![Revue d’histoire de la pensée économique. 2022 – 1, n° 13. varia - Henri Saint-Simon et l’idée républicaine](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/HpeMS13b.png)
Henri Saint-Simon et l’idée républicaine
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2022 – 1, n° 13. varia - Auteur : Bellet (Michel)
- Pages : 147 à 212
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
HENRI SAINT-SIMON
ET L’IDÉE RÉPUBLICAINE
Michel Bellet
Université de Saint-Étienne
GATE – UMR CNRS 5824
INTRODUCTION : POSITIONNEMENT
D’UNE INTERROGATION INHABITUELLE
Les débats sur la mise en évidence d’un courant républicaniste ou républicain en histoire des idées, et ayant une influence sur la conception même de l’économie politique, ont pris un essor significatif (Bellet & Solal, 2019a). Nous nous proposons ici d’interroger un moment particulier qui, habituellement, n’est pas incorporé dans la relecture républicaniste : celui de Saint-Simon (1760-1825) et des divers saint-simonismes qui se rattachent à cet auteur, de la fin du xviiie siècle au premier tiers du xixe siècle français, et parfois au-delà.
Deux raisons essentielles expliquent la routine de ce non-questionnement. La première s’appuie sur l’habitude encore dominante que l’on a pris de rattacher le saint-simonisme au sens large à un courant socialiste (ou pré-socialiste) qui n’aurait dès lors rien à voir avec un républicanisme. En dehors de l’héritage de cette lecture tranchée, des auteurs versés dans l’étude du républicanisme poursuivent cette ligne de manière beaucoup plus travaillée, tels que Spitz (2005). Ce dernier, lorsqu’il évoque brièvement l’école saint-simonienne, avance la thèse suivante : la culture républicaine française étant profondément individualiste et ne se projetant pas dans une conscience collective puissante, s’éloigne de cette école, 148qui, elle, privilégie les phases organiques et l’homogénéité morale de la société. Alors que, pour Spitz, Durkheim, grand lecteur de Saint-Simon, fait partie du moment républicain français, Saint-Simon, à l’opposé du républicanisme, défendrait l’hypothèse d’une société industrielle amorale et d’une société civile éthiquement vide qu’il faudrait alors doubler, de l’extérieur, d’une religion séculière. De plus Durkheim, malgré l’importance qu’il donne au rôle de la société sur l’individu, confierait à la société et à l’État aucun autre rôle que celui de constituer les droits individuels et de veiller sur ceux-ci ; cette défense de l’idée républicaine de non-domination s’opposerait à celle de l’école saint-simonienne, qui mettrait l’accent sur le droit de l’État et non sur les droits individuels. On trouve même chez les épigones de Spitz1 une approche exclusive nette qui rejoint alors une opinion assez commune : il n’y aurait plus de place pour le politique en tant que tel dans le saint-simonisme, car cette instance serait en quelque sorte avalée par le modèle industriel, voire managérial : le modèle de la firme serait en fait transposé au niveau global, et il n’y aurait dès lors plus de spécificité du politique chez Saint-Simon. Les disciples, quant à eux, conforteraient cette orientation, en l’aggravant encore du fait d’une interprétation religieuse sectaire, particulièrement contradictoire avec une orientation républicaine. Au total, le débat sur le républicanisme serait donc hors champ du saint-simonisme, du fait de la prépondérance de la hiérarchie industrielle, du sens de la parabole célèbre de 18192, d’un anti-constitutionnalisme patent ou, a minima, d’une neutralité totale des formes politiques et institutionnelles (pourvu que la production industrielle soit assurée)3, voire d’une prédominance de la religion sur la politique.
149La seconde raison d’une exclusion dominante et d’un non-débat tient aux spécificités de la période concernée. En effet, alors même que la biographie de Saint-Simon (1760-1825) conduirait assez naturellement à s’interroger sur une série d’épisodes le liant à l’histoire républicaine (participation comme officier à la guerre d’indépendance américaine, abandon sous la Révolution de son titre nobiliaire de comte, devenant alors le « citoyen Claude Henri Bonhomme », spéculation sur les biens nationaux, emprisonnement durant presqu’un an en 1793…), la dynamique historique mouvementée de 1789 à 1830 (Saint-Simon meurt en 1825, sous la charte de Charles X), modifie rapidement les références républicaines. L’identification rapide de la République à un régime d’exception et à la terreur, puis la rectification thermidorienne de 1794-1795, consacrant l’affirmation d’une république bourgeoise limitant les ambitions d’une république plus démocratique et sociale (concernant en particulier la propriété), puis les aléas du Directoire, modifient déjà le sens de la référence républicaine de 1789. Le Consulat, le coup d’État du 18 brumaire, et le Premier Empire napoléonien puis enfin la Restauration ouvrent ensuite un contexte dans lequel la revendication républicaine n’est pas évidente. L’idée républicaine en France, comprise comme forme spécifique de relation au politique et associée aux formes politiques assez variables qu’ont prises les Lumières4, s’éclipse particulièrement dès 1814 malgré un retour très limité du mouvement des fédérations en 1815 ; une restauration parfois sévère s’installe. Après la mort du maître, les héritiers de Saint-Simon se confrontent certes rapidement aux journées de juillet 1830, qui semblent ressusciter une espérance républicaine, mais qui débouchent rapidement sur une désillusion. En bref, sur la période concernée ici, le contexte devient complexe. Le sens même de la référence 150républicaine change face à d’énormes bouleversements ; sur la période, peu de gens ont conservé les mêmes opinions ; la répression et la prudence contribuent aussi à masquer l’expression des aspirations et des idées ; les frontières entre républicanisme, carbonarisme, monarchisme populaire, néo-babouvisme (avec l’histoire de la conspiration pour l’égalité éditée par Buonarroti en 1827-1828 et en 1830), napoléonisme, libéralisme et même socialisme5 sont même parfois floues, y compris dans l’interprétation de la Charte. Ce contexte a conduit beaucoup de commentateurs et d’historiens à avancer que la référence républicaine ne retrouvait pas de sens avant 1833-1835 et qu’en tout état de cause, les saint-simoniens, dans leur phase essentielle d’existence sous la forme d’une École (1825-1832), étaient encore hors champ sur la question. Seuls existeraient quelques legs partiels liés à des dissidences du saint-simonisme parfois considérées comme reliées au républicanisme6, dans la confusion d’un mouvement qui n’exclurait pas pour autant le soutien avéré à Napoléon III.
Pourtant, ces appréciations n’invalident pas, selon nous, l’intérêt et la nécessité d’un examen précis des rapports entretenus entre l’idée républicaine et les saint-simonismes au sens large. Certains travaux, au demeurant minoritaires, ont d’ailleurs retenu une approche moins strictement exclusive et une classification plus nuancée. Par exemple, dans une étude ancienne, Dautry (1966) défendait une interprétation selon laquelle Saint-Simon serait le continuateur type de l’aile gauche du républicanisme français jusqu’au socialisme républicain. Des travaux récents (particulièrement Grange, 2020) insistent sur la diversité des courants saint-simoniens, et font de Bazard (1791-1832)7 le représentant d’une ligne républicaine (voire laïque). Des parcours saint-simoniens plus indépendants de la direction de l’École, comme celui d’Ange 151Guépin (Saussel, 2016) témoignent aussi des entrelacements avec le républicanisme. Le rôle du saint-simonisme dans la revivification d’un « républicanisme radical » est parfois aussi évoqué (Nabulsi, 2020, à la suite de Bellamy 2002). À la suite de Weil (1899, 1927) qui fut aussi un spécialiste du saint-simonisme, des travaux plus historiques (Gilmore, 1997 ; Jacouty, 2000 ; Serna, 2001 ; Caron 2006) ont de leur côté accordé plus d’importance à cette période que n’avait pu le faire par exemple l’ouvrage classique de Nicolet (1982)8, et invoquent l’idée d’une « république souterraine » (Alexander, Perreux, Pilbeam, Spitzer…). Compte tenu aussi de la disposition d’éditions rigoureuses des écrits de St-Simon (2012) et des textes des disciples (sites de Bellet et de Régnier), il est alors possible de légitimer notre questionnement initial.
En effet, ce réexamen nous semble d’autant plus important que, par le biais du saint-simonisme, il pose de manière dynamique la définition du républicanisme, de son autonomie comme courant, et de ses frontières possibles. Si, comme on le verra, Saint-Simon et la plupart de ses disciples repoussent nettement l’adhésion à un courant qu’il nomme eux-mêmes républicain, ils contribuent néanmoins à alimenter ou à renouveler des enjeux de la prise en charge de la chose publique qui sont ou seront perçus comme tels. Et surtout, de manière concomitante, notre réexamen doit permettre de préciser l’importance des rapports entre politique et économie. Le républicanisme est souvent renvoyé à une conception du politique (en particulier la « souveraineté du peuple » et les institutions qui l’établissent), sans beaucoup de précisions sur les rapports économiques. Alors même qu’à l’époque les droits politiques sont directement reliés à la question économique de la propriété (par le biais du cens, de son montant pour l’élection et pour l’éligibilité), on verra que Saint-Simon et ses divers disciples réinsèrent nettement le rôle de la propriété dans les enjeux politiques, mais sous une forme non conforme aux débats dominants et à la manière dont la problématique républicaine va elle-même de plus en plus s’organiser (avec en particulier la question de la représentation et du « gouvernement représentatif »).
Dans l’étape présentée dans cet article, nous nous bornerons à examiner le rôle du fondateur, Saint-Simon. Dans un premier temps, qui est presque un préalable, il importera d’indiquer qu’il apparaît extrêmement 152difficile d’évincer Saint-Simon d’une pensée du politique, et même du questionnement de l’idée républicaine. La masse de ses travaux y faisant référence, et particulièrement les douze livraisons du Politique de 1818 et 18199,en témoigne largement.Dans une période où la réflexion est particulièrement riche sur ce plan (par exemple sur la signification de la Charte constitutionnelle octroyée de 1814), Saint-Simon participe ainsi longuement aux débats institutionnels et constitutionnels, y compris avec des propositions de réformes ; il a lu notamment Montesquieu, Rousseau, De Lolme, Blackstone, Constant, De Staël, Guizot ; plus largement il pose la question des pouvoirs, et, dans cet ensemble, la question républicaine est aussi présente à son esprit. Mais il fait tout cela à partir d’un angle particulier, ce qui explique les équivoques possibles. Pour en témoigner, nous fournirons donc quelques éléments significatifs de la position de Saint-Simon sur le républicanisme et la république (partie II). Dans un deuxième temps, afin de lever une part des équivoques, nous rappellerons le cadre de raisonnement de Saint-Simon et la cohérence du projet permettant de proposer une science positive du politique. C’est ce projet, fondé sur une philosophie naturelle finaliste, qui explique les décalages de sa pensée par rapport aux questionnements habituels sur l’idée républicaine et ses référents historiques, en particulier sur les formes de gouvernement. De plus, c’est ce cadre qui ouvre ou qui réactualise des questionnements traversant l’idée républicaine et son évolution, en particulier sur le lien indissociable entre égalité politique et égalité économique (partie III). Enfin, nous examinerons la proposition finale de Saint-Simon, qui repose sur la distinction entre gouvernement et administration. Les conséquences de cette proposition, que l’on peut considérer comme non aboutie, ouvrent un champ interprétatif large, pouvant aller de la défense d’une gestion administrative prétendument dépolitisée, ou des équivoques liées aux tentatives de République administrative, à celui de d’une auto-organisation citoyenne prolongeant une nouvelle définition du politique (partie IV).
