du même sang qu'eux et est un véritable descendant d'Abraham^ dont ils se flattent tant**. Bien que je craigne que le sang juif ait été
Woir Arnold, 2017, p. 526-527. * Peut-être s'agit-t-il ici d'une allusion à l'admonestation de Paul contre les « sages et puissants » en 1 Co 1,2 ou 3,18-19. Sur le fait que le Christ serait « le cousin [...] par le sang » des juifs, voir Luther, Des juifs et de leurs mensonges, WA 53, 549, 32-33 Luther, 1543 [2015], p. 196). ^ La preuve exégétique que Jésus était un descendant d'Abraham était une des préoc¬ cupations principales de Luther dans son écrit de 1523 Οαβ Jesus Christus ein geborner Jiide set (WA 11, 307-336) ; voir la traduction française : Luther, 1999 [1523], p. 1181-1209. Sur ce texte de Luther, voir Bienert, 1982, p. 73-82 ; Bultmann, 2016. Luther reprend ici le motif de la postérité d'Abraham (voir Jean 8,37-39), central déjà dans son pamphlet Des juifs et de leur mensonges (1543) ; voir Luther, 1543 [2015]. L'accusation mise dans la bouche de Jésus contre les juifs en Jean 8,44 (« votre père, c'est le diable..., il est menteur et père du mensonge ») est reprise dans le titre de ce pamphlet de 1543.
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120entre-temps dilué et soit devenu sauvage ^ vous devriez d'abord leur proposer de se convertir au Messie et de se faire baptiser, afin de voir s'ils le souhaitent sérieusement ^ Mais, s'ils s'y refusent, alors nous ne devrions pas les tolérer, puisque le Christ nous ordonne de nous faire baptiser et de croire en lui, même si nous ne pouvons croire aussi ferme¬ ment que nous le devrions. Mais Dieu est patient avec nous. « Or il se trouve que les juifs ne font que blasphémer et profaner quotidiennement notre Seigneur, Jésus-Christ ^ À cause de cela, et parce que nous le savons, nous ne devrions pas les tolérer, car si je tolère celui qui profane, blasphème et maudit mon Seigneur, le Christ, alors je prends part à un péché étranger, alors que moi-même j'ai déjà assez de péchés'".
^ Dans son traité Du nom ineffable et de la lignée du Christ de 1543 (Vom Schem hamephoras iind vom Geschlecht Christi), Luther met en doute l'identité des juifs contem¬ porains qui, selon lui, auraient pu, pendant des siècles, se mêler aux tsiganes et aux « tartares » (WA 53, 613, 19-21). L'emploi de ce dernier terme, une pseudo-étymologie du mot grec « tartaros » (ceux qui proviennent de l'enfer) pour désigner des populations d'Asie centrale, était une réaction européenne à l'invasion de l'Europe par les Mongols au XIlL siècle, une agression militaire qui provoqua la destruction des principautés slaves en Europe de l'Est et la défaite d'une armée germano-polonaise lors de la bataille de Legnica (Schlacht bei Liegnitz, 1241). Suivant une note de VHistoria Scholastica de Pierre le Mangeur (Petrus Comestor, vers 1110-1179), l'image des « tartares » fut amalgamée dans l'imaginaire collectif avec celle des dix tribus israélites perdues qui, selon cette représen¬ tation, vivaient dans l'est avant de réapparaître à la fin du temps (Hotopp-Riecke, 2011, p. 109). D'un autre coté, dans le contexte de l'invasion des Mongols, on parlait du danger d'une collaboration entre juifs et Mongols et l'on proposait même une identification des Mongols avec les peuples hostiles de « Gog et Magog » annoncés chez le prophète Ézéchiel (Éz 38-39) ; voir Yuval, 2007, p. 282-286. Sur l'arrière-plan de ces propos du Réformateur, il semble justifié de qualifier, avec Thomas Kaufmann, l'attitude de Luther comme « proto-raciste » (Kaufmann, 2014, p. 172). 8 * * f Dans Dafi Jésus Christus ein geborner Jude sei, Luther avait encore exprimé son espoir que maintenant, alors que l'Évangile était découvert à nouveau dans la Réformation, les juifs se convertiraient au Christ si on leur prêchait et si on les traitait poliment ; cependant, dans son traité Des juifs et de leurs mensonges (1543), Luther renonça à cette espérance et affirma qu'il serait impossible de les convertir ; voir Luther, 1543 [2015], p. 45. ^ Luther reprend ici une accusation d'Antonius Margaritha (1491/1492 ou 1497/1498-1542), fils d'un rabbin de Nuremberg et converti au christianisme en 1522, qui était l'auteur de l'ouvrage Der gantz Jûdisch Glaub (Toute la croyance juive), publié à Augsbourg en 1530. Selon Margaritha, on trouve une expression blasphématoire contre Jésus dans la liturgie juive au début de la prière conclusive Aleinu lechabeah dans une phrase affirmant que les nations idolâtres « s'inclinent devant la vanité et le vide et prient une déité qui ne peut pas sauver » (voir Luther, 1543 [2015], p. 154, n. 322) ; cette accusation s'appuie sur une opé¬ ration de gématrie qui met en relation la valeur numérique des lettres hébraïques des mots « vanité et vide » {hevel variq) et celle des lettres de Yeshou (nom hébraïque de Jésus). Du coté juif, on affirma cependant que cette expression était de provenance biblique (Ês 30,7). Concernant les discussions autour de cette prière dont on trouve plusieurs versions suite à ces accusations et suite à l'autocensure des juifs, voir Nulman, 1993, p. 24-26 ; Elbogen, 1967, p. 80 ; Yuval, 2007, p. 200. Dans ses textes anti-juifs de 1543, Luther exprime sa crainte que les chrétiens soient eux-mêmes punis lors du jugement dernier s'ils tolèrent les « blasphèmes » des juifs et ne les expulsent pas : « D'où il s'ensuit que ce ne doit pas être une plaisanterie pour nous, chrétiens, mais une affaire du plus grand sérieux, que de chercher conseil contre cela et de sauver nos âmes des juifs, en d'autres termes : du diable et de la mort éternelle » (WA 53, 536, 19-21 = Luther, 1543 [2015], p. 180 ; nous soulignons). A l'origine de l'exigence de
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121C'est pourquoi vous, les souverains vous ne devriez pas les tolérer, mais les expulser. Mais s'ils se convertissent, cessent de pratiquer l'usure'^ et acceptent le Christ, alors considérons- les volontiers comme nos frères. « Cependant je ne pense pas qu'il en sera ainsi, puisqu'ils exagèrent vraiment trop. Ils se montrent publiquement nos ennemis, ils ne cessent de clabauder sur notre Seigneur, le Christ ; ils qualifient Marie de prostituée et le Christ de fils de prostituée Ils nous traitent de changelins et de veaux et s'ils pouvaient nous tuer tous, ils le feraient volontiers. « Et ils le font d'ailleurs souvent, en particulier ceux qui se font passer pour des médecins quoiqu'ils aident parfois, car le diable aide à la sceller définitivement'®. Ainsi, ils
Luther d'expulser les juifs se trouve donc la représentation d'une menace extrême de la part de Dieu, dirigée contre les chrétiens. Comme dans Des juifs et de leurs mensonges, l'admonestation est adressée aux seigneurs et souverains des territoires, donc ici à Albrecht de Mansfeld. Selon Luther, il était de la responsabilité des prédicateurs de rappeler les souverains à leurs devoirs. Voir Morgenstern, 2016, p. 229-230 ; Luther, 1543 [2015], p. 186-187. ' Dès son commentaire sur le livre du Deutéronome (1525), Luther développe sa représentation imaginaire du juif comme usurier. Cette construction était liée au fait que, dès le concile de Latran (1215), de nombreux métiers furent interdits aux juifs et qu'un certain nombre d'entre eux se tournèrent vers le commerce d'argent, voir WA 14, 655-656 ; Morgenstern, 2016, p. 304-305. Luther fait ici allusion à la tradition des Toledot Yeshou (hébreu : « Livre des engen- drements de Jésus »), un pamphlet juif antichrétien datant dans l'antiquité tardive (il semble que le premier texte cohérent fasse son apparition chez Agobard de Lyon, environ 769-840). Selon ce récit, Jésus (appelé ici Yeshou) est un enfant illégitime, soit que sa mère, Marie, ait eu une relation adultère, soit qu'elle ait, malgré l'interdiction formelle de la Tora (voir Lv 15,19 ; 15,24 ; 18,19) eu des relations avec son conjoint lors de la période menstruelle. Dans ce cas, Jésus était un fils d'impure (Ben-Nidda) ; voir aussi la note suivante. Selon l'imaginaire médiéval, la conséquence d'une cohabitation illégitime avec une femme en période de menstruation pouvait être la naissance d'un enfant malformé, monstrueux, voir chimérique. La Baraïta de Nidda, un texte pseudo-talmudique médiéval, édité par Evyatar Marienberg, parle des femmes qui, dans de tels cas, accouchent d'un être ressemblant à un chien, un rustre ou un âne (Marienberg, 2012, p. 80). Suivant les propos de table de Luther, il semble que le réformateur partageait ces représentations ima¬ ginaires en les amalgamant avec la représentation mentale des changelins, enfants substi¬ tués par des êtres mystérieux à des nouveau-nés ou enfants engendrés avec des démons, voir WA TR n° 3676 : 3, 517-518 (propos de table tenu dans les années 1530). Dans ce sermon du 14 ou 15 février 1546, Luther reproche, en sens inverse, aux juifs d'appeler les chrétiens changelins, sorte d'êtres chimériques ressemblant à des veaux (mahikeiber). 15 ^ Sur les préjugés contre des médecins juifs au Moyen Age en Allemagne, voir Theilhaber, 1927, p. 34-35. On leur reprocha notamment de pratiquer la sorcellerie. Dans son Du nom ineffable et de la lignée du Christ de 1543, Luther parle des médecins juifs qui utilisent de fausses amulettes (WA 53, 613, 32-34 ^ Morgenstern, 2017, p. 83-84). Au début du mois de février 1546, quelques jours avant la prédication traduite ici, Luther écrit à sa femme que les juifs d'un village voisin, qu'il avait traversé lors de son voyage à Eisleben, étaient probablement responsables de son accès de faiblesse. Voir le commen¬ taire de Leppin, 2017 [2006], p. 344 : « Juden als Krankmacher, auch das gehôrte zum Arsenal antijudaistischer Vorurteile im Mittelalter. » Luther veut probablement dire que « le diable scelle la mort », et notamment que, bien que le médecin juif feigne d'apporter une aide au malade, le malade finira par mourir.
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122connaissent aussi la potion qu'on connaît en Romandie'^: quand on fait prendre du poison à quelqu'un d'autre, qui en mourra dans une heure, dans un mois, dans un an ou même dans dix ou vingt ans. Cet art, ils le possèdent. « Aussi, ne vous laissez pas troubler par ceux qui ne font que clabauder abominablement contre notre cher Seigneur Jésus-Christ, et en veulent à notre peau, à notre vie, à notre honneur et à nos biens. Nous aimerions encore agir selon l'amour chrétien envers eux en les priant de se convertir et de recevoir le Christ - qu'ils auraient même dû honorer avant nous. Mais celui qui ne l'accepte pas, il ne faut pas mettre en doute que c'est un Juif abâtardi qui ne cessera de clabauder contre le Christ, de te saigner à blanc et (là où il le pourra) de te tuer. « C'est pourquoi je vous demande de ne prendre part à aucun péché étranger '''. Vous avez déjà assez à faire en priant Dieu d'être miséricordieux avec vous et de maintenir votre gouvernement, de même que je prie quotidiennement et me mets sous la protection du fils de Dieu^° - celui que je considère et honore comme mon Seigneur, et vers lequel je dois courir et fuir quand le diable, le péché ou un autre malheur vient me tenter - car il est ma protection, aussi grande que le sont le ciel et la terre, et ma couveuse, sous laquelle je rampe face à la colère de Dieu^'. C'est pourquoi je ne peux avoir ni communion ni patience envers des diffa¬ mateurs et profanateurs entêtés de ce cher Sauveur. « Je voulais vous en avertir comme enfant du pays, afin que vous n'ayez part à aucun péché étranger. Je le fais pour notre bien et par fidélité, aussi bien aux souverains qu'aux sujets. Si les Juifs veulent se convertir à notre [foi] et se détourner de leur blasphème et tout ce qu'ils nous ont fait, alors nous voulons bien leur pardonner. Sinon nous n'avons pas à les tolérer ou à les souffrir. » Ce message résume les reproches que le réformateur a adressés contre les Juifs dans ses écrits tardifs - surtout dans son pamphlet Des Juifs et de leurs mensonges (1543), dont le but était de faire
" Dans l'original « Welschland » ; à l'époque de Luther, ce mot peut désigner tous les territoires de langue romane, et plus particulièrement l'Italie ou la France. Dans l'original « verhoster Jiide », un juif devenu mauvais ou méchant. ^Woir Lv 19,17. Le choix des mots en allemand évoque le Ps 91,1 (« celui qui demeure sous l'abri du Très Haut »). Voir Ps 17,8 ; 57,2 et 91,1-2 ; cf. note 10. REVUE D'HISTOIRE ET DE PHILOSOPHIE RELIGIEUSES 2017, Tome 97 n° 3, p. 439 à 448
123expulser les Juifs. Presque tous les motifs hostiles aux Juifs sont rassemblés une dernière fois ici. Luther les qualifie d'« usuriers » en s'appuyant sur le verset Dt 23,21 : «tu as le droit de prélever des intérêts de l'étranger », mais il ne mentionne pas que le droit postbiblique a interdit, depuis le Talmud, l'escroquerie des non- Juifs D'autre part, il reproche aux médecins juifs de pratiquer l'empoisonnement et la magie - comme ses propos de table de 1543 le prouvent - et il les accuse d'avoir un pacte avec le diable. Du diable, il en est également question dans le reproche que le Réformateur et ses auditeurs considérèrent comme le plus grave : l'abâtardissement des juifs (dans le texte original : un juif rendu mauvais) signifiait que ceux-ci s'acoquinaient totalement avec le « mal ». Luther prenait au mot les paroles de l'évangile de Jean (8,44), nommant les Juifs « fils du diable » : il les croyait sérieu¬ sement capables de relations sexuelles avec les démons. Ce tableau oppressant ne se laisse expliquer que partiellement comme une réplique sombre aux diffamations dont Luther lui-même faisait l'objet. Au sein même du christianisme, les ennemis du Réfor¬ mateur lui avaient reproché d'être d'une descendance « impure », et le théologien catholique romain Jean Cochlâus (1479-1532) le traitait de « couvain du diable » et de « changelin^^ ». Cette croyance à l'idée que le diable ou une sorcière pouvait échanger l'enfant d'une accouchée par une autre créature montre à quel point Luther et ses adversaires étaient engoncés dans la superstition du Moyen-Age. La peur de grossesses menacées par le démon et de grossesses « impures » existait également dans le judaïsme, qui la mettait en relation avec l'interdiction biblique de toute relation sexuelle avec une femme en état de menstruation (Lv 15,19-24)^"^. D'après la tradition médiévale des Toledot Yeshu, une sorte d'anti-évangile juif^^ Jésus était un bâtard conçu dans l'interdit et l'impureté - un motif qui rendit Luther amer, comme le firent les allusions de
Hoffmann, 1885, p. 33-34 , p. 76-77 et p. 86. En 1538, Yossel de Rosheim reproeha lui-même à des coreligionnaires de demander des intérêts excessifs. Voir Stern, 2008, p. 162. Suite à des accusations portées contre la mère de Luther en tant que « fille de bain » (Bademagd), donc prostituée, Jean Cochlâus, un des adversaires principaux du réforma¬ teur du coté catholique-romain, accusa Luther d'être lui-même de descendance illégitime ; voir les propos de table de Luther de l'automne 1533 (WA TR n° 3367b : 3, 293, 19-20 : Respondit Martinus Lutherus : "Er heist mich einen wechsel balck und bademagd son") et Morgenstern, 2016, p. 299-300. Cette interdiction est expliquée de manière détaillée dans le traité Nidda du Talmud ; voir Morgenstern, 2006. 25 Voir Schâfer - Meerson - Deutsch, 2011 ; Meerson - Schâfer, 2014. Dans son pamphlet Du nom ineffable et de la lignée du Christ de 1543, Luther se réfère de manière détaillée à la tradition des Toledot Yeshu en donnant une traduction allemande d'une version latine qu'il avait trouvée dans l'écrit du moine Salvagus Purchetus, Victoria adversus impios Hebraeos, imprimé à Paris en 1520/1521 (voir Morgenstern, 2017, p. 3-22).
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124théologiens catholiques romains aux péchés prétendus de sa mére, traitée de « fille de bains», ainsi que les injures juives qui qua¬ lifiaient Marie de « prostituée ». Luther supposait que les Juifs disaient et répétaient ces diffamations de Jésus et de sa chère mére, quotidiennement, dans leurs prières. En réalité, il déduisait ces pré¬ tendus blasphèmes et diffamations, qui auraient eu pour cadre la prière synagogale, de la méthode gématrique, c'est-à-dire d'une cer¬ taine combinaison de chiffres mystiques et de lettres magiques de l'alphabet hébreu. Or, Luther considérait cette méthode d'inteφréta- tion comme dévoyée et l'abhorrait profondément. Mais, a contrario, il la prenait pour argent comptant, parce qu'il voyait derrière elle une réalité satanique^^ Luther interprétait dés lors ces affron¬ tements à la lumière du « proto-évangile » du livre biblique de la Genèse (3,15), selon lequel il doit y avoir une hostilité entre la « descendance du serpent » et la « descendance de la femme »^^ Ainsi, il considérait ces Juifs comme des incubi, êtres abâtardis et conçus par des femmes avec des démons, qui agissaient contre la « descendance » de Marie, la nouvelle Eve, en remettant en cause la légitime naissance de l'enfant de la Vierge et en refusant de reconnaître en Jésus l'héritier légal de la maison royale de David et le Messie. Ces affirmations de Luther - qui n'avait pas d'accès direct aux sources, puisqu'il s'appuyait sur les écrits latins de Juifs convertis comme Paulus Burgensis (1351-1425) et Antonius Margaritha (1491/1492 ou 1497/1498-1542)^^ - étaient aberrantes et grotesques ; non seulement parce que le combat contre la croyance chrétienne n'était pas au centre du culte juif, mais surtout parce que les Toledot Yeshou étaient tout sauf une sorte de « catéchisme juif», comme Luther le présumait. Il s'agissait plutôt de narrations superstitieuses, marginales au sein de la littérature d'un peuple qui, dans l'occident chrétien, avait à subir des poursuites et des expulsions depuis des siècles Luther proposait de régler ces querelles (qui étaient, certes.
Voir Luther, Des juifs et de leurs mensonges, WA 53, 511, 30-33 ^ Luther, 1543 [2015], p. 151 : « [...] le Belzébuth des papistes (probablement s'agit-il du théologien catholique Jean Eck, le grand opposant de Luther ; MM), qui, alors qu'il n'avait pu réfuter mon Évangile, a écrit que j'étais possédé par le diable, que j'étais un changeon, que ma mère était une putain et une servante de bains [...] » 27 Luther explique sa compréhension de la mystique juive et de la gématrie dans son traité Du nom ineffable et de la lignée du Christ de 1543, voir Morgenstern, 2017, p. 34-52. ^Woir Morgenstern, 2017, p. 116 et 296 et Luther, 1543 [2015], p. 119. Voir Osten-Sacken, 2002. Yassif, 2014, a qualifié cette littérature de folk narrative (narrative populaire), tout en insistant sur les motifs d'autocritique juive intégrés dans les Toledot Yeshou : les auteurs des Toledot Yeshou étaient prêts à reconnaître que le christianisme avait son origine dans le Judaïsme et que la responsabilité de la tragédie de la séparation des deux religions tombait bien en partie sur les rabbins de l'Antiquité tardive parce qu'ils n'acceptaient pas la pénitence des adhérents de Yeshou et refoulaient prématurément leurs souhaits.
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125fâcheuses et chargées de ressentiment de deux cotés) avec une minorité en situation de souffrance avec les moyens du pouvoir de l'État pré-moderne. Son but était d'empêcher que les chrétiens du territoire concerné se rendent complices de magie diabolique. Cette peur du diable et des Juifs était directement liée à la préoccupation théologique centrale du Réformateur, notamment à la question du péché, de la faute humaine et de la quête du pardon. Face à la colère de Dieu, le prédicateur moribond voulait prendre refuge auprès de sa « couveuse », Jésus-Christ - une image émouvante et à vrai dire juive à l'origine, puisqu'elle évoque les ailes de la présence divine (Shekinah), sous lesquelles s'abritent ceux qui prient dans la synagogue^'. En même temps, le prédicateur « avertit» ses audi¬ teurs et appelle les autorités à agir par la force. C'est l'héritage qu'il a laissé à la paroisse de sa ville natale. Devant cette bouleversante combinaison de textes et d'images, on ne peut parler d'une « invi¬ tation des Juifs et d'une attitude réconciliatrice » de Luther à la fin de sa vie, comme Walther Bienert l'écrivait encore en 1982^^. Aussi bien sur le plan biographique que théologique, ce dernier sermon de Luther révèle combien il est difficile de séparer l'hostilité du Réformateur à l'égard des Juifs et sa peur du diable de sa « véri¬ table » préoccupation : la quête d'un Dieu miséricordieux".
Voir Rt 2,12 et Ps 17,8 ; voir aussi Goldberg, 1969. Bienert, 1982, p. 177. Dans ce sens, voir aussi déjà Oberman, 1981, p. 55 et Leppin, 2017 [2006], p. 342-343.
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- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-09325-1
- EAN : 9782406093251
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09325-1.p.0118
- Mise en ligne : 19/04/2019
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français