Apprendre à décentrer le regard sur la modernité religieuse
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
2017 – 1, 97e année, n° 1. Protestantisme, religion, latinité, laïcité dans la modernité tardive. Hommage à Jean-Pierre Bastian à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire - Auteur : Mallimaci (Fortunato)
- Pages : 39 à 54
- Réimpression de l’édition de : 2017
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
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F. MALLIMACI, DÉCENTRER LE REGARD SUR LA MODERNITÉ RELIGIEUSE 39
APPRENDRE À DÉCENTRER LE REGARD
SUR LA MODERNITÉ RELIGIEUSE
Fortunato Mallimaci
Chercheur du CEIL CONICET
Professeur à l'Université de Buenos Aires
Résumé :Après avoir mis en exergue la pertinence des travaux de Jean-Pierre Bastian sur les protestantismes en Amérique latine à même de définir une modernité religieuse spécifique à la région, l'auteur donne suite à la propo- sition de «décentrer le regard» en interrogeant les paradigmes hégémoniques en sciences des religions. Dialoguant avec Peter Berger et Jürgen Habermas, il plaide pour une remise en cause des explications unilatérales du religieux dans un monde globalisé et s'emploie à briser nos épistémologies en réaffir- mant une herméneutique qui reconnaisse, du point de vue sociologique et historique, l'existence de multiples modernités religieuses avec leurs diffé- rents acteurs.
Abstract : Having celebrated the relevante of the work of Jean-Pierre Bastian on Latin American Protestantisme capable of identifying a religious moder- nity specific to the region, this article pursues the idea of `looking more widely' by questioning the governing paradigme in religious studies. Through dialogue with Peter Berger and Jürgen Habermas, he argues for a criticism of one-sided explanations of the religious in a globalised world, and he seeks to fracture some epistemologies by reaffirming a hermeneutic which reco- gnises (from sociological and historical perspectives) the existence of multiple religious modernities with their various players.
Les réflexions que je proposerai consisteront à analyser les apports de Jean-Pierre Bastian à la compréhension du changement
religieux en Amérique latine en poursuivant sa perspective fon- damentale exprimée dans son ouvrage collectif de 2001, traduit et publié en espagnol en 20041, dans lequel il nous invitait à « apprendre à décentrer le regard sur la modernité religieuse ». Le
décentrement est un concept décisif pour le xxle siècle. Ce n'est pas un Européen «tiers-mondiste », ni un Latino-américain, mais
url Européen latin et un Latino-américaniste européen qui l'exprime ! J'ai rencontré Jean-Pierre Bastian pour la première fois lorsque j'ai commencé à collaborer au groupe de travail de la Commission pour
' Voir Bastian, 2001 ;Bastian, 2004.
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l'Étude des Églises en Amérique latine (CEHILA) au milieu des années 1980, au retour d'un long exil, conséquence de la dictature civico-militaire dans mon pays, l'Argentine.
Par la suite, j'ai partagé avec lui et un groupe de collègues de nombreuses rencontres, colloques, journées d'études et séminaires. J'ai trouvé en lui quelqu'un avec lequel apprendre à réfléchir, à discuter et avant tout à interroger les certitudes et les convictions quant au passé et au présent social et religieux de l'Amérique latine et de l'Europe. Il s'est spécialisé dans l'analyse de la présence protestante dans la longue durée et je me suis concentré moi-même sur le catholicisme du xxe siècle. Tous deux, nous nous sommes intéressés au lien profond, durable et changeant du politique et du religieux en Amérique latine, où le politique n'est pas seulement l'État, le gouvernement et les partis, et où le religieux ne se réduit pas aux seules institutions et groupes qui s'auto-définissent ainsi.
Chacun de nous, à sa manière, comprenait que la matrice du catholicisme intégral, qu'avait étudiée de manière si brillante et minutieuse le regretté Émile Poulat en France et dans l'Europe catholique, se reproduisait et se transformait en Amérique latine. Dans cet anti-libéralisme et anti-communisme catholique hégémo- nique dans la région —social, romain et doctrinaire, et concernant tous les aspects de la vie —, il y avait des particularités et des spécificités qui se répercutaient non seulement dans les univers protestants et catholiques, mais aussi dans la manière d'étudier, d'analyser et de nommer les phénomènes sociaux, politiques et culturels du continent.
I. LA COMPRÉHENSION DU CHANGEMENT RELIGIEUX
EN AMÉRIQUE LATINE DANS LA LONGUE DURÉE
DES RÉSEAUX DE SOCIABILITÉ PROTESTANTS DU XIXE SIÈCLE AU MEXIQUE
A UNE ANALYSE GLOBALE DU PROCESSUS RELIGIEUX EN AMÉRIQUE LATINE
L'entrée de Bastian dans le champ de l'étude universitaire s'effectua par la recherche de cadres interprétatifs qui lui permirent de comprendre le long processus de la modernité latino-américaine, en particulier à travers l'approche des minorités protestantes.
Il dut affronter les catégories et les espaces sociaux et acadé- miques de ceux qui, venant du monde catholique, ne percevaient pas d'autres univers religieux et de ceux qui, dans le champ aca- démique, niaient l'importance des croyances et des acteurs reli- gieux, ou bien les masquaient. Par ailleurs, sa compréhension des processus l'amenèrent à analyser le protestantisme en Amérique latine en s'opposant à la plupart des études menées sur le thème au
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milieu du xxe siècle, études réduites aux "églises ethniques" issues de la Réforme ou aux appendices "protestants" aux travaux sur le catholicisme dans chaque pays de la région.
Valait-il la peine d'étudier ces minorités religieuses ?Ses pre-
miers travaux sur les protestantismes au Mexique répondent à une telle question qui constituait un sérieux défi. Ainsi se demandait-il
L'intérêt pour un phénomène religieux dissident d'origine exogène et qui n'attira jamais plus qu'un à deux pour cent de la population mexicaine durant le dernier tiers du xlxe siècle peut paraître futile et peu pertinent pour l'historiographie mexicaniste.
Et, avançant une proposition paradigmatique, historique et socio- logique à la fois, qui allait caractériser sa recherche à long terme, il répondait
Cependant, l'étude d'un phénomène marginal peut renvoyer aussi aux processus globaux de transformation et de crise qui ont affecté la société mexicaine de ce temps. C'est pourquoi, l'enjeu ne consiste pas à se limiter à l'étude du protestantisme mexicain en tant qu'idéologie dissidente, mais avant tout à étudier la fonction pratico-sociale, c'est- à-dire, à le considérer en tant que formes d'organisation et d'asso- ciation spécifiques 2.
Il abandonna le concept péjoratif de «secte », alors généralement utilisé pour définir les minorités protestantes latino-américaines, et proposa et élabora conceptuellement celui de «sociétés de pen- sée ». Cela l'amena à découvrir un monde jusque-là ignoré par la recherche : les loges franc-maçonnes, les cercles spirites et les nouvelles sociétés d'entraide ouvrières, en affinité élective avec les sociétés protestantes et les unes par rapport aux autres, car carac- térisées par leur libéralisme politique combattant le catholicisme dominant et par leur forme d'association représentative. Précisé- ment, « la spécificité protestante consista à ce qu'elle soit porteuse d'un anti-catholicisme de combat 3 », car opter pour, choisir, se convertir, c'était devenir une personne, un individu qui rejette les valeurs religieuses et culturelles dominantes et crée de nouvelles sociabilités et identités porteuses d'une modernité distincte de la modernité catholique ; voilà le projet protestant qui —selon les travaux de Bastian —finit par s'altérer au cours du processus histo- rique latino-américain de la fin du xxe siècle. Pour Bastian, ces minorités religieuses étaient porteuses d'un comportement politique moderne dissociant le public et le privé 4. C'est pourquoi, le catholicisme intégral — de combat tout au long du xxe siècle en Amérique latine —dénonça la menace de ce qu'il percevait comme
2 Bastian, 1989, p. 16.
3 Bastian, 1989, p. 312.
4 Bastian, 1989, p. 304.
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url front constitué de libéraux, de protestants, de francs-maçons, d'anarchistes et de communistes, et stigmatisa la modernité libérale comme son ennemi principal 5.
Cet angle d'approche me conduit au thème central qu'est celui du développement d'une modernité religieuse latino-américaine. Il est aussi celui de l'État et de ses rapports à l'économique, au symbolique, au social et au religieux. Cette modernité religieuse "réellement existante" unit plus qu'elle ne sépare ;elle ne dissocie pas les sphères sociales de la même manière que dans d'autres contextes historiques. Les sphères religieuse, économique, sociale, militaire, éducative, érotique, politique possèdent leur rationalité propre dans le monde capitaliste et s'expriment selon des condi- tions spécifiques de domination, de résistance et de conflits de classe au sein d'États-nations distincts. Certains de ces États sont impérialistes ; d'autres, colonialistes et d'autres encore, périphé- riques. Surgit ainsi la question de savoir comment dénommer les groupes religieux en lien avec d'autres acteurs sociaux et politiques qui s'adaptent ou s'affrontent, négocient ou transigent avec ces modernités capitalistes, externes et internes. Leur attitude est-elle erronée, exceptionnelle, déviante, anormale, archaïque, émancipa- trice ? C'est un thème d'hier et d'aujourd'hui, que nous repren- drons plus avant.
Et par ailleurs, étudier ces groupes dissidents (ou hégémo- niques) devrait nous conduire à comparer la dissidence politique, économique, sexuelle et sociale, hier aussi bien qu'actuellement. Quelles ressemblances ou différences y-a-t-il ?Comment surgissent, perdurent ou échouent ces leaderships aux plans intellectuel et/ou populaire, ou encore de partis, et cela dans le long terme ?
Dans les moments de changements radicaux, quel rôle jouent les groupes —entre autres religieux —dans l'élaboration d'une matrice de société politique radicalement distincte, avec de nouvelles formes d'organisation et d'action et avec des représentations et des valeurs nouvelles, cela au sein des formes modernes d'association ?
Ce qui est intéressant afin de comprendre l'Amérique latine d'hier et d'aujourd'hui, c'est qu'il y a des groupes religieux qui sont actifs dans des associations, des organisations et des mobi- lisations sociétales, aussi bien dans les espaces mal dénommés «modernes »que dans ceux que l'on considère «traditionnels ». Les espaces et les cultures pré-modernes, modernes et post-modernes ne coexistent-ils pas dans un continuum complexe qui caractérise nos modernités latino-américaines hybrides ?Les recherches approfondies
s Bastian, 1990.
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de Bastian et d'autres collègues6 nous rendent sensibles et attentifs à d'autres logiques et à la multiplicité des catholicismes, des pro- testantismes et des laïcités en Amérique latine.
Ce cadre de compréhension exigeant la révision de catégories analytiques transparaît dans la thèse doctorale de Bastian sur «les sociétés protestantes et la révolution au Mexique' », dans l'ouvrage collectif publié sous sa direction en 1990 dans le même cadre d'analyse, dans celui de 1994 élargi au «protestantisme latino- américain en perspective socio-historique » et finalement dans l'article de 1997 au titre suggestif de «L'impossible Réforme ». Il achève ce dernier en avançant
Ce libéralisme religieux s'évanouit dans l'affirmation exaltée du consti- tutionalisme libéral parce qu'aucune élite religieuse et politique n'est parvenue à diffuser au sein des masses les principes de l'autonomie morale de l'individu-citoyen s.
II. DE LA MODERNITÉ LIBÉRALE EN TANT QUE TYPE-IDÉAL
A LA RECONNAISSANCE DE LA GRANDE MUTATION RELIGIEUSE
DE L'AUTRE MODERNITÉ LATINO-AMÉRICAINE
Ou, de l'affinité du protestantisme historique avec le libéralisme au pentecôtisme de masse, corporatiste, qui perturbe et complexifie les analyses.
Durant quatre siècles et demi, les peuples d'Amérique latine ont vécu comme ils l'avaient toujours fait, avec un panthéon richement peuplé, où les saints patrons avaient remplacé les divinités naturelles. L'antique panthéon était administré par une bureaucratie sacrée de prêtres et de vierges du soleil. Dans le nouveau, ils furent suivis par les disciples de saint Augustin, de saint Dominique ou de saint François et les «vierges » de Marie du bon secours et de sainte Thérèse. [... ] Face à la divinité suprême du panthéon, l'acteur religieux avait besoin de la médiation et d'un médiateur. De-là, la priorité de l'image sur la parole et du prêtre sur le libre arbitre du sujet religieux. [...] Ce catholicisme tolérait une multitude de manifestations religieuses syncrétiques et subal- ternes intégrées dans une sorte de processus progressif et inépuisable de continuelle christianisation des pratiques religieuses naturelles. [...] Aujourd'hui (1997), cette réalité paraît vivre un changement drastique [...] le champ religieux est en train de se fragmenter en dizaines de sociétés religieuses rivales, se combattant entre elles. Ce n'est plus l'antique lutte entre les dieux païens et chrétien ; c'est la lutte entre divinités christianisées qui s'emparent de la libre expression libertaire dans un panthéon en expansion illimitée 9.
e Parker Gumucio, 1996 ; Blancarte, 2008 ; Bidegain, 2009 ; Mallimaci, 2015.
~ Bastian, 1989.
a Bastian, 1997a, p. 99.
v Bastian, 1997b, p. 8-9.
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Ces lignes introduisent l'ouvrage produit par Bastian en 1997 intitulé « la mutation religieuse de l'Amérique latine 10 ». Elles marquent une nouvelle perspective de recherche tout en l'inscrivant dans la ligne de la question initiale interrogeant la modernité religieuse latino-américaine. D'un côté, il avance la reconnaissance de la longue durée d'un catholicisme aux visages multiples, et, de l'autre, la concurrence dans un monde chrétien qui continue d'exercer un monopole sur les croyances religieuses. Le sous-titre de l'ouvrage «pour une sociologie du changement social dans (ce qu'il nomme alors) la modernité périphérique », distingue ainsi, à partir de ses recherches de terrain, une modernité «centrale » et une autre «périphérique ».
Cette perspective est approfondie 11 par de nouvelles analyses autour du modèle libéral de démocratie représentative fondé sur l'individu-citoyen, qui continue d'être fictif. Car, dans la pratique, prédominent les relations néo-patrimoniales et une faible mobilisation d'acteurs sociaux autonomes et indépendants 12 ; et de poursuivre « le néo-communautarisme pentecôtiste naît dans des sociétés qui présentent les conditions favorables aux relations de patronage et à l'élaboration de rapports clientélaires 13 ». Cet essai sur la modernité périphérique l'amène à percevoir des maux de longue durée et diverses formes de domination ainsi que « la faiblesse de la société civile, conséquence majeure de l'hégémonie (corporative, oligar- chique), dans la mesure où cette dernière rend difficile la formation d'acteurs sociaux indépendants et autonomes par rapport aux deux grands piliers corporatistes que sont l'État et l'Église catholique » en Amérique latine 14. Le problème s'accentue lorsque cette domi- nation oligarchique est libérale ou néo-libérale comme celle que nous vivons aujourd'hui et —comme le fait le pape François parfois de manière solitaire au plan global —lorsqu'elle conduit à la condamnation du catholicisme anti-libéral, aujourd'hui présent aussi à Rome.
III. L'INQUIÉTANTE MODERNITÉ RELIGIEUSE CONTEMPORAINE
EN EUROPE ET SON IMPACT EN AMÉRIQUE LATINE
Les analyses importantes de Jean-Pierre Bastian sur les réseaux libéraux et protestants du xlxe siècle, tout comme sur la grande
io Bastian, 1997b.
" Ibid., p. 91.
12lbid., p. 167-168.
13 Ibid., p. 168.
14lbid., p. 174.
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mutation qu'il met au jour à la fin du xxe siècle, l'ont conduit à un autre projet majeur : comparer sociologiquement les expériences religieuses socio-historiques dans le grand espace qu'il dénomme «latinité », qui relie une partie de l'Europe du sud à l'ensemble latino-américain. Cet ambitieux projet, mené au fil de multiples colloques et rencontres des deux côtés de l'Atlantique, culmina lors du colloque international qu'il organisa à Strasbourg en octobre 1999 et dont les résultats parurent dans un ouvrage en français (2001), aussitôt traduit à l'espagnol (2004).
Après des années d'insertion en Amérique latine, de retour en Europe et dans ses réseaux scientifiques, il tentait d'ouvrir et de créer de nouvelles pistes de recherche. Ne se sentant pas à l'aise avec les perspectives hégémoniques, il insista sur le fait de «devoir apprendre à décentrer le regard sur la modernité religieuse », décentrer d'un point de vue théorique et méthodologique en réflé- chissant aux modes d'élaboration des catégories analytiques.
Le nouveau contexte d'avancée néolibérale avec la domination des secteurs financiers dans les pays d'Amérique latine — phéno- mène qui commençait aussi en Europe —, l'a conduit à la nécessité de poser une double perspective : d'une part, le développement d'analyses comparées sur les articulations entre les nouveaux champs d'étude et l'avancée du capitalisme dans sa version néo-libérale au sein des nouvelles expériences démocratiques, et, d'autre part, une réflexion sur les catégories que nous utilisons pour penser l'espace latin, dans un sens large.
Ses recherches sur les modernités religieuses et leurs mutations apparaissent d'une actualité certaine dans le contexte mondial et en particulier face à la croissance de la droite et de l'extrême droite en Europe et aux États Unis. Les thèmes religieux n'occupent plus seulement l'espace du privé ;non seulement ils persistent dans la société civile, mais aussi pour les gouvernements et les États qui toujours plus s'occupent, se préoccupent et se manifestent en termes religieux.
Il faut dès lors s'interroger. Peut-on encore soutenir la privacité du religieux au moment où montent en puissance les courants d'affirmation identitaire (sociaux, culturels et religieux) en Europe, aujourd'hui, où l'étranger et l'immigré sont considérés comme «les autres » et comme causes des problèmes internes ? Le peut-on lorsqu'on laisse mourir des milliers de personnes échappant à la faim et à la guerre au Moyen Orient —avec une forte participation européenne, russe et nord-américaine — et en Méditerranée ? Le peut-on lorsqu'on appuie les mesures d'austérité qui appauvrissent des millions de personnes par la globalisation financière qui enrichit
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quelques uns ? Le peut-on enfin lorsque le rejet des musulmans parvient à des niveaux de haine raciale ?Une modernité religieuse européenne et nord-américaine est-elle à soutenir, justifier ou légitimer ?
Bastian avançait
Dans l'Europe sécularisée, la recherche du sens religieux se poursuit, mais seulement là où la modernité n'offre pas de réponse satisfaisante, et cela sans remettre en question les gains et les principes de la modernité religieuse elle-même ls
Une telle affirmation reste-t-elle d'actualité ?Plus encore, ne constate-t-on pas que les droites usent de la défense de la laïcité afin d'amplifier la domination de la culture européenne et de rejeter les pauvres, les migrants et les citoyens jeunes qui adhèrent à quelque courant de l'islam que ce soit ?L'Europe, les États-Unis, les citoyens de la société civile et leurs gouvernements croient-ils être ainsi une société moderne, démocratique et porteuse des droits de l'homme ?L'incertitude règne à ce sujet.
Les groupes de recherche toujours plus nombreux qui étudient ces thèmes en Amérique latine soulignent la complexe présence d'acteurs religieux dans l'espace public et attestent la visibilité de leurs stratégies visant à influer sur la formulation et la mise en oeuvre de politiques étatiques déterminées (principalement en ma- tières sociales : la pauvreté, l'éducation et la régulation familiale et sexuelle). Cela nous rappelle la complexité des liens entre le reli- gieux et le politique, la centralité de la problématique, la nécessité de l'étudier scientifiquement, et rend compte de tout cela. Il s'agit d'un rapport du religieux et du politique qui dure —d'instances qui se relient et négocient depuis des siècles — et pour lequel la question vise plus le comment et le pourquoi que le normal ou le déviant, l'archaïsme ou l'émancipation.
Le caractère transnational de nombreuses traditions religieuses et de leurs formes organisationnelles, la présence religieuse au sein de mouvements et de campagnes globales et la dispersion des croyants en lien avec d'intenses processus migratoires (volontaires ou forcés) ont renforcé l'impact de la présence publique des religions, au-delà de leurs expressions ou de leurs agendas locaux/nationaux. En définitive, la présence ininterrompue d'institutions et d'acteurs religieux dans la sphère publique et la porosité du religieux dans la législation et dans certaines cultures politiques hégémoniques en Amérique latine interrogent les postulats qui pronostiquaient le déclin irréversible du religieux.
15 Bastian, 1997b, p. 184.
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Les religions sont constitutives des actuelles modernités latino- américaines et leur présence dans la sphère publique se poursuit dans la tentative de réguler (imposer et/ou accompagner et/ou négocier) la vie et ses sphères dans d'amples segments de la société. Et cela s'accentue même lorsque se débattent les politiques publiques et normatives concernant les thèmes d'éducation, de sexualité, de paix publique, d'inégalité et de justice sociale ou familiale, tous sujets de haute sensibilité religieuse. La porosité de la religion dans la culture, dans la législation et dans les cadres interprétatifs à partir desquels nous pensons en tant qu'individus et comme société nous forcent à reconsidérer de manière plus complexe la trame des liens entre l'État, le politique, la culture et la religion. Enfin, tous ces ,aspects non seulement problématisent les formes classiques de l'Etat, mais aussi renouvellent l'importance du débat politique et culturel sur le thème de la laïcité. S'il est vrai que d'autres acteurs —médias, finance, ONGs, appareil judiciaire, par- lements supranationaux —exercent leur pouvoir sur la question, il est fondamental de rappeler, comme Bastian le fait, que «l'État continue d'être le principal agent de régulation en tant que détenteur de l'usage de la violence légitime 16 ».
Cette thématique n'est pas limitée à l'Amérique latine, mais elle occupe toujours plus d'autres espaces dans le monde global. Cependant, tandis que les peuples et nations d'Amérique latine vivent un long processus de paix et de coopération, en Europe et autour de la Méditerranée la situation est tout autre. On voit toujours plus la droite, l'extrême-droite et les néoconservateurs en Europe s'appuyer sur et utiliser la notion de laïcité afin de réaf- firmer «une identité nationale menacée par les croyants en un islam radical » ou simplement que «tous les islamistes sont suspects » et que «les femmes sont stigmatisées » 17, comme le fait l'actuel président des États-Unis (qui reçoit en même temps l'appui des manifestants de groupes catholiques et protestants Pro Vida).
Ces groupes utilisant la laïcité comme porte-drapeau d'un «combat politique » contre «les autres »passent ainsi à la xéno- phobie et à la stigmatisation. Quant on n'est pas capable de reconnaître et de voir dans l'immigré une personne bénéficiant de
i6 Bastian, 2004, p. 5.
17 Le numéro 1030-1031 de la revue française Marianne, datant du 22 décembre 2016, en est un exemple, depuis l'éditorial qui dénonce «la propagande perverse des islamo- gauchistes qui polluent nos esprits et nos réseaux sociaux ». On y lit aussi les propos suivants : «Nul régime démocratique ne peut envisager de composer, de dialoguer ou de collaborer avec le temps d'un obscurantisme » (p. 4) ; «Comme les anciennes vagues d'immigration, les plus récents doivent faire un effort pour se rapprocher du modèle histo- rique dominant »(propos de Jean-Pierre Chevènement, p. 10).
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droits, le lien social s'affaiblit et un manifest destiny réapparaît, couvert de sacralité, parmi la majorité des citoyens des pays euro- péens au passé impérial et de ceux qui sentent leurs territoires menacés et soutiennent guerres, expulsions, fermetures de frontières. L'humanisme européen émancipateur tend ainsi à s'affaiblir et à se diluer. La modernité européenne peut ainsi reprendre ses chemins de guerres internes, externes et ses génocides qui —nous ne pouvons l'oublier —furent et sont caractéristiques des xxe et xxre siècles
La thématique de la sécularisation apparaît en toile de fond et nourrit la réflexion. À cet égard, Bastian a contribué à sortir des schémas simplistes qui ne voient que linéarité, irréversibilité et ne sont pas à même de saisir les avancées et les reculs ou les transformations concernant les acteurs et les contextes ou encore de s'éloigner de ceux qui supposent que leur expérience historique est la seule, ayant valeur universelle, à partir de laquelle on peut qua- lifier et étiqueter le reste. Pour notre part, nous avons abandonné la conception qui proposait de l'assimiler à la disparition de la reli- gion et nous assistons au transfert de concepts théologiques au politique aussi bien en Europe qu'en Russie, aux États-Unis qu'en Amérique latine. Nous avons appris à distinguer divers processus culturels de recomposition du religieux, marqués conjointement par la désinstitutionalisation et l'individuation et par des processus de communautarisation et de réaffirmation identitaire. Le séculier et le religieux peuvent ou non aller ensemble, et rien ni personne ne peuvent nous prédire le sens ultime de ce rapport. Pouvons-nous en dire de même au sujet des processus de désécularisation, considérant que certains sont avancés, d'autres retardés, que certains sont éman- cipateurs et d'autres réactionnaires ?Non, il s'agit d'expériences hybrides, différentes et qui sont liées les unes aux autres selon les acteurs, les contextes, les événements et les moments, et par rapport auxquelles il est fondamental d'accompagner de manière solidaire les milliers de victimes qui désirent vivre libres et heureuses.
Nous vivons un monde où les paradigmes, les théories et les conceptions produites durant les décennies précédentes, et qui se croyaient universelles, se trouvent en crise et en profonde révision. La critique du colonialisme culturel et idéologique est centrale dans notre production de connaissances. On affirmait alors (et on l'affirme encore), sans rougir, que plus de modernité était égal à moins de religion et, à l'inverse, que plus de religion revenait à moins de modernité. La modernité latino-américaine est une hybridation entre diverses rationalités, où ensemble le religieux et le séculier (le chrétien et le politique par exemple) ont créé des sociabilités, des identités et des subjectivités diverses. Le fait de les méconnaître et les ignorer mène à de graves erreurs d'interprétation.
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Au sujet de l'affirmation erronée selon laquelle la sécularisation égale la disparition du religieux, et quant à la critique du rôle des intellectuels créant des théories et une épistémologie propre à ces thèmes, Peter Berger, un des sociologues —aussi d'origine luthé- rienne —parmi les plus reconnus mondialement, nous dit
Durant les premières années de ma carrière, j'ai adopté des propositions au sujet de la sécularisation comme évidemment correctes parce que tous les autres chercheurs sociologues le faisaient également et parce que cela semblait une explication cohérente sur la scène religieuse. J'ai eu recours à cette perspective dans mes premières publications, incluant celle qui m'a amené à être un sociologue reconnu de la religion : The sacred canopy... De quelle manière la théorie de la sécularisation était-elle erronée ?Principalement, parce que c'était un projet très européo-centré, une extrapolation depuis la situation euro- péenne. Les théories sont le produit d'intellectuels, une classe très sécularisée pour des raisons historiques :les membres de n'importe quelle classe se parlent entre eux et renforcent ainsi leurs croyances. Les intellectuels se considèrent comme les fils des Lumières :j'estime que pour nombre d'entre eux la théorie de la sécularisation était l'expression d'un désir. Mais pour d'autres (parmi lesquels je m'inclus et, ironie de la chose, pour quelques théologiens) la question consistait à affronter ce qui paraissait être évident dans les faits. Rétrospec- tivement, je crois que nous avons commis une erreur catégorique nous avons confondu sécularisation et pluralisation, sécularité et plu- ralisme. Finalement, il en résulte que la modernité ne produit pas nécessairement le déclin de la religion ;plutôt, elle produit nécessai- rement un approfondissement de la pluralisation, une situation sans précédent historique dans laquelle de plus en plus de gens vivent au milieu de croyances, de valeurs et de styles de vie en concurrence 18.
Et d'ajouter au sujet des supposées et inamovibles autonomies des sphères et des champs
Et j'ai écarté la possibilité (évidente rétrospectivement) qu'un individu puisse être aussi bien religieux que séculier... Pour le dire simplement, la modernité ne transforme pas tant le quoi de la foi religieuse que le comment. Un discours séculier par défaut coexiste avec une pluralité de discours religieux, aussi bien dans la société que dans la conscience individuelle 19
Le philosophe, communicologue et sociologue allemand Jürgen Habermas, représentant d'une «modernité critique » et interroga- teur du comment se construit une théorie sociale, lui aussi revient visiter les religions au xxle siècle, pour lesquelles, à un certain moment, il supposait qu'elles se limitaient à l'espace privé et sub- jectif Lors d'une conférence en 200820, prolongée dans des travaux
18 Voir Berger, 2016, p. 144.
19lbid., p. 152.
20 «Que significa una sociedad postsecular ? » ,traduction par Raûl Ernesto Rocha du
texte de la conférence de Jürgen Habermas prononcée en 2008 à Istanbul, et intitulée : "A
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postérieurs, il affirmait de manière abrupte, réfutant ses opinions antérieures et d'autres collègues
La perte de la fonction et de la tendance à l'individualisation n'implique pas nécessairement que la religion perde de l'influence et de la per- tinence dans l'arène politique et dans la culture d'une société ou dans la conduite de vie personnelle. Au-delà de leur poids numérique, de manière évidente, les communautés religieuses peuvent réclamer un "siège" dans la vie des sociétés en grande partie sécularisées 21•
Et de poursuivre
Je me réfère au fait que les Églises et les organisations religieuses [...] peuvent avoir de l'influence dans l'opinion publique et contribuer à sa formation par des apports pertinents aux questions fondamentales, indé- pendamment du fait que leurs arguments soient convaincants ou non 22•
Pour tout ce qui vient d'être exposé et face à la crise des pays centraux, est en train de croître en Amérique latine une réflexion critique sur la modernité et les concepts et catégories fruits de ces paradigmes. La conception des causes socioculturelles du supposé «retard », de la «déviation » ou de l' « inachèvement », concepts utilisés pour analyser le changement religieux dans notre région, est remise en question. Des groupes de chercheurs se proposent au travers d'une production académique de contribuer au débat23. Ainsi, dans un ouvrage collectif critique des approches homogénéisantes du religieux et de la culture en Amérique latine, et sur la base de sa thèse sur le pentecôtisme argentin, Joaquin Algranti tente d'examiner les paradigmes dominants de la recherche sur ce thème, en parti- culier ceux formulés par les Européens et les Nord-américains ~`.
Il rappelle que certaines recherches partent de théories fonc- tionnalistes, d'autres de théories évolutionnistes, et que la plupart limitent la question religieuse — et dans son cas le pentecôtisme à sa fonction historique dans le devenir de « La Modernité » en majuscule, comme si celle-ci était unique et universelle, et le seul objet intéressant. Si les groupes et les croyances coopèrent avec la modernité capitaliste, ils sont perçus de manière positives et s'ils s'y opposent, ils sont catalogués — vu depuis l'Europe et les Etats-Unis comme retardés, traditionnels, obscurantistes et anomiques.
post-secular society — what does that means ?", traduction réalisée pour la Chaire d'histoire
sociale argentine, FSOC, Sociologie, UBA, 2013.
21 Ibid.
~ Ibid.
~ La revue Sociedad y Religidn, publiée à Buenos Aires depuis 1985, reflète cette
ample production. Voir : htip://www ceil-conicet.gouar/ojs/index.php/sociedadyreligion/index.
L'Asociacidn de Cientistas Sociales de la Religidn del Mercosur (ACSRM) réunit la
plupart des chercheurs sur ces thèmes en Amérique latine.
za Algranti, 2009.
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Il découvre dans la production académique un «consensus orthodoxe 2s » qui ne permet pas d'analyser les groupes, leurs conflits, leurs drames et leurs intérêts ;ainsi s'omettent la lutte de classe, les antagonismes, les rapports de domination, non seulement économiques, mais aussi culturels, symboliques et politiques et se produit « un abus de prénotions et de stéréotypes sociologiques au moment de caractériser la culture populaire 26 » ; il constate que les réductionnismes sociologiques conservent une force structurante dans les études académiques 27 et que «cette vocation objectivante [...] du chercheur [... ] consolide une sorte d'ethnocentrisme tacite dans la conceptualisation de "l'autre" en tant qu'altérité chargée de pré- jugés [...] devenus des présupposés et des prémisses analytiques28 ».
Il avance également ceci
Au lieu d'étudier les cultures étrangères dans le but d'en induire l'étrangeté et la critique de sa propre société, on les utilise comme le reflet déformé d'une modalité universelle de développement dans lequel les pays du centre se reconnaissent et s'affirment... Persiste ainsi une sorte de présence fantasmagorique qui charge l'objet d'étude d'un ensemble de présupposés et d'articulations logiques rarement rendus explicites. C'est précisément l'omission caractéristique des silences structurels de certains travaux qui les rendent intéressants. Leur valeur ne réside par tant dans ce qu'ils disent que dans ce qu'ils ne disent pas 29.
Rappelons toutefois comment, en Amérique latine, s'imposa, au début, la théorie de la conspiration comme explication du phé- nomène pentecôtiste. Jean-Pierre Bastian critiqua fortement les chercheurs —académiques et partisans de la «libération », de droite et de gauche —qui ne percevaient que la main de l'impérialisme
yankee et qui ne comprenaient pas les facteurs internes et histo- riques de « la mutation » 30
Une autre ligne d'interprétation consista à expliquer le «retard », la «non-modernité de l'Amérique latine », la «pauvreté » du conti- nent, par des causes religieuses, en mettant en cause l'héritage catholique et en l'accusant d'être responsable du communautarisme, du caciquisme, du machisme et du populisme qui entravaient le cours de la modernité. La maxime de Sarmiento «civilisation contre barbarie » apparaissait ainsi comme un horizon de sens pour ce paradigme. On affirmait que les «minorités civilisées » se heurtent à des structures sociales et culturelles «barbares» et, qu'à ce seul
zs Ibid., p. 63.
26lbid., p. 65.
27lbid., p. 66.
28lbid., p. 67.
zv Ibid., p. 58.
so Bastian, 1997b, p. 22.
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titre, elles pouvaient produire une modernité incomplète ou ina- chevée. Dans ce cadre d'analyse, on omettait les régimes sociaux de production et d'accumulation, la domination et l'oppression globale et locale et/ou les résistances à partir des États-nations 31
Si la laïcité, le processus de développement capitaliste, la mo- dernité sociale, culturelle et religieuse et la sécularisation européenne et nord-américaine sont l'unique modèle, universel et à répéter sur toute la planète, il n'y a aucune possibilité de rompre les colonia- lismes, les dominations et les théories qui considèrent à plus ou moins long terme «l'autre », Latino-américain, Africain, Asiatique ou simplement l'étranger, comme quelqu'un qui soit ou non à même de suivre le modèle hégémonique rendu universel.
On a affirmé à partir des sciences sociales européennes que la modernité nord-américaine était une exception dans le domaine religieux 32. À mesure de la progression des échanges entre les différents cercles académiques, on parvint à affirmer que l'Europe de l'ouest était une exception quant à la sécularisation 33. Avec la croissance des sciences sociales en Chine et en Inde, fruit du développement économique et militaire de ces pays, les collègues de ces pays affirment aujourd'hui que leurs expériences sont l'exception parmi les diverses modernités religieuses. Notre hermé- neutique doit nous apprendre qu'affirmer l'exception est le fruit d'une paresse intellectuelle. Il n'existe pas d'exception, mais plutôt des expériences diverses. Il convient de relire Shmuel Eisenstadt 34 et son article sur les «modernités multiples », car il peut nous aider à amplifier nos horizons de sens. Il nous rappelle une fois encore que la modernité européenne est seulement une des modernités.
Nous devons continuer à chercher dans chacune de ces moder- nités comment se sont constitués et se constituent aujourd'hui, par exemple, l'élaboration des espaces privés et publics et leur type de relations réciproques, l'élaboration de la société civile et du lien entre institutions religieuses et étatiques, la construction de la propriété publique et privée, sans omettre la propriété communau- taire, familiale et publique, la construction des familles, de leur relations de genre et de leur rapport au corps, la construction de sociabilités, de désirs et de subjectivités permettant que le pouvoir
31 On trouvera un aperçu de ces études chez Steil —Martin — Camurca, 2009 ; Mallimaci, 2015 ; et des auteurs latino-américains déjà cités.
3z Mallimaci, 2015. C'est là une étude à la fois synchronique et diachronique, portant sur le concept des sécularisations et sur l'interprétation des diverses modernités.
33 Sur l'exception européenne, voir Davie, 2002. Le sujet est abordé dans une perspec- tive plus ample dans Davie, 1994, contribution reprise dans Davie, 2015, avec un nouveau titre sous lequel elle étudie ce qu'elle nomme la «perplexité ».
3a Eisenstadt, 2002.
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— quel qu'il soit —soit accepté, rejeté, remis en question et/ou affronté. Cela devrait permettre d'examiner les similitudes et les profondes différences historiques et sociologiques selon les rapports sociaux, de classe, d'ethnie, de genre, religieux, régionaux et entre chacun d'eux.
Comme nous le rappelait Jean-Pierre Bastian au début du xxle siècle, il est donc temps de décentrer nos perceptions intellec- tuelles, de briser nos épistémologies et de réaffirmer une herméneu- tique qui reconnaisse, du point de vue sociologique et historique, l'existence de multiples modernités avec leurs différents acteurs, leurs émotions, leurs rationalités, leurs structures et leurs désirs, qui coexistent à l'échelle planétaire avec divers rapports de domi- nation et de légitimation locaux, régionaux et impériaux. Dans son ouvrage collectif de 200435, Bastian considérait l'Amérique latine comme porteuse d'« une modernité tardive ». Chacune des moder- nités, avec leurs histoires sociales et culturelles millénaires, avec la formation d'États-nations et leurs destins manifestes, et avec leur combinaison de temps sociaux (religieux, économique, naturel et de pouvoir) qui les légitiment, sont et continuent d'être, en tout cas jusqu'à aujourd'hui, différentes des autres.
Cela exige une herméneutique qui abandonne le paradigme sujet-objet pour en revendiquer une autre pour laquelle les personnes cessent d'être des objets et deviennent des sujets qui connaissent et interpellent. Cela exige également une plus ample coopération et une collaboration globale entre les chercheurs afin d'élaborer les instruments, les catégories et les concepts qui puissent être contex- tualisés et comparés afin d'interpréter nos sociétés à partir d'une ontologie reconnaissant que les hommes et les femmes sont égaux et avec le droit à la dignité et au bonheur. Le long chemin parcouru par Jean-Pierre Bastian d'un côté et de l'autre de l'Atlantique nous démontre que c'est possible, et que l'on peut faire plus !
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ss Bastian, 2004, p. 155.
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SUR LA MODERNITÉ RELIGIEUSE
Chercheur du CEIL CONICET
Professeur à l'Université de Buenos Aires
Résumé :Après avoir mis en exergue la pertinence des travaux de Jean-Pierre Bastian sur les protestantismes en Amérique latine à même de définir une modernité religieuse spécifique à la région, l'auteur donne suite à la propo- sition de «décentrer le regard» en interrogeant les paradigmes hégémoniques en sciences des religions. Dialoguant avec Peter Berger et Jürgen Habermas, il plaide pour une remise en cause des explications unilatérales du religieux dans un monde globalisé et s'emploie à briser nos épistémologies en réaffir- mant une herméneutique qui reconnaisse, du point de vue sociologique et historique, l'existence de multiples modernités religieuses avec leurs diffé- rents acteurs.
Abstract : Having celebrated the relevante of the work of Jean-Pierre Bastian on Latin American Protestantisme capable of identifying a religious moder- nity specific to the region, this article pursues the idea of `looking more widely' by questioning the governing paradigme in religious studies. Through dialogue with Peter Berger and Jürgen Habermas, he argues for a criticism of one-sided explanations of the religious in a globalised world, and he seeks to fracture some epistemologies by reaffirming a hermeneutic which reco- gnises (from sociological and historical perspectives) the existence of multiple religious modernities with their various players.
Les réflexions que je proposerai consisteront à analyser les apports de Jean-Pierre Bastian à la compréhension du changement
religieux en Amérique latine en poursuivant sa perspective fon- damentale exprimée dans son ouvrage collectif de 2001, traduit et publié en espagnol en 20041, dans lequel il nous invitait à « apprendre à décentrer le regard sur la modernité religieuse ». Le
décentrement est un concept décisif pour le xxle siècle. Ce n'est pas un Européen «tiers-mondiste », ni un Latino-américain, mais
url Européen latin et un Latino-américaniste européen qui l'exprime ! J'ai rencontré Jean-Pierre Bastian pour la première fois lorsque j'ai commencé à collaborer au groupe de travail de la Commission pour
' Voir Bastian, 2001 ;Bastian, 2004.
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l'Étude des Églises en Amérique latine (CEHILA) au milieu des années 1980, au retour d'un long exil, conséquence de la dictature civico-militaire dans mon pays, l'Argentine.
Par la suite, j'ai partagé avec lui et un groupe de collègues de nombreuses rencontres, colloques, journées d'études et séminaires. J'ai trouvé en lui quelqu'un avec lequel apprendre à réfléchir, à discuter et avant tout à interroger les certitudes et les convictions quant au passé et au présent social et religieux de l'Amérique latine et de l'Europe. Il s'est spécialisé dans l'analyse de la présence protestante dans la longue durée et je me suis concentré moi-même sur le catholicisme du xxe siècle. Tous deux, nous nous sommes intéressés au lien profond, durable et changeant du politique et du religieux en Amérique latine, où le politique n'est pas seulement l'État, le gouvernement et les partis, et où le religieux ne se réduit pas aux seules institutions et groupes qui s'auto-définissent ainsi.
Chacun de nous, à sa manière, comprenait que la matrice du catholicisme intégral, qu'avait étudiée de manière si brillante et minutieuse le regretté Émile Poulat en France et dans l'Europe catholique, se reproduisait et se transformait en Amérique latine. Dans cet anti-libéralisme et anti-communisme catholique hégémo- nique dans la région —social, romain et doctrinaire, et concernant tous les aspects de la vie —, il y avait des particularités et des spécificités qui se répercutaient non seulement dans les univers protestants et catholiques, mais aussi dans la manière d'étudier, d'analyser et de nommer les phénomènes sociaux, politiques et culturels du continent.
EN AMÉRIQUE LATINE DANS LA LONGUE DURÉE
DES RÉSEAUX DE SOCIABILITÉ PROTESTANTS DU XIXE SIÈCLE AU MEXIQUE
A UNE ANALYSE GLOBALE DU PROCESSUS RELIGIEUX EN AMÉRIQUE LATINE
L'entrée de Bastian dans le champ de l'étude universitaire s'effectua par la recherche de cadres interprétatifs qui lui permirent de comprendre le long processus de la modernité latino-américaine, en particulier à travers l'approche des minorités protestantes.
Il dut affronter les catégories et les espaces sociaux et acadé- miques de ceux qui, venant du monde catholique, ne percevaient pas d'autres univers religieux et de ceux qui, dans le champ aca- démique, niaient l'importance des croyances et des acteurs reli- gieux, ou bien les masquaient. Par ailleurs, sa compréhension des processus l'amenèrent à analyser le protestantisme en Amérique latine en s'opposant à la plupart des études menées sur le thème au
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milieu du xxe siècle, études réduites aux "églises ethniques" issues de la Réforme ou aux appendices "protestants" aux travaux sur le catholicisme dans chaque pays de la région.
miers travaux sur les protestantismes au Mexique répondent à une telle question qui constituait un sérieux défi. Ainsi se demandait-il
L'intérêt pour un phénomène religieux dissident d'origine exogène et qui n'attira jamais plus qu'un à deux pour cent de la population mexicaine durant le dernier tiers du xlxe siècle peut paraître futile et peu pertinent pour l'historiographie mexicaniste.
Et, avançant une proposition paradigmatique, historique et socio- logique à la fois, qui allait caractériser sa recherche à long terme, il répondait
Cependant, l'étude d'un phénomène marginal peut renvoyer aussi aux processus globaux de transformation et de crise qui ont affecté la société mexicaine de ce temps. C'est pourquoi, l'enjeu ne consiste pas à se limiter à l'étude du protestantisme mexicain en tant qu'idéologie dissidente, mais avant tout à étudier la fonction pratico-sociale, c'est- à-dire, à le considérer en tant que formes d'organisation et d'asso- ciation spécifiques 2.
Il abandonna le concept péjoratif de «secte », alors généralement utilisé pour définir les minorités protestantes latino-américaines, et proposa et élabora conceptuellement celui de «sociétés de pen- sée ». Cela l'amena à découvrir un monde jusque-là ignoré par la recherche : les loges franc-maçonnes, les cercles spirites et les nouvelles sociétés d'entraide ouvrières, en affinité élective avec les sociétés protestantes et les unes par rapport aux autres, car carac- térisées par leur libéralisme politique combattant le catholicisme dominant et par leur forme d'association représentative. Précisé- ment, « la spécificité protestante consista à ce qu'elle soit porteuse d'un anti-catholicisme de combat 3 », car opter pour, choisir, se convertir, c'était devenir une personne, un individu qui rejette les valeurs religieuses et culturelles dominantes et crée de nouvelles sociabilités et identités porteuses d'une modernité distincte de la modernité catholique ; voilà le projet protestant qui —selon les travaux de Bastian —finit par s'altérer au cours du processus histo- rique latino-américain de la fin du xxe siècle. Pour Bastian, ces minorités religieuses étaient porteuses d'un comportement politique moderne dissociant le public et le privé 4. C'est pourquoi, le catholicisme intégral — de combat tout au long du xxe siècle en Amérique latine —dénonça la menace de ce qu'il percevait comme
2 Bastian, 1989, p. 16.
3 Bastian, 1989, p. 312.
4 Bastian, 1989, p. 304.
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url front constitué de libéraux, de protestants, de francs-maçons, d'anarchistes et de communistes, et stigmatisa la modernité libérale comme son ennemi principal 5.
Cet angle d'approche me conduit au thème central qu'est celui du développement d'une modernité religieuse latino-américaine. Il est aussi celui de l'État et de ses rapports à l'économique, au symbolique, au social et au religieux. Cette modernité religieuse "réellement existante" unit plus qu'elle ne sépare ;elle ne dissocie pas les sphères sociales de la même manière que dans d'autres contextes historiques. Les sphères religieuse, économique, sociale, militaire, éducative, érotique, politique possèdent leur rationalité propre dans le monde capitaliste et s'expriment selon des condi- tions spécifiques de domination, de résistance et de conflits de classe au sein d'États-nations distincts. Certains de ces États sont impérialistes ; d'autres, colonialistes et d'autres encore, périphé- riques. Surgit ainsi la question de savoir comment dénommer les groupes religieux en lien avec d'autres acteurs sociaux et politiques qui s'adaptent ou s'affrontent, négocient ou transigent avec ces modernités capitalistes, externes et internes. Leur attitude est-elle erronée, exceptionnelle, déviante, anormale, archaïque, émancipa- trice ? C'est un thème d'hier et d'aujourd'hui, que nous repren- drons plus avant.
Et par ailleurs, étudier ces groupes dissidents (ou hégémo- niques) devrait nous conduire à comparer la dissidence politique, économique, sexuelle et sociale, hier aussi bien qu'actuellement. Quelles ressemblances ou différences y-a-t-il ?Comment surgissent, perdurent ou échouent ces leaderships aux plans intellectuel et/ou populaire, ou encore de partis, et cela dans le long terme ?
Dans les moments de changements radicaux, quel rôle jouent les groupes —entre autres religieux —dans l'élaboration d'une matrice de société politique radicalement distincte, avec de nouvelles formes d'organisation et d'action et avec des représentations et des valeurs nouvelles, cela au sein des formes modernes d'association ?
Ce qui est intéressant afin de comprendre l'Amérique latine d'hier et d'aujourd'hui, c'est qu'il y a des groupes religieux qui sont actifs dans des associations, des organisations et des mobi- lisations sociétales, aussi bien dans les espaces mal dénommés «modernes »que dans ceux que l'on considère «traditionnels ». Les espaces et les cultures pré-modernes, modernes et post-modernes ne coexistent-ils pas dans un continuum complexe qui caractérise nos modernités latino-américaines hybrides ?Les recherches approfondies
s Bastian, 1990.
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de Bastian et d'autres collègues6 nous rendent sensibles et attentifs à d'autres logiques et à la multiplicité des catholicismes, des pro- testantismes et des laïcités en Amérique latine.
Ce cadre de compréhension exigeant la révision de catégories analytiques transparaît dans la thèse doctorale de Bastian sur «les sociétés protestantes et la révolution au Mexique' », dans l'ouvrage collectif publié sous sa direction en 1990 dans le même cadre d'analyse, dans celui de 1994 élargi au «protestantisme latino- américain en perspective socio-historique » et finalement dans l'article de 1997 au titre suggestif de «L'impossible Réforme ». Il achève ce dernier en avançant
Ce libéralisme religieux s'évanouit dans l'affirmation exaltée du consti- tutionalisme libéral parce qu'aucune élite religieuse et politique n'est parvenue à diffuser au sein des masses les principes de l'autonomie morale de l'individu-citoyen s.
A LA RECONNAISSANCE DE LA GRANDE MUTATION RELIGIEUSE
DE L'AUTRE MODERNITÉ LATINO-AMÉRICAINE
Ou, de l'affinité du protestantisme historique avec le libéralisme au pentecôtisme de masse, corporatiste, qui perturbe et complexifie les analyses.
Durant quatre siècles et demi, les peuples d'Amérique latine ont vécu comme ils l'avaient toujours fait, avec un panthéon richement peuplé, où les saints patrons avaient remplacé les divinités naturelles. L'antique panthéon était administré par une bureaucratie sacrée de prêtres et de vierges du soleil. Dans le nouveau, ils furent suivis par les disciples de saint Augustin, de saint Dominique ou de saint François et les «vierges » de Marie du bon secours et de sainte Thérèse. [... ] Face à la divinité suprême du panthéon, l'acteur religieux avait besoin de la médiation et d'un médiateur. De-là, la priorité de l'image sur la parole et du prêtre sur le libre arbitre du sujet religieux. [...] Ce catholicisme tolérait une multitude de manifestations religieuses syncrétiques et subal- ternes intégrées dans une sorte de processus progressif et inépuisable de continuelle christianisation des pratiques religieuses naturelles. [...] Aujourd'hui (1997), cette réalité paraît vivre un changement drastique [...] le champ religieux est en train de se fragmenter en dizaines de sociétés religieuses rivales, se combattant entre elles. Ce n'est plus l'antique lutte entre les dieux païens et chrétien ; c'est la lutte entre divinités christianisées qui s'emparent de la libre expression libertaire dans un panthéon en expansion illimitée 9.
e Parker Gumucio, 1996 ; Blancarte, 2008 ; Bidegain, 2009 ; Mallimaci, 2015.
~ Bastian, 1989.
a Bastian, 1997a, p. 99.
v Bastian, 1997b, p. 8-9.
49
Ces lignes introduisent l'ouvrage produit par Bastian en 1997 intitulé « la mutation religieuse de l'Amérique latine 10 ». Elles marquent une nouvelle perspective de recherche tout en l'inscrivant dans la ligne de la question initiale interrogeant la modernité religieuse latino-américaine. D'un côté, il avance la reconnaissance de la longue durée d'un catholicisme aux visages multiples, et, de l'autre, la concurrence dans un monde chrétien qui continue d'exercer un monopole sur les croyances religieuses. Le sous-titre de l'ouvrage «pour une sociologie du changement social dans (ce qu'il nomme alors) la modernité périphérique », distingue ainsi, à partir de ses recherches de terrain, une modernité «centrale » et une autre «périphérique ».
Cette perspective est approfondie 11 par de nouvelles analyses autour du modèle libéral de démocratie représentative fondé sur l'individu-citoyen, qui continue d'être fictif. Car, dans la pratique, prédominent les relations néo-patrimoniales et une faible mobilisation d'acteurs sociaux autonomes et indépendants 12 ; et de poursuivre « le néo-communautarisme pentecôtiste naît dans des sociétés qui présentent les conditions favorables aux relations de patronage et à l'élaboration de rapports clientélaires 13 ». Cet essai sur la modernité périphérique l'amène à percevoir des maux de longue durée et diverses formes de domination ainsi que « la faiblesse de la société civile, conséquence majeure de l'hégémonie (corporative, oligar- chique), dans la mesure où cette dernière rend difficile la formation d'acteurs sociaux indépendants et autonomes par rapport aux deux grands piliers corporatistes que sont l'État et l'Église catholique » en Amérique latine 14. Le problème s'accentue lorsque cette domi- nation oligarchique est libérale ou néo-libérale comme celle que nous vivons aujourd'hui et —comme le fait le pape François parfois de manière solitaire au plan global —lorsqu'elle conduit à la condamnation du catholicisme anti-libéral, aujourd'hui présent aussi à Rome.
EN EUROPE ET SON IMPACT EN AMÉRIQUE LATINE
Les analyses importantes de Jean-Pierre Bastian sur les réseaux libéraux et protestants du xlxe siècle, tout comme sur la grande
io Bastian, 1997b.
" Ibid., p. 91.
12lbid., p. 167-168.
13 Ibid., p. 168.
14lbid., p. 174.
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mutation qu'il met au jour à la fin du xxe siècle, l'ont conduit à un autre projet majeur : comparer sociologiquement les expériences religieuses socio-historiques dans le grand espace qu'il dénomme «latinité », qui relie une partie de l'Europe du sud à l'ensemble latino-américain. Cet ambitieux projet, mené au fil de multiples colloques et rencontres des deux côtés de l'Atlantique, culmina lors du colloque international qu'il organisa à Strasbourg en octobre 1999 et dont les résultats parurent dans un ouvrage en français (2001), aussitôt traduit à l'espagnol (2004).
Après des années d'insertion en Amérique latine, de retour en Europe et dans ses réseaux scientifiques, il tentait d'ouvrir et de créer de nouvelles pistes de recherche. Ne se sentant pas à l'aise avec les perspectives hégémoniques, il insista sur le fait de «devoir apprendre à décentrer le regard sur la modernité religieuse », décentrer d'un point de vue théorique et méthodologique en réflé- chissant aux modes d'élaboration des catégories analytiques.
Le nouveau contexte d'avancée néolibérale avec la domination des secteurs financiers dans les pays d'Amérique latine — phéno- mène qui commençait aussi en Europe —, l'a conduit à la nécessité de poser une double perspective : d'une part, le développement d'analyses comparées sur les articulations entre les nouveaux champs d'étude et l'avancée du capitalisme dans sa version néo-libérale au sein des nouvelles expériences démocratiques, et, d'autre part, une réflexion sur les catégories que nous utilisons pour penser l'espace latin, dans un sens large.
Ses recherches sur les modernités religieuses et leurs mutations apparaissent d'une actualité certaine dans le contexte mondial et en particulier face à la croissance de la droite et de l'extrême droite en Europe et aux États Unis. Les thèmes religieux n'occupent plus seulement l'espace du privé ;non seulement ils persistent dans la société civile, mais aussi pour les gouvernements et les États qui toujours plus s'occupent, se préoccupent et se manifestent en termes religieux.
Il faut dès lors s'interroger. Peut-on encore soutenir la privacité du religieux au moment où montent en puissance les courants d'affirmation identitaire (sociaux, culturels et religieux) en Europe, aujourd'hui, où l'étranger et l'immigré sont considérés comme «les autres » et comme causes des problèmes internes ? Le peut-on lorsqu'on laisse mourir des milliers de personnes échappant à la faim et à la guerre au Moyen Orient —avec une forte participation européenne, russe et nord-américaine — et en Méditerranée ? Le peut-on lorsqu'on appuie les mesures d'austérité qui appauvrissent des millions de personnes par la globalisation financière qui enrichit
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quelques uns ? Le peut-on enfin lorsque le rejet des musulmans parvient à des niveaux de haine raciale ?Une modernité religieuse européenne et nord-américaine est-elle à soutenir, justifier ou légitimer ?
Bastian avançait
Dans l'Europe sécularisée, la recherche du sens religieux se poursuit, mais seulement là où la modernité n'offre pas de réponse satisfaisante, et cela sans remettre en question les gains et les principes de la modernité religieuse elle-même ls
Une telle affirmation reste-t-elle d'actualité ?Plus encore, ne constate-t-on pas que les droites usent de la défense de la laïcité afin d'amplifier la domination de la culture européenne et de rejeter les pauvres, les migrants et les citoyens jeunes qui adhèrent à quelque courant de l'islam que ce soit ?L'Europe, les États-Unis, les citoyens de la société civile et leurs gouvernements croient-ils être ainsi une société moderne, démocratique et porteuse des droits de l'homme ?L'incertitude règne à ce sujet.
Les groupes de recherche toujours plus nombreux qui étudient ces thèmes en Amérique latine soulignent la complexe présence d'acteurs religieux dans l'espace public et attestent la visibilité de leurs stratégies visant à influer sur la formulation et la mise en oeuvre de politiques étatiques déterminées (principalement en ma- tières sociales : la pauvreté, l'éducation et la régulation familiale et sexuelle). Cela nous rappelle la complexité des liens entre le reli- gieux et le politique, la centralité de la problématique, la nécessité de l'étudier scientifiquement, et rend compte de tout cela. Il s'agit d'un rapport du religieux et du politique qui dure —d'instances qui se relient et négocient depuis des siècles — et pour lequel la question vise plus le comment et le pourquoi que le normal ou le déviant, l'archaïsme ou l'émancipation.
Le caractère transnational de nombreuses traditions religieuses et de leurs formes organisationnelles, la présence religieuse au sein de mouvements et de campagnes globales et la dispersion des croyants en lien avec d'intenses processus migratoires (volontaires ou forcés) ont renforcé l'impact de la présence publique des religions, au-delà de leurs expressions ou de leurs agendas locaux/nationaux. En définitive, la présence ininterrompue d'institutions et d'acteurs religieux dans la sphère publique et la porosité du religieux dans la législation et dans certaines cultures politiques hégémoniques en Amérique latine interrogent les postulats qui pronostiquaient le déclin irréversible du religieux.
15 Bastian, 1997b, p. 184.
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Les religions sont constitutives des actuelles modernités latino- américaines et leur présence dans la sphère publique se poursuit dans la tentative de réguler (imposer et/ou accompagner et/ou négocier) la vie et ses sphères dans d'amples segments de la société. Et cela s'accentue même lorsque se débattent les politiques publiques et normatives concernant les thèmes d'éducation, de sexualité, de paix publique, d'inégalité et de justice sociale ou familiale, tous sujets de haute sensibilité religieuse. La porosité de la religion dans la culture, dans la législation et dans les cadres interprétatifs à partir desquels nous pensons en tant qu'individus et comme société nous forcent à reconsidérer de manière plus complexe la trame des liens entre l'État, le politique, la culture et la religion. Enfin, tous ces ,aspects non seulement problématisent les formes classiques de l'Etat, mais aussi renouvellent l'importance du débat politique et culturel sur le thème de la laïcité. S'il est vrai que d'autres acteurs —médias, finance, ONGs, appareil judiciaire, par- lements supranationaux —exercent leur pouvoir sur la question, il est fondamental de rappeler, comme Bastian le fait, que «l'État continue d'être le principal agent de régulation en tant que détenteur de l'usage de la violence légitime 16 ».
Cette thématique n'est pas limitée à l'Amérique latine, mais elle occupe toujours plus d'autres espaces dans le monde global. Cependant, tandis que les peuples et nations d'Amérique latine vivent un long processus de paix et de coopération, en Europe et autour de la Méditerranée la situation est tout autre. On voit toujours plus la droite, l'extrême-droite et les néoconservateurs en Europe s'appuyer sur et utiliser la notion de laïcité afin de réaf- firmer «une identité nationale menacée par les croyants en un islam radical » ou simplement que «tous les islamistes sont suspects » et que «les femmes sont stigmatisées » 17, comme le fait l'actuel président des États-Unis (qui reçoit en même temps l'appui des manifestants de groupes catholiques et protestants Pro Vida).
Ces groupes utilisant la laïcité comme porte-drapeau d'un «combat politique » contre «les autres »passent ainsi à la xéno- phobie et à la stigmatisation. Quant on n'est pas capable de reconnaître et de voir dans l'immigré une personne bénéficiant de
i6 Bastian, 2004, p. 5.
17 Le numéro 1030-1031 de la revue française Marianne, datant du 22 décembre 2016, en est un exemple, depuis l'éditorial qui dénonce «la propagande perverse des islamo- gauchistes qui polluent nos esprits et nos réseaux sociaux ». On y lit aussi les propos suivants : «Nul régime démocratique ne peut envisager de composer, de dialoguer ou de collaborer avec le temps d'un obscurantisme » (p. 4) ; «Comme les anciennes vagues d'immigration, les plus récents doivent faire un effort pour se rapprocher du modèle histo- rique dominant »(propos de Jean-Pierre Chevènement, p. 10).
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droits, le lien social s'affaiblit et un manifest destiny réapparaît, couvert de sacralité, parmi la majorité des citoyens des pays euro- péens au passé impérial et de ceux qui sentent leurs territoires menacés et soutiennent guerres, expulsions, fermetures de frontières. L'humanisme européen émancipateur tend ainsi à s'affaiblir et à se diluer. La modernité européenne peut ainsi reprendre ses chemins de guerres internes, externes et ses génocides qui —nous ne pouvons l'oublier —furent et sont caractéristiques des xxe et xxre siècles
La thématique de la sécularisation apparaît en toile de fond et nourrit la réflexion. À cet égard, Bastian a contribué à sortir des schémas simplistes qui ne voient que linéarité, irréversibilité et ne sont pas à même de saisir les avancées et les reculs ou les transformations concernant les acteurs et les contextes ou encore de s'éloigner de ceux qui supposent que leur expérience historique est la seule, ayant valeur universelle, à partir de laquelle on peut qua- lifier et étiqueter le reste. Pour notre part, nous avons abandonné la conception qui proposait de l'assimiler à la disparition de la reli- gion et nous assistons au transfert de concepts théologiques au politique aussi bien en Europe qu'en Russie, aux États-Unis qu'en Amérique latine. Nous avons appris à distinguer divers processus culturels de recomposition du religieux, marqués conjointement par la désinstitutionalisation et l'individuation et par des processus de communautarisation et de réaffirmation identitaire. Le séculier et le religieux peuvent ou non aller ensemble, et rien ni personne ne peuvent nous prédire le sens ultime de ce rapport. Pouvons-nous en dire de même au sujet des processus de désécularisation, considérant que certains sont avancés, d'autres retardés, que certains sont éman- cipateurs et d'autres réactionnaires ?Non, il s'agit d'expériences hybrides, différentes et qui sont liées les unes aux autres selon les acteurs, les contextes, les événements et les moments, et par rapport auxquelles il est fondamental d'accompagner de manière solidaire les milliers de victimes qui désirent vivre libres et heureuses.
Nous vivons un monde où les paradigmes, les théories et les conceptions produites durant les décennies précédentes, et qui se croyaient universelles, se trouvent en crise et en profonde révision. La critique du colonialisme culturel et idéologique est centrale dans notre production de connaissances. On affirmait alors (et on l'affirme encore), sans rougir, que plus de modernité était égal à moins de religion et, à l'inverse, que plus de religion revenait à moins de modernité. La modernité latino-américaine est une hybridation entre diverses rationalités, où ensemble le religieux et le séculier (le chrétien et le politique par exemple) ont créé des sociabilités, des identités et des subjectivités diverses. Le fait de les méconnaître et les ignorer mène à de graves erreurs d'interprétation.
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Au sujet de l'affirmation erronée selon laquelle la sécularisation égale la disparition du religieux, et quant à la critique du rôle des intellectuels créant des théories et une épistémologie propre à ces thèmes, Peter Berger, un des sociologues —aussi d'origine luthé- rienne —parmi les plus reconnus mondialement, nous dit
Durant les premières années de ma carrière, j'ai adopté des propositions au sujet de la sécularisation comme évidemment correctes parce que tous les autres chercheurs sociologues le faisaient également et parce que cela semblait une explication cohérente sur la scène religieuse. J'ai eu recours à cette perspective dans mes premières publications, incluant celle qui m'a amené à être un sociologue reconnu de la religion : The sacred canopy... De quelle manière la théorie de la sécularisation était-elle erronée ?Principalement, parce que c'était un projet très européo-centré, une extrapolation depuis la situation euro- péenne. Les théories sont le produit d'intellectuels, une classe très sécularisée pour des raisons historiques :les membres de n'importe quelle classe se parlent entre eux et renforcent ainsi leurs croyances. Les intellectuels se considèrent comme les fils des Lumières :j'estime que pour nombre d'entre eux la théorie de la sécularisation était l'expression d'un désir. Mais pour d'autres (parmi lesquels je m'inclus et, ironie de la chose, pour quelques théologiens) la question consistait à affronter ce qui paraissait être évident dans les faits. Rétrospec- tivement, je crois que nous avons commis une erreur catégorique nous avons confondu sécularisation et pluralisation, sécularité et plu- ralisme. Finalement, il en résulte que la modernité ne produit pas nécessairement le déclin de la religion ;plutôt, elle produit nécessai- rement un approfondissement de la pluralisation, une situation sans précédent historique dans laquelle de plus en plus de gens vivent au milieu de croyances, de valeurs et de styles de vie en concurrence 18.
Et d'ajouter au sujet des supposées et inamovibles autonomies des sphères et des champs
Et j'ai écarté la possibilité (évidente rétrospectivement) qu'un individu puisse être aussi bien religieux que séculier... Pour le dire simplement, la modernité ne transforme pas tant le quoi de la foi religieuse que le comment. Un discours séculier par défaut coexiste avec une pluralité de discours religieux, aussi bien dans la société que dans la conscience individuelle 19
Le philosophe, communicologue et sociologue allemand Jürgen Habermas, représentant d'une «modernité critique » et interroga- teur du comment se construit une théorie sociale, lui aussi revient visiter les religions au xxle siècle, pour lesquelles, à un certain moment, il supposait qu'elles se limitaient à l'espace privé et sub- jectif Lors d'une conférence en 200820, prolongée dans des travaux
18 Voir Berger, 2016, p. 144.
19lbid., p. 152.
20 «Que significa una sociedad postsecular ? » ,traduction par Raûl Ernesto Rocha du
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postérieurs, il affirmait de manière abrupte, réfutant ses opinions antérieures et d'autres collègues
La perte de la fonction et de la tendance à l'individualisation n'implique pas nécessairement que la religion perde de l'influence et de la per- tinence dans l'arène politique et dans la culture d'une société ou dans la conduite de vie personnelle. Au-delà de leur poids numérique, de manière évidente, les communautés religieuses peuvent réclamer un "siège" dans la vie des sociétés en grande partie sécularisées 21•
Et de poursuivre
Je me réfère au fait que les Églises et les organisations religieuses [...] peuvent avoir de l'influence dans l'opinion publique et contribuer à sa formation par des apports pertinents aux questions fondamentales, indé- pendamment du fait que leurs arguments soient convaincants ou non 22•
Pour tout ce qui vient d'être exposé et face à la crise des pays centraux, est en train de croître en Amérique latine une réflexion critique sur la modernité et les concepts et catégories fruits de ces paradigmes. La conception des causes socioculturelles du supposé «retard », de la «déviation » ou de l' « inachèvement », concepts utilisés pour analyser le changement religieux dans notre région, est remise en question. Des groupes de chercheurs se proposent au travers d'une production académique de contribuer au débat23. Ainsi, dans un ouvrage collectif critique des approches homogénéisantes du religieux et de la culture en Amérique latine, et sur la base de sa thèse sur le pentecôtisme argentin, Joaquin Algranti tente d'examiner les paradigmes dominants de la recherche sur ce thème, en parti- culier ceux formulés par les Européens et les Nord-américains ~`.
Il rappelle que certaines recherches partent de théories fonc- tionnalistes, d'autres de théories évolutionnistes, et que la plupart limitent la question religieuse — et dans son cas le pentecôtisme à sa fonction historique dans le devenir de « La Modernité » en majuscule, comme si celle-ci était unique et universelle, et le seul objet intéressant. Si les groupes et les croyances coopèrent avec la modernité capitaliste, ils sont perçus de manière positives et s'ils s'y opposent, ils sont catalogués — vu depuis l'Europe et les Etats-Unis comme retardés, traditionnels, obscurantistes et anomiques.
post-secular society — what does that means ?", traduction réalisée pour la Chaire d'histoire
sociale argentine, FSOC, Sociologie, UBA, 2013.
21 Ibid.
~ Ibid.
ample production. Voir : htip://www ceil-conicet.gouar/ojs/index.php/sociedadyreligion/index.
L'Asociacidn de Cientistas Sociales de la Religidn del Mercosur (ACSRM) réunit la
plupart des chercheurs sur ces thèmes en Amérique latine.
za Algranti, 2009.
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Il découvre dans la production académique un «consensus orthodoxe 2s » qui ne permet pas d'analyser les groupes, leurs conflits, leurs drames et leurs intérêts ;ainsi s'omettent la lutte de classe, les antagonismes, les rapports de domination, non seulement économiques, mais aussi culturels, symboliques et politiques et se produit « un abus de prénotions et de stéréotypes sociologiques au moment de caractériser la culture populaire 26 » ; il constate que les réductionnismes sociologiques conservent une force structurante dans les études académiques 27 et que «cette vocation objectivante [...] du chercheur [... ] consolide une sorte d'ethnocentrisme tacite dans la conceptualisation de "l'autre" en tant qu'altérité chargée de pré- jugés [...] devenus des présupposés et des prémisses analytiques28 ».
Il avance également ceci
Au lieu d'étudier les cultures étrangères dans le but d'en induire l'étrangeté et la critique de sa propre société, on les utilise comme le reflet déformé d'une modalité universelle de développement dans lequel les pays du centre se reconnaissent et s'affirment... Persiste ainsi une sorte de présence fantasmagorique qui charge l'objet d'étude d'un ensemble de présupposés et d'articulations logiques rarement rendus explicites. C'est précisément l'omission caractéristique des silences structurels de certains travaux qui les rendent intéressants. Leur valeur ne réside par tant dans ce qu'ils disent que dans ce qu'ils ne disent pas 29.
Rappelons toutefois comment, en Amérique latine, s'imposa, au début, la théorie de la conspiration comme explication du phé- nomène pentecôtiste. Jean-Pierre Bastian critiqua fortement les chercheurs —académiques et partisans de la «libération », de droite et de gauche —qui ne percevaient que la main de l'impérialisme
yankee et qui ne comprenaient pas les facteurs internes et histo- riques de « la mutation » 30
Une autre ligne d'interprétation consista à expliquer le «retard », la «non-modernité de l'Amérique latine », la «pauvreté » du conti- nent, par des causes religieuses, en mettant en cause l'héritage catholique et en l'accusant d'être responsable du communautarisme, du caciquisme, du machisme et du populisme qui entravaient le cours de la modernité. La maxime de Sarmiento «civilisation contre barbarie » apparaissait ainsi comme un horizon de sens pour ce paradigme. On affirmait que les «minorités civilisées » se heurtent à des structures sociales et culturelles «barbares» et, qu'à ce seul
zs Ibid., p. 63.
26lbid., p. 65.
27lbid., p. 66.
28lbid., p. 67.
zv Ibid., p. 58.
so Bastian, 1997b, p. 22.
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titre, elles pouvaient produire une modernité incomplète ou ina- chevée. Dans ce cadre d'analyse, on omettait les régimes sociaux de production et d'accumulation, la domination et l'oppression globale et locale et/ou les résistances à partir des États-nations 31
Si la laïcité, le processus de développement capitaliste, la mo- dernité sociale, culturelle et religieuse et la sécularisation européenne et nord-américaine sont l'unique modèle, universel et à répéter sur toute la planète, il n'y a aucune possibilité de rompre les colonia- lismes, les dominations et les théories qui considèrent à plus ou moins long terme «l'autre », Latino-américain, Africain, Asiatique ou simplement l'étranger, comme quelqu'un qui soit ou non à même de suivre le modèle hégémonique rendu universel.
On a affirmé à partir des sciences sociales européennes que la modernité nord-américaine était une exception dans le domaine religieux 32. À mesure de la progression des échanges entre les différents cercles académiques, on parvint à affirmer que l'Europe de l'ouest était une exception quant à la sécularisation 33. Avec la croissance des sciences sociales en Chine et en Inde, fruit du développement économique et militaire de ces pays, les collègues de ces pays affirment aujourd'hui que leurs expériences sont l'exception parmi les diverses modernités religieuses. Notre hermé- neutique doit nous apprendre qu'affirmer l'exception est le fruit d'une paresse intellectuelle. Il n'existe pas d'exception, mais plutôt des expériences diverses. Il convient de relire Shmuel Eisenstadt 34 et son article sur les «modernités multiples », car il peut nous aider à amplifier nos horizons de sens. Il nous rappelle une fois encore que la modernité européenne est seulement une des modernités.
Nous devons continuer à chercher dans chacune de ces moder- nités comment se sont constitués et se constituent aujourd'hui, par exemple, l'élaboration des espaces privés et publics et leur type de relations réciproques, l'élaboration de la société civile et du lien entre institutions religieuses et étatiques, la construction de la propriété publique et privée, sans omettre la propriété communau- taire, familiale et publique, la construction des familles, de leur relations de genre et de leur rapport au corps, la construction de sociabilités, de désirs et de subjectivités permettant que le pouvoir
31 On trouvera un aperçu de ces études chez Steil —Martin — Camurca, 2009 ; Mallimaci, 2015 ; et des auteurs latino-américains déjà cités.
3z Mallimaci, 2015. C'est là une étude à la fois synchronique et diachronique, portant sur le concept des sécularisations et sur l'interprétation des diverses modernités.
33 Sur l'exception européenne, voir Davie, 2002. Le sujet est abordé dans une perspec- tive plus ample dans Davie, 1994, contribution reprise dans Davie, 2015, avec un nouveau titre sous lequel elle étudie ce qu'elle nomme la «perplexité ».
3a Eisenstadt, 2002.
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— quel qu'il soit —soit accepté, rejeté, remis en question et/ou affronté. Cela devrait permettre d'examiner les similitudes et les profondes différences historiques et sociologiques selon les rapports sociaux, de classe, d'ethnie, de genre, religieux, régionaux et entre chacun d'eux.
Comme nous le rappelait Jean-Pierre Bastian au début du xxle siècle, il est donc temps de décentrer nos perceptions intellec- tuelles, de briser nos épistémologies et de réaffirmer une herméneu- tique qui reconnaisse, du point de vue sociologique et historique, l'existence de multiples modernités avec leurs différents acteurs, leurs émotions, leurs rationalités, leurs structures et leurs désirs, qui coexistent à l'échelle planétaire avec divers rapports de domi- nation et de légitimation locaux, régionaux et impériaux. Dans son ouvrage collectif de 200435, Bastian considérait l'Amérique latine comme porteuse d'« une modernité tardive ». Chacune des moder- nités, avec leurs histoires sociales et culturelles millénaires, avec la formation d'États-nations et leurs destins manifestes, et avec leur combinaison de temps sociaux (religieux, économique, naturel et de pouvoir) qui les légitiment, sont et continuent d'être, en tout cas jusqu'à aujourd'hui, différentes des autres.
Cela exige une herméneutique qui abandonne le paradigme sujet-objet pour en revendiquer une autre pour laquelle les personnes cessent d'être des objets et deviennent des sujets qui connaissent et interpellent. Cela exige également une plus ample coopération et une collaboration globale entre les chercheurs afin d'élaborer les instruments, les catégories et les concepts qui puissent être contex- tualisés et comparés afin d'interpréter nos sociétés à partir d'une ontologie reconnaissant que les hommes et les femmes sont égaux et avec le droit à la dignité et au bonheur. Le long chemin parcouru par Jean-Pierre Bastian d'un côté et de l'autre de l'Atlantique nous démontre que c'est possible, et que l'on peut faire plus !
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ss Bastian, 2004, p. 155.
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- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-09321-3
- EAN : 9782406093213
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09321-3.p.0044
- Mise en ligne : 26/04/2019
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