153I. SAINT-SIMON ET SES RÉFÉRENCES :
DES RÉPUBLIQUES GRECQUES À LA RESTAURATION
Dès ses premiers travaux, Saint-Simon est en rupture avec les références grecques et romaines concernant la république. Dans ses « Considérations directes sur les Romains » (in Mémoire sur la science de l’homme, 1813) il indique clairement que ce n’est pas le « régime républicain » qui a permis les progrès les plus efficaces, c’est le « régime impérial ». Plusieurs fois, Saint-Simon met en cause la « ridicule manie » de faire référence à ces républiques antiques et relie ces dernières à l’apparition de l’anarchie10. Si Le Politique fait référence à Cincinnatus, héros de la Rome républicaine, c’est au nom finalement du retour du patricien aux tâches de production agricole, face aux tâches militaires11. Ce qui est intéressant pour Saint-Simon dans le legs grec et romain n’est absolument pas la fondation éventuelle d’un paradigme républicaniste (à la manière des travaux récents du néo-républicanisme cambridgien de Pocock et Skinner, à partir d’un républicanisme antique), mais celui d’une pensée de l’organisation sociale, ce qui, selon lui, est la définition du politique comme science positive, apte à établir des gouvernements réguliers. De plus, pour Saint-Simon, les républiques grecques et de la Rome antique sont marquées par le droit de propriété sur les esclaves, et la liberté n’existe en fait que pour une part de la population.
Concernant le mouvement communal et des républiques italiennes du Moyen Âge et de la Renaissance, si chers au contemporain républicain Sismondi et, plus tard, aux néo-républicains, Saint-Simon, dans son Essai sur les communes (1818) souhaite « se mettre à l’abri du reproche banal de républicanisme qui a été jusqu’à présent régulièrement adressé à tous les publicistes qui ont écrit contre le régime féodal12 ». Ce qui est important 154pour lui dans l’affranchissement des communes, à la fin du xiie siècle, ce n’est pas la république, et l’établissement des cités-États, mais le pouvoir politique glissant vers la classe industrielle : l’alliance des communes avec la royauté permet l’indépendance du pouvoir temporel par rapport au pouvoir spirituel. La question est donc, pour Saint-Simon, le passage progressif d’un régime théocratique et féodal à un régime industriel et scientifique, le passage de l’activité guerrière à l’activité pacifique de production, accompagnée par la reconnaissance de la propriété mobilière. Saint-Simon ira même plus tard jusqu’à évoquer l’établissement d’une « Royauté communale » ou « gauloise » comme revendication institutionnelle pour favoriser ce passage. La distinction entre liberté ancienne et liberté moderne, issue de Constant et de Sismondi, est déplacée en référence aux catégories historiques qu’il construit et à la volonté de constituer une histoire politique de l’industrie. La question n’est pas une identification entre communes et république, mais entre communes et industrie, et, sur cette ligne, la liberté serait en fait gauloise13, et non grecque. La manière de convoquer l’histoire pour lui donner un sens est donc ici bien différente, avec là-aussi des biais divers.
La position de Saint-Simon peut être encore précisée si l’on examine l’idée républicaine telle qu’elle s’est constituée au moment décisif de la Révolution de 1789. Là encore, il faut comprendre que Saint-Simon soutient sans équivoque la Révolution française, plus que la république. En effet, cette révolution a détruit l’organisation sociale ancienne et ses institutions féodales et théologiques, assurant ainsi le rôle critique des philosophes des Lumières14. La république, quant à elle, dans sa conception 155et dans sa mise en place, est le fait du corps des légistes (Robespierre, Vergniaud…), non des industriels15. Cette mise en œuvre de la révolution sous une forme républicaine est, selon Saint-Simon, fondamentalement liée aux circonstances : en France, les légistes libéraux de l’Assemblée constituante ont dû réagir aux invasions étrangères demandées par le clergé et la noblesse, et, pour y faire face, faire appel aux couches populaires, qui prirent un temps le dessus. C’est cette alliance, et pendant un temps le « gouvernement de la classe ignorante », qui ont poussé une orientation des formes institutionnelles vers un système incapable d’établir un nouvel ordre social, avec même les excès violents de la Terreur.
La Révolution française éclata. Elle parut d’abord toute industrielle, mais elle perdit bientôt ce caractère, et tant d’efforts généreux, qui devaient produire la liberté, n’obtinrent que la tyrannie des jacobins et le despotisme militaire (L’Industrie, 1816-1818, in 2012, p. 1471).
Ceci étant posé, examinons quelques notions habituellement associées à l’idée républicaine et leur interprétation par Saint-Simon.
Ainsi la devise associée dès lors à la république, Liberté-égalité-fraternité16, et la Déclaration des droits de l’homme énoncent-elles des principes que l’on peut défendre métaphysiquement, mais qui ne peuvent en eux-mêmes être les bases d’une réorganisation sociale17. 156Ainsi, la liberté ne peut se définir et prendre réalité qu’en rapport avec une lecture historique du développement de l’esprit humain et du bonheur social, et la conformité à un « ordre des choses » incluant les étapes définies par les lois de perfectibilité. Pour Saint-Simon, il n’y a pas de droits naturels, ni de liberté naturelle, ni de contrat social qui en serait issu. La liberté se crée. Même si certaines formulations peuvent le laisser penser, Saint-Simon ne développe cependant pas une approche purement relativiste de la liberté, qui ne serait alors qu’un moyen transitoire. Comme le montrent de nombreux textes à diverses périodes, il défend clairement la liberté de la nation, la liberté de l’individu et celle de l’opinion et de la presse ; il défend la liberté de conscience, qui, par son action critique, a détruit l’autorité de la puissance spirituelle de la théologie sous le féodalisme. Mais, pour lui, ces libertés, objets d’un républicanisme libéral, ne prennent leur véritable sens que dans une organisation qui, nous le verrons, ne peut être définie comme républicaine. Pour que « la liberté ne soit plus une abstraction, ni la société un roman » (Prospectus de L’Industrie 1817, in 2012 p. 1144), il faut ainsi un couplage entre liberté de l’individu et liberté sociale (au sens d’une adhésion au bien commun), devenues indissociables. À défaut, la liberté individuelle ne correspond qu’à la juxtaposition de volontés individuelles qui ne peuvent faire société (le libéralisme ou la démocratie, jusqu’à ces formes anarchiques) ; et la liberté sociale hors d’une adhésion individuelle libre ne correspond qu’à un ordre imposé (le pouvoir arbitraire, ou despotisme) : « La société a deux ennemis, qu’elle craint et qu’elle déteste dans une mesure parfaitement égale : l’anarchie et le despotisme » (L’Industrie 1816-1818, in 2012 p. 1467). De la même manière, la liberté de conscience, absolument nécessaire, ne doit pas masquer le besoin de croyance dans la nouvelle organisation sociale, tout en garantissant l’indépendance de la morale par rapport à la religion. La dynamique historique valide ainsi une nouvelle définition de la liberté, que Saint-Simon appelle la « liberté industrielle », au sens où 157le régime industriel en voie d’élaboration, comme nouvelle organisation sociale, exclut toute domination directe ou indirecte, consentie ou non, d’un individu envers un autre ou d’une classe sur une autre (esclavage, servage, domination militaire et conquêtes, et plus largement arbitraire), et donc assure la sécurité et la liberté individuelle et collective. Mais ce régime repose aussi sur un nouveau lien social liant de moins en moins les individus entre eux, mais les individus avec la société elle-même, autour d’un nouveau but social devenu bien commun et perçu comme tel par les individus libres : la production de ressources matérielles et immatérielles et l’accès à ces ressources pour les producteurs non oisifs18 :
Or simplifions les termes le plus possible. Qu’est-ce que l’industrie ? C’est le peuple. Qu’est-ce que la liberté ? C’est le libre développement physique et moral de l’individu, c’est la production (Opinionslittéraires, philosophiques etindustrielles 1825, in 2012 p. 3128).
Cet ordre individuel et collectif redéfinit en même temps la revendication révolutionnaire et républicaine d’égalité. Originellement l’égalité républicaine est l’égalité des droits. C’est cette forme que critique Saint-Simon, et non une tendance historique à l’égalité entre les hommes qu’il reconnaît et approuve. En effet, la revendication d’égalité, a, pour des raisons de circonstance, débouché sous la révolution sur une véritable « passion de l’égalité », un désir exalté des classes inférieures et « les républicains en France ne parviennent pas à pouvoir quitter ce point de vue révolutionnaire » (Introduction aux travaux scientifiques du xixe siècle 1808, in 2012, p. 399 n.a). Le caractère jugé absolu de cette égalité est illusoire et impraticable pour Saint-Simon, parce qu’il n’est pas fondé sur une connaissance positive liée à la science sociale, et qu’il conduit à une désorganisation et un nouvel arbitraire. L’égalité « à la turque, c’est-à-dire l’égale admissibilité à l’exercice du pouvoir arbitraire » (Du système industriel 1820-1822, in 2012 p. 2464), en clair à tous les emplois civils et militaires, c’est en fait la loi du hasard ou c’est la dictature du nombre attribuant les fonctions. La véritable égalité, c’est, 158pour Saint-Simon, ce que l’on pourrait appeler une égalité d’accès, par l’anéantissement de privilèges présents et passés (héritages de richesse, mais aussi des droits à gouverner, et donc à nommer arbitrairement sur des postes) obérant les opportunités ouvertes aux individus et aux classes19. C’est en même temps une inégalité à reconnaître pleinement, celle liée aux capacités des individus et des classes. En effet, la totalité sociale, pour exister, est nécessairement hiérarchisée, mais le régime industriel institue la seule hiérarchie qui garantit l’égalité, à savoir la hiérarchie des capacités. Cette hiérarchie garantit à la fois le bon accès des outils de production et la juste distribution des ressources qui sont issues de cette production :
Dans une société où il entre des hommes qui n’apportent ni capacité, ni mise quelconque, il y a nécessairement des maîtres et des esclaves […] Dans une coopération où tous apportent une capacité et une mise, il y a véritablement association, et il n’existe d’autre inégalité que celle des capacités et celle des mises20, qui sont l’une et l’autre nécessaires (c’est-à-dire inévitables), et qu’il serait absurde, ridicule et funeste de prétendre faire disparaître. Chacun obtient un degré d’importance et des bénéfices proportionnels à sa capacité et à sa mise, ce qui constitue le plus haut degré d’égalité qui soit possible et désirable. Tel est le caractère fondamental des sociétés industrielles (L’Organisateur 1819-1820, in 2012 p. 2187-2188).
