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La république perdue de Constantin Pecqueur Jalons pour une économie politique radicalement républicaine
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2022 – 1, n° 13. varia - Auteur : Coste (Clément)
- Pages : 241 à 273
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
LA RÉPUBLIQUE PERDUE
DE CONSTANTIN PECQUEUR
Jalons pour une économie politique
radicalement républicaine
Clément Coste
Sciences Po Lyon
Triangle – UMR CNRS 5206
La république purement politique n’est pas même encore réalisée 80 ans après 89 : quand donc commencera l’ère de la république économique ou sociale, c’est-à-dire l’unité, l’égalité des conditions sociales, économiques et politique de développement intellectuel et physique, la garantie pour tous du droit au travail ; et des droits du travail.
Pecqueur, La République économique.
introduction
S’il est une question fondamentale à laquelle tout.e historien.ne de la pensée économique est constamment confronté.e c’est inévitablement celle de la pertinence de l’objet étudié1. À l’instar de l’histoire des 242faits, et peut-être plus encore, l’histoire intellectuelle (ou l’histoire de la pensée) n’échappe pas à l’arbitraire sélectif. Précisons cette question : au regard de quoi l’objet étudié se doit-il d’être pertinent ? Au regard d’une validation a posteriori et de son inscription dans une généalogie bien identifiée permettant à l’historien.ne des idées de scrupuleusement délimiter son objet pour en proposer une histoire cohérente et rationnelle ? Ou bien au regard du contexte qui confère toute sa pertinence à l’objet étudié de manière autonome et détachée de tout jugement rétrospectif ? Il en va bien entendu de l’opposition classique en histoire de la pensée économique entre reconstructions rationnelle et historique (Dockès & Servet 1992 ; Lapidus, 1996). Mais cette « querelle des méthodes » renvoie simultanément à une discorde quant à la conception même de l’histoire.
À rebours d’une conception linéaire du temps historique, Walter Benjamin insistait déjà sur l’importance de l’historicité : le mouvement de l’histoire est en réalité fait de bifurcations, de variations, de tâtonnements, se dérobant finalement « au cours ordonné de l’histoire » (Riot-Sarcey, 2016, p. 298). Dans la postface à son ouvrage important sur le socialisme et la liberté au xixe siècle, Michèle Riot-Sarcey explique en effet que « le récit historique intervient toujours au détriment de la quête d’historicité » (Riot-Sarcey, 2016, p. 300). À l’image donc de l’histoire des idées revendiquée par Paul Samuelson, une telle démarche – attachée au récit historique – revient à ne retenir et ne valoriser que « ce qui advient après coup, au détriment des possibles dont les traces se perdent dans le dédale des rationalités dominantes » (Riot-Sarcey, 2016, p. 299). Reconstruction rationnelle qui présuppose le caractère cumulatif des connaissances et récit historique partagent ainsi une conception linéaire, continue et déterministe de l’histoire : la force des choses permettrait d’ordonner rationnellement aussi bien les évènements historiques que les idées économiques ou politiques, délaissant les traces de ce qui aurait pu advenir. Inévitablement, une telle démarche contribue à bannir Constantin Pecqueur du récit historique sur la République.
L’histoire du républicanisme (Cristin (dir.), 2018 et 2019) comme du républicanisme social (Crétois & Rosa (dir.), 2014) ou de ses liens avec l’économie politique (Bellet & Solal (dir.), 2019) n’accorde aujourd’hui que 243peu de place à cette source luxuriante que constitue l’œuvre de Pecqueur (Coste, Frobert, Lauricella (dir.), 2017). Alors, saisissant l’invitation formulée par Michèle Riot-Sarcey de « faire exploser la continuité historique » en examinant les non-advenus, cet article propose d’éclairer les apports de Constantin Pecqueur à une possible économie politique républicaine. L’œuvre de celui qui allait promouvoir une république fondée sur des principes de justice (Frobert, 2014) procède finalement d’un non-advenu dans l’histoire de la République. Mais il convient pourtant de s’arrêter sur la parenté du socialisme de Pecqueur avec une certaine idée de la République, d’une République radicale car sociale et économique – Pecqueur déclamait par exemple que « la République économique [était] l’un des premiers corollaires du socialisme véritable : nous l’avons, dans tous nos écrits, désigné sous le nom d’unité économique2 ». Parmi les auteurs qui, au xixe siècle, s’intéressaient à la question des liens entre théorie économique et régime politique et pensaient ainsi l’économie politique en république – on peut penser ici à Say (Tiran, 2019) ou Sismondi (Eyguesier, 2019 ; Bellet & Solal, 2019) –, Constantin Pecqueur partageait l’ambition de certains républicains du moment 1848 de théoriser une République qui ne soit pas seulement politique. Mais là encore, Pecqueur se distinguait : il ne s’agissait pas pour lui de « faire entrer la république dans l’atelier » comme le recommandait Philippe Buchez (Lauricella, 2016) mais plutôt de penser de manière plus ambitieuse l’économie dans son ensemble – de la production aux distribution et consommation des richesses – à partir des principes qui fondent le modèle républicain issu de la Révolution française.
Cet article vise ainsi à dépeindre ce que l’on pourrait nommer une économie politique radicalement républicaine essentiellement à partir des articles publiés dans Le Salut du Peuple et des manuscrits inédits de Pecqueur rédigés dans l’intervalle entre le crépuscule de l’éphémère Deuxième République et l’aube de la Troisième. Pour ce faire je présente dans un premier temps cet auteur méconnu dont le socialisme est marqué de différents héritages, familiaux et intellectuels (I). Une deuxième étape vise à montrer que le socialisme est chez Pecqueur synonyme de science sociale et que celle-ci s’oppose à l’individualisme 244de l’économie politique libérale. Tel que défini par Pecqueur, et parce qu’il plaçait à son fondement la solidarité, ce socialisme est intimement lié à l’idée de République (II). Pecqueur était en effet convaincu que la devise républicaine impliquait nécessairement l’unité économique : une « vraie République » ne pouvait être qu’économique (III)3. Et cette devise républicaine ne procédait pas ici de la seule rhétorique mais devait s’incarner dans les institutions, la République ne saurait être qu’un idéal. J’aborde alors pour terminer deux thématiques au cœur de cette république économique en actes : le travail et la question du financement de « l’assurance sociale » (IV).
I. Constantin Pecqueur : envers et contre tous
I.1. Qui Était Constantin Pecqueur ?
Les promenades dans le quartier de la Butte Montmartre dans le XVIIIe arrondissement de Paris et la traversée de la place qui porte son nom invitent à se poser la question. Le volumineux mémoire laissé par Jacques Thbaut fournit un certain nombre d’éléments intéressants sur les origines sociales et la trajectoire de ce « curieux personnage » (Chambost, 2017), certains de ces éléments participant assez largement de l’engagement républicain, singulier à bien des égards, de Constantin Pecqueur4. Né le 25 octobre 1801, Constantin était le fils du curé constitutionnel d’Arleux : Jean-Philippe Pecqueur prêtait effectivement serment de fidélité à la Constitution le 9 octobre 1791, devenait « officier public » et donc fonctionnaire de la toute jeune République5. Cet héritage allait déterminer les deux sources républicaine et religieuse 245de l’économie politique de Constantin Pecqueur6. Comme chez son père, cette alliance improbable tournait à l’avantage de la première : si l’influence républicaine l’emportait, la source religieuse demeurait mais débarrassée de toute la dimension institutionnelle – le christianisme sans l’Église (cf.infra). L’héritage culturel et symbolique qu’il obtenait de son père contrastait avec l’illettrisme et l’origine modeste de sa mère, Henriette Favrot, fille de métayers. Alors, sans doute en écho à la situation de sa mère, les conditions matérielles et spirituelles du développement physique et moral de l’humanité deviendraient rapidement la principale préoccupation du jeune Constantin Pecqueur. Cette question était chez lui directement corrélée à celle de l’éducation qu’il souhaitait inclusive et associée au « sentiment religieux instinctif » – i.e la morale7.
C’est à la mort de son père et dans le contexte de la Restauration monarchique qui donnait toute latitude aux vengeances contre les républicains d’Arleux8 que le jeune Pecqueur débutait des études d’ingénieurs le conduisant à la profession de géomètre pour les Ponts et Chaussées dans le département du Nord – cette formation et ce vif intérêt pour les voies de communication marqueront également l’œuvre ultérieure de Constantin Pecqueur9. Et c’est sans doute cet engagement en faveur du développement des voies de communication qui allait orienter Pecqueur vers le mouvement saint-simonien alors en plein essor. À la fois émerveillé des potentialités offertes par le génie industriel et le progrès économique illimité10, et lassé du conservatisme religieux et militaire – le génie militaire s’opposait régulièrement au développement des voies navigables –, Constantin Pecqueur ne pouvait a priori que s’épanouir au sein de la grande famille saint-simonienne dont l’objectif était de tenir ensemble le développement prodigieux de l’industrie avec de sincères préoccupations sociales. C’était par l’intermédiaire des médecins, notamment 246celui qui deviendrait son proche ami, Théodore Lucien Joseph Godefroy, que Pecqueur découvrait le saint-simonisme et prenait conscience de la misère prolétaire qui accompagnait le progrès économique d’ensemble. Mais l’épanouissement fut bref. S’il rédigeait quelques articles pour le Globe,essentiellement sur l’hérédité, et se déclarait fidèle à la pensée de Saint-Simon (Régnier, 2017, p. 51), le saint-simonien « du 3e degré » (Charléty, 1931 [1896], p. 78) récusait finalement l’autoritarisme et l’abandon du saint-simonisme primitif qu’il percevait dans le saint-simonisme enfantinien, l’accusant de promouvoir une nouvelle théocratie ayant peu d’égard pour la liberté individuelle et la souveraineté du peuple – éléments qui allaient revêtir une importance cardinale au sein de l’économie politique républicaine développée par Pecqueur. Il se désolidarisait donc de l’association que les fidèles d’Enfantin avaient fondée au début de l’année 1832 et rejoignait Considerant, Lechevalier et Transon à la rédaction du Phalanstère le 1er juin 1832. Pecqueur s’intéressait alors à la question de la propriété, vantant les mérites du système de Fourier qui cherchait à l’universaliser, contre le Traité de Charles Comte (1834) qui s’enorgueillissait de son caractère exclusif. Mais là encore l’adhésion n’a duré qu’un temps. Pecqueur était accusé par ses condisciples de ne pas restituer la doctrine de Fourier dans toute son étendue et Pecqueur accusait en retour le fouriérisme de conduire à la licence en n’accordant aucune place au contrôle social et à l’unité économique. La rupture était donc consommée et c’était finalement au cours des années 1840, autour de Louis Blanc et François Vidal notamment, que le socialisme de Pecqueur, associé au républicanisme, s’épanouissait. C’est sur ce troisième moment de la trajectoire « socialiste » de Pecqueur que porte plus particulièrement mon analyse. En effet, si la pensée de Pecqueur restait longtemps imprégnée des héritages saint-simonien et fouriériste, c’était, je crois, au sein de la tradition républicaine que l’œuvre de Pecqueur gagnait en cohérence et en originalité et pouvait simultanément prendre ses distances vis-à-vis de l’autoritarisme qui selon lui caractérisait finalement le saint-simonisme orthodoxe et de la licence inhérente au fouriérisme. Les années 1840 marquaient ainsi la républicanisation de la pensée – socialiste – de Pecqueur. Le manuscrit inédit intitulé La République économique, que l’on peut approximativement dater des années 1870, constitue sans doute le matériau le plus abouti traduisant cette pensée républicaine originale.
247I.2. Pecqueur socialiste, catholique et rÉpublicain
Les années 1840 marquaient l’émergence d’un socialisme qualifié de « fraternitaire » (Lanza, 2006) ou républicain. Si Louis Blanc reste sans doute le plus connu d’entre tous (Charruaud 2008), le double héritage – catholique et républicain – de Pecqueur contribuait à l’inscrire dans ce mouvement. En effet, la parenté du socialisme révolutionnaire avec le message évangélique apparaissait très largement lors de la Révolution du printemps 1848 puisqu’il s’agissait, selon l’heureuse formule de Luc Bowman (1987), de faire monter le Christ sur les barricades. Pour George Sand par exemple, l’enjeu de cette révolution était précisément de réconcilier les peuples républicain et catholique11. Et Pecqueur s’inscrivait très largement dans ce registre argumentatif : il s’agissait de puiser dans les Évangiles une justification du crédo républicain et de faire de Jésus le premier parmi les socialistes. L’argumentation consistait d’abord à reconnaître le christianisme comme un dogme nécessaire au progrès de la société. Il s’apparentait ainsi à la philosophie12 – pour la génération de ces socialistes des années 1840 la Révolution était fille d’Évangile et Pecqueur était sur ce point très proche de Pierre Leroux. Un christianisme renouvelé devait ainsi devenir la nouvelle religion sociale et politique susceptible de guider l’humanité, constituant ce faisant le préalable nécessaire à toute réforme économique et politique – Loïc Rignol (2014) parle d’une « affirmation sociale et politique du christianisme » entre 1840 et 1848. Le recours aux Évangiles et à un Jésus-Christ séditieux était censé justifier l’avènement d’une République fondée en justice. Il s’agissait de se représenter un « Christ des barricades » prêchant précocement la doctrine républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité. Il était alors question de contester la lecture bourgeoise des textes saints et l’instrumentalisation du message évangélique pour dominer et contenir le peuple, en mettant en exergue une autre réalité contenue dans les Évangiles. Pecqueur par exemple souhaitait mettre le bourgeois devant ses responsabilités en inoculant une nouvelle réalité de la propriété, une définition différente de celle professée par l’économie politique : la propriété et la possession de toute richesse ne relèvent pas d’un droit naturel 248mais constituent l’avoir des pauvres13. On cherchait ainsi, par un retour singulier aux Évangiles à « réconcilier les deux classes dans un discours néo chrétien » (Bowman, 1987), tout en donnant à voir la responsabilité de la bourgeoisie face au prolétariat. Cette réconciliation s’appuyant sur l’Évangile prenait évidemment des formes différentes en fonction des auteurs. Chez le Pecqueur de 1844, elle consistait par exemple dans la fusion du prolétariat et de la bourgeoisie en une seule et unique classe, celle des fonctionnaires d’État14. Les valeurs religieuses – celles d’un christianisme primitif – étaient ensuite mobilisées dans la construction d’un projet économique et politique républicain. L’émergence d’un christianisme révolutionnaire induisait chez Pecqueur la redécouverte archéologique de nouveaux codes et rapports sociaux, fraternels et solidaires (Blais, 2007) : la justice – ou la charité, il s’agit chez Pecqueur d’un synonyme – se trouvait au fondement des Évangiles et devait présider à l’édification du nouvel ordre social. Il s’agissait donc de fouiller le premier christianisme pour y puiser les éléments sur lesquels édifier la future République : les rapports sociaux égalitaires, le partage et le dévouement constituaient alors ces fondations. Les valeurs fondatrices du christianisme étaient ainsi importées dans l’économie des sociétés et servaient de moteur à la transformation des institutions sociales.
Le Christ glorieux est ressuscité et vous ne le retuerez pas, car il est esprit. Le Christ est une idée et cette idée a pris possession de la conscience des peuples… Cette idée, c’est le socialisme (Considerant, 1848, p. 9).
C’est donc dans cet esprit et dans le cadre des réflexions menées au sein de la Commission pour le gouvernement des travailleurs – Commission du Luxembourg – que Pecqueur, accompagné de Vidal, mettait sur pied un programme ambitieux de réformes économiques (Pecqueur et Vidal, 1848 ; Frobert, 2014). Si ce programme était teinté d’influences tout à la fois saint-simonienne – les ateliers sociaux s’apparentaient à des associations de production – et fouriériste – il était question d’établir de grands entrepôts et bazars destinés à réformer le commerce –, il 249témoignait simultanément de la croissance d’une autre institution : l’État. Celui-ci devait notamment prendre en charge les assurances, le crédit, règlementer le travail dans les associations et fournir de véritables services publics en rachetant par exemple les chemins de fer et les canaux – ce programme était déjà contenu dans la substantielle Théorie nouvelle d’économie sociale et politique de Pecqueur (1842). Le champ d’intervention considérable qui était alors laissé à l’État valait à Pecqueur de s’attirer les foudres des zélateurs de la liberté individuelle.
II. Science sociale :
le socialisme contre l ’ individualisme
II.1. Pecqueur face aux « libÉraux » de tous bords
Pour les républicains du lendemain, il était urgent de clore l’épisode quarante-huitard et de faire oublier les vieilles barbes de 48 – on accusait les socialistes représentés par Louis Blanc au sein du gouvernement provisoire d’être responsables du désastre financier qui caractérisait les premiers jours de la République et du désordre social à l’origine des « journées de juin15 ». Dans ce contexte d’animosité à l’égard des propagandistes de la république sociale, il fallait attendre la Troisième du nom pour que l’œuvre de Pecqueur soit redécouverte autour de la Revue socialiste par l’intermédiaire d’auteurs tels Benoit Malon, Albert Thomas ou Eugène Fournière (Bellet, 2017)16.
250Avant l’exil intérieur, la Théorie nouvelle d’économie sociale et politique était examinée par Louis Reybaud dans le journal des économistes. Pecqueur y était décrit comme hérétique du point de vue économique mais disposant d’un certain talent et d’une bonne foi certaine. Surtout, injonction lui était faite d’abandonner la « métamorphose chimérique » pour enfin embrasser la réalité (Reybaud, 1843). Ainsi, Pecqueur recevait la même critique acerbe que l’ensemble des « réformateurs et socialistes modernes » (Reybaud, 1840) : toute velléité d’organisation sociale ne pouvait que succomber devant les indestructibles lois de la nature décrites par l’économie politique, le socialisme étant tout simplement anachronique. Comme les économistes libéraux, les différents auteurs socialistes du xixe siècle étaient également à la recherche des lois qui gouvernaient la société (Rignol, 2014). L’opposition portait toutefois sur le caractère des dites lois naturelles du corps social. Il nous faut ici souligner l’évolutionnisme inhérent à l’épistémologie de Pecqueur, lequel contrastait avec l’immuabilité des lois décrites par les libéraux. Sans que l’on puisse précisément le dater, Pecqueur répondait à la critique formulée par Reybaud en ciblant Frédéric Bastiat au moyen de plusieurs manuscrits non publiés. Contre l’idée de lois économiques immuable, Pecqueur arguait que les lois du corps social se trouvaient dans l’histoire et vérifiaient ainsi un caractère diachronique. Tous les éléments constitutifs de la physiologie sociale, au premier chef la propriété, étaient d’après Pecqueur en perpétuelle mutation. Il ne s’agissait chez lui que de faits transitoires, non de lois immuables « dérivées de la nature des choses » (Pecqueur dans Coste et al. (dir.), p. 331). Ces dénommées lois étaient donc progressives et Pecqueur parlait à leur endroit de « conventions contingentes » :
Ce que les économistes du laisser-faire nous donnent pour des lois naturelles ou pour des lois dérivées de la nature des choses, ce sont tout simplement des conventions contingentes, arbitraires ; les résultantes empiriques des passions, de l’ignorance ou de la nécessité actuelle ; des coutumes passées à l’état de choses jugées, des expédients transitoires admis comme définitifs. S’il y a une science de la production, de la distribution et de la consommation des 251richesses matérielle, il y en a une bien plus importante s’il est possible, de la production, de la distribution et de la consommation des richesses morales. Mais que d’économistes pour la premières, et combien peu pour la seconde : celle-là est en honneur celle-ci est délaissée (idem).
Le principe qui guidait perpétuellement ces « conventions » n’était rien d’autre chez Pecqueur que la justice ou la morale – « l’erreur de Bastiat [était] fondamental et radical écrivait-il, […] l’homme est un être moral avant d’être un économiste » (ibid. p. 323-324)17. Et cette loi morale, Pecqueur l’avait déjà nommée : il s’agissait de la solidarité (Pecqueur, 1842).
Ainsi, à Reybaud (1843), Garnier (1845) et Bastiat (1846) qui accusaient Blanc, Vidal et Pecqueur de chercher à manipuler les lois de l’économie pour finalement imposer l’association par tous les moyens, annihilant au passage toute spontanéité sociale et liberté individuelle, Pecqueur répondait que la justice ou la morale primaient sur l’utilité – et il formulait le même reproche à Proudhon qu’il accusait de sophisme : nier la morale revenait à ignorer la loi du progrès et, finalement, à accepter le naturalisme et la catalepsie inhérente à l’économie politique libérale18.
II.2. SolidaritÉeffective, solidaritÉ obligatoire
L’année qui suivait le dévoiement de la République, Pecqueur lançait l’édition de son propre journal, Le Salut du Peuple (1849-1850), dans lequel il consacrait un long article à expliquer ce qu’était, pour lui, le socialisme (Pecqueur, 1849a). Nous comprenons alors qu’il assimilait le socialisme à la science sociale contre l’individualisme qu’il rattachait directement à l’économie politique libérale. Dans leur ouvrage Socialisme et sociologie, Bruno Karsenti et Cyril Lemieux (2017) présentent le socialisme 252comme une tentative de porter au niveau politique une connaissance singulière sur la société. C’était précisément ce dont il fut question chez Pecqueur. La société était chez lui caractérisée par une loi de solidarité : tous les individus d’une société sont les membres d’un même corps et sont donc tous nécessaires les uns aux autres – Pecqueur évoquait à ce titre une solidarité « effective » (Pecqueur, 1842, p. 28). Le socialisme ne consistait alors ni plus ni moins que dans l’application des différents moyens de cette science sociale de la solidarité – Pecqueur nommait ici la « solidarité obligatoire » (ibid.) – : il est la science sociale appliquée, « c’est l’art de cette science » (p. 10)19. La science sociale de Pecqueur était donc éminemment normative puisqu’elle visait finalement la meilleure organisation possible. Contre les économistes libéraux, Pecqueur prônait donc le recours à une science sociale dépassant le simple inventaire des faits établis : l’économie politique faisait selon lui fausse route en ne constatant que ce qui est sans percevoir que c’est précisément la violation de la loi de solidarité qui expliquait l’anomie sociale et la misère caractérisant une si grande partie de la société industrielle du xixe siècle. « Qu’il y ait une physiologie sociale idéale, c’est-à-dire absolument bonne ou relativement meilleure, écrivait-il par ailleurs, ce n’est pas douteux. Et c’est précisément ce qui fait la préoccupation constante des savants de la science sociale » (Pecqueur, document 5, p. 329).
Dans sa Théorie Nouvelle (1842), Pecqueur considérait l’organisation sociale à partir de différentes « sphères principales », éternelles, que l’on trouvait d’après lui dans toute société aux différents âges de la société configurées de manières différentes selon leurs principes constitutifs – la religion ou le culte ;la morale ; le mariage et la famille ; l’industrie ou la production ; la science ; les beaux-arts, l’État ou le gouvernement ; l’éducation. Chacune de ces sphères était donc configurée par différents éléments constitutifs secondaires – la division du travail ; l’héritage ; la loi ; l’élection ; la monnaie ; l’impôt ; la hiérarchie etc. – qui se devaient selon Pecqueur de respecter la loi sociale de solidarité. Et celle-ci ne pouvait être atteinte que par différentes expérimentations, par tâtonnements successifs. Par exemple si la distribution des instruments de travail qui configurait la sphère « industrie » reposait 253sur l’héritage, cela ne constituait qu’une contingence historique que les progrès de la morale et du sentiment de justice allaient bientôt dépasser pour proposer d’autres formes de distribution des instruments de travail s’acheminant vers des formes de plus en plus solidaires. Les différentes combinaisons possibles de ces sphères révèleraient l’histoire des sociétés et improviseraient leur avenir (Coste, 2017). Alors, et si le socialisme, en tant qu’application des principes qui découlaient de la science sociale, ne pouvait donner lieu à une définition figée puisqu’« il [avait] force d’expansion continue » (Pecqueur, 1849a, p. 11), celui-ci résumait quand même chez Pecqueur simultanément a) tous les modes d’activité par l’association des intérêts, b) toutes les distributions des tâches en fonction des aptitudes et des forces et c) toutes les distributions des produits en raison des besoins. Et l’État revêtait alors un rôle cardinal dans cette affaire : il avait pour mission d’organiser, de garantir l’effectivité de cette « solidarité obligatoire ».
La solidarité telle que définie par Pecqueur s’opposait diamétralement à celle des différents auteurs « individualistes » – Fourier, Proudhon ou Bastiat – qui, tous, considéraient que les dissonances ou antagonismes sociaux allaient soit se résoudre directement à partir d’une loi d’attraction universelle, soit s’avérer finalement insignifiants rapportés au bénéfice de l’harmonisation naturelle20. Les auteurs individualistes, partageaient ainsi une approche conséquentialiste de la solidarité : elle était le résultat de comportements mus par l’intérêt ou les passions ; à l’inverse chez Pecqueur la solidarité s’imposait comme préalable à l’action, elle supposait le dévouement et le sacrifice en même temps qu’elle servait de guide à la rénovation des institutions.
C’est une chimère de croire que toutes les sphères d’activité, libres et concurrentes aujourd’hui ; que tous les intérêts opposés, vont se concerter, se fondre et s’harmoniser d’eux-mêmes, en une association intégrale par commune ou par corporation, se conformer de leur propre mouvement et toujours à toutes les conditions d’unité, de solidarité et d’équilibre. Lors même qu’il en serait ainsi, le fait devrait encore être sanctionné comme droit et de facultatif devenir obligatoire : d’où la nécessité de l’intervention directe et active de l’État ; à lui seul le droit est la puissance de ramener à l’unité tant d’éléments épars (Pecqueur, 1849b, p. 24).
254En tant que mise en application de la loi sociale de solidarité, le socialisme était donc chez Pecqueur intrinsèquement lié à la République dont l’objectif, au moyen de cette loi de solidarité, était l’affranchissement du prolétariat21 : « Le mot socialisme a été instinctivement créé pour mieux affirmer l’unité et l’indivisibilité de la République universelle ou de l’humanité, par opposition à l’individualisme », concluait Pecqueur (1849a, p. 13). Et cet objectif ne pouvait se passer d’un pouvoir central, « c’est-à-dire l’État-représentant ou l’État-peuple » qui, sous l’une ou l’autre de ces formes « demeurait un élément constitutif essentiel de toutes les sociétés » (Pecqueur, 1849b, p. 26). En effet, « s’il est vrai que nous sommes solidaires comme les membres d’une même famille, arguait Constantin Pecqueur, l’association économique unitaire, la mutualité, la communauté des intérêts et des travaux, l’assurance et le concours réciproques sont un devoir de premier ordre […]. Dire société c’est dire solidarité : organiser l’une, c’est organiser l’autre […]. S’il faut organiser la solidarité nécessairement il faut organiser l’unité, car, ici encore, qui dit solidarité dit unité. Donc le peuple, le souverain, l’État doit décréter l’unité, la gouverner la diriger ; et l’organisation du travail trouve là sa clef de voûte » (Pecqueur, 1849b, p. 23).
III. L ’ unité Économique rÉpublicaine
Dès qu’une société n’est plus composée que d’hommes libres, égaux et frères, cette société est nécessairement une république démocratique, c’est-à-dire une association civile, économique et politique, où le peuple dans son invisibilité est l’unique souverain ; et par conséquent où l’Etat c’est lui-même, et statuant à chaque instant sur toutes les choses selon qu’il le juge convenable (Pecqueur, 1850, p. 21).
Si, selon Pecqueur, l’économie politique libérale, doctrine individualiste, était incompatible avec le régime républicain, c’était précisément 255en raison de sa conception de la liberté qui rendait tout simplement caduque la devise de la république et, à l’image des propos emphatiques de Victor Considerant, condamnait l’affranchissement de pans entiers de la société civile. À rebours, en insistant sur l’unité économique qu’il induisait, le socialisme lui apparaissait compatible avec le républicanisme.
Qui ose dire catégoriquement – qu’il prenne la parole celui-là ! – qui ose dire que notre société, telle qu’elle est sortie en février 1848 des mains de l’oligarchie bourgeoise de 1830, qui ose dire que cette société réalise, en effet, la liberté, l’égalité, la fraternité ? Où sont-ils les hommes libres ? Vous faites semblant de regarder comme libres, parce qu’ils ont le droit illusoire de mettre un vote électoral dans une boîte, ces légions de meurt-de-faim des villes et des campagnes, courbés sous le double esclavage de l’ignorance et de la misère ! Libres ces masses innombrables de prolétaires dépourvus de capitaux et d’instruments de travail ! (Considerant, Le socialisme devant le vieux monde, cité par Riot-Sarcey, 2016, p. 5).
III.1. La libertÉ comme but, l ’ Égalité comme mesure,
la fraternitÉ comme principe
« Il est temps de montrer, écrivait Pecqueur dans le Salut du Peuple, tout ce que le socialisme vient faire pour la liberté, non pas de quelques-uns mais du peuple tout entier » et de claironner « qu’il n’y a de vrais libéraux que les vrais socialistes » (Pecqueur, 1850c, p. 3). À l’instar de Pierre Leroux qui rédigeait l’entrée « Égalité » dans les colonnes de l’Encyclopédie Nouvelle (Coste, 2018), Constantin Pecqueur était très attaché à la devise républicaine et expliquait que si la liberté était le but, cet objectif impliquait un moyen, une mesure, incarné dans l’égalité : chez Pecqueur comme chez Rousseau, la liberté ne pouvait subsister sans égalité. Le troisième item de la formule, la solidarité dont il est question supra, en constituait pour sa part le principe : elle était la matrice de nouveaux rapports sociaux (je n’y reviens pas ici). Ce même Pierre Leroux participait donc dans les années 1830 à l’édification d’une nouvelle conception de la liberté qu’allait partager Constantin Pecqueur. La liberté comme droit à laquelle se référaient les économistes libéraux, lui apparaissait comme une théorie vague, imprécise, inopérante. Déclarer les individus libres en droit ne permettait aucunement de les rendre effectivement libres.
C’est ainsi que pour cette génération de socialistes des années 1840, le pouvoir devait, en matière de liberté, remplacer le droit. Leroux théorisait 256ainsi la liberté comme « pouvoir d’agir » (Riot-Sarcey, 2016, p. 78-82) spécifiant que « la non liberté [c’était] la défense d’être » (Leroux, 1843) ; Louis Blanc déclamait que « la liberté [consistait] non pas dans le droit mais dans le pouvoir donné à chacun de développer ses facultés » (Blanc, 1849) ; et Pecqueur résumait l’idée dans Le Salut du Peuple en indiquant qu’« être libre [c’était] pouvoir ce qu’on veut » et que « les hommes [voulaient] tous leur liberté, c’est-à-dire la faculté de se développer » (Pecqueur, 1850). Il distinguait au même endroit la liberté négative consistant à « ne pas dépendre du caprice des autres », de la liberté positive qui caractérise la « jouissance certaine des conditions sociales de son développement moral, intellectuel et physique » (Pecqueur, 1850c, p. 8). La classification opérée par Pecqueur peut être comparée à la généalogie de la liberté réalisée en philosophie politique par Quentin Skinner notamment. Dans la tradition libérale, la définition générique de la liberté proposée notamment par G. MacCallum (1972) suggère que la liberté implique tout simplement l’absence de contrainte – il reste toutefois à déterminer la provenance de cette contrainte et, pour Pecqueur, à s’assurer que « la volonté de chacun soit harmonisée par la justice avec la volonté collective ». La distinction proposée par Pecqueur entre liberté négative et liberté positive pouvait a priori renvoyer à la subdivision établie plus tard par Isaiah Berlin entre liberté négative – celle de MacCallum – et liberté positive qui renvoie à « la possibilité de choisir un certain type de vie » (Skinner, 2002, p. 16). Mais la liberté positive conceptualisée par Pecqueur se voulait beaucoup plus radicale puisqu’elle spécifiait que le choix « d’un certain type de vie » – « le gouvernement de soi » dans les termes de Pecqueur (Pecqueur, 1850c, p. 8) – supposait nécessairement des conditions, notamment matérielles, qui devaient être garanties socialement22. Ainsi la liberté de Pecqueur se rapprochait-elle plus directement de la liberté républicaine entendue comme non domination que promeut Philip Pettit en ajoutant que « les 257conditions institutionnelles requises pour la promotion de la liberté comme non domination » – la liberté républicaine – sont significativement plus importantes que celles « requises pour la promotion de la liberté comme non-interférence » – la liberté libérale (Pettit, 2011).
À l’image de la tradition républicaine, Pecqueur n’expliquait pas nécessairement la privation de liberté par une ingérence délibérée empêchant la réalisation d’un choix, mais plutôt comme le résultat d’un agencement institutionnel particulier. « Les anciens en savaient plus que nous sur ce point, vitupérait Pecqueur. Pour eux, il n’y avait pas de liberté sans propriété foncière ou patrimoniale, c’est pourquoi tout homme libre était propriétaire d’une portion du sol national » (Pecqueur, 1850e, p. 24). Pecqueur expliquait ainsi que la situation des travailleurs de l’industrie dépourvus des capitaux et instruments de travail qui, dans une société industrielle, s’apparentent aux conditions du développement individuel, faisait d’eux des êtres non libres : ils étaient sous la dépendance permanente des capitalistes desquels dépendaient les chances de travail. La liberté se faisait ainsi exclusive, marginalisant de fait « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » dont les chances de développement étaient conditionnées au bon vouloir de la classe des « capitalistes ». La liberté nécessitait ainsi un nouvel agencement institutionnel échafaudé sur le principe d’égalité. S’il écrivait lui-même avoir toute sa vie « milité pour l’indépendance de l’homme vis-à-vis de l’homme » (Pecqueur, 1850c), Pecqueur admettait simultanément que cet Homme ne pouvait être libre indépendamment de la société, « nous ne sommes libres qu’avec et par autrui », écrivait-il dans Le Salut du Peuple (idem.). Si la liberté supposait chez Pecqueur l’autonomie de l’individu, elle ne se réduisait pas à l’indépendance qui contrevenait finalement à la loi de solidarité. L’égalité des conditions, entendue par Pecqueur comme « l’expression même du respect et de l’exercice des droits naturels et inviolables de tout homme » (Pecqueur, La République économique, fo 31) et sur laquelle il insiste tant dans l’ensemble de son œuvre, devait ainsi être raccordée à la question de la liberté : la liberté de chacun était conditionnée à l’égalité, seule l’égalité de chacun permettait la liberté de tous. Et cette liberté sociale impliquait donc nécessairement l’égide de l’État républicain qui seul pouvait garantir l’égalité et atteindre la liberté en proposant un nouvel agencement institutionnel. Il s’agissait d’organiser, économiquement, la liberté, car « laisser les trois quarts 258des citoyens, non seulement sans capital foncier, mais même sans le moindre instrument de travail mobilier, et puis leur dire : allez brebis, cherchez qui vous paisse ; et là-dessus invoquer sainte liberté, et sainte égalité ; puis prétendre effrontément que tout va pour le mieux, que les plus belles destinées sont promises à cette démocratie de parias, c’est assurément dépasser les bornes classiques de la mystification » (Pecqueur, 1850e, p. 22).
III.2. L ’ État rÉpublicain : libertÉ sociale,
souverainetÉ du peuple, unitÉ Économique
S’ils se déclaraient également républicains, les économistes libéraux n’en constituaient pas moins la cible directe de Constantin Pecqueur. Et pour cause, ils en restaient à une république exclusivement politique : ils pensaient les hommes libres et égaux uniquement devant la loi civile, alors que pour Pecqueur la véritable liberté impliquait « une parfaite égalité de tous devant la loi économique et politique », c’est-à-dire non seulement la souveraineté politique mais aussi et surtout « la pleine possession des garanties des droits naturels et des conditions sociales du développement moral et physique » de tous – i.e. la souveraineté économique (Pecqueur, 1850c). Si elle était effectivement impérative, la liberté ne pouvait être exclusive : elle se devait d’être sociale et méritait pour cela d’être garantie par l’État représentant le peuple souverain. Effectivement, à la question « qu’est-ce que l’État ? » Pecqueur répondait hardiment que « ce n’[était] pas autre chose que la gérance ou l’administration nationale, puisque l’État c’est le peuple » (Pecqueur, 1849b, p. 26). La réponse de Pecqueur soulignait simultanément la nécessité de l’État. Au crépuscule de la République, Pecqueur expliquait qu’il n’y avait plus lieu de craindre l’État : c’était désormais « le peuple qui [faisait] avancer ou reculer l’Etat et non plus l’inverse » (Pecqueur, 1849b, p. 26). En république, rassurait-il les plus sceptiques, l’État et les administrateurs de la chose publique (res publica) émanaient de la volonté générale et « suivaient donc les modifications de l’opinion universelle ». Finalement, « toute la question [était] entre ces termes : un bon ou un mauvais pouvoir ; mais dire plus de pouvoir, ce serait dire plus de société. Il ne [restait] ensuite qu’à se donner soit un bon pouvoir indirect ou représentant, soit un bon pouvoir direct ou peuple, et la question [aboutissait] finalement à ceci : un bon ou un mauvais peuple » (ibid., p. 28).
259Propagandiste de la République sociale en 1848 et auteur de quelques écrits sur la question avant cette date23, Pecqueur était évidemment partisan du suffrage universel, considérant qu’aucun citoyen ne pouvait être exclu du vote défini comme l’expression d’une volonté. Si elle demeurait discrète, sa contribution sur la question s’avère toutefois plus féconde qu’une simple adhésion au suffrage universel. Exhumant une partie conséquente des manuscrits inédits conservés aux archives de l’Assemblée nationale dont Pecqueur fut le bibliothécaire, Anne-Sophie Chambost retrace la participation du socialiste au débat sur le gouvernement direct, dont le suffrage universel constituait le socle (Chambost, 2017). Une fois les représentants du peuple désignés par le suffrage de tous, Pecqueur estimait que celui-ci devait se réunir régulièrement pour réaliser un « examen populaire » et éventuellement « défaire ce qu’il aura[it] mal fait ». Il admettait en effet que la majorité puisse se tromper, et invoquait ce faisant un « droit de résistance » au droit positif ainsi que la révocation éventuelle des élus. Le peuple exercerait directement sa souveraineté au moyen 1) du contrôle des élus ; 2) d’un droit d’initiative par l’intermédiaire de pétitions ; et 3) de la ratification des lois par le biais de référendums. Contre le gouvernement représentatif et son dogme de la majorité, Pecqueur plaidait pour la conciliation, mythifiant un peuple uni sous les mêmes droits et devoirs et dont la confrontation des intérêts particuliers ferait naitre l’intérêt général (Chambost, 2017).
En intégrant les débats autour de la souveraineté, Pecqueur participait directement du républicanisme : selon lui, dès lors que le citoyen participait directement à l’édification des normes ou lois, il n’obéissait qu’à lui-même. N’étant dépendant de personne, le citoyen demeurait libre – au sens républicain du terme, c’est-à-dire non dominé. Si ce n’est pas le Pecqueur constitutionaliste qui fut le plus prolixe, la question de la souveraineté l’occupait très largement. Cette influence rousseauiste a ceci d’original, conclut Anne-Sophie Chambost, que dans l’analyse de Pecqueur « les citoyens ne maîtriseront pleinement leurs droits politiques, que lorsqu’ils auront été économiquement affranchis ». C’était donc bien la souveraineté économique qui primait dans le républicanisme de Pecqueur : l’État devait s’occuper de la souveraineté économique comme il s’occupait de la souveraineté politique. Et Pecqueur s’opposait 260à ce sujet tout autant à l’association volontaire des libéraux, au capital inaliénable de Buchez (Lauricella, 2016), aux « communes sociétaires » de Fourier (Beecher, 1986) – l’expression est de Pecqueur (1849b, p. 24) qu’aux banques de circulation de Proudhon (Ferraton & Vallat, 2011 ; Ferreira, 2011) : on ne pouvait se passer de l’intervention directe de l’État. « L’association de tous sous la haute direction d’une institution centrale ; voilà les principes de l’économie future » (Pecqueur, 1849b, p. 23).
C’était au nom de l’acquisition de cette liberté pour tous que Pecqueur revendiquait – tout comme Louis Blanc (1849) – l’organisation du travail, et plus globalement l’administration de toute l’activité économique. Il n’y avait selon lui que trois organisations sociales possibles où la liberté était susceptible de régner. D’abord, celle qui vérifiait la propriété privée d’un fonds de terre où chacun trouvait (par ses soins) les premières nécessités de la vie sans avoir besoin d’autrui et de se mettre sous sa dépendance – c’était aux yeux de Pecqueur l’organisation fantasmée par l’économie politique libérale à partir de « l’état primitif » décrit par Adam Smith24. Deuxième organisation potentiellement libératrice : « le système des corporations perfectionnées où chacune aurait une clientèle assurée ». Enfin, « l’association vérifiant la mutualité dans la production, la solidarité des destinées, la production selon les aptitudes et les forces, la répartition selon les besoins ». C’est bien évidemment cette dernière organisation supposant l’unité économique qui recueillait les faveurs de Pecqueur25. Celle-ci récusait en effet l’idée libérale selon laquelle l’équilibre entre la production et la consommation suffisait à garantir l’harmonie sociale. D’une part parce que cet équilibre ne semblait pouvoir être atteint par la rivalité, ensuite, parce que cet équilibre, quel qu’il soit, ne garantissait 261aucunement que la multitude soit en mesure de satisfaire ses besoins, même les plus élémentaires26. Ainsi Pecqueur dénonçait sans mesure le fatalisme des économistes libéraux auquel il opposait la nécessaire administration entendue, différemment du gouvernement, comme organisatrice de la solidarité et coordonnatrice des activités :
« Avec le temps tout reprend de soi-même l’équilibre » voilà bien caractérisé le fatalisme ou la végétation historique de certains philosophes allemands et des économistes libéraux de France. On n’y laisse aucune place pour la volonté humaine, pour la justice distributive, pour la prévoyance collective (Pecqueur, 1850e, p. 23).
L’administration centrale se justifiait ainsi selon Pecqueur par le fait qu’il manquait au système individualiste des économistes libéraux comme aux anarchistes « la mutualité concertée, les renseignements statistiques, l’unité d’action, les moyens de pondérer les besoins et les ressources », en un mot qui reprend aujourd’hui de l’importance : la planification. « Si nos sociétés étaient des républiques économiques en même temps que des républiques politiques [écrivait Pecqueur au lendemain de la proclamation de la Troisième République], il y aurait de l’ordre, de la prévoyance, de l’entente, des dispositions universelles d’ensemble et de concert ; et dès lors aussi il y aurait une production ordonnée, et une répartition équitable » (Pecqueur, La République économique, fo 4). Il s’agirait par exemple de conditionner la production du superflu, à la production préalable de l’utile, et cette dernière à la production primordiale du nécessaire.
La républicanisation de la sphère économique impliquait ainsi de réorganiser toute l’activité économique. La liberté que cette républicanisation suppose impliquait par ailleurs de repenser entièrement la question du travail en l’asseyant sur l’impératif de solidarité. J’aborde enfin dans une dernière section ce que cette administration économique impliquait relativement à la question du travail, entendu comme droit fondamental ainsi que la manière dont Pecqueur envisageait le financement de l’État social, c’est-à-dire garantissait la liberté de ceux incapables d’obtenir les conditions de leur développement individuel par le travail.
262IV. Le travail et l ’ assistance sociale en rÉpublique
Telle que définie par Pecqueur, la liberté était incompatible avec la liberté économique considérée par les économistes libéraux de l’école française – Pecqueur citait Molinari, Wolowski, Bastiat ou encore Rossi. En effet, si la Révolution française a libéré le peuple de la tyrannie des rois, elle a, aux dires de Pecqueur, paradoxalement contribué à l’émergence d’une nouvelle tyrannie, celle du capital. Pecqueur la qualifiait ainsi pour signifier que ceux qui détenaient les instruments de travail pouvaient désormais dicter à ceux qui en étaient dépourvus les conditions de leur travail et, ce faisant, potentiellement condamner leurs chances de développement. La question du droit au travail était, on le sait, âprement débattue au printemps 1848 (Bouchet 2006 et 2007 ; Hayat 2012 ; Gribaudi & Riot-Sarcey, 2008 ; Potier, 2014) – l’article 7 de la Constitution du 19 juin définissait le droit au travail comme « celui qu’a tout homme de vivre en travaillant. La société doit, par tous les moyens productifs et généraux dont elle dispose, et qui seront organisés ultérieurement, fournir du travail aux hommes valides qui ne peuvent s’en procurer autrement ». Pecqueur investissait cette question de manière singulière, et radicale en comparaison du « droit à l’assistance » qui était finalement retenu. Reconnaître le travail comme un droit fondamental au sein de la société industrielle et vérifier à travers lui l’impératif de solidarité – au nom de la liberté de tous – impliquait selon Pecqueur la transformation de tout citoyen-travailleur en associé-fonctionnaire de la République. « Le peuple français est le plus unitaire de tous les peuples, écrivait-il, il est mûr pour la liberté dans l’ordre, selon la justice ou l’égalité, pour l’unité économique, comme il l’était en 89, depuis longtemps, pour l’unité civile et politique » (Pecqueur, 1850b, p. 31).
IV.1. La fonction sociale contre la propriÉtÉ exclusive
Si la révolution de 1789 avait finalement permis de faire respecter l’unité civile et politique (c’est-à-dire l’égalité devant la loi), il n’en était rien concernant la production, la répartition et la consommation des richesses, regrettait Pecqueur : « tout se gouverne en réalité dans le grand œuvre de la richesse nationale, de la répartition et de la consommation, 263comme aux beaux jours des rois et des aristocrates de l’Ancien Régime ! » (Pecqueur, 1850e, p. 30). Pour contrer ce fait, il suffirait selon lui de « déclarer dans l’une des futures révisions de la Constitution qu’il n’y a plus en France, dans le grand laboratoire des richesses sociales de tout ordre, que des fonctions et des associés-fonctionnaires » (Pecqueur, 1850b, p. 30). Constantin Pecqueur définissait la fonction comme la part d’activité utile, l’emploi affecté à chaque citoyen par la société dans l’œuvre de production des richesses collectives, et ce faisant, la considérait comme la condition de la jouissance des droits naturels de l’individu. La fonction sociale était ainsi aux yeux de Pecqueur le moyen d’abolir le prolétariat en réalisant une possession commune des instruments de la production : il s’agissait de « faire de tout travail, de toute industrie, une fonction sociale, de tout citoyen, de tout travailleur, un fonctionnaire social » (ibid., p. 32). Et Pecqueur exhortait ainsi « les prolétaires de France et d’Europe » de saisir cette revendication : « Votre avènement à la vie sociale, à la liberté, et l’égalité est là tout entier. La fonction ! voilà la devise de votre salut ! Que se soit donc là votre idée fixe : le droit à la fonction, la qualité de citoyen associé-fonctionnaire, ; voilà toute votre politique résumée dans un mot. Hors de la fonction et de la solidarité point de salut » (idem.). La fonction entendue comme un droit au sein d’une association économique s’imposait selon Pecqueur comme la garantie efficace de la liberté, si bien que la liberté du travail – la possibilité de vivre en travaillant – se substituait au travail libre défendu par les économistes libéraux, laquelle liberté ne concernait ici que les individus qui précisément disposaient des instruments obligés du travail. Le droit à une fonction sociale – c’est-à-dire le droit socialement reconnu de disposer des conditions et des fruits de son travail – devait ainsi se substituer au droit de propriété exclusif sur les instruments du travail – c’est-à-dire au droit de soumettre le travailleur et l’obtention des conditions de son développement individuel au libre arbitre des propriétaires.
La reconnaissance du droit à une fonction résumait finalement la proclamation du droit au travail au sein d’une République se voulant désormais économique et non plus seulement politique – « il faut que chacun se sente motivé à développer les facultés de l’homme qui n’a rien à produire et ne peut donc consommer », expliquait-il. Cette république économique imaginée par Constantin Pecqueur devait 264« réconcilier » les deux classes antagonistes pour ne reconnaître finalement que des associés-fonctionnaires en lieu et place des travailleurs et propriétaires d’hier. Il s’agissait selon lui de l’ultime moyen d’asseoir la liberté sociale, c’est-à-dire de garantir à chacun l’effectivité de sa propre liberté en lui fournissant les conditions institutionnelles de son développement individuel. Pecqueur concevait toutefois que le travail ne pouvait concrètement être garanti à tous en raison précisément de l’incapacité réelle de certain.e.s citoyen.ne.s. Sa République économique prévoyait donc également l’assistance pour les individus dans l’incapacité d’obtenir par le travail les ressources nécessaires à leur développement. Il reste donc à interroger le moyen financier imaginé par Pecqueur pour alimenter cette solidarité républicaine qui dépassait la seule assistance sociale pour s’étendre à la fourniture de véritables services publics.
IV.2. La cotisation sociale contre l’impÔt personnel
En instaurant la République, la Révolution française avait simultanément remplacé un certain nombre d’impôts d’Ancien Régime par de nouvelles contributions. S’il conservait un certain nombre d’impôts indirects (notamment de consommation), le système dit « des quatre vieilles » instaurait simultanément un nouveau rapport à l’impôt : le recours à la contribution devait signifier le consentement des contribuables et leur appartenance à la nation (Larrère, 2006). Pecqueur ne s’inscrivait toutefois pas dans ce nouveau paradigme puisqu’il percevait l’impôt en termes négatifs : il s’agissait d’une sanction, d’un dispositif correctif par lequel le fisc se devait de rééquilibrer les dotations interindividuelles au profit d’une égalisation des conditions. Ces nouvelles contributions peinaient toutefois dans leur potentielle mission égalisatrice (Delalande, 2011 ; Coste, 2016) – la contribution foncière notamment connaissait des dégrèvements successifs et n’égalait pas les ressources générées par les différents impôts indirects de consommation, dont on sait qu’ils pèsent davantage sur les catégories populaires. Nombreux étaient donc les premiers socialistes à revendiquer l’impôt progressif sur le revenu – l’avocat saint-simonien Alphonse Decourdemanche par exemple l’envisageait comme moyen d’atteindre le revenu sans travail (Coste, 2016). Tout en reconnaissant le bien-fondé de l’impôt sur le revenu, Pecqueur revendiquait simultanément de recourir à l’impôt progressif sur le capital afin de contrer l’appropriation des instruments de travail 265et la violation de leur propriété commune – Pecqueur expliquait que rien n’appartenait à personne dans le processus de création de richesse27 et que l’impôt progressif sur le capital était un moyen de rembourser la dette à l’égard des oubliés du crédit social condamnés à s’en remettre au crédit des capitalistes28. À la recherche des « vrais fondements de l’impôt sur le capital », l’auteur expliquait effectivement que « cette appropriation des instruments de travail [relevait] d’un acte de crédit social, de crédit gratuit indéfini, sinon perpétuel en faveur de certaines familles, avec faculté de transmission arbitraire, avec ce privilège bien autrement insigne, donné aux capitalistes, d’instituer un crédit privé à titre onéreux, de prêter à intérêt ces mêmes instruments de travail » (Pecqueur, 1850d, p. 35). Les capitalistes devaient ainsi logiquement supporter un impôt sur le capital au moins égal à ce que supportaient les travailleurs par l’intermédiaire de l’usure prélevée sur eux par les capitalistes. Pecqueur jetait ainsi les bases de la fonction redistributive de l’impôt et prenait simultanément ses distances vis-à-vis de la justice commutative que sous-entendait la conception de l’impôt-échange, majoritaire à l’époque (Seligman, 1905) – cette définition était notamment défendue par le mari de l’économiste Clémence Royer, républicain modéré et député des Landes en 1848, Pascal Duprat, contre lequel s’insurgeait Constantin Pecqueur (AN, enveloppe 17)29.
Dans la perspective de Pecqueur, le produit de l’impôt devait quant à lui revenir, « en nature », au peuple souverain tout entier au moyen de divers services publics gratuits participant à « l’affranchissement moral, intellectuel et physique des populations en masse », au premier rang desquels figurait le chemin de fer (Pecqueur 1840, vol. 1, p. 262). Dans un « régime normal » écrivait Pecqueur, l’impôt devait effectivement correspondre à la part des richesses exigée des individus pour subvenir aux charges communes. Qu’est-ce donc que ce « régime normal » dont il est fait état ? Rien d’autre que « l’association entre capitalistes et travailleurs dans une possession commune des instruments de travail » 266(Pecqueur, 1849-1850, no 3, p. 38). Il s’agissait donc en définitive de la République économique où la fonction sociale aura remplacé la propriété du capital. Si l’impôt sur le capital lui apparaissait comme le meilleur du genre – autant en termes de justice sociale que d’efficacité économique –, Pecqueur admettait simultanément que le combat contre le capital était perdu d’avance. Comme le capital monopolisé par quelques-uns engendrait le prêt à usure, il reprenait logiquement au travail l’équivalent de ce qu’on lui aurait enlevé : « le capital [s’engendrait] à mesure qu’on le [détruisait] : c’est le phénix qui renait de ses cendres » (Pecqueur, 1850c, p. 37). Si bien qu’au sein de la République économique, s’exclamait le socialiste, « les vieux et odieux impôts directs et indirects […] ont fini leur temps » (idem.). La République économique transformait ainsi la soumission individuelle à l’impôt en une contribution collective et consentie. Corrigeant Proudhon, Pecqueur expliquait que la propriété correspondait à « l’équivalent de tout ce que produit le producteur moins ce que la société a le droit de prélever pour faire face aux exigences possibles de l’Etat social » (Pecqueur, « Sophismes économiques, historiques et politiques »). En effet, dans cette République économique où la propriété nationale inclurait « tous les instruments de travail, terres et autres capitaux, toutes les conditions matérielles de la production, toutes les richesses nécessaires aux services, aux fonctions sociales, […] la question de l’impôt [serait] toute simple. Il n’y [aurait] plus d’impôt dans la grande société nationale, pas plus qu’il n’y en [avait] dans les petites sociétés de chemin de fer et autres. Les frais nécessaires à la bonne gestion des intérêts généraux seraient prélevés sur les produits bruts de l’association… Il n’y [aurait] donc plus deux bourses, deux trésors, deux intérêts, celui des citoyens et celui de l’État. » (Pecqueur 1850a, p. 26-27). La République économique de Pecqueur anticipait ainsi la cotisation sociale prélevée sur « le produit brut de l’association ». Celle-ci devait servir « 1) à préserver chacun et tous des vicissitudes fatales qui peuvent les atteindre dans le cours de leur existence et 2) à faire face aux nécessités communes de tous à savoir l’éducation par exemple, l’entretien des routes etc. » (Pecqueur 1844).
Alors, s’il vantait les mérites de l’impôt progressif sur le capital dans une perspective correctrice et compensatoire, Pecqueur était simultanément conscient qu’un tel impôt était incapable de venir à bout de la « tyrannie du capital ». Il préconisait ainsi la réorganisation économique 267complète de la société et proposait rien de moins qu’une République économique laquelle induisait finalement la disparition de l’impôt au profit de la cotisation sociale. Tout cela au nom de la liberté, de l’égalité et de la solidarité, c’est ce qu’il s’agissait ici de démontrer.
Conclusion
L’économie politique de Pecqueur peut être qualifiée de républicaine. Et pour cause, elle induit d’abord que le peuple participe à la prise de décision et soit en mesure de contrôler activement ceux qui les représentent. Elle implique ensuite que la production et la distribution des richesses soient administrées, c’est-à-dire planifiées en fonction des ressources et des besoins. Enfin, de manière à ce que la liberté, entendue depuis Pierre Leroux comme « pouvoir d’agir », soit garantie à tous, le travail doit nécessairement être considéré comme un droit fondamental et pour cela être organisé à partir des fonctions. Cette économie politique repose sur une loi de solidarité et c’est donc bien d’une économie politique de la justice ou de la morale dont il est question chez Constantin Pecqueur contre l’économie politique de l’utilité théorisée par les économistes libéraux. La république économique de Constantin Pecqueur est effectivement échafaudée sur le concept de justice et considère antirépublicain le substrat « utilitariste » de l’économie politique libérale.
Il s’agissait de montrer que la République économique de Pecqueur visait « l’organisation du droit au travail, le droit à l’éducation, à la retraite, une participation équitable de tous aux charges et aux bénéfices de la société ; enfin la tendance constante de l’opinion à exiger de chacun en raison de ses forces et de ses aptitudes, à garantir à chacun en raison de ses besoins etc. » (Pecqueur, 1849b, p. 23-24). Force est alors de constater que cette économie politique, en construction au cours des décennies 1840-1850 jusqu’à s’affirmer à l’aube des années 1870, traduisait précocement bon nombre de principes qui ne seraient redécouverts que tardivement et participait assez largement du républicanisme. Elle demeurait pourtant longtemps inconnue, éclipsée par l’aura d’un marxisme qui, tout en se reconnaissant endetté vis-à-vis des 268travaux de Pecqueur, contribuait finalement à jeter l’opprobre sur un socialisme qualifié honteusement d’utopique en raison d’une prétendue méconnaissance des véritables lois de l’histoire. Cette ignorance était, pensait-on, la cause d’un défaut de radicalité propre à ce socialisme : a contrario de Marx, la superstructure étatique et républicaine avait effectivement chez Pecqueur un rôle à jouer dans l’émancipation du prolétariat.
Paradoxalement, et à rebours donc d’une lecture viciée par l’aura dont a bénéficiée un temps le marxisme, cette place que l’économie politique de Constantin Pecqueur confère à l’État témoigne à mon avis d’une certaine radicalité républicaine qui a sans doute contribué à son exclusion du récit historique sur la République. Si la république sociale est parvenue à intégrer ce récit, le républicanisme a toutefois perdu la trace de ce radicalisme économique. Revenir sur l’œuvre luxuriante de Constantin Pecqueur et, parmi les travaux de natures et contenus divers, s’arrêter en particulier sur les écrits à dimension économique, participe de la redécouverte de ces vestiges. L’œuvre de Pecqueur porte en effet les stigmates d’un républicanisme économique que les évènements de 1848 ont bien failli faire advenir et qui, à défaut de plus, n’a été redécouvert, de manière éphémère, qu’au seuil de la Troisième République. « Pourquoi cette conception de république pure ou démocratique et sociale n’a-t-elle jamais commencé même de loin à s’installer sur aucun point du globe ? », s’interrogeait au même moment Constantin Pecqueur. « C’est d’abord qu’en général il y a un abîme entre l’idéal et le réel ; c’est qu’il faudrait pour l’application positive, vivante de l’utopie la consonance permanente, simultanée des idées, des sentiments, des volontés, des actes de chacun et de tous […]. Toutefois le salut est ailleurs : entre l’idéal, toujours inabordable dans la perfection, et le réel social de la sauvagerie la plus grossière, il y a place pour une série indéfinie ascendante de socialisme ou de communisme se réalisant successivement sur toute l’étendue de la terre […] sous des combinaisons muables infiniment variées » (Pecqueur, La République économique, fo 42). La République était donc propice à diverses expérimentations.
N’est-il alors pas possible de soutenir que ces expérimentations méritent leur place dans un récit historique riche et fouillé sur la République en dépit de leur non-advenue ? Le cas échéant, cette inscription procèderait moins d’une validation a posteriori permettant de juger de leur contribution à l’élaboration d’une conception moderne de 269la République que d’une volonté d’éclairer les différentes directions que se proposaient d’emprunter, ici ou là, certains penseurs de la république, certains promoteurs de ce qu’il convient d’appeler une économie politique républicaine. Ne sont-ce pas ces chemins de traverses que l’historien des idées ambitionne parfois de découvrir mais néglige trop souvent ? Le rationalisme économique ignore encore certaines voies de l’histoire.
270RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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1 Je souhaite remercier très sincèrement les deux rapporteurs sollicités par la Revue d’Histoire de la Pensée Économique pour leur lecture attentive et la pertinence de leurs remarques. Ce texte doit beaucoup au travail collectif mené dans le cadre de l’ANR Utopie19 et l’édition de l’ouvrage collectif dédié à Constantin Pecqueur (Coste, Frobert & Lauricella (dir.), 2017). Un certain nombre d’éléments qui composent ce texte sont empruntés aux réflexions menées dans le cadre de ce projet de recherche. Je reste cependant seul responsable des lacunes qui subsisteraient en son sein.
2 Cette citation est tirée du manuscrit inédit et datée approximativement des années 1870 conservé aux archives de la bibliothèque de l’Assemblée Nationale ayant pour titre « La République économique » (Pecqueur, AN : 13).
3 La conception de Pecqueur emprunte à celles de Rousseau ou Robespierre (Bosc, 2019).
4 Une partie du mémoire de Jacques Thbaud est édité dans Coste, Frobert & Lauricella, 2017, p. 21-48.
5 La Constitution civile du clergé consistait effectivement à fonctionnariser les curés et à instaurer leur élection au niveau du district. Cf. sur ce sujet Timothy Tackett, 1986, Religion, revolution and regional culture in Eighteenth-century France : the ecclesiastical oath fo 1791, Princeton : Princeton University Press et Rodney Dean, 2014, L’Assemblée Constituante et la réforme ecclésiastique, 1790. La Constitution civile du clergé du 12 juillet et le serment ecclésiastique du 27 novembre, Paris et Londres, Éditions Rodney Dean.
6 Il publiait par exemple en 1844, De la République de Dieu.
7 Il remportait en 1828 le premier prix du concours de l’Académie d’Arras pour son mémoire De l’éducation.
8 Jacques Thbaut précise « l’acharnement » des royalistes contre la famille Pecqueur (Coste, Frobert & Lauricella (dir.), 2017, p. 32).
9 Pecqueur publiera un certain nombre d’articles et d’ouvrages tout entier ou en partie consacrés à ces questions, parmi eux : 1840, Des améliorations matérielles dans leur rapport avec la liberté : introduction à l’étude de l’économie sociale et politique, Paris, Gosselin ; 1840, De la législation et du mode d’exécution des chemins de fer, 2 volumes, Paris, Desessart.
10 Il s’agissait de « gommer les frontières entre l’intérêt public et le capital privé » (Thbaut, 2017 [1991], p. 37).
11 Cf. George Sand, La vraie République, 11 mai 1848.
12 Cf. le manuscrit inédit de Pecqueur conservé à l’Institut International d’Histoire Sociale à Amsterdam : L’identité de la philosophie et de la religion (Pecqueur, IISH, p. 121).
13 Voir à ce sujet le manuscrit Commentaires critiques sur Bastiat. Philosophie de l’histoire et économie politique théorique (Pecqueur, IISH, p. 88).
14 Pecqueur développait cet idéal d’organisation sociale dans son ouvrage à la tonalité véritablement religieuse : De la République de Dieu (1844). On pourra également se référer à l’entrée « Égalité » de l’Encyclopédie Nouvelle de Leroux et Reynaud, notamment aux pages 637-670 (Leroux, 1843).
15 La colère naissait de la fermeture des ateliers nationaux et de la disparition de la Commission du Luxembourg.
16 Élie Halévy interpelait par exemple Célestin Bouglé : « Je lis Pecqueur. As-tu lu Pecqueur ? Tout ce que Marx a écrit sur la concentration capitaliste est copié chez Pecqueur. Le succès est un mystère » (Lettre d’Élie Halévy à Célestin Bouglé, 1902) ; aussi dans son Socialisme intégral, Benoît Malon faisait de Pecqueur « le premier théoricien du collectivisme […]. Pecqueur proposait de socialiser (le néologisme est de lui) les institutions de crédit, les chemins de fer, les mines, et de se servir des ressources que procureraient ces mesures pour compléter graduellement la socialisation de toutes les forces productives » (Benoit Malon, 1890-1891) ; enfin, Albert Thomas écrivait au fils de Pecqueur, Eugène : « Vous n’ignorez pas, Monsieur, la grande place que tient et que tiendra de plus en plus dans l’histoire des idées philosophiques et sociales en France au xixe siècle, l’œuvre de votre regretté père, Constantin Pecqueur. Longtemps, on l’a ignorée, méconnue. […] Le travail scientifique qu’il devient de jour en jour plus nécessaire d’écrire pour que Pecqueur, une fois pour toutes, soit connu comme il le mérite, reste encore à écrire. … j’ai songé à étudier par le détail l’œuvre de votre père. J’y consacrerai s’il le faut, plusieurs années de ma vie, sûr du service que je rendrai à tous ceux qui veulent, comme lui, une société plus juste et plus rationnelle… » (Lettre d’Albert Thomas à Eugène Pecqueur, le 6 oct. 1902).
17 « Tu trouves par hasard un diamant et tu dis : ceci est à moi : fort bien, c’est un fait. – Tu mets à l’aliénation de ton diamant des conditions exorbitantes. Mais voici un bâton que j’applique sur ton crâne : je le brise et tu es mort. C’est un autre fait au moyen duquel j’obtiens ton diamant à des conditions beaucoup plus modérées. Qu’as-tu à répondre ? Que c’est criminel, immoral contre toute justice et tout droit ! Ah ! Il y a donc quelque chose au-delà du fait, au-dessus de notre caprice et du hasard ; et qui leur commande ? Il y a donc la morale, la justice, le droit ? Eh bien ami, soit ! Commençons dès lors par savoir ce que c’est que la morale, le droit et la justice : jusqu’où va leur autorité, ce qu’ils permettent et ce qu’ils défendent : – puis nous causerons économie politique » (ibid., p. 326).
18 Sophismes économiques, historiques et politiques, Fonds Pecqueur, IISH, 167, 34 feuillets.
19 Dans son histoire de l’idée de solidarité, dans laquelle elle évoque Pecqueur, Marie-Claude Blais distingue à son endroit une solidarité « fatale » et une solidarité « morale » (Blais, 2007, p. 102-106).
20 La solidarité théorisée dans les Harmonies économiques contrevient totalement à la solidarité obligatoire de Pecqueur qui selon Bastiat altère la solidarité naturelle. Le libéralisme s’applique chez Bastiat jusqu’au concept de solidarité (Blais, 2007).
21 Le républicanisme se caractérise par l’autodétermination de tous, notamment des travailleurs.
22 Dans le manuscrit inédit intitulé Qu’est-ce que la liberté économique ?, conservé aux archives de la bibliothèque de l’Assemblée nationale, Pecqueur écrivait : « Nous avons distingué ailleurs la liberté en liberté négative et en liberté positive. ‘La liberté négative, avons-nous dit, consiste à ne pas dépendre du caprice de ses semblables, à être garantie contre leurs attaques et leurs dominations. La liberté positive consiste dans la jouissance certaine des conditions sociales (économiques et politiques) de notre développement moral, intellectuel et physique’. Aujourd’hui, nous ajoutons : la liberté négative est la condition ou le moyen, dont la liberté positive est le but » (Pecqueur, AN, 12).
23 On peut citer ici Réforme électorale. Appel au peuple à propos du rejet de la pétition des 240 000, Paris, Desessart, 1840.
24 Pecqueur consacre un inédit à cette question dans lequel il fait de Smith « le précurseur involontaire du socialisme le plus radical » (Pecqueur, IISH, p. 115).
25 Pecqueur prenait plusieurs fois comme modèle d’organisation économique celle du chemin de fer belge sur lequel le ministre des travaux publics Jules Dufaure lui commandait une enquête que Pecqueur publiait en 1840 (Pecqueur 1840). L’allusion qu’il faisait dans La République économique résumait assez bien son idée générale : « Et au-dessus de tout, comme couronnement obligé de la République économique universelle, – unité, entente, concert et réciprocité universelle dans la plus entière liberté, de telle sorte encore que toutes les sociétés coopératives ou communes nouvelles de la France s’entendent, se solidarisent, et soient en perpétuelle correspondance, comme à peu-près se concertent, se raccordent et s’unifient et se solidarisent les chemins de fer exploités unitairement par le peuple belge dans son représentant l’État ; qui ne doit être que son mandataire, ou son administration incessamment révocable » (Pecqueur, « De la République économique », fo 22).
26 « Dès qu’il y a équilibre entre la production et la consommation, quelle qu’elle soit, tout est pour le mieux. Multitude affamée, nue, sans abri, sans moyens hygiéniques, si la consommation est refusée, prenez-vous-en aux lois éternelles du mécanisme social » (Pecqueur, 1850e,p. 23).
27 C’est notamment ce que traduit son plaidoyer en faveur de la fonction sociale.
28 Pecqueur souhaitait ainsi contrer l’influence importante de Thiers et Molinari qui à l’époque revendiquaient respectivement la simple proportionnalité ainsi que la diffusion de l’impôt. Pecqueur s’inscrit par ailleurs dans la perspective compensatoire de l’impôt décrite par Edwin Seligman (1905).
29 Par ailleurs, la conception de l’impôt sur le capital proposé par Pecqueur différait à bien des égards de celle d’Émile de Girardin que Pecqueur condamne (Coste, 2017).
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-13254-7
- EAN : 9782406132547
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13254-7.p.0241
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/06/2022
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : républicanisme, socialisme, liberté sociale, égalité, solidarité, république économique.