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Is Pellegrino Rossi’s Political Economy Republican?
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2022 – 1, n° 13. varia - Author: Ravix (Joël Thomas)
- Pages: 115 to 145
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
L’Économie politique de
Pellegrino Rossi est-elle rÉpublicaine ?
Joël Thomas Ravix
Université Côte d’Azur
GREDEG – UMR CNRS 7321
Introduction1
Il peut paraître surprenant de vouloir rapprocher Pellegrino Rossi, et en particulier son analyse économique, du républicanisme. Il est en effet traditionnellement rangé parmi les économistes libéraux du xixe siècle, dont la caractéristique principale est d’être peu ou prou des successeurs, sinon des disciples de Jean-Baptiste Say2. Pourtant, à y regarder de plus près, un certain nombre d’indices viennent suggérer la possibilité d’un tel rapprochement.
Le premier est d’ordre historique : les transformations postrévolutionnaires à l’œuvre en ce début de xixe siècle modifient profondément l’idée républicaine et engendrent des tensions au sein du mouvement républicain entre ceux qui, privilégiant le principe de la liberté, posent les fondements de ce qui deviendra le libéralisme et ceux qui, choisissant de radicaliser le principe d’égalité, contribuent à l’émergence 116des futurs courants socialistes (Audier, 2015). Dans cette évolution, la distinction opérée par Benjamin Constant ([1819] 1997) entre la liberté des anciens et la liberté des modernes marque un moment essentiel de la transition à l’œuvre à cette époque entre le républicanisme classique et le libéralisme naissant (Holmes, [1984] 1994). À son tour, ce dernier mouvement se dédouble avec d’un côté les Idéologues et de l’autre le Groupe de Coppet (Takeda, 2003). Entre ces deux groupes, les frontières sont relativement floues et poreuses (Boyer, 2003), tandis qu’en matière d’économie politique, leurs conceptions sont loin d’être identiques. En effet, « Say est plus proche des Idéologues en termes des relations personnelles et en termes de leur commune acceptation de la philosophie utilitariste que du Groupe de Coppet vis-à-vis duquel il diffère, tant en matière de philosophie sociale (l’utilitarisme) et d’économie politique (l’analyse des crises) » (Steiner, 2003, p. 333-334). Or, lors de son séjour genevois entre 1816 et 1833, Rossi fréquente au contraire le groupe de Coppet (Huber-Saladin, 1849) ; aussi, en toute logique, ses conceptions devraient être a priori différentes à celles de Say.
Le deuxième indice est qu’à la suite de ses expériences politique en Italie d’abord, puis en Suisse, Pellegrino Rossi devient une figure marquante de l’économique politique française sous la monarchie de Juillet, en raison principalement à son talent mais aussi de la position académique que lui confère l’appui de François Guizot3. En effet, c’est en 1833 que ce dernier, alors ministre de l’Instruction publique, fait appel à lui pour occuper la chaire d’économie politique du Collège de France, laissée vacante par le décès de Jean-Baptiste Say4. L’année suivante, Rossi se voit également confier la chaire de droit constitutionnel à la Faculté de droit de Paris5, dont Guizot avait obtenu la création. 117En décembre 1836, il est élu à l’Académie des sciences morales et politiques, en remplacement de Sieyès. Après sa naturalisation, sa carrière s’accélère aussi bien dans le domaine politique, puisqu’en 1839 il est nommé Pair de France, que dans le domaine scientifique où il contribue à fonder la Société des économistes6 et à créer le Journal des économistes7. Sa rapide ascension lui attire de nombreuses critiques, en particulier des milieux socialistes8, car sa relation privilégiée avec François Guizot a pour conséquence de l’associer au cercle des Doctrinaires, dont Pierre Rosanvallon (1993) explique cependant qu’ils ne sont pas des libéraux. Ce dernier constat peut sans doute permettre de comprendre, au moins en partie, pourquoi quelques années après son décès survenu à Rome en novembre 18489, les analyses économiques de Rossi sont rapidement dénigrées par certains de ses collègues économistes. Ainsi, par exemple, Gustave Du Puynode, un des principaux rédacteurs du Journal des économistes et membre de la Société d’économie politique, écrit dans un de ses ouvrages : « Rossi sacrifie plus d’une fois les solutions scientifiques à de fausses nécessités politiques » (Du Puynode, 1868, p. 439) et, quelques pages plus loin, renouvelle la même critique : « Rossi sacrifie, en bien d’autres occasions, les rigoureux enseignements de la science aux désirs erronés des moralistes ou aux exigences condamnables des politiques » (ibid., p. 441). Il ajoute enfin, à propos des analyses de Rossi relatives 118au rôle économique de l’État : « Je n’ai pas besoin de dire qu’il s’éloigne beaucoup dans cette partie de son œuvre, non de nos opinions les plus générales, mais de celles du maître par excellence de l’économie politique française, J.-B. Say, sur les attributions de l’État. Il parle avec le plus absolu dédain des personnes qui veulent renfermer le pouvoir dans son rôle de gardien de l’ordre et de la sécurité » (ibid., p. 484).
Le troisième indice prolonge le précédent puisqu’en raison de sa double spécialisation en droit et en économie, Rossi a également été présenté comme un auteur éclectique : « Il lui fut donné, par la comparaison étendue des divers systèmes d’économie politique, comme aussi de droit pénal et de droit constitutionnel d’introduire pour sa part dans les sciences morales une sorte d’éclectisme judicieux et ferme qui vise non sans succès à tenir compte de tous les faits et de toutes les doctrines » (Baudrillart, 1863, p. 406). Ce qualificatif, repris par Laslo Ledermann (1929), puis par Luc Marco (1988), traduit le sentiment généralement admis que Rossi ne serait pas un économiste libéral comme les autres ; sentiment renforcé par le fait que, ne se réclamant pas de Jean-Baptiste Say, il est plutôt vu comme un « disciple rigide de Malthus et de Ricardo » (Baudrillart, 1863, p. 420)10. La connotation négative de cette interprétation sera accentuée au début du siècle suivant par Charles Gide et Charles Rist (1909, p. 404), qui affirment que son « Cours d’Economie Politique, publié en 1840, eut un succès d’assez longue durée, dû non à aucune contribution originale, mais à l’éloquence un peu trop oratoire du style ». Le même jugement est globalement repris par Joseph Schumpeter ([1954] 1983, II, p. 184, note 1), qui remarque que le cours de Rossi « ne mérite pas d’être cité davantage dans une histoire de l’analyse économique. Tout ce qu’on y trouve comme vastes horizons culturels, comme vues pénétrantes sur les questions pratiques, n’empêche pas que, du point de vue de l’analyse, c’est du Ricardisme délayé avec un peu de Say ».
Ces différents indices suggèrent ainsi que l’économie politique de Rossi s’inscrit bien dans une perspective différente de celle développée par Jean-Baptiste Say et ses successeurs. Le problème qui se pose est alors 119de savoir comment la qualifier. L’hypothèse avancée ici est qu’elle devrait pouvoir être qualifiée de républicaine, au sens moderne du terme11, parce qu’elle ne retient pas l’idée caractéristique du libéralisme, selon laquelle la liberté se construirait contre l’État, mais au contraire qu’elle ne peut se réaliser que par le moyen de l’État. Pour étayer cette hypothèse, il convient de préciser, dans une première partie, les relations que Rossi établit entre l’économie et la politique, de manière à montrer qu’il développe une approche méthodologique fondamentalement différente de celle de Say. Il sera alors possible, dans une deuxième partie, de mettre en évidence que son approche méthodologique le conduit à accorder à l’État une place et un rôle essentiels dans l’organisation sociale, qui permet de justifier le caractère républicain de son analyse économique.
I. Les relations entre Économie et politique
Prenant acte des transformations sociales profondes provoquées par la Révolution française, Pellegrino Rossi constate l’existence d’un décalage entre l’évolution politique de la société et son évolution économique, qui s’exprime dans l’inadaptation de son système juridique. Ainsi, dans ses Observations sur le droit civil français considéré dans ses avec l’état économique de la société (1839), il note que la raison fondamentale de ce décalage réside dans le fait d’avoir sous-estimé les implications économiques provoquées par l’évolution politique de la société.
Le législateur n’a été au-dessous de sa tâche que lorsqu’il s’est trouvé aux prises avec les principes des sciences économiques, lorsque ses prévisions auraient dû embrasser dans toute l’étendue et la variété de ses rapports le double phénomène de la formation et de la distribution de la richesse nationale, lorsque la 120loi civile aurait dû réfléchir avec une exactitude scrupuleuse l’image mobile des faits économiques de la société (Rossi, 1839, p. 4).
En soulignant ainsi l’importance des phénomènes économiques pour le droit et pour la politique, Rossi se démarque nettement de Jean-Baptiste Say qui, dans son Traité d’économie politique (1826), soutenait au contraire la nécessité de distinguer la politique proprement dite de l’économie politique, au motif que « les richesses sont essentiellement indépendantes de l’organisation politique » (Say, 1826, I, p. 1). Rossi ne partage pas ce point de vue parce qu’il développe une approche méthodologique différente. C’est donc cette méthode qui sera d’abord présentée, avant de préciser comment Rossi procède pour articuler l’économie politique avec les autres sciences sociales.
I.1. La mÉthode de l ’ Économie politique selon Rossi
Pour comprendre l’originalité de la méthode de Pellegrino Rossi, il n’est peut-être pas inutile de commencer par rappeler comment Say procède pour justifier sa propre position. Partant de l’hypothèse « qu’il y a dans les sociétés une nature des choses qui ne dépend en rien de la volonté de l’homme, et que nous ne saurions régler arbitrairement » (Say, 1828-1829, I, p. 3), il établit une distinction entre la structure naturelle de la société et son organisation artificielle. Il peut alors en déduire que, si l’organisation artificielle des nations varie dans le temps et dans l’espace, il existe néanmoins des « lois naturelles et constantes sans lesquelles les sociétés humaines ne sauraient subsister » (ibid., p. 5). Comme ces lois naturelles, qui président à l’entretien et à la conservation des sociétés, sont les mêmes dans tous les pays et à toutes les époques, leur connaissance relève d’un domaine scientifique particulier qui est celui de la science économique. En délimitant ainsi le champ de l’économie politique, Say parvient à justifier la nécessité d’en faire une science expérimentale au même titre que les autres sciences de la nature. Toutefois, bien qu’il défende l’application de la méthode expérimentale en économie, Say est contraint d’admettre qu’il n’y a pas « d’opinion extravagante qui n’ait été appuyée sur des faits » (Say 1826, I, p. 3) et que le recours à l’observation et à l’expérience n’est donc pas suffisant : il faut encore savoir comment isoler, parmi la multitude des faits observables, ceux qui pourront véritablement servir de fondements à l’économie politique. Ce 121problème est résolu par Say en distinguant les faits particuliers qui varient à l’infini des faits généraux, qui sont incontestables parce que constants, à partir desquels il devient possible de remonter par induction aux lois générales qui « dérivent de la nature des choses, tout aussi sûrement que les lois du monde physique » (ibid., p. 12).
Pellegrino Rossi adopte le même point de départ que son prédécesseur puisqu’il retient également une distinction entre faits généraux et faits particulier.
L’économiste rencontre dans ses investigations deux ordres de faits : les faits généraux, constants, nécessaires, qui ne pourraient être autres qu’ils ne sont sans une profonde altération des éléments constitutifs de notre nature, et ces autres faits mobiles, particuliers, qui peuvent être ou ne pas être, exister ici et ne pas exister ailleurs, durer pendant quelques temps, disparaître, se reproduire sous des formes et des noms divers […]. Les faits généraux et nécessaires fournissent à l’économie politique ces principes qui, avec toutes les déductions qui en découlent, constitue la science, la science économique dans toute sa pureté et sa rigueur ; les faits mobiles et variables peuvent en modifier les applications, ils ne peuvent en altérer les bases (Rossi, 1842, p. 8).
Toutefois, contrairement à Jean-Baptiste Say, Rossi ne cherche pas à fonder l’économie politique sur le modèle des sciences physiques. Il considère qu’il n’y a en matière scientifique que deux méthodes bien distinctes : l’induction et la déduction. Si la première caractérise les sciences physiques, la seconde est propre à la science économie et plus généralement aux sciences morales et politiques.
Sur ce sujet, le point de vue de Pellegrino Rossi est bien arrêté puisqu’il le réitère en 1844 dans un article du Journal des Économistes, portant sur la méthode en économie politique. Il y précise que « les faits généraux sur lesquels la science économique repose tout entière sont simples, incontestés, incontestables et peu nombreux. On les retrouve également chez tous les peuples, à toutes les époques ; plus ou moins développés, il est vrai, mais toujours les mêmes dans leur genre. Ce sont là les faits qu’il importe de connaître pour en déduire la science tout entière » (Rossi, 1844, p. 279). C’est donc bien la méthode déductive qui s’impose parce que la méthode inductive ne peut conduire qu’à des errements analytiques. En effet, « se plonger, pour arriver à la science, dans l’étude des faits particuliers, qui sont innombrables, c’est s’aventurer dans un labyrinthe avant d’avoir saisi le fil protecteur » (ibid.).
122Aussi, bien que dans son Cours d’économie politique (1865)12, Rossi qualifie l’économie politique de science de la richesse, comme le faisait Say dans son Traité, il reproche à ce dernier d’en avoir trop élargi le domaine lorsque, dans son Courscomplet d’économie politique, il affirme que « cette science tient à tout dans la société » et qu’elle « s’est trouvée embrasser le système social tout entier » (Say, 1828-1829, I, p. 7). Cette critique ne concerne pas uniquement Say puisque Rossi l’étend également à Sismondi13 et à Storch14. Elle lui sert à montrer que lorsqu’on considère l’homme isolé ou en état de société, il est possible de l’envisager sous trois points de vue distincts : « sous le rapport de la richesse, sous le rapport plus large de son bonheur matériel, enfin sous le rapport beaucoup plus étendu encore de son développement moral » (Rossi, 1865, I, p. 25). Mais, précise Rossi, ces trois points de vue sont fondamentalement différents et doivent donc être soigneusement distingués parce qu’ils ne visent pas les mêmes buts. Or, ajoute-t-il, « ce n’est pas d’après le but auquel elle peut servir qu’on peut reconnaître la nature d’une science et la classer ; à proprement parler, la science n’a pas de but extérieur. Dès qu’on s’occupe de l’emploi qu’on peut en faire, du parti qu’on peut en tirer, on sort de la science et on tombe dans l’art » (ibid., p. 28-29).
Ces différentes observations d’ordre méthodologique conduisent Rossi à proposer de qualifier la science qui s’intéresse aux phénomènes économiques, d’économie politique pure ou encore d’économie politique rationnelle. Il s’agit pour lui de « la science qui recherche la nature, les causes et le mouvement de la richesse en se fondant sur les faits généraux et constants de la nature humaine et du monde extérieur » (ibid., p. 34). Il commence par préciser que cette science particulière « ne méconnaît ni ne repousse les autres sciences sociales ; […] mais, pour le progrès de chacune, il importe de ne pas les confondre » (ibid., p. 34-35). Ensuite, 123Rossi distingue l’économie politique appliquée dont l’objet est de tenir compte des circonstances particulières qui peuvent modifier les principes dans leurs applications. Reposant sur un ordre différent de connaissances, l’économie politique appliquée ne saurait mobiliser la même méthode.
L’économie politique que nous avons appelée pure ou rationnelle est une science sui generis. Elle se fonde sur un petit nombre de faits généraux et procède ensuite par déduction. Elle est encore plus une science de raisonnement qu’une science expérimentale. La science appliquée, au contraire, tient compte de certains faits particuliers que néglige la science pure. Comme leur but n’est pas le même, que l’une ne s’occupe que de la vérité de ses théorèmes, que l’autre viseessentiellement à l’action dans une sphère donnée, leurs méthodes ne peuvent pas être identiques. La science appliquée appelle à son secours l’observation des faits particuliers et l’expérience (ibid., p. 41).
Enfin, Rossi considère que les questions sociales ne doivent pas être réduites à leur seule dimension économique ; il est également nécessaire de tenir compte de la morale et de la politique, car dans toute question sociale, « il ne faut pas confondre les considérations de l’économie politique, même appliquée, avec les autres considérations morales et politiques qui peuvent influer sur la solution de cette question » (ibid., p. 39). Il s’agit là d’un résultat essentiel pour Rossi puisqu’il y revient au début de la troisième leçon de son Cours d’économie politique pour justifier les raisons de sa distinction entre l’économie, la morale et la politique : « Il ne faut pas confondre les résultats de la science de la richesse avec les exigences soit de la morale, le juste et le bien pouvant ne pas coïncider avec l’utile, soit de la politique qui représente un ordre d’utilités qui peut être supérieur aux simples utilités économiques » (ibid., p. 41)15. Le fait que les résultats de l’économie, de la morale et de la politique, ne coïncident pas s’accompagne d’une difficulté supplémentaire que Rossi signale dans ses Observations sur le droit civil (1839). Dès lors que les trois ordres de faits, moraux, politiques et économiques, obéissent à des logiques différentes, il n’y a aucune raison qu’ils évoluent ou se modifient simultanément.
C’est ici le point qui nous paraît avoir été négligé dans l’étude de ces questions, il n’arrive presque jamais que la révolution sociale, la révolution politique 124et la révolution économique, s’accomplissent en même temps, avec la même intensité et la même promptitude. Ces trois ordres de faits marchent rarement de front. La révolution économique prépare souvent la révolution sociale : d’autres fois elle en est la conséquence (Rossi, 1839, p. 16).
La prise en compte de cette difficulté, impose de revenir sur la délimitation du champ de l’économie politique de manière à en préciser les frontières et donc les possibilités d’articulation avec les autres sciences sociales.
I.2. Les frontiÈres de l ’ Économie politique
En montrant qu’il ne faut pas confondre les domaines respectifs des sciences sociales, parce qu’elles s’appliquent à l’étude de faits sociaux différents, mais surtout parce que leurs résultats ne coïncident pas, Rossi est inévitablement confronté au problème de leur nécessaire articulation pour traiter des questions sociales. Pour le résoudre, il procède en deux étapes principales.
La première exploite la distinction qu’il a établie entre la science et son application pour montrer que si ces deux approches sont complémentaires, elles n’en sont pas moins fondamentalement différentes parce qu’elles n’ont pas le même but. Rossi l’indique, à plusieurs reprises, « une science n’a d’autre but direct que la recherche de la vérité » (Rossi, 1865, I, p. 38). À ce niveau, il n’y a donc pas de problème de compatibilité puisque les domaines de chaque science sont parfaitement autonomes et indépendants, et c’est même cette séparation stricte qui leur confère le caractère de science. Les choses sont différentes lorsqu’on cherche à appliquer les résultats de la science, car lorsqu’il s’agit d’étudier ou de juger de faits particuliers, il est indispensable de connaître les lois générales relatives à ces phénomènes. En d’autres termes, « il faut posséder la science rationnelle avant de passer aux applications » (Rossi, 1865, III, p. 85). Dans ce domaine, la situation de l’économiste ne diffère pas de celle du juriste : « De même qu’un jurisconsulte ne serait jamais compétent pour juger de la bonté d’une législation positive s’il ne possédait pas à fond les principes de la législation générale, […] de même un économiste ne saurait juger sainement les questions d’économie politique appliquée, s’il ne possédait déjà l’économie politique rationnelle » (ibid.). Toutefois, l’un et l’autre interviennent ici en tant qu’experts de questions relevant de leurs domaines de compétences respectifs, sans qu’il y ait de difficulté supplémentaire.
125La deuxième étape aborde le cas plus général où « nous devons tenir compte de tous les principes qui concourent à la solution d’une question sociale » (Rossi, 1865, I, p. 38) parce que cette question se situe à l’intersection de plusieurs sciences. Dans une telle situation, les choses sont plus complexes : il faut mobiliser des connaissances, à la fois théoriques et appliquées, qui relèvent de domaines scientifiques différents. Il s’agit alors pour Rossi de montrer que, confronté à cette difficulté, la principale « erreur vient de ce qu’on imagine que toute question sociale est soluble par l’application d’un seul principe » (ibid.). C’est justement cette erreur que Rossi repère aussi bien dans les approches fondées sur le principe du droit naturel que dans celles qui ont recours au principe de l’utilité.
Plus précisément, Rossi reproche aux théoriciens du droit naturel d’avoir procéder « pour la théorie des droits, comme Condillac pour celle des idées. Ils ont dépouillé l’homme de toutes ses qualités réelles, ils en ont fait une statue […] Ils ont imaginé une chimère, un état naturel, sur la définition duquel ils ne sont point d’accord, et ils ont dit : commençons par donner à l’homme des droits naturels » (Rossi, 1820, p. 379-380). Il pense au contraire qu’il est nécessaire de renverser la démarche en considérant que les hommes sont par nature des êtres sociaux, car « les hommes vivent en société pour y acquérir des droits, c’est-à-dire une liberté, une sécurité, une propriété et des services dont ils n’auraient jamais joui hors de l’état social » (ibid., p. 381). Dès lors, pour Rossi, il convient de sortir de « ces ténébreuses discussions. Le jurisconsulte […] ne saurait en retirer la moindre utilité. Pour lui l’homme hors de la société, l’homme être abstrait, n’est rien ; et il est ridicule de partir d’un être de raison pour statuer sur l’homme réel. L’homme réel a des mœurs et des besoins sociaux. Ces besoins, ces mœurs sont une partie intégrante et inséparable de son existence. C’est dans cet état qu’il faut envisager l’homme pour le bien connaître » (ibid., p. 384). Il peut alors en conclure que « l’expression de droits innés et naturels n’a point de sens, et qu’il faut laisser tomber dans l’oubli la doctrine du droit naturel » (ibid., p. 385). Bien qu’il renvoie aux travaux de Bentham pour une réfutation complète de ces doctrines, Rossi n’en critique pas moins fortement, quelques années plus tard, l’approche utilitariste16.
126Cette critique est principalement développée dans son Traité de droit pénal (1829), où Rossi analyse l’utilitarisme en partant de l’idée que « le système de l’utilité ne peut se fonder que sur l’intérêt individuel, ou sur l’utilité générale » (Rossi, 1829, p. 116). Pour contester le premier principe de l’utilité individuelle, il reconnaît que « la plus grande partie des hommes, dans le plus grand nombre de leurs actions, ont pour mobile l’intérêt » (ibid., p. 121), mais il considère néanmoins que « de ce fait dérive principalement l’erreur de l’école de l’intérêt ; car elle conclut d’abord du fait matériel au fait moral, et ensuite de la force du mobile au droit » (ibid., p. 122). Or, c’est bien ce glissement que Rossi dénonce.
De ce que l’intérêt est un mobile puissant, actif, général, doit-on en conclure qu’il est la dernière raison des choses, qu’il est le droit ? C’est conclure de la force de la poudre à la justice du coup de canon ; c’est supposer ce qui est en question ; c’est supposer que l’idée de justice est une chimère, que le droit n’est qu’un préjugé. Un motif n’est qu’une force impulsive, et une force peut produire indifféremment le bien et le mal (ibid., p. 122-123).
De même, Rossi constate que cette doctrine s’écarte du discours que tiennent les hommes :
Tous parlent de devoir ; quel devoir résulte-t-il de la morale de l’intérêt, si ce n’est le devoir de ne pas se tromper dans les calculs que chacun institue à son profit ? […] Tous parlent de remords […]. Cependant qu’est-ce que le remord, là où il ne peut y avoir tout au plus qu’un peu d’ignorance dans l’arithmétique du plaisir ? Tous parlent de mérite et de démérite, de reconnaissance et d’ingratitude ; mots vides de sens, si chacun ne fait que ce qui lui convient (ibid., p. 128).
Il en résulte que non seulement la doctrine de l’intérêt individuelle ne fait que traduire une conception partielle et étroite de la nature humaine, mais elle se fonde également sur « la transformation arbitraire d’un fait matériel, d’un mobile indifférent de sa nature, en un principe de droit et de justice » (ibid., p. 129).
Rossi procède de la même manière avec la seconde conception du système de l’utilité qui repose sur le principe de l’utilité générale, définie comme le plus grand bien du plus grand nombre. Bien qu’il admette que ce système ait quelque chose de séduisant, il s’interroge sur le sens de la formule : « De quel bien est-ce qu’on entend parler ? À quoi, à quel nombre total se rapporte l’expression qui est ici purement relative, du 127plus grand nombre ? » (ibid., p. 135). Rossi indique que si c’est du bien moral dont on parle, on remonte à l’idée du juste puisque « la justice est le bien en soi, le bien nécessaire, absolu » (ibid.). Mais alors, non seulement on emprunte une voie détournée, mais l’expression le plus grand bien du plus grand nombre perd toute signification : « Quel que soit le nombre de ceux pour qui elle est une source de plaisirs ou de douleurs, elle ne saurait changer de nature et devenir le mal » (ibid.). En revanche, si c’est du bien-être dont parle la doctrine de l’utilité générale, alors elle repose sur la même base que celle de l’intérêt individuel et c’est la plus grande somme de plaisirs possibles qui donne l’expression de l’utile, du bien. Dans ce cas, constate Rossi, « la force du principe est donc placée dans le nombre ; c’est du nombre que le droit tire sa naissance. Mais que fait le nombre à la question ? Quelle est cette puissance magique du nombre qu’on invoque pour légitimer un droit ? » (ibid., p. 140).
S’il était prouvé que seize millions de Français se trouvant fort bien d’un état social donné, ne peuvent le conserver qu’en égorgeant les autres quatorze millions, ils auront donc le droit de les égorger ? Si on recule devant cette conséquence, tout l’édifice s’écroule. […] Mais aussi, faut-il accorder que des seize millions restant, neuf pourront en égorger huit ; cinq auront ensuite le droit d’en mettre à mort trois ; jusqu’à ce que deux seuls individus restant en présence, l’un assommera l’autre à bon droit, si par hasard le plus fort des deux avait le goût de la solitude (ibid., p. 141).
Au total, Rossi rejette les deux formes du recours à l’utilité pour des raisons symétriques : « Dans le système de l’intérêt individuel, chaque individu est placé sur la même ligne ; c’est une guerre d’égal à égal, le plus faible succombe. Dans le système de l’utilité général, l’individu n’est rien » (ibid., p. 143). Plus généralement, sa critique de l’utilitarisme repose sur deux constats. D’une part il observe que l’utilité, considérée en elle-même, ne peut rien légitimer parce qu’elle ne saurait être un principe général. En effet, « l’utilité est chose de fait, et non de droit ; […] et, comme telle, variable au gré des circonstances, d’après les temps et les lieux. Est-ce là un principe ? » (ibid., p. 148). D’autre part, il constate que le système de l’utilité ne saurait être un principe moral, sur lequel fonder la justice, car « comment parler de justice ? Dans ce système, il n’y a ni bien ni mal, et la justice n’est qu’un expédient » (ibid., p. 149).
128Il est ainsi possible de vérifier que, en dépit de ses relations avec Étienne Dumont17, la rupture de Rossi avec l’utilitarisme est antérieure à son arrivée à Paris ; ce qui contribue à l’éloigner un peu plus de Jean-Baptiste Say. Nous savons en effet que ce dernier avait proposé sans succès à Dumont, qu’il avait rencontré au début de la Révolution, de rédiger un texte sur le principe d’utilité que Say envisageait de joindre au sixième volume de son Cours complet (Steiner, 2003). À ce propos, en juillet 1829, Dumont écrit à Say : « Je n’ai plus l’espoir de réussir à faire l’article entre nous projeté, en réponse aux adversaires de l’utilité : je sens qu’il me faut plus de loisir et un temps plus long. Voilà de nouvelles attaques, que je ne connais point encore, de Benjamin Constant dans ses Essais philosophiques, de Rossi dans son Traité de Loi pénale[sic] qui ne vous est pas encore parvenu » (Dumont, [1829] 1848, p. 560)18.
En critiquant à la fois le droit naturel et l’utilitarisme, c’est en fait l’individualisme propre à l’économie politique libérale que Rossi conteste au nom de l’existence d’un idéal collectif dépassant les intérêts strictement individuels et dont le but ne saurait se réduire à la seule poursuite de la richesse. Rossi considère en effet que « le but de la société, comme le but de l’individu, n’est pas seulement d’être riche ; ce but peut même, dans certains cas, être subordonné à un but plus élevé » (Rossi, 1865, I, p. 36), Il procède donc à une hiérarchisation entre les buts de l’économie et ceux des autres sciences morales et politiques, qui le conduit à poser que « l’ordre économique est secondaire, qu’il est dominé, qu’il doit être dominé par l’ordre d’idées morales et même politiques, lorsqu’il s’agit de la grandeur, de la conservation, de la puissance de l’État » (ibid., III, p. 15)19. Cette référence à la puissance de l’État et à sa conservation ne doit pas être interprétée comme la marque d’une adhésion de Rossi à 129une conception autoritaire du pouvoir ou à l’idée que l’État devrait se charger de réglementer toute l’activité économique. Bien au contraire, elle doit être interprétée à la lumière de sa conception générale de la société ou encore de ce qu’il nomme la nation et qu’il appréhende en termes d’organisation.
Tous les faits nationaux se regroupent au fond sous trois chefs : – organisation sociale, – système politique, – situation économique. Une nation est, et pour être il faut êtreorganisé. On est organisé selon une forme ou selon une autre forme, d’après un principe ou d’après un autre principe, mais être, dans les corps complexes, c’est être organisé, et l’organisation sociale quelle qu’elle soit, se maintient, se développe sous la protection du pouvoir social, c’est-à-dire à l’abri du système politique. Mais la même organisation sociale et le même système politique peuvent se concilier avec des situations économiques très diverses (ibid., p. 3).
Ceux sont donc les principes généraux qui conditionnent cette notion d’organisation sociale et les relations qu’elle entretient avec celle de système politique qu’il convient de préciser maintenant.
II. Organisation sociale et systÈme politique
Dans son Cours d’économie politique, Pellegrino Rossi ne reprend pas la tripartition développée par Jean-Baptiste Say entre production, distribution et consommation des richesses. Il se limite à distinguer deux grandes branches au sein de l’économie politique : la production et la distribution de la richesse. S’il ne retient pas la troisième branche, désignée sous le nom de consommation, c’est parce qu’elle est pour lui comprise dans les deux autres20. Il constate également que la révolution économique, qui s’accomplit sous ses yeux et qui se manifeste par un grand accroissement de la richesse nationale, ne saurait être analysé du seul point de vue de la production. Pour Rossi, en effet, « ce fait nouveau, 130cette révolution économique est bien plus importante […] à étudier sous l’autre point de vue qui constitue la seconde partie de l’économie politique, je veux parler de la distribution de la richesse » (Rossi, 1865, III, p. 12).Toutefois, en abordant ce problème, Rossi n’ignore pas que « là se trouvent surtout les nœuds difficiles à délier » (ibid.), pour deux raisons principales : la première est liée au caractère conflictuel de la distribution de la richesse ; la seconde au rôle économique de l’État qui a pour conséquence de le faire participer à cette distribution.
II.1. Le conflit relatif À la rÉpartition de la richesse
Lorsqu’il aborde la question de la distribution de la richesse, Rossi ne reprend pas à son compte la manière dont Say détermine la rémunération des éléments qui concourent à la production. En effet, dans le chapitre 5 de la deuxième partie de son Traité d’économie politique, intitulée « De la distribution des richesses », Jean-Baptiste Say précise :
Les raisons qui déterminent la valeur des choses […] s’appliquent indifféremment à toutes les choses qui ont une valeur, même au plus fugitives ; elles s’appliquent par conséquent aux services productifs que rendent l’industrie, les capitaux et les terres dans l’acte de la production. Ceux qui disposent de l’une de ces trois sources de la production sont marchands de cette denrée que nous appelons ici servicesproductifs ; les consommateurs des produits en sont les acheteurs (Say, 1826, II, p. 229).
Si pour Say la distribution des richesses s’effectue par un échange sur les marchés respectifs des services productifs, il en va autrement pour Rossi. Ce dernier ne retient pas la notion de service productif parce qu’elle a pour effet d’homogénéiser des éléments qu’il considère comme fondamentalement différents21. Il préfère donc parler d’instruments ou de forces : « La production de la richesse est le résultat de l’application de trois instruments, de trois forces assez distinctes entre elles pour que la science doive ne pas les confondre : le travail, le capital, la terre » (Rossi, 1865, III, p. 17). Il souligne en particulier la nécessité de faire une distinction essentielle entre, d’une part, le capital et la terre qui sont l’un 131comme l’autre des instruments, et d’autre part le travail qui ne saurait être assimilé à un instrument puisqu’il « exprime proprement l’action, l’application de l’instrument » ; au contraire, les instruments qui sont mobilisés « ce sont les forces physiques et intellectuelles de l’homme, appliquées économiquement par le travail » (ibid., p. 18).
Il procède de la même manière avec le capital en commençant par s’interroger sur sa définition : « Qu’est-ce que le capital ? C’est une portion des richesses acquises, une portion des produits que l’homme applique de nouveau à la production comme force qu’il ajoute au lieu de la consommer, de l’appliquer à sa jouissance immédiate, ou bien au lieu de la laisser dans l’oisiveté » (ibid.). Puis il recherche quelle est l’action qui correspond à cet instrument : « Le capital c’est l’instrument, le capitaliste c’est l’agent qui applique l’instrument, comme le travailleur est celui qui applique ses forces. Et quel est le mot dont on se servira pour exprimer l’action ? […] Nous dirons que c’est l’entreprise : on entreprend avec une force accumulée de produire autre chose, on réussit ou on ne réussit pas » (ibid., p. 18-19).
En revanche, les choses sont différentes pour ce qui concerne le troisième élément, la terre. Rossi commence par remarquer que « ceux qui tiennent cet instrument sont appelés propriétaires fonciers », pour préciser ensuite que « ce mot n’implique aucune action, parce que dire propriétaire ce n’est pas dire quelqu’un qui agit avec l’instrument qu’il possède ; le mot va aussi bien à celui qui fait travailler sa terre qu’à celui qui la garde en friche » (ibid., p. 19). Cette observation permet à Rossi de soulever la question de savoir à quel titre le propriétaire foncier participe à la distribution de la richesse produite. En d’autres termes, qu’est-ce qui justifie sa rémunération ?
Si la terre, si le champ a contribué à la production, y a-t-il contribué comme le travailleur et le capitaliste ? A-t-il un titre analogue ? Non, […] le travail est le résultat de la volonté et de l’activité humaine, le capital l’est également, et, sous ce point de vue, on a parlé correctement quand on a dit que le capital n’était que du travail accumulé. La puissance productive de la terre se trouve dans les forces naturelles, dans les agents de la culture, indépendamment de la volonté et de l’activité de l’homme (ibid., p. 20).
Or, Rossi remarque que si on suppose que les terres pouvaient être disponibles en quantités illimitées comme l’air, la lumière ou encore l’eau, elles resteraient toujours des forces productives mais, ajoute-t-il, 132« elles ne pourraient pas se présenter à la distribution des produits » (ibid., p. 21). Il peut alors en déduire que la terre participe à la distribution des richesses parce qu’elle est en quantités limitées, et que c’est une force appropriée que certains possèdent et dont d’autres manquent. Toutefois, le caractère particulier de la terre ne s’arrête pas là. À la différence de celui du travailleur et du capitaliste, le revenu du propriétaire foncier se présente sous la forme d’un résidu : « il prend ce qui reste, les deux premiers paiements déduits » (ibid., p. 23). En d’autres termes, « il perçoit le surplus » (ibid., p. 24) qui subsiste une fois que le travailleur et le capitaliste ont prélevé leur part. Il existe donc un conflit dans le processus de répartition de la richesse puisque la part du propriétaire dépend directement de celle que perçoivent préalablement le travailleur et le capitaliste.
Ce premier conflit entre, d’un côté, le propriétaire foncier et, de l’autre, le travailleur et le capitaliste, se double d’un autre conflit, plus délicat à appréhender, celui qui oppose le travailleur au capitaliste. Rossi considère qu’il s’agit là de « la plus grande et la plus importante des questions économiques et sociales de notre temps » (ibid., p. 36). Pour en préciser les termes, il propose de revenir sur les fondements qui ont présidé à l’émergence du salariat, dont l’origine ne peut se situer que dans le phénomène de la production. Pour le comprendre, il est nécessaire de remonter « à la marche primitive des phénomènes », ce qu’il nomme également « le cours naturel des choses » et qui pour lui se présente de la manière suivante :
J’apporte mon capital, Pierre apporte son travail, nous produisons. Quand le produit est obtenu, nous le vendons, nous le réalisons ou nous le consommons, cela revient au même. Et alors, comme deux associés, nous partageons d’une manière ou d’une autre, mais nous partageons (ibid., p. 37).
Dans ce cas, il n’y a pas de salaire parce qu’il n’y a pas de contrat de travail. Si l’on interrogeait un juriste, nous dit Rossi, il répondrait que la répartition est réglée par un « Contrat de société22 ». Ce n’est 133plus le cas lorsqu’il y a salaire puisqu’alors, « il y a vente ou échange d’une certaine somme de travail contre un équivalent » (ibid., p. 38). La situation n’est donc plus la même et la règle de répartition change de nature : « Les salaires réalisent un autre état de choses que celui que l’on conçoit par le développement naturel du phénomène économique. C’est un fait nouveau, c’est un contrat particulier qui vient se greffer sur le fait économique et le modifie profondément » (ibid.). Rossi montre que cette transformation est pour l’essentiel liée à la temporalité de la production. Plus le temps nécessaire pour produire est long, moins le travailleur sera incité à passer un contrat d’association avec le capitaliste puisqu’il n’aura pas les moyens de pourvoir à sa subsistance en attendant la réalisation de la production et sa vente. Le travailleur n’a alors pas d’autre possibilité que de vendre à l’entrepreneur la part du produit qui lui serait revenu s’il avait passé un contrat d’association. La situation est donc complètement différente, il y a « un fait ajouté au cours naturel des choses qui transforme le contrat de société en un contrat de vente, qui substitue à une participation une spéculation » (ibid., p. 39). Ce changement a également pour conséquence de modifier la situation du capitaliste qui se transforme en entrepreneur. Et Rossi précise que « tout entrepreneur aujourd’hui fait une double spéculation, qu’elle réussisse ou non : il fait la spéculation de la production elle-même, la spéculation qu’il ferait, lors même que l’ouvrier serait associé avec lui, et puis là-dessus il greffe une seconde spéculation en achetant la part de cet ouvrier » (ibid.).
Rossi insiste avec beaucoup de force sur l’idée selon laquelle la position de l’ouvrier n’est pas la même dans chacune de ces situations. Dans le cas du contrat de société, les associés poursuivent un même objectif et partagent les mêmes risques. Au contraire, dans le cas du contrat de travail, seul l’entrepreneur assume la totalité des risques et l’ouvrier se retrouve en position de subordination. C’est pour cette raison « qu’il y a là une des plus grandes questions sociales et économiques, il ne faut se faire aucune illusion ; dès le moment qu’au fait de partage on substitue celui de la vente préalable du lot de l’ouvrier, il est évident que sa position est profondément changée ; car alors, au lieu de se trouver dans le rôle d’associé, il se trouve dans le rôle de vendeur vis-à-vis de l’acheteur » 134(ibid., p. 43). Or, pour Rossi, il n’y a pas de doute, cette position est préjudiciable au travailleur, car c’est généralement « le vendeur qui est placé le plus défavorablement » (ibid.). Le seul moyen de rompre la relation de subordination caractéristique du salariat serait d’adopter un mode d’organisation de la production dans lequel le travailleur serait associé à l’entrepreneur ; ce n’est que dans ce cas que « sa condition serait changée, […] qu’elle serait alors véritablement libre, […] que non seulement sa position économique, mais même sa dignité d’homme serait complètement relevée » (ibid.).
Ce dernier constat est important : il indique que le salarié ne saurait être libre puisque, étant sous la domination de l’entrepreneur, il ne peut être indépendant. Il s’agit là d’une conception toute républicaine et non libérale de la liberté, qui permet de comprendre la place et le rôle que Rossi attribue à l’État.
II.2. La place et le rÔle de l ’ État
S’interrogeant dans son Cours de droit constitutionnel (1866-1867) sur ce qu’est l’État, Pellegrino Rossi commence par écarter l’idée qu’une association politique puisse être uniquement le résultat d’un rapprochement fortuit, dans un espace donné, d’un nombre plus ou moins grand d’individus. La simple nécessité de satisfaire des besoins matériels ne saurait donc expliquer à elle seule « la tendance instinctive » qui pousse les hommes à vivre en société. Bien qu’une telle association d’individus soit un fait, la notion d’État implique autre chose, pour Rossi, elle implique en effet une idée morale.
L’État est une personne morale, une personne complexe il est vrai, mais réelle, car il y a un ensemble d’obligations et de droits qui n’appartiennent qu’à la société en tant que société civile et qui cesserait d’exister, non comme notion mais comme fait, le jour où la société serait dissoute, il y a un ensemble d’obligations et de droits qu’aucun individu ne pourrait réclamer pour lui-même dès que la société aurait cessé d’être (Rossi, 1866-1867, I, p. 3).
Dans ces conditions, l’organisation ou la constitution d’un État doit nécessairement renfermer les lois qui définissent non seulement les droits et des obligations de l’État vis-à-vis de ses membres et des autres États, mais aussi les droits et les obligations des membres vis-à-vis de l’État 135et des membres entre eux. Aussi, « quand les lois qui règlent ces quatre rapports sont connues, on connaît l’organisation sociale d’un pays, on a une idée nette de l’état moral du pays, on sait sur quelles bases est assise l’association dont il s’agit » (ibid., p. 8). Mais ajoute Rossi, les choses ne s’arrêtent pas là. L’organisation sociale n’est que le but, il faut encore connaître le moyen d’y parvenir.
L’organisation social étant donnée, comment peut-elle exister, comment peut-elle être garantie contre l’excès de l’individualité, contre l’abus de la force individuelle, contre les intérêts complètement divergents ? Évidemment elle ne peut être garantie que par la volonté et la force générales : il faut donc une puissance publique. La garantie se trouve dans l’organisation de cette puissance publique, en d’autres termes, dans l’organisation politique. Voilà donc deux membres nécessaires, indispensables, de la constitution d’un pays (ibid., p. 8-9).
L’organisation de l’État repose ainsi, pour Rossi, sur deux piliers, étroitement complémentaires : d’une part, l’organisation sociale qui caractérise la forme d’association ; d’autre part, l’organisation (ou le système) politique qui vient en garantir l’unité. Cette complémentarité est à ses yeux indispensable parce que là où il n’y aurait pas de lien entre les individus, pas de puissance publique, aucune forme de gouvernement, il ne saurait y avoir d’État : « Il pourrait y avoir une réunion, une agglomération d’hommes, mais l’État n’existerait pas » (ibid., p. 14). Ces deux piliers définissent donc la nature de l’État, dont les formes concrètes peuvent être d’une grande variété, aussi bien dans l’espace et dans le temps, comme le révèlent l’observation et l’histoire.
Cependant, quelles que soient les variétés, quelles que soient les complications d’un État social donné, quelles que soient les formes qu’un État ait pu revêtir, toujours est-il que, pour l’observateur attentif, sous cette enveloppe quelquefois épaisse et confuse, il y a une pensée dominante dans chaque État, une idée mère, une base fondamentale sur laquelle repose l’édifice tout entier (ibid., p. 15).
Pour les nations modernes – Rossi en est convaincu – « le principe d’une organisation sociale rationnelle est l’égalité civile ; c’est là que se trouve le puissant et véritable moyen d’unité nationale » (ibid., p. 88). Mais pour être effectif, ce principe d’égalité civile doit être soutenu par « la puissance publique, qui protège tout le monde, qui secourt le faible 136et maintient le droit de chacun » (ibid., p. 245)23. Chez Rossi, le rôle de l’État consiste donc à défendre l’organisation sociale, l’unité nationale, en garantissant l’égalité civile. Ainsi, en accordant une égale protection au droit de chaque individu, il contribue à faciliter le développement légitime des facultés individuelles, tout en favorisant également le développement de la société.
Toutefois, précise Rossi, « il ne faut pas confondre l’égalité civile avec ce qu’on appelle l’égalité des conditions » (ibid., p. 255). L’égalité civile consiste à garantir à tous les individus non seulement l’exercice de leurs facultés, mais aussi la jouissance de leurs résultats, quels que soient leurs capacités et leurs moyens ; c’est donc l’inverse de l’égalité des conditions.
Égaliser au contraire arbitrairement les résultats des diverses activités individuelles, ce ne serait pas fonder ni sanctionner l’égalité civile, ce serait précisément le contraire, ce serait détruire l’égalité, ce serait fonder le privilège en faveur de ceux qui se trouveraient moins richement dotés sous le rapport de l’énergie de leurs forces individuelles, ce serait attribuer arbitrairement aux uns une portion de ce qui aurait été le résultat de l’activité individuelle des autres (ibid.).
L’hostilité de Rossi à l’égard de l’égalité des conditions s’explique par deux raisons. La première est que sa réalisation aurait pour conséquence de briser le ressort de l’activité individuelle et donc de conduire la société à l’apathie et à la misère, puisque les individus ne seraient plus certains de pouvoir recueillir le fruit de leurs efforts. La deuxième raison est que cette égalité des conditions ne peut conduire qu’à la négation de l’égalité civile, car « ce serait, non l’égalité des hommes libres, mais l’égalité des esclaves qui vivent des mêmes aliments, sont rangés à peu près dans les mêmes cabanes, couverts à peu près chaînes, quelle que puisse être d’ailleurs la diversité de leurs facultés intellectuelles et physiques » (ibid., p. 256). Cela ne signifie pas qu’il ne soit pas nécessaire de protéger, de soutenir et d’aider les faibles ; mais établir comme règle que le résultat doit être le même pour tous, indépendamment du mérite ou du démérite, il y a là une différence essentielle pour Rossi : « L’un est le principe de l’égalité civile animée par le sentiment de la fraternité humaine ; l’autre serait le principe de l’inégalité, le principe du privilège » (ibid.).
137À ces deux raisons, il faut ajouter un autre élément qui vient confirmer que l’égalité civile et l’égalité des conditions sont deux idées radicalement différentes. Pour Rossi, en effet, « l’inégalité des conditions est un fait », tandis que l’égalité civile « est un principe et un droit » (ibid., p. 257). Il considère que l’inégalité des conditions est un trait caractéristique de la nature humaine, qu’elle a toujours existé et qu’elle ne pourra donc jamais disparaître complètement. Dès lors, elle constitue la principale difficulté que rencontrent les sociétés modernes : « Le problème d’aujourd’hui consiste à concilier précisément l’égalité civile avec le fait de l’inégalité des conditions ; car il ne faut pas se le dissimuler, il y a dans le fait de l’inégalité des conditions une tendance constante à se transformer en droit et en privilège » (ibid., p. 258). Ce problème est pour Rossi d’autant plus crucial que l’inégalité des conditions prend une forme nouvelle avec le développement de la richesse nationale : c’est désormais la propriété mobilière qui joue le rôle essentiel et non la propriété immobilière. Il remarque néanmoins, à l’avantage des sociétés modernes, que « l’égalité civile n’a jamais pu s’établir que là où la richesse mobilière avait déjà pris un certain développement » (ibid., p. 259).
En affirmant ainsi l’idée que l’établissement de l’égalité des conditions ne pourrait avoir que des conséquences particulièrement néfastes pour le développement de la société, Rossi ne fait qu’adopter une partie des thèses libérales. Pour le reste, il se démarque de ce courant puisqu’il associe également l’égalité civile à « l’égalité des hommes libres » (ibid., p. 256). Il écarte ainsi l’idée qu’on puisse considérer « la liberté individuelle […] comme la libre exécution de toutes les volontés de l’homme » (ibid., II, p. 14). Concevoir la liberté comme l’absence de contrainte, comme le font les économistes libéraux, ne peut renvoyer pour lui qu’à « une notion qu’on pourrait appeler sauvage » (ibid.), parce qu’elle limite la société à n’être qu’une simple agrégation d’individus indépendants. Rossi ne peut donc accepter de réduire le problème des relations entre individu et société à la question de savoir « si on immole la liberté individuelle aux exigences sociales, ou bien si on immole les exigences sociales à la liberté individuelle » (ibid., p. 16). Même si, comme l’indique Rossi, l’histoire démontre que c’est en ces termes que la question a été généralement posée, quelle qu’ait pu être la réponse choisie, elle a toujours conduit à des tentatives malheureuses. Pourtant, il est facile de concevoir nous dit-il que : « L’individu, d’un côté, a besoin que la société lui garantisse 138sa liberté. La société, en même temps, a besoin que chaque individu contribue au maintien, à la conservation du corps social » (ibid., p. 66). Il peut alors en conclure que pour que la société puisse garantir leurs droits aux individus, il est indispensable que ces derniers remplissent leurs obligations à l’égard de la société.
Toutefois, si derrière la notion d’obligations se profile l’idée de restrictions à l’exercice de la liberté individuelle, Rossi précise qu’il n’entend « nullement prendre ce mot de restriction dans le sens qu’on lui attribue trop souvent » (ibid., p. 68). L’allusion concerne les partisans du droit naturel qui représentent « les hommes réunis en société, comme ayant fait la perte volontaire, l’abandon, le sacrifice d’une partie de leurs droits pour conserver le reste » (ibid., p. 68). Cet argument ne lui paraît pertinent qu’à la condition d’admettre l’idée que la société serait purement et simplement une affaire de convention. Or Rossi montre qu’il est possible de concevoir une autre approche qui conduit à un résultat entièrement différent.
Si, au contraire, nous partons d’une autre idée, si nous partons de l’idée que la société est un fait général et nécessaire, qui a son fondement dans la nature humaine, si nous partons de l’idée que l’ordre social nous est nécessaire pour le développement de nos facultés et que le développement de ces facultés est pour l’homme, être intelligent et moral, une obligation, un devoir, nous tirerons la conséquence que la société et l’ordre social sont des moyens indispensables à l’accroissement du développement humain, et qu’en conséquence ils sont aussi pour l’homme un devoir, une obligation morale, car celui qui a l’obligation morale du but a aussi l’obligation morale des moyens nécessaires pour atteindre ce but (ibid., p. 70).
En adoptant ce dernier point de vue, Rossi peut alors en déduire que « si les moyens de conserver la société sont moralement obligatoires pour l’homme, ce qu’on appelle une cession, un sacrifice, n’est ni une cession ni un sacrifice, c’est un devoir à accomplir » (ibid.). Cette position le conduit une nouvelle fois à s’écarter des conceptions défendues par la plupart des économistes libéraux. En effet, dès lors que l’État est essentiel au maintien de l’organisation sociale, il est indispensable « qu’une certaine quantité de richesses soit à sa disposition pour être employée à la défense extérieure, au maintien de l’ordre et de la paix publique dans l’intérieur et à tout ce qui est nécessaire au développement de la société » (Rossi, 1865, IV, p. 1). Il est donc logique que l’État participe 139à la distribution des richesses par le biais de l’impôt24. Mais pour Rossi, cette participation ne saurait être assimilée à une sorte de spoliation, qui ne serait qu’un mal nécessaire justifié à la seule condition que le gouvernement garantisse la sûreté. Aussi, contrairement à certains « économistes qui ont rendu des services importants à la science » et dont il « regrette de rencontrer le nom au milieu de pareilles erreurs » (ibid., p. 8), Rossi considère qu’une telle conception, qui conduit à réduire le rôle économique de l’État à la défense exclusive de la sûreté, est beaucoup trop étroite : « Que serait devenue la société civile, si les gouvernements s’étaient renfermés dans un rôle négatif, s’ils s’étaient bornés à empêcher les luttes entre les intérêts individuels ? Nous serions encore dans les misères du moyen âge » (ibid., p. 14-15). Il est donc convaincu que si la société a pu faire tous les progrès dont nous sommes les témoins, c’est en grande partie en raison de l’action des gouvernements qui ne se sont pas contentés de pourvoir à la sûreté des individus, mais qui ont directement travailler au progrès matériel et moral de la société, au moyen de l’impôt et des dépenses publiques, en faisant dans l’intérêt de l’ensemble de la société, ce que les seules actions individuelles ne seraient jamais parvenues à réaliser.
Conclusion
Il est ainsi possible de constater que les analyses de Pellegrino Rossi présentent trois traits caractéristiques qui en marquent l’originalité par rapport à celles des économistes libéraux de son époque et qui permettent de les qualifier de républicaines.
Le premier est la conséquence de sa conception de l’organisation sociale qui le conduit à repérer « diverses classes d’obligations et de droit dont est investi l’homme vivant en société et surtout l’homme vivant dans un pays libre » (Rossi, 1866-1867, I, p. 9). À la distinction traditionnelle entre d’une part, les droits privés qui règlent les rapports d’individus à individus, les transactions entre les hommes et les droits 140de la famille, et, d’autre part, les droits politiques qui définissent les conditions de participations des individus à la puissance publique, Rossi ajoute une troisième classe qu’il appelle les droits publics ou sociaux. En effet, quoique les droits privés n’obtiendraient pas de garantie sans la société, ils peuvent néanmoins être parfaitement conçus en dehors même de la société. Les choses sont radicalement différentes pour cette autre classe de droits, appartenant également aux individus, mais qu’il est impossible de concevoir hors de la société. Parmi ces derniers, Rossi range : « la liberté individuelle, le droit de propriété pris d’une manière générale, la liberté de publier ses opinions, la liberté de conscience, etc. » (ibid., p. 10). Or pour lui, il y a une différence de nature entre ces droits et les précédents, qui tient au fait « qu’ils ne peuvent être conçus hors de l’état social, non seulement faute de garantie, mais parce que, dans l’isolement, le développement des facultés qu’ils supposent ne pourrait pas avoir lieu. Ce sont des droits dont le germe est dans la nature humaine, mais dont le développement demande une société plus ou moins avancée, et c’est pour cela qu’on pourrait les appeler des droits sociaux » (ibid.). Cette différence est alors suffisante pour écarter l’idée qu’il pourrait y avoir, comme le pensent les économistes libéraux, une opposition fondamentale d’intérêt entre les individus et l’État. En effet, c’est la société qui favorise l’émergence de ces droits publics et, sans l’État, sans la puissance publique, une société libre ne saurait se maintenir. Aussi, bien que Rossi soutienne le principe de la liberté des échanges, son approche se démarque des thèses des économistes libéraux puisqu’il considère que c’est dans le développement conjoint des individus, de leurs coopérations et de l’État que se forme ce qu’il nomme l’ordre social. La nature de cet ordre social semble pouvoir être qualifié de républicain, dans la mesure où il ne fait que traduire « une certaine combinaison de la règle avec la liberté », car « si la règle étouffe la liberté, l’activité humaine ne peut se développer », et inversement « si la liberté détruit toute règle, il y a anarchie » (Rossi, 1849, p. 36).
Le second trait caractéristique vient compléter le précédent. Il réside dans le lien étroit que Rossi établit entre liberté et égalité civile, qui lui sert à introduire une distinction entre deux types de gouvernement : « quelle que soit leur forme, tous les gouvernements qui ont pour principe de maintenir l’égalité civile, de protéger le droit de tous et de chacun, doivent être appelés gouvernements nationaux, et tous 141les gouvernements qui, par système, agissent sous l’action du principe contraire sont des gouvernements de privilège, quelle que soit leur forme » (Rossi, 1866-1867, III, p. 313). Rossi considère en effet que la société est en permanence soumise à un conflit opposant « les intérêts particuliers ou d’individus, ou de familles, ou de castes et de classes sociales quelles qu’elles soient » (ibid., p. 310). Cette conception n’est pas fondamentalement différente de ce que Serge Audier (2015, p. 17) nomme « le républicanisme conflictuel de Machiavel », dans lequel la dynamique de la République repose entièrement sur un antagonisme social engendré par la quête incessante de la domination politique ; car « il est dans la nature des choses et dans les tendances éternelles des passions humaines qu’une force, dès qu’elle existe, dès qu’elle est constituée, tende à se développer au profit exclusif de ceux qui en sont investis » (Rossi, 1866-1867, III, p. 308). Toutefois, à la différence de Machiavel, Rossi ne fonde pas le conflit social sur une opposition entre les grands et le peuple, mais sur la question du partage de la richesse ; c’est-à-dire sur une question essentiellement économique. Ceci explique pourquoi le caractère républicain de son analyse économique s’apparente plus aux thèses d’Adam Smith, et à travers elles à celles de Francis Bacon et de William Petty (Ravix, 2019), qu’au conceptions de Jean-Baptiste Say (Whatmore, 2000), qui défend le principe d’une répartition des revenus non conflictuelle parce que ramenée à une simple relation marchande.
Enfin, troisième trait caractéristique, en écartant l’idée que la liberté se réduirait à la seule absence d’interférences légales ou étatiques, pour au contraire la définir comme l’absence de domination, il écarte la conception libérale de la liberté au profit d’une conception républicaine. De plus, en l’associant au principe de l’égalité civile, de l’égalité devant la loi, et non à celui de l’égalité des conditions, il contribue à moderniser la conception républicaine issue du moment révolutionnaire : il l’adapte aux spécificités des sociétés modernes, caractérisées par le développement de la richesse mobilière, par le rôle prépondérant du capital et par l’extension du salariat. Face aux risques de domination et d’asservissement que peuvent générer les nouvelles formes d’organisation de la production et surtout de distribution des richesses, seule la puissance publique peut assurer la liberté en garantissant par le droit l’égalité civile. Dès lors, l’ordre politique n’est pas obligatoire parce qu’il serait consenti, mais parce qu’il est juste, car « l’État n’est 142en réalité que la justice constituée » (ibid., p. 42). Toutefois, comme le souligne Rossi, cette garantie n’est pas suffisante pour produire l’ordre social. Au mieux, elle assure ce qu’il appelle « l’ordre matériel, celui que la société a pour mission essentielle de maintenir, non afin de mutiler, mais afin d’assurer la liberté individuelle, d’en garantir l’exercice à tous, aux faibles comme aux forts, aux hommes simples et honnêtes comme aux hommes habiles et astucieux » (ibid., p. 39-40). Mais pour pouvoir atteindre l’ordre social, il faut « d’autres institutions que la justice armée » (ibid., p. 41), il est nécessaire que l’action économique de l’État contribue également au développement des facultés morales de l’homme en promouvant l’intérêt général et le bien commun, dans une perspective qui peut dès lors être qualifiée de républicaine.
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1 L’auteur remercie les deux rapporteurs anonymes pour leurs remarques et leurs suggestions, qui ont contribué à préciser l’argumentaire de l’article. Il reste bien évidemment seul responsable des insuffisances et des erreurs qui pourraient subsister.
2 « Say va rester durant tout le xixe siècle le père fondateur de l’économie politique, celui qui a systématisé et mis en œuvre les intuitions géniales mais confuses d’Adam Smith. Son influence sur l’institutionnalisation [de l’économie politique] est particulièrement forte puisqu’il fournira le plan et le questionnement de tous les grands manuels à l’usage des étudiants et des adultes durant plus d’un siècle » (Le Van-Lemesle, 1991, p. 357).
3 Dans ses Mémoires, Guizot écrit : « J’étais lié depuis plusieurs années avec M. Rossi. Le duc de Broglie, qui l’avait beaucoup vu à Genève et à Coppet, m’avait souvent parlé de lui. Avant 1830, il avait fait à Paris des voyages pendant lesquels nous avions beaucoup causé. Il était devenu l’un des collaborateurs de la Revue française dont je dirigeais la publication » (Guizot, 1860, III, p. 121). Henri Baudrillart rappelle que c’est « à Coppet, chez madame de Staël », que Rossi « eut l’occasion de faire la connaissance de M. le duc de Broglie, qui l’attira plus tard à Paris, et qui devait contribuer, avec M. Guizot, à lui ouvrir la carrière de l’enseignement et de la politique » (Baudrillart, 1863, p. 406).
4 En choisissant Rossi, Guizot suit l’avis du Collège de France et non à celui de l’Institut de France qui soutenait la candidature de Charles Comte, le gendre de Say. Rossi a occupé cette chaire jusqu’en 1840.
5 Cette nomination s’est heurtée, dans un premier temps, à une forte hostilité de la part du corps professoral et des étudiants (Ideville, 1887).
6 Crée en 1842, la Société des économistes deviendra à partir de 1847 la Société d’économie politique.
7 Fondé en 1841, le Journal des Économistes cessera de paraître en 1940.
8 Il est possible de lire dans la Revue indépendante de décembre 1843 (tome xi, p. 306) : « On disait, tout bas, dans les salons, que M. Rossi était la nymphe Égérie de l’école doctrinaire, et que dans les bois de Coppett [sic], les Numa de l’époque lui avait plus d’une fois demandé des inspirations ». À propos de sa nomination au Collège de France, le même article regrette que, « tant qu’à aller en Suisse, à Genève, chercher un économiste, il y avait un homme que sa réputation européenne désignait au choix du ministre : c’était à l’auteur des Nouveaux principes, l’illustre chef de l’école critique. À M. de Sismondi, parmi les économistes, et aux socialistes modernes appartient la gloire d’avoir démontré le néant des doctrines libérales, l’erreur et le danger des principes antisociaux de l’économie négative. C’était donc à M. de Sismondi que devait naturellement revenir la succession de J.-B. Say » (ibid.).
9 En 1845, Rossi est nommé ambassadeur auprès du Saint-Siège, mais la Révolution de février 1848 le prive de son poste et de sa chaire de Droit constitutionnel. Il reste cependant à Rome où, après plusieurs mois d’hésitation, il accepte le 15 septembre 1848 de former le gouvernement du Pape Pie ix. Deux mois plus tard, devant le Palais de la Chancellerie, il meurt assassiné d’un coup de poignard à la gorge (pour plus de précisions, cf. D’Ideville, 1887).
10 François Etner et Claire Silvant (2017, p. 131) font le même genre de constat : « Les thèses de David Ricardo sont connues, bien que majoritairement rejetées par l’école libérale. Un seul économiste véritablement important l’a admiré et a adopté une partie de ses analyses : Pellegrino Rossi ».
11 Pour une présentation de cette conception moderne du républicanisme et de ses liens avec le libéralisme, on peut se reporter à Jean-Fabien Spitz (2005) qui note en particulier que le républicanisme moderne a pour objet la répartition des ressources et des biens, « mais il récuse la dichotomie du politique et de l’économique : il n’y a pas de répartition spontanée légitime dont le politique devrait être le gardien, en sorte que toute société moderne comporte une politique qui induit un mode de répartition des biens et des avantages Aucune société ne laisse à un marché prétendument pur le soin de procéder à cette distribution » (Spitz, 2005, p. 10).
12 Le cours de Rossi a évolué entre 1833 et 1840. Il est donc difficile de tenir compte des différentes variantes. Aussi, c’est la 4e édition posthume en quatre volumes de 1865 des Œuvres complètes de P. Rossi (12 volumes, 1863-1867) qui sera utilisée par la suite, parce qu’elle est la plus complète comme le montre la « Note bibliographique sur les œuvres de Rossi » rédigée par Joseph Garnier, qui figure en tête de son premier volume.
13 Rossi fait explicitement référence aux Nouveaux principes d’économie politique publiés par Sismondi en 1819.
14 Henri Storch est l’auteur d’un Cours d’économie politique publié à Saint-Pétersbourg en 1815 (6 volumes) et réédité à Paris en 1823 (4 volumes) avec des commentaires critiques de Jean-Baptiste Say, auxquels Storch répond dans ses Considérations sur la nature du revenu national (1824).
15 Adoptant, une quarantaine d’années plus tard, le même type de distinction, Léon Walras optera pour la solution complètement opposée consistant à admettre que les critères du juste, de l’utile et du bien coïncident parfaitement (Ravix, 2007).
16 Le fait que Rossi se démarque à la fois du droit naturel et de l’utilitarisme rend difficile, semble-t-il, de le rattacher à une conception kantienne du libéralisme et de concevoir une filiation Rossi-Dupuit-Walras, comme le propose François Vatin (2009).
17 C’est lors de sa période genevoise que Rossi noue en effet des relations suivies avec Étienne Dumont, puisqu’il fonde en 1820, avec lui mais aussi avec Pierre-François Bellot et Jean-Charles-Léonard de Sismondi, les Annales de législation et de jurisprudence, qui deviendront par la suite les Annales de législation et d’économie politique (Reybaud, 1862, p. 389).
18 À propos de la critique de l’utilitarisme proposée par Constant, on peut se reporter à Ravix et Deschamps (2009).
19 Rossi illustre ce primat qu’il accorde à la morale et à la politique sur l’économie par l’exemple suivant : « Supposons que ce fût un moyen de richesse nationale que de faire travailler les enfants quinze heures par jour, la morale dirait que cela n’est pas permis ; la politique aussi nous dirait que c’est là une chose nuisible à l’État, qu’elle paralyserait les forces de la population. Pour avoir des ouvriers de onze ans, on aurait des chétifs soldats de vingt ans. La morale ferait valoir ses préceptes, la politique ses exigences, et quand même il serait prouvé que le procédé serait utile comme moyen de richesse, on ne devrait pas l’employer » (ibid., I, p. 36-37).
20 Un point de vue identique est exprimé par John Stuart Mill dans ses Principes d’économie politique (1848).
21 Le rejet de la notion de service productif explique en partie pourquoi Rossi développe une théorie de la valeur plus proche de celles de Smith et de Ricardo que de celle de Say. Toutefois, ce problème et les débats qui s’y rapportent restent secondaires par rapport au sujet du présent article et, faute de place, ne seront donc pas abordés. On trouvera une synthèse récente sur ce sujet dans Baldin et Ragni (2015).
22 Cette hypothèse n’a rien d’irréaliste puisque, comme le remarque Rossi, de telles pratiques existent concrètement. Il évoque en particulier le cas de la pêche où « il n’y a pas de salaire, c’est une association entre les armateurs et l’équipage, et au retour de la pêche, on vend le produit, et le prix se partage dans la mesure convenue, de sorte que l’équipage participe aux chances de l’opération » (ibid., p. 41) ; mais également celui du métayage où « il n’y a pas là de salaire ; il y a partage avec le propriétaire, qui est quelquefois un peu capitaliste ; le métayer et le propriétaire partagent les produits naturels de l’exploitation » (ibid., p. 41-42).
23 Rossi précise que lorsque « la loi sociale est la même pour tous, qu’elle reconnaît à tous le même droit, qu’elle accorde la même protection, les mêmes garanties, les mêmes possibilités, le principe de l’égalité civile est consacré » (ibid., p. 253).
24 Pour Rossi, « l’impôt […] tire son origine du droit qu’a l’État de réclamer sa quote-part dans la distribution du produit net général, dans la distribution du revenu social » (ibid.).
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-13254-7
- EAN: 9782406132547
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-13254-7.p.0115
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-01-2022
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Pellegrino Rossi, republicanism, freedom, conflict, State