Enfin, la troisième composante de la formule républicaine, à savoir la fraternité universelle, pour Saint-Simon, est de l’ordre du sentiment et relève d’un héritage de la morale chrétienne, et plus précisément 159paulinienne. Cet héritage qui est aussi un héritage d’égalité, est prolongé particulièrement dans le dernier ouvrage inachevé de Saint-Simon (Le Nouveau christianisme, 1825), en le couplant avec la fraternité du travail et des jouissances et à l’amélioration du sort de la classe la plus pauvre. Cette application de la fraternité au monde terrestre en fait alors une morale pratique. La coopération et l’association (hiérarchisée) des travailleurs21 repose donc sur la fraternité ou l’amour entre « sociétaires », c’est-à-dire des travailleurs ayant conscience du but commun inscrit dans la dynamique de l’esprit humain et faisant ainsi société. Ainsi les « prolétaires22 », écartés au départ de cette association par Saint-Simon, s’y intègrent-ils, du fait des preuves qu’ils ont donné de leur capacité (gestion des biens nationaux rachetés, calme face à la famine et même « administration » de leur salaire…).
Précisons enfin un dernier élément concernant la manière dont Saint-Simon se situe par rapport à l’héritage républicain de la Révolution française. Une caractéristique centrale de la démocratie et de la république (pour peu que l’on assimile ces deux termes), renvoie à la notion de souveraineté du peuple et à la manière dont celle-ci exerce ses pouvoirs (exercice de la souveraineté). D’emblée, il faut souligner que la souveraineté, c’est avant tout pour Saint-Simon la souveraineté de la nation23. 160Mais la souveraineté du peuple soulève d’autres problèmes. Cette notion n’a un sens pour Saint-Simon que dans la mesure où elle signifie que le peuple (c’est-à-dire selon lui la classe des travailleurs) se gouverne sans le secours d’intermédiaires (c’est-à-dire pour lui sans l’intermédiaire de la divinité ou des prêtres, ou sans l’intermédiaire des législateurs et des métaphysiciens) et sans domination (c’est-à-dire selon lui, sans la domination des gouvernants sur les gouvernés, obtenue par la force militaire et la conquête, la superstition et/ou par l’héritage d’un droit de gouverner en étant oisif). Cela signifie qu’il ne s’agit absolument pas d’une souveraineté née du pouvoir séparé de sujets de droits s’entendant pour faire communauté, sur une base contractualiste. Il s’agit d’une souveraineté d’une totalité sociale qui, à partir d’institutions très diverses, s’élargit progressivement au peuple. En tant que telle, elle peut être concentrée dans une personne (par exemple le roi), dans une classe (les savants sacerdotaux séparés de la classe du peuple chez les Égyptiens, la noblesse dans le régime féodal et militaire, classe intermédiaire séparant les Bourbons du peuple français…), qui s’est octroyée ce droit ; mais elle va peu à peu s’élargir à l’ensemble des citoyens selon une loi historique de direction de la société (direction militaire et religieuse puis industrielle…) et d’émancipation. Le « peuple » (notion extrêmement utilisée dans tous les textes de Saint-Simon), c’est tout d’abord la classe la plus nombreuse ou l’« immense majorité de la nation » (Opinions littéraires, philosophiques et industrielles 1825, in 2012 p. 3071). Dans la société qui devient industrielle, cette classe représente, pour Saint-Simon, l’ensemble de tous les producteurs ou industriels, mais aussi parfois, dans une perspective plus réduite et populaire, les seuls producteurs non chefs, avec ses deux catégories : « … celle des ouvriers occupés des travaux agricoles, et celle des hommes employés par les fabricants et par les négociants » (ibid. p. 3072). Elle couvre donc aussi les prolétaires (ou les manœuvres) formant alors « la masse du peuple français » (L’Industrie 1817, in 2012 p. 1728). 161Si la notion de peuple a bien un sens, et si l’on peut trouver chez Saint-Simon quelques accents jacobins d’appel au peuple contre la noblesse et ses représentants politiques, il n’en demeure pas moins que ce dernier ne valide l’élargissement de la souveraineté au peuple (selon l’auteur, principe établi pour la première fois au xvie siècle dans la République des Provinces-Unies en 1581) que dans un cadre très spécifique. En effet cette expression, selon lui, masque un débat métaphysique, en opposant deux abstractions, la « souveraineté du peuple » et la « souveraineté du roi » (rappelée par Louis XVIII) n’existant que l’une par rapport à l’autre (Du système industriel 1820-1821, in 2012 p. 2442). En effet, l’idée de souveraineté n’a de signification véritable qu’en rapport avec ses modes d’exercice et donc de l’existence d’une organisation sociale. L’organisation sociale, comme ensemble, est nécessairement hiérarchisée, et il ne peut y avoir comme telle de souveraineté du peuple que comme illusion ou artifice politique. D’ailleurs, pour Saint-Simon, « le peuple sent très bien, excepté dans des moments de délire d’une très courte durée, qu’il n’a pas le loisir d’être souverain » (idem). Comme l’auteur le dit crûment en dénonçant les faux-semblants, la souveraineté du peuple ne signifie en fait qu’« une simple formalité à remplir envers le peuple ou ses représentants, après laquelle tout est fini, savoir, la demande de son consentement » (idem p. 2442-2443, nous soulignons). L’emploi de la formule « Se gouverner soi-même » et la revendication de rapports directs de la part de Saint-Simon ne signifient en aucun cas pour lui une souveraineté du peuple immédiate et concrète, dans le sens mis en valeur par exemple, sur la période, par Riot-Sarcey (201124). Faire participer au pouvoir la masse du peuple n’a pas de sens durable, et ne peut conduire qu’au désordre et à l’instabilité. La volonté du peuple ne passe donc pas par la souveraineté du peuple dans son sens immédiat. Dans la totalité sociale elle-même hiérarchisée, il ne peut y avoir que des modes d’exercice de la souveraineté à divers niveaux différents, dont seuls certains sont adaptés au peuple : par exemple le peuple doit participer à la formation de l’opinion publique, avec un droit d’expression et une 162presse libre25. Par exemple encore, le droit de vote peut concerner le peuple, mais dans une seule de ses parties (masculine et sous réserve de capacité industrielle) : si Saint-Simon est favorable à une extension du droit de vote par baisse du cens et par inclusion de la patente dans ce cens, favorisant une intégration politique encore limitée des producteurs, il ne se range pas dans la revendication montante d’un suffrage dit universel (même limité aux hommes) qui résumerait la souveraineté du peuple. Ainsi, pour que la souveraineté ait un sens positif, il faut positivement établir cette hiérarchie de droits et de modes d’exercice de la souveraineté conforme à toute organisation sociale. Il y a donc des chefs26 naturels, aujourd’hui industriels (et non plus militaires et légistes) :
[C]ar, par la nature des choses, les chefs des entreprises industrielles (qui sont les véritables chefs du peuple, puisque ce sont eux qui le commandent dans ses travaux journaliers) tendront toujours directement, et pour leurs propres intérêts, à donner le plus d’extension possible à leurs entreprises, et il résultera de leurs efforts à cet égard le plus grand accroissement possible de la masse des travaux qui sont exécutés par les hommes du peuple (Du système industriel 1820-1821, in 2012 p. 2496).
On retrouve là l’ordre capacitaire ou ordre du mérite (ou méritocratie) en discussion à l’époque (en fait depuis la loi Lainé du 5 février 181727), interprétation promue par Guizot en 1837 et qui deviendra un peu plus tard et jusqu’à aujourd’hui un symbole de l’ordre républicain et de la justice républicaine (en lien avec l’égalité dite d’accès et l’égalité dite d’opportunités).
Cependant, ce passage décisif par les chefs ne reflète pas la vision achevée de Saint-Simon. Elle n’est en effet qu’une étape conforme aux transitions vers un régime industriel complet. Le stade ultime, c’est 163bien celui où, selon Saint-Simon, « la société, prise collectivement, peut réellement exercer sa souveraineté » (L’organisateur 1819-1820 in 2012 p. 2211), et où les chefs eux-mêmes ne remplissent que des rôles subalternes. Il ne s’agit pas pour autant d’une abolition de la hiérarchie capacitaire. Pour comprendre cette nouvelle étape de définition de la souveraineté populaire, il faudra revenir, au-delà des points d’appui ici signalés, sur le cadre théorique global posé par Saint-Simon et sur son débouché finalement incomplet (parties III et IV).
Auparavant, on peut terminer notre exposé des points d’appui en évoquant la dernière période politique vécue par Saint-Simon, riche en modifications politiques et institutionnelles, à savoir la Restauration (de Louis XVIII en 1818 au sacre de Charles X en 1825, quelques jours après la mort de Saint-Simon). C’est une période dure pendant laquelle les références républicaines ne sont pas à l’ordre du jour et sont réprimées (surtout après l’assassinat du duc de Berry en 1820 et l’élection biaisée d’une chambre ultra), mais où l’hypothèse d’une monarchie parlementaire et de réformes institutionnelles et constitutionnelles sont néanmoins discutées, y compris par Saint-Simon. Saint-Simon n’est ni à l’écart du politique, ni à l’écart du fantôme républicain. À l’instar de Rigomer Bazin (Serna, 2001), avec lequel Saint-Simon était ami et avait écrit sa Lettre de deux philanthropes (1802), mais aussi de républicains plus stricts ou d’autres anciens jacobins, Saint-Simon défend une lecture de la Charte octroyée qui la ferait évoluer au moins vers un gouvernement parlementaire à l’anglaise, donc une « forme de monarchie constitutionnelle, plutôt qu’une forme républicaine » (mais avec les spécificités françaises). Il s’agit alors, en la défendant, de « mettre la Charte en activité » et de l’« organiser » et surtout de compléter la science du politique, qui se situe, selon Saint-Simon, au-delà de toutes les constitutions : cette science permettrait alors de terminer la Révolution française dans un sens positif (i.e. issu du seul travail d’observation scientifique des faits historiques qu’on organise ensuite en séries, en opposition avec le sens métaphysique) qui fait encore défaut, en retrouvant les principes ayant permis de débuter la réforme de l’organisation sociale, mais qui ont été perdus de vue. Saint-Simon produit alors beaucoup d’écrits centrés sur la nouvelle organisation sociale, mais aussi sur des réformes transitoires et des perfectionnements améliorant cette Charte, et il suit et participe même à la vie législative. Ainsi, dans le Politique (1819), il discute à 164nouveau d’un projet de loi sur les élections (loi Barthélémy de février 1819, modifiant la loi Lainé de 1817), qui supprimait la patente dans le calcul du cens permettant l’éligibilité et l’élection, et ainsi éliminerait du vote nombre de couches moyennes, et, pour Saint-Simon, d’industriels, au profit de propriétaires non industriels (noblesse foncière et immobilière). Il propose d’exclure du vote toute citoyen non engagé dans sa personne ou dans ses capitaux dans une activité productive. Il juge que les droits politiques des industriels se sont améliorés, sous la Charte, de manière plus efficace en fait que sous les constitutions monarchiques anglaises ou sous les institutions de la république américaine (du fait surtout du maintien de la loi Lainé). Dans ses Propositions relatives à la loi de finances (1819), « Claude-Henri Saint-Simon citoyen français » fait par exemple encore une proposition aux députés. Sa pétition fut discutée à la Chambre28 ; elle était accompagnée d’une acceptation d’un gouvernement représentatif, de la volonté de détruire le pouvoir discrétionnaire de certains agents de perception de l’impôt, et du dépôt à la chambre de trois projets (sur les grands travaux publics, sur l’éducation générale et l’organisation des écoles spéciales, et sur les beaux-arts). Dans l’Organisateur (1819-1820), écrit avec la collaboration d’Auguste Comte, jusqu’aux derniers travaux de 1825, la ligne demeure celle d’un maintien « d’un régime parlementaire, qui ne saurait être le régime définitif », mais « qui ne peut que servir de transition vers le système industriel » (Du système industriel 1820-1821, in 2012 p. 2554). À la suite de propositions anciennes (écrites avec Bazin ou avec Thierry), sur la réorganisation de la société européenne centrée autour de l’établissement d’une constitution parlementaire et représentative commune à trois pouvoirs29 entre la France et l’Angleterre, on trouve ainsi la proposition de modification du système politique français30, y 165compris dans sa dimension constitutionnelle, organisé sur la modification des rapports entre gouvernés et gouvernants et surtout sur combinaison des trois capacités positives de la science, de l’industrie et des beaux-arts. Il s’agit le plus souvent de propositions complétant la chambre actuelle des députés, pour en faire une chambre industrielle. Soit par la mise en place d’un Parlement à trois chambres : une chambre d’invention de 300 membres rémunérés, à moitié élue et à moitié nommée pour cinq ans à partir de conditions définies par elle-même pour être électeur et éligible, composée d’ingénieurs, de littérateurs, de peintres dont une part est liée à des institutions existantes (Ponts et Chaussées départementaux, Académie française, Institut), chargée des projets de travaux et de fêtes ; une chambre d’examen de 300 membres composée de physiciens et mathématiciens issus de l’Institut établie dans les mêmes conditions ; la dernière chambre, chambre d’exécution, serait la chambre des députés existante, mais composée de représentants non rémunérés, chefs de maisons industriels de chaque branche industrielle selon leur importance respective. La chambre des pairs disparaît (à la différence de Constant, qui lui fait jouer un rôle dans l’équilibre des pouvoirs, comme corps intermédiaire), mais le trône est maintenu (ibid., in 2012 p. 2136-2141). Soit Saint-Simon (Du système industriel, 1820-1822, in 2012 p. 2781, 2785) maintient les chambres traditionnelles et le statut du Roi, mais leur adjoint des conseils : conseil royal et national suprême composé d’une trentaine d’industriels nommés, inspirant le Roi et devant lequel les ministres sont responsables, chambre d’industrie composée des douze citoyens les plus riches31, adjointe au ministère des finances et deux autres conseils 166adjoints à d’autres ministères. Soit enfin (Catéchisme des industriels 1823-1824, in 2012 p. 2988-2995), Saint-Simon propose la constitution d’une Académie liée au code des sentiments, concernant l’art, la philosophie et les sciences morales et politiques, et d’une Académie liée au code des intérêts, concernant les sciences physiques et mathématiques (dont l’économie politique). Ces deux académies seraient réunies pour élire un Collège scientifique suprême auprès du Roi pour préparer les projets et le Budget, qui seraient examinés ensuite par un Conseil administratif lui-aussi suprême, déjà proposé en 1822, et les chambres. Les capacités des légistes et des praticiens de l’administration seraient chargées de traduire les projets adoptés en règlements et actions concrètes. Ces propositions sont encore renouvelées au niveau européen (Trois écrits sur le révolution européenne 1823, in 2012 p. 2806). Enfin, les Opinions littéraires, philosophiques et industrielles (1825) traduisent une évolution assez nette de l’approche de Saint-Simon, avec la généralisation du terme producteurs à la place de celui d’industriels, avec la reconnaissance concomitante marquée des ouvriers ou des prolétaires français dans le statut de sociétaire, et avec la revendication d’un changement brusque et radical (et non transitoire) de système. Cette évolution ne conduit cependant pas notre auteur à modifier sensiblement ses propositions institutionnelles et constitutionnelles antérieures (ibid., in 2012 p. 3099-3102).
À l’issue de la présentation successive de certaines références de la pensée de Saint-Simon, il apparaît déjà, à cette étape, trois conclusions partielles. La première est bien la confirmation, au travers même des changements conjoncturels et structurels de la situation historique, de la préoccupation permanente de l’auteur pour la politique, y compris avec ses dimensions institutionnelles et plus étroitement constitutionnelles32. La deuxième indique que, dans ce cadre, l’idée républicaine, pourtant souvent référencée, n’est pas pour Saint-Simon une pensée autonome, un corps de doctrine cohérent ou une ligne stable. Cette idée ne peut rendre compte pour lui de la dynamique historique, de la « marche des choses » et des « lois de l’organisation » au travers des époques des 167progrès de l’esprit humain. En plus de l’impossibilité de reproduire une expérience irrémédiablement passée, elle ne peut produire que des appréciations fragmentaires, occasionnelles et donc provisoires33. En même temps, il est délicat de ranger de facto Saint-Simon dans une catégorie de penseurs défendant une des trois formes de gouvernement (monarchie, république ou despotisme chez Montesquieu), si toutefois l’on accepte le caractère éclairant de cette trilogie. La troisième conclusion est que, tout en recoupant certaines caractéristiques assez habituellement associées à l’idée républicaine (mais qui ne sont pas elles-mêmes toujours stabilisées), son appréciation est dépendante de la construction d’un ensemble de notions spécifiques. Malgré des évolutions et des accommodements, Saint-Simon veut construire un cadre nouveau de raisonnement, qui produit un déplacement de la question, et, selon nous, un biais de lecture historique qui n’est pas forcément plus marqué qu’une lecture cherchant à mettre à jour dans l’histoire politique et économique une récurrence dite républicaniste. Les notions spécifiques (régime et système industriel, liberté et égalité industrielles, élargissement du rôle politique des industriels ou producteurs, politique comme science de la production…) semblent certes bien prêter le flanc à une obsession industrialiste, voire économiciste, laissant ouverte une interprétation technocratique ou corporatiste de la politique et de ses institutions. Ces ambiguïtés34 ne peuvent pourtant se comprendre et parfois être levées qu’en revenant sur le fond théorique de l’auteur, avec, par nécessité, compte tenu de la place de l’industrialisme dans le raisonnement politique, l’éclaircissement du rapport du politique à l’économie et à l’économie politique, ainsi que de la place des références républicaines dans ce rapport.
168II. LA PHILOSOPHIE NATURALISTE DE SAINT-SIMON,
LE LIEN ENTRE POLITIQUE ET ÉCONOMIE
ET LES « FORMES DE GOUVERNEMENT »
Pour comprendre la source des déplacements de l’idée de républicanisme et plus largement du politique, il est nécessaire de revenir sur la cohérence du projet de Saint-Simon. Le point fondamental repose sur le rôle d’une philosophie naturaliste, issue du xviiie siècle, mais modifiée pour saisir les bouleversements issus de la Révolution française et ses conséquences sur le premier tiers du xixe siècle. Saint-Simon reprend en effet le projet encyclopédique du xviiie siècle (et donc, à ce titre, épouse la philosophie des Lumières inspiratrice de la Révolution tant américaine que française), mais veut lui donner une ambition nouvelle. Il s’agit de proposer une réorganisation de l’ensemble du savoir et des diverses disciplines selon un principe organisateur ou une « idée générale », jugés insuffisamment clairs chez les encyclopédistes français. Le projet scientifique global, physico-physiologique, intègre les sciences sociales et la science nouvelle d’économie politique. Il repose sur un principe commun qui est au départ physique, inspiré de Newton, à savoir l’action de la gravitation universelle, de l’attraction ou de la pesanteur, cause, comme on va le voir, des effets de toutes catégories, tant physiques que moraux. L’unité scientifique du physicisme repose en effet sur la reprise de l’effet de l’attraction des corps distincte entre corps bruts et corps organisés (Vicq d’Azyr…) et sur la distinction entre deux modes d’agencement des corps, à savoir les solides et les liquides (Bacon, D’Alembert…). Saint Simon combine les deux distinctions en indiquant que les corps vivants (dont l’homme) sont des corps composés chez lesquels les fluides circulants (créant et entretenant la vie, par exemple le fluide nerveux ou vital pour l’homme) dominent les solides. Les sciences morales relèvent donc d’une physique des corps composés (appelée ensuite physiologie35). Avant d’être une sociologie ou même 169une économie politique, le projet de Saint-Simon en sciences sociales est avant tout une philosophie de la nature.
Au sein de cette philosophie, l’originalité de la tentative de Saint-Simon repose essentiellement dans la place tenue par la notion d’organisation36. Cette dernière n’est pas déployée selon un pur mode métaphorique médical et organiciste de la référence physiologique, assez courante à l’époque, mais sur le terrain d’une philosophie de la nature intégrant aussi bien les corps organisés que l’organisation sociale elle-même. C’est cette notion qui fait le lien non mécanique entre le physique et le moral. Les corps organisés sont bien, comme on l’a indiqué, une réalité physique, mais qui font apparaître un phénomène d’organisation, c’est-à-dire une capacité immanente à organiser les parties en fonction d’une totalité, et à mettre progressivement en place des fonctions aptes à reproduire et développer cette totalité (Frick, 1981). L’organisation est bien alors une forme de la causalité naturelle, très spécifique, qui, sans intervention d’un agent extérieur (divin par exemple), possède les ressources de sa propre dynamique. Ainsi, la vie même dépend de l’organisation. Cette dynamique immanente de l’organisation fait progressivement apparaître des formes élaborées, comme la conscience (esprit humain), les signes, la moralité, la sociabilité, et finalement l’organisation sociale, le politique, et ainsi la politique et ses réformes. Si l’espèce humaine en arrive à dominer les autres espèces vivantes, c’est uniquement à cause du degré de complexité de son organisation. En particulier, l’accession à la sociabilité, comprise par Saint-Simon comme intelligence sociale, en est la conséquence. Cette organisation, toujours du fait de la dynamique de la nature (ce que Saint-Simon appelle de manière permanente la « nature des choses »), prend alors à un moment donné la forme du progrès de l’esprit humain ou perfectibilité, et devient organisation sociale elle-même.
Cette ambition encyclopédique s’appuie dès lors aussi sur une philosophie de l’histoire, car la réorganisation des savoirs dépend de la constitution d’une histoire du développement de l’esprit humain, à partir de l’origine des connaissances (donc de la reformulation du débat sur l’origine des idées à partir de la sensation, de Condillac jusqu’aux Idéologues), avec des étapes progressives (donc de la reformulation du 170débat sur la perfectibilité, sur le progrès de l’esprit humain et ses époques, de Turgot à Condorcet). En effet, la référence à la physique, et par voie de conséquence, à la physiologie des corps composés, se combine avec une dynamique temporelle d’attraction, et ne s’en tient pas à une définition fixiste de la nature. Et chez l’homme cette dynamique naturelle, passant l’immanence d’une complexification de l’organisation, intègre à la fois l’organisation sociale elle-même et au-delà, la pensée de son propre devenir, par l’identification de buts humains successifs.
Ce couplage spécifique entre Newton et Condorcet au travers de la notion d’organisation a trois conséquences :
–Tout d’abord, la dynamique naturelle d’attraction des corps, bruts et organisés, solides et fluides, fait apparaître, comme on l’a vu des phénomènes nouveaux de complexification de l’organisation, intégrant la conscience et l’esprit humain. La pensée est bien une forme de la réalité naturelle, une action physique appuyée sur le mouvement du fluide nerveux et ses supports (cerveau et appareil nerveux), mais il en est une forme particulière qui ne peut être traitée par les « brutistes », physiciens des corps bruts, car la pensée est aussi une réalité morale. Saint-Simon rejette donc aussi bien un matérialisme mécaniste qu’un spiritualisme supposant une forme surplombant la réalité matérielle. La pensée de l’organisation matérielle des corps intègre celle de l’organisation sociale, mais sous des formes spécifiques.
–L’hypothèse de dynamique immanente de l’organisation permet à Saint-Simon de rejeter ou contourner les problématiques d’agrégation sociale : rejet de l’hypothèse libérale d’un corps social comme simple agrégation d’individus et donc rejet des théories lockéennes du contrat ; mais aussi rejet de toute problématique écossaise de constitution du social par le biais d’un opérateur sympathique, avec émergence des institutions par expérience répétée des interactions entre individus et par conventions (Hume et Smith). Comme on l’a entrevu dans la partie précédente, il n’y a pas d’agrégation à partir d’un atome individuel et d’une norme du droit naturel ; il n’y a pas de passage immédiat par des facultés individuelles et personnelles comme chez Tracy ; il n’y a pas non plus d’intérêt bien compris comme chez Say. Le terme de sympathie, que l’on trouve parfois 171–chez Saint-Simon, est à prendre dans le seul premier sens physiologique défini par Cabanis, à savoir la nécessaire complémentarité des fonctions à l’intérieur d’un tout, assurée par la disposition sympathique des organes. Du fait de sa compréhension et de son usage de la notion d’organisation, Saint-Simon est le seul penseur parmi les très nombreux auteurs cherchant à construire une intelligibilité du social à partir de la référence physico-organique, à être bien au-delà du recours à la notion d’organe (permettant par exemple le développement des forces physiques et intellectuelles, comme chez Tracy), ou du recours à l’analogie entre le flux du sang et la circulation économique (comme chez Quesnay), ou bien encore du recours à la notion de « corps social » (comme chez Say). Il ne s’agit pas de transposer, de manière purement analogique, un modèle physiologique sur un objet social, mais, de manière beaucoup plus ambitieuse (et parfois aventureuse quant à la démonstration), de poser la question de l’organisation sociale et de sa transformation37 à l’aide d’un élargissement qualitatif nouveau du modèle physiologique de l’organisation. Cet élargissement prétend rendre compte de l’existence collective de l’homme, avec des fonctions collectives et une vie sociale organisée, au-delà de son existence et organisation proprement individuelle.
–Puisque la dynamique naturelle prend la forme du progrès de l’esprit humain, la connaissance de cette organisation et de son histoire par l’homme lui-même fait corps avec cette dynamique. Il y a une conception organique (mais non étroitement organiciste) de la société, à travers laquelle les hommes prendront conscience progressivement de leur insertion dans un réseau d’activités complémentaires et différenciées concourant à la réalisation du « but commun » : ce but commun n’est que la transformation de l’idée générale lorsque la complexification de l’organisation fait apparaître la conscience individuelle et collective ; il n’est que l’expression progressive des divers degrés d’organisation sociale correspondant aux diverses étapes de développement de l’esprit humain. La conscience des étapes de la perfectibilité fonde alors la définition de la politique comme science positive. Après diverses propositions et découpages 172–temporels, Saint-Simon avance, pour l’histoire récente deux types (ou régimes, ou systèmes) successifs d’organisation sociale à la fois temporelle et spirituelle : le système féodal ou militaro-théologique et le système industriel et scientifique38. Avant le régime industriel, le but commun de l’organisation sociale n’avait été que de se maintenir en société, dans une sorte d’état stationnaire, et non directement l’obtention d’un sort humain meilleur. Depuis l’affranchissement des communes au xiie siècle, i.e. le rachat de sa liberté par l’industrie, la loi de perfectibilité pousse à rendre clair et positif ce qui n’était auparavant qu’accessoire, et à révéler alors un hédonisme naturel. La possibilité pour le plus grand nombre d’avoir accès aux jouissances devient peu à peu transparente et consciente39. L’industrie, et le rôle des « industriels » selon le néologisme créé par Saint-Simon, ne se réduit donc pas à une activité spécifique, mais désigne un système global. L’établissement conscient de ce système est, comme indiqué, la destination de l’espèce humaine : la philosophie de l’histoire de Saint-Simon, indissociable de sa philosophie naturaliste, est donc finaliste40.
173–Enfin, la science positive du politique, pour Saint-Simon, c’est donc l’expression consciente de cette marche des choses qui est en même temps celle de l’esprit humain et des types successifs de perfectionnement proportionné des organisations sociales, et constitue le fond de la connaissance et donc de la maîtrise possible de l’histoire humaine. L’analyse du républicanisme faite par l’auteur est fondamentalement dépendante de ce cadre. Expliquons plus précisément.
Lorsque Saint-Simon écrit que « la politique est […] la science de la production, c’est-à-dire la science qui a pour objet l’ordre de chose le plus favorable à tous les genres de production… » ou que « l’économie politique sera elle seule toute la politique » (L’Industrie 1816-1818 in 2012, p. 1497 et 1498), il ne s’agit pas d’une pensée réductionniste et économiciste. En effet, Saint-Simon conteste la séparation entre l’économie politique et le politique, que Say invoque dans le Discours préliminaire de son célèbre Traité de 1803. Il défend en fait une interprétation globale du nouveau but social de production. Ce qui lui importe, c’est la dimension générale de la société comme « atelier », i.e. comme organisation des rapports humains, avec les institutions qui lui correspondent. Cette conception du politique n’est pas une absorption dans l’économique, comme peut le faire penser le caractère abrupt de la formulation de L’Industrie ; elle est plutôt, comme on le précisera plus loin en particulier dans l’interprétation de l’importance de la loi de finance, une intégration obligée de l’économique dans le politique redéfini. Saint-Simon comme important penseur du politique a d’ailleurs été identifié comme tel par certains, en France et à l’étranger41. Cette dimension plus générale explique par exemple que Saint-Simon ne s’en tienne pas à l’examen des 174institutions au sens étroit (avec les constitutions, les diverses lois… etc.), mais déborde sur l’analyse des pouvoirs au sens large : forces temporelles et forces spirituelles, par exemple, historiquement organisées en pouvoirs au travers de la noblesse et du clergé, émergence non automatique de la force industrielle en pouvoir industriel autonome, rôle des classes sociales et de leurs alliances… Cette approche des pouvoirs renvoie elle-même à une vision plus générale et de plus long terme de l’évolution des pouvoirs entre gouvernants et gouvernés, avec les formes diverses de la domination à travers l’histoire42. L’approche politique traditionnelle invoquant l’équilibre nécessaire des trois pouvoirs institutionnels (exécutif, législatif, judiciaire) ne représente qu’une vue restreinte des pouvoirs et, de plus, ne correspond pas à son analyse. En effet la référence centrale au fonctionnement d’une organisation sociale comme totalité hiérarchisée exclut ces jeux de balance par lesquels on cherche à équilibrer, ou à compenser des forces opposées. L’organisation sociale, pour fonctionner, doit être une unité entre tout et parties. Il en est de même sur l’équilibration des intérêts : si Saint-Simon accepte le principe d’une représentation politique, ce n’est pas au nom d’une représentation équilibrée des intérêts séparés : c’est au nom d’une vision unifiée de tous tournée vers la connaissance et l’acceptation du but social défini par la marche des choses, et donc vers le soutien de la direction générale de la société engagée. L’équilibre mécanique obtenu par jeu de forces s’oppose ainsi au modèle saint-simonien de l’harmonie organique obtenue par les rapports entre le tout et ses parties. Cette position décalée, avec cet élargissement lié à l’insertion de l’analyse politique dans une philosophie de l’histoire finaliste des régimes successifs et avec une analyse large des forces et pouvoirs ne se limitant pas aux institutions formelles, ne le conduisent cependant pas à se désintéresser des formes de gouvernement. 175En effet, lorsqu’il écrit : « Toutes les formes de gouvernement sont applicables à tous les systèmes politiques » (L’Organisateur 1819-1820, in 2012 p. 2131), et semble ainsi justifier une forme d’indifférence envers les formes politiques, il s’empresse de rajouter en note : « Je ne veux pas dire par là que les formes de gouvernement et le mode de division du pouvoir soient indifférents. J’entends seulement que ces choses ne sont que d’une importance secondaire » (ibid., note a). Cela signifie que les « formes de gouvernement » ont une importance relative par rapport au régime ou système dans lequel ces formes sont insérées, et donc relative à un « état des lumières. » De même, lorsqu’il invoque deux peuples très différents vivant à l’époque sous le pouvoir arbitraire d’un seul (le Danemark et la Turquie), il indique :
S’il y a quelque nuance à marquer, c’est qu’en Danemark le despotisme est plus fort qu’en Turquie, puisqu’il y est légal, constitutionnel. Et cependant, sous la même forme de gouvernement, quelle différence dans la condition des gouvernés ! Il n’y a pas de peuple plus malheureux, plus vexé, plus battu, en un mot, plus injustement et plus chèrement administré que le peuple turc, tandis qu’il n’en est pas un seul chez qui la liberté soit, de fait, plus étendue qu’en Danemark, il n’y en a pas un seul, sans en excepter l’Angleterre, chez qui le pouvoir arbitraire se fasse moins sentir, chez qui l’administration soit moins coûteuse. D’où vient cette différence ? Ce n’est pas sans doute de la forme des gouvernements, puisque cette forme est la même de part et d’autre… Cet exemple est la preuve que la loi qui constitue les pouvoirs et la forme du gouvernement n’est pas aussi importante, qu’elle n’a pas autant d’influence sur le bonheur des nations que celle qui constitue les propriétés et qui en règle l’exercice.
Mais il complète aussitôt : « Qu’on n’imagine pas cependant que nous voulions en conclure que la loi qui établit la division des pouvoirs ne soit pas essentielle. Nous sommes loin de professer une pareille hérésie. Certainement, la forme du gouvernement parlementaire est très préférable à toutes les autres. Mais ce n’est qu’une forme, et la constitution de la propriété le fond » (L’Industrie 1816-1818, in 2012 p. 1599-1600). Le fond, pour la méthodologie de Saint-Simon, c’est ce qui a rapport direct au principe général (ou l’idée générale) du politique43, i.e. au 176mode d’organisation (ou régime) correspondant à la période du progrès humain en cours d’émergence ou d’établissement, et à son but d’association. Il faut certes que le fond (principe du politique) trouve sa forme (forme de gouvernement) ; dans la totalité sociale organisée, pour Saint-Simon, les deux sont liés, mais non mécaniquement44. En effet, cette totalité hiérarchisée nécessite certes la mise en cohérence de ses diverses composantes (avec ainsi l’établissement un nouveau système politique), mais ces composantes ont leur propre rythme de constitution et de développement : comme l’indique le docteur Bailly dans l’ouvrage commun Opinions littéraires, philosophiques et industrielles (1825) :
L’organisation humaine, comme celle des animaux et des planètes, ne se développe pas également et en même temps dans toutes ses parties de manière à ce qu’à chaque période de l’existence tous les organes présentent entre eux le même degré de développement. L’expérience et le raisonnement s’accordent pour nous démontrer qu’au contraire nos organes ne se perfectionnent que les uns après les autres […] Mais lorsque chacun des organes a acquis tout le développement dont il est susceptible ; lorsqu’aucune partie ne prédomine plus sur les autres ; lorsque l’égalité d’action de chacune d’elles mène l’harmonie et l’unité dans toute l’économie ; lorsqu’enfin toutes les facultés 177physiques et morales sont telles qu’elles peuvent être appliquées avec instruction et calme à l’étude des objets extérieurs dont elles doivent tirer parti ; lorsqu’on est en état d’avoir une conscience raisonnée de la position qu’on occupe dans le monde ; c’est alors que l’individu est capable de coordonner toutes les idées qu’il a acquises pendant la tutelle pour l’heureuse influence de laquelle il a été élevé (De la physiologie appliquée à l’amélioration des institutions sociales, in Opinions littéraires, philosophiques et industrielles 1825, Paris, Bossange, p. 237-240).
Ainsi, les expressions de Saint-Simon ne traduisent donc, comme on le croit souvent, ni une indifférence aux formes de gouvernement (y compris républicaines) ni une sorte de détermination mécanique par un industrialisme économiciste. Il y a plusieurs formes de gouvernement effectivement constatables pour les divers régimes étudiés, et parfois les mêmes peuvent donc se retrouver. Ces décalages et cette diversité de combinaison sont explicables pour deux raisons :
À la force des choses (i.e. la dynamique naturelle de la perfectibilité et les buts sociaux successifs qui y correspondent) s’adjoint le rôle des circonstances de temps et de lieu, qui, ensemble, font apparaître une organisation sociale spécifique pour un même régime ou la transition vers un même régime, industriel par exemple (exemple comparé des USA, de l’Angleterre et de la France dans Le politique notamment45). Il en est de même pour les lois, qui peuvent être des lois organisatrices, en rapport avec ou bien des lois de circonstance ou d’exception. Pour Saint-Simon, les circonstances comptent donc, et elles peuvent ainsi autoriser la dictature, comme par exemple les dictatures quasi républicaines à la Cincinnatus ou à la Bonaparte. La décomposition d’un régime ancien ou l’unité d’un régime nouveau ne sont jamais acquises dans un temps unique. L’instance constituée par la « forme de gouvernement » a donc une autonomie relative et une efficace propre. Elle peut permettre par 178exemple de maintenir la stabilité politique nécessaire durant un temps, en évitant l’anarchie, même si la forme n’est pas en rapport strict avec le principe de politique en jeu. Même le transitoire, pour Saint-Simon, peut parfois avoir un statut positif, et il faut savoir aussi être à la hauteur des « circonstances ».
–La conscience de la nécessité de se conformer à la « nature des choses » et donc à son principe politique, n’est pas immédiate et se constitue peu à peu, par le rôle des lumières, et par le moyen très important pour Saint-Simon comme pour d’autres (de Condorcet aux Idéologues et à la Société d’Auteuil avec Say), de l’éducation et l’instruction46. Ainsi « notre politique actuelle doit être essentiellement transitoire ; […] ce n’est pas à nous qu’il est réservé d’instituer le régime industriel ; mais que nous devons en préparer l’établissement par de grands travaux philosophiques dont nous avons indiqué plus haut la nature et la nécessité ; et, en conséquence, que, jusqu’au moment où ces travaux seront complètement terminés et leurs résultats généralement adoptés, le seul régime qui nous convienne, c’est la monarchie représentative » (L’Industrie 1816-1818, in 2012 p. 1574). De même, le rôle de la morale, comprise comme étant la règle des rapports entre individu et société (et en particulier la morale politique des rapports entre gouvernants et gouvernés), est une modalité essentielle : en ce sens, « la politique dérive de la morale, et les institutions d’un peuple ne sont que la conséquence de ses idées » (idem)47.
179Résumons donc en tirant le fil des notions introduites par Saint-Simon : si la république est comprise comme une forme de gouvernement, elle peut être acceptée car adaptée à certaines circonstances ; on peut aussi mixer cette forme avec d’autres (monarchie parlementaire…), comme le défend Saint-Simon à certains moments, renouvelant par là une certaine tradition du gouvernement mixte (Gaille-Nikodimov, 2005)48. Si par contre on prétend faire de la république une « idée générale » ou un principe (au sens de Saint-Simon), et donc être dans ce que l’auteur appelle le « républicanisme », on est dans l’illusion. Le républicanisme ne traduit le progrès humain dans aucune de ses étapes du progrès humain et de son esprit (qu’elle soit grecque ou romaine, qu’elle soit moyenâgeuse, ou bien révolutionnaire française…). Selon l’auteur, on ne pourra tirer un principe d’une forme de gouvernement (parfois elle-même exacerbée sous forme de passion révolutionnaire).
Il nous reste à éclaircir le rapport entre politique et économique chez Saint-Simon pour mieux saisir aussi l’appréciation portée sur la république.
On a vu dans les pages précédentes qu’au-delà de formules synthétiques (en particulier dans L’Industrie) pouvant laisser place à des équivoques, Saint-Simon ne défendait pas une absorption du politique par l’économique, mais un mode de liaison nouveau et irrémédiable. Ce mode s’établit à partir du moment où le nouveau but commun s’est dégagé, à savoir la production de choses utiles pour le bonheur de toute 180la société, et en particulier la classe la plus pauvre. À notre sens, on ne peut prétendre que, chez notre auteur, cet établissement se résume à substituer un système économique à un système politique. En effet, dans sa définition même, le nouveau but social n’est pas un but étroitement économique : il ne s’assimile pas au bonheur seulement matériel, ni seulement collectif, et surtout, il vise à coupler égalité économique et égalité politique. Ce qui, malgré la récurrence de certaines revendications, est un point occulté ou marginalisé dans nombre de références républicaines de l’époque et des décennies futures.
Ce couplage entre égalité économique et égalité politique trouve trois points d’appui : une redéfinition de la constitution de la propriété et, de ce fait, des droits politiques ; l’accès au droit de voter l’impôt ; et enfin le rôle général dévolu aux capacités.
– Le premier point renvoie au rôle essentiel confié à la « constitution de la propriété » par rapport aux « formes de gouvernement ». Comme certaines citations antérieures concernant le « fond » et la « forme » l’ont rappelé, Saint-Simon réinsère brutalement la question de la propriété au cœur du système politique, de sa réforme, des conditions de citoyenneté et du bonheur collectif et individuel. Il rappelle déjà que certaines conditions de citoyenneté (éligibilité et élection) sont dépendantes d’un statut économique, à savoir le suffrage censitaire, établi depuis 1791 et resté en vigueur sous la Directoire et la Restauration (la constitution de 1793 établissant le suffrage universel masculin n’ayant jamais été appliquée). Le cens est établi en fonction d’un seuil d’impôt délimitant le corps électoral masculin. Ce seuil d’impôt est déterminé par les revenus fonciers et, par voie de conséquence, dans la société française du premier tiers du xixe, permet l’éligibilité et l’élection d’un grand nombre de propriétaires fonciers riches à la chambre des députés (en plus de la chambre des pairs constituée par nomination du Roi). Le système de représentation, présenté comme la grande conquête du nouveau siècle, est donc biaisé. Saint-Simon défend, dans ce contexte, une nouvelle constitution de la propriété, avec, par conséquent un changement du droit de propriété lui-même. La substitution d’un régime militaire à un régime industriel justifie cette variabilité de l’institution de propriété, à l’instar des autres institutions. En effet, dans le régime militaire, la propriété est issue de l’activité de guerre, des conquêtes qui y sont 181associées, et finalement des droits qui, à partir de cette origine guerrière, ont fixé et reproduit le statut de propriétaire des vainqueurs et de leurs héritiers, face aux vaincus non propriétaires et donc dominés49. L’ancienne clause de propriété ne repose plus que sur un droit primitif transformé en droit d’oisiveté. L’entrée dans un régime industriel justifie alors la mise en cause d’une propriété non liée à l’activité de production (et donc au travail). Saint-Simon, défend certes, comme d’autres (Rousseau, Say, Sismondi), la propriété comme étant une garantie nécessaire de stabilité de toute société ; mais c’est toujours un droit qui doit rester relatif à l’utilité commune et générale, qui elle-même évolue dans le temps. Il est donc opposé à un droit absolu de propriété, substantiellement attaché à l’individu, quel que soit son objet, tel qu’il a été sanctuarisé par les Thermidoriens, liant propriété à instruction, puis par le Code civil de 1804, ou par l’idéologue Roederer ; ou même à la propriété comme pur fait, dont l’origine ne serait pas à considérer, telle que l’énonce le Say du Traité ; il est même opposé à l’argumentation de De Staël et de Constant sur le lien entre propriété et droits politiques. Non seulement il défend une propriété industrielle, i.e. l’élargissement de la propriété au-delà de la propriété terrienne à la propriété manufacturière et commerciale (ce qui est assez courant à l’époque, à l’exception des « rétrogrades », comme de Maistre, de Bonald, Chateaubriand, ou même Germain Garnier… et les représentants ultras des deux chambres), mais il remet en cause le lien strict entre propriété et droit politique de vote et de représentation. Il revendique seulement un lien entre propriété active et droit politique. Ce lien revendiqué conduit Saint-Simon à défendre une mobilité et des transferts de propriété mettant en fait en cause une partie du droit d’héritage. Tout particulièrement dans l’agriculture, qui demeure le centre principal de la production à l’époque, mais qui connaît un retard de l’industrie agricole par rapport aux autres industries, il faut faire de la propriété agricole une propriété industrielle avec toute une série de réformes : rupture du lien de dépendance entre le bailleur de fond et le producteur, création de sociétés par accord volontaire avec partage des bénéfices et des pertes à expiration de la société, obligation 182d’emprunts pour le propriétaire, défense des biens nationaux confisqués et redistribués, mobilisation des propriétés territoriales pour les utiliser à des fins de production agricole effective, rôle des banques territoriales favorisant la transfert des propriétés avec expropriation possible en cas d’engagement productif non tenu. Et bien sûr, extension du pouvoir industriel par accès au corps électoral avec l’élargissement du cens (en montant et par intégration de la patente). Toutes ces modifications correspondent à des projets de loi avancés dans L’Industrie (1816-1818). Ce lien entre égalité politique et égalité économique dans la constitution de la propriété se retrouve dans le refus de Saint-Simon du partage égal des terres. Il y a en effet pour lui un lien entre, d’une part, l’égalité dite absolue et le suffrage universel qu’il condamne50, et, d’autre part, la distribution égale de la propriété, qu’il rejette aussi : une égalité indifférenciée dans l’accès aux droits politiques et dans l’accès aux instruments de production ne peut correspondre au fonctionnement d’une organisation sociale, qui, en tant qu’organisation, est forcément hiérarchisée. Sont ainsi plusieurs fois repoussées la « loi agraire », et la « communauté de propriété » associées de manière implicite et plus ou moins rigoureuse à Saint-Just et à Babeuf, mais sans doute aussi à la crainte qu’avait suscitée les révoltes des paysans pauvres face aux modalités et aux résultats des ventes des biens nationaux51.
– Cette définition du droit de propriété, relatif aux diverses étapes de « constitution de la propriété », est donc éminemment politique, puisqu’elle doit permettre de reconnaître pleinement l’autonomie des producteurs ou industriels, amorcée sous les Communes. Saint-Simon insiste en même temps sur le fait que ce droit politique est un droit devoter l’impôt dans les lois de finances, droit politico-économique qu’il considère comme le plus représentatif52. Sans le dire explicitement, 183Saint-Simon valide alors la conquête parlementaire d’un droit budgétaire conquis lors de la convocation des États généraux de 1314, mais effacé ensuite, pour être solennellement rétabli par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et par la Constitution républicaine de 1791 ; il prend aussi en compte le principe du consentement de l’impôt de 1789, en validant une maîtrise parlementaire qui avait rapidement cédé la place à la seule discrétion ministérielle. Cette reconnaissance par Saint-Simon d’une loi de finances votée par le Parlement se fait au nom de la revendication d’un État, ou plus exactement d’un « gouvernement53 », économe, « le moins cher possible », qui fait penser à certaines revendications libérales d’un État minimal. L’auteur suit là, certes la ligne de Say et de son Traité de 1803 dans la suspicion de l’État, avec la remise en cause des dépenses et du luxe des gouvernements comme source de richesse, et de l’impôt comme un agent de production. Mais avant tout, il souligne la dimension politique de la question, à savoir l’évolution des rapports de pouvoir entre gouvernants et gouvernés : dans Le Politique, avec Auguste Comte (1819)54 qui est très net sur cette question, plus qu’une thèse strictement économique, il s’agit de montrer que, depuis l’affranchissement des communes, les rapports entre gouvernants et gouvernés « se sont convertis peu à peu en simples rapports pécuniaires […] et que l’immense majorité des gouvernés ne sentent plus les gouvernants que par l’impôt qu’ils sont obligés de leur payer » (p. 114). Le jugement sur les gouvernants se fait donc moins par 184la forme du gouvernement que par l’importance des charges qui leurs sont imposées, et le rapport principal de pouvoir passe par l’impôt (son montant et son emploi, donc la justification des dépenses publiques). Les gouvernants non producteurs sont eux-mêmes devenus dépendants de l’accès aux ressources budgétaires (avec le poids du financement des guerres notamment, renforçant la dette publique), et donc du vote de la loi de finances : sans l’argent de la nation, ils sont devenus sans pouvoir. Compte tenu de sa place politique, une nouvelle prise en charge quantitative et qualitative de la loi de finance par la chambre devenue industrielle est le levier politique principal d’un changement de régime. L’industrie a besoin d’être gouvernée le moins possible, et pour cela, au meilleur marché possible, avec refus des intermédiaires coûteux et souvent même inutiles, à l’exemple ici de l’Amérique républicaine (L’Industrie 1816-1818, in 2012, p. 1469-1470 notamment). L’intervention doit s’en tenir à un but simple et direct : empêcher l’oisiveté, sans déborder sur la gestion de l’industrie, et en respectant la jouissance individuelle des propriétés si elles sont liées au travail.
Le troisième point liant égalité politique et égalité économique porte, comme on l’a antérieurement évoqué concernant la conception de l’égalité, sur la substitution des droits acquis par la naissance et de l’héritage par les seuls droits liés aux capacités. Ce principe général de justice doit traverser la société dans toutes ses parties (par exemple le pouvoir judiciaire, avec la proposition de généralisation des tribunaux de commerce au détriment des tribunaux civils55), et donc aussi ses institutions législatives et exécutives (Parlement, conseils, fonction publique…). Il s’agit alors d’unir talent ou capacité et droits politiques, à divers niveaux. Si l’on s’en tient au droit politique de représentation (éligibilité et élection), cette citoyenneté capacitaire est compatible, pour Saint-Simon, avec une citoyenneté censitaire bien définie, ou un montage institutionnel justifiant le rôle des industriels dans des conseils pour examiner les projets (en particulier de budget) avant leur passage devant les Chambres, au moins dans les périodes de transition vers le régime industriel achevé : l’auteur admet en effet que, concernant les industriels 185et seulement eux, la richesse est une preuve de capacité, alors que dans les autres classes de citoyens, les plus riches sont inférieurs en capacité « à ceux qui ont reçu une éducation égale à la leur, et qui ne jouissent que d’une fortune médiocre » (Du système industriel 1820-1821, in 2012 p. 2363 note a). La traduction politique de la citoyenneté capacitaire est donc relativement élaborée et complexe. Ce principe capacitaire lié au travail traduit certes la promotion dix-huitièmiste du rôle des lumières (particulièrement Condorcet), de la connaissance, et donc de l’éducation, mais pas seulement. En effet, la diversité capacitaire augmente avec la division du travail et celle-ci en proportion de la perfectibilité ; cette conception de la division du travail et de son rôle, au départ d’héritage smithien, est ici reliée à la dynamique de l’esprit humain et à nouveau à la philosophie physiologique de Saint-Simon : la création et la progression de la division du travail renforce la complexité de l’organisation, la socialisation des parties dans l’ensemble social et impose une redéfinition de la liberté individuelle dans les théories politiques, comme on l’a indiqué ci-dessus ; en se revendiquant de l’idéologue Bichat, Saint-Simon invoque que les capacités sont spécifiques et non substituables56, mais que l’organisation sociale doit justement les combiner pour assurer son unité. On ne peut aborder ici la diversité, la hiérarchie et les degrés des capacités chez Saint-Simon, mais la citoyenneté capacitaire est bien la base d’un système méritocratique qui, couplé avec l’ascension sociale, est souvent encore invoqué pour qualifier par la suite (à partir de la IIIe République) un principe républicain de justice. Même si très souvent on associe Guizot et Saint-Simon dans la volonté de faire dériver le droit électoral de la notion de capacité, et d’associer la capacité à la connaissance, les fondements d’une méritocratie ne sont absolument pas les mêmes. La capacité et son rôle politique, définies par Saint-Simon dès son premier écrit de 1802, n’ont pas le sens que lui donnera Guizot dans son Cours sur l’histoire des 186origines du système représentatif de 1820-1822. Pour Guizot, cette capacité politique, qui varie dans le temps et l’espace, ne peut qu’être constatée de facto car « le pouvoir est pris par ceux qui le possèdent, accepté par ceux qui le reconnaissent […] Le brave se fait suivre de ceux qui sont capables de s’associer à sa bravoure. L’habile se fait comprendre de ceux qui sont capables de comprendre cette habileté. Le savant se fait croire de ceux qui sont capables d’apprécier sa science » (t. II, p. 262). C’est ce rapport de reconnaissance en infériorité et supériorité de l’électeur et du candidat à l’élection qui fixe le droit d’élire et d’être élu. La capacité est seulement définie comme la faculté d’agir selon la raison pour cet acte politique de pouvoir, dans des circonstances variables. Elle ne peut être fixée par la loi, car cela va déborder ou restreindre la capacité, et ainsi la mettre où n’est pas, et inversement. De nouvelles capacités se forment alors que le droit politique ne les reconnaît pas et inversement. Pour Guizot, on ne doit donc pas régler à l’avance ce droit électoral. Au contraire, chez Saint-Simon, le pouvoir n’est pas une force de facto et la philosophie naturaliste permet de définir des critères objectifs et subjectifs qui finissent par se rejoindre par une convergence non spontanée pour définir les capacités et ainsi le droit électoral : les critères objectifs sont donnés par l’état du développement de l’esprit humain (le « fond », et la mise au point de lois dites organisatrices) et ils permettent de traduire la capacité (montant du cens, intégration de la patente…) ; les critères subjectifs sont donnés par la conscience du but social par les individus et les classes. Avec la marche de l’esprit humain, il y a ainsi une tendance à l’élargissement des droits politiques à l’ensemble des travailleurs ou industriels devenant classe majoritaire et intégrant même les prolétaires. De plus, la véritable reconnaissance des capacités nécessite un système politique nouveau (cf. partie IV), sans lequel leur définition même serait trompeuse : « il serait fâcheux que cette capacité fût investie des pouvoirs politiques existants… L’incapacité actuelle est très préférable à cette capacité-là » précise Saint-Simon dans une note qui semble viser Guizot (L’Organisateur 1819-1820, in 2012 p. 2212 note a, nous soulignons).
Si, dans la définition des deux égalités élaborée par Saint-Simon, l’égalité politique sans égalité économique ne être effective, il peut être utile en dernier lieu pour notre sujet d’indiquer quel a été, selon lui, le rôle économique de la république issue de la Révolution de 1789. 187L’auteur en souligne l’incomplétude. Si la Révolution a en effet bien mis en cause certains droits de propriété de la noblesse et du clergé57 et ouvert la possibilité d’une propriété industrielle, elle s’est trop insuffisamment occupée d’une nouvelle constitution de la propriété, sans laquelle il n’y a pas de changement dans l’ordre social :
Nous ne prétendons pas dire qu’on ne se soit point occupé du droit de propriété dans le cours de la Révolution. Certainement on a discuté ce droit quand on a déclaré les biens du clergé des domaines nationaux, car cette décision a été le résultat d’une discussion sur le droit de propriété du clergé ; mais l’on n’a point discuté d’une manière générale le droit de propriété, en recherchant de quelle manière la propriété devait être constituée pour le plus grand avantage de la nation… (L’Industrie 1816-1818, p. 1599 note a).
Les deux autres aspects évoqués par Saint-Simon concernant l’économie sont la loi du maximum et l’armée. Ils sont conformes au cadre construit par l’auteur58, et témoignent encore du fait que, selon l’auteur, les industriels n’ont pas joué de rôle politique actif pendant la Révolution. Saint-Simon met plusieurs fois en cause la loi du maximum, qui, de mai 1793 à décembre 1794, institue face à la hausse des prix un prix maximum des denrées de première nécessité. En effet, pour lui, cette loi traduit une intervention gouvernementale mettant en cause la liberté de l’industrie et ruinant les industriels (L’Industrie 1816-1818, in 2012 p. 1641, et Le Politique 1818-1819, in 2012 p. 1891). De même, le rôle militaire de la République (puis de Napoléon), dès qu’il devient plus large que la défense de la nation, reflète la persistance du régime 188militaire ancien. Assez loin de ce qui deviendra une tradition dite républicaine, Saint-Simon conteste alors le coût d’une armée soldée, ainsi que son caractère permanent la transformant en une catégorie séparée du peuple, soumise ainsi à l’arbitraire de ses chefs59. Il en revendique donc son licenciement, et se rapproche donc du modèle de l’armée du peuple, propre à la période révolutionnaire, avec la Garde nationale créée en 1789.
Au total, Saint-Simon réinsère l’économique dans le politique et ainsi dans le champ des réformes. En cela, alors même qu’il ne se définit pas comme républicain, il réinitialise à certains égards le projet de république sociale, en réintroduisant la question de la propriété et de l’héritage. Il le fait bien sûr face aux rigueurs rétrogrades de la Restauration, mais aussi face à une théorie des droits ne correspondant pas à une théorie du pouvoir effectif, ou face à la consécration d’un droit de propriété privée, qui se sont mis en place à l’intérieur même de la période républicaine française établie par la Révolution. Sur ces points, il se place sur une position plus avancée à son époque que l’interprétation républicaine associée au « républicanisme continental » ou « libéral », selon l’appellation du courant néo-cambridgien à la Pocock ou Jainchill, à savoir celle de Constant (Simard, 2014), ou même celle défendue à l’époque par le républicain Say (Whatmore 2004 notamment, et, avec des différences, Tiran 2019)60. Dans les périodes de transition vers un régime industriel complet, il est prêt à défendre des formes de gouvernement et de représentation mixtes, pourvu que ces formes permettent une intégration plus grande du but social (le travail) et une représentation plus marquée des travailleurs. Et justement, ce terrain ouvert est encore plus net dans la tentative de mettre à jour les modalités de mise en place non seulement provisoire, mais achevée, du régime industriel, comme on va le voir maintenant.
189III. L’OUVERTURE INACHEVÉE VERS UN AUTRE SYSTÈME POLITIQUE : L’ADMINISTRATION COMME DÉPASSEMENT DE
LA DOMINATION DES GOUVERNANTS SUR LES GOUVERNÉS
L’incertitude de l’interprétation de l’idée républicaine chez Saint-Simon, ou même l’éviction d’une interrogation sur la question, au profit d’une lecture classant souvent cet auteur dans le cadre d’une pensée corporatiste, ou élitiste, avec un primat de l’économique et une vaporisation du politique, a été favorisée aussi par la sous-estimation ou la lecture selon nous discutable du statut précis de l’analyse politico-économique du régime industriel achevé.
En effet, dans le cadre théorique et pratique qui a été indiqué, Saint-Simon complète son raisonnement par une distinction décisive, entre « le gouvernement » et « l’administration » (Shirase, 2019). Il s’agit là du dépassement des organisations sociales ayant prévalu jusqu’alors, et même du dépassement des formes de transition continûment défendues par l’auteur pour passer du régime féodal et ses traces persistantes au xixe siècle vers le régime industriel. Dans ces dernières, en effet, le politique perpétue encore une forme centrale de domination et d’arbitraire, fondé sur la force physique ou morale : celle des « gouvernants » sur les « gouvernés ». Même le statut des chefs temporels ou spirituels, avancé et défendu comme on l’a vu par l’auteur, reste marqué par ce rapport. Le changement radical propre au régime industriel achevé61, c’est la position subalterne62 du « gouvernement » par rapport à « l’administration », et, 190conjointement, la relativisation de l’action des hommes sur les hommes par rapport à l’action des hommes sur les choses.
Il faut qu’une population ait acquis un certain degré de capacité temporelle et spirituelle, pour pouvoir vivre sous un système d’ordre social où elle n’est pas soumise, quant au temporel, à l’empire de la force physique, et, quant au spirituel, à celui des croyances aveugles […] Il en est de même d’un peuple. Tant qu’il n’a point rempli ces conditions, il ne saurait être gouverné autrement que d’une manière arbitraire. C’est ainsi par exemple que les serfs de Russie qui, dans un pressant besoin, mangent le blé de semence, sont encore incapables même de jouir de la liberté individuelle. Tenter leur émancipation avant qu’ils aient contracté de meilleures habitudes serait une véritable absurdité, qui ne saurait avoir de succès. Tandis qu’en France, où la masse entière de la nation sait souffrir la faim à côté du blé de semence sans y toucher, le peuple n’a plus besoin d’être gouverné (c’est-à-dire commandé). Il suffit, pour le maintien de l’ordre, que les affaires d’un intérêt commun soient administrées […] Mais le perfectionnement a été assez grand pour que le peuple n’ait plus besoin d’être gouverné par la force et par les croyances. Il a acquis la capacité nécessaire pour devenir associé en vivant sous le nouveau système, où l’action de gouverner doit être réduite à ce qui est indispensable pour établir une subordination de travaux dans l’action générale des hommes par la nature, qui est le but final du système. (L’Organisateur 1819-1820, in 2012 p. 2184 et p. 2185).
La capacité à gouverner, c’est-à-dire pour Saint-Simon, « la science de maintenir les nations en subordination » a été instituée au Moyen Âge, et assumée par la classe militaire au niveau temporel et la classe théologique au niveau spirituel, mais leurs rôles décroissent au fur et à mesure que les capacités scientifiques et industrielles se développent. La révolution de 1789, selon Saint-Simon, n’a pas été assez radicale de ce point de vue :
La mesure du massacre, de l’expulsion et du dépouillement des nobles n’était, malgré toute son atrocité, qu’une demi-mesure : elle a changé le pouvoir de mains sans avoir changé la nature des pouvoirs. La société est toujours restée soumise à l’action gouvernementale. L’action gouvernementale n’a pas cessé, pendant toute la Révolution, de primer l’action administrative. Or il est de la nature de l’action gouvernementale de maintenir ou de constituer des droits politiques héréditaires, de même que c’est un effet inhérent à l’action administrative de constituer la plus grande égalité possible à l’égard des 191droits de naissance, et de fonder les droits politiques sur les supériorités en capacités positives (Opinions littéraires, philosophique et industrielles 1825, in 2012 p. 3093)63.
Non seulement le gouvernement est amené peu à peu à intégrer la classe scientifique et industrielle, mais la capacité à gouverner doit devenir subalterne et confiée à des « sous-ordres64 » : elle est en grande partie remplacée par la capacité administrative, que ces deux classes doivent assumer, en s’émancipant du pouvoir gouvernemental qui est toujours une forme de la dépendance politique. Ainsi, l’émancipation politique ultime pour Saint-Simon et l’expression véritable de la souveraineté du peuple, la seule possible en fait, devient le régime d’administration : ce régime permet pour le peuple travailleur majoritaire la pleine expression des droits capacitaires, en dépouillant même ceux-ci des risques de reproduction héréditaire favorable pour les mieux placés et de dépendance pour les moins bien placés. En effet, le gouvernement repose sur le commandement des gouvernants, et sur l’obéissance des gouvernés subissant la force ou la 192ruse. A contrario, l’administration repose respectivement sur la direction des guides (non des chefs)65, et l’adhésion non des gouvernés, mais des collaborateurs ou associés. Dans le premier cas, écrit-il, le peuple reste sujet ; dans le second, il est associé « depuis le plus simple manœuvrier jusqu’au manufacturier le plus opulent, et jusqu’à l’ingénieur le plus éclairé » (L’Organisateur 1819-1820, in 2012 p. 2187).
Ce système politique nouveau est permis par l’émergence d’une nouvelle règle morale, car « il est clair que les devoirs des gouvernants ne peuvent être soumis à aucune règle morale, tant que le gouvernement est considéré comme devant diriger la société. Entre l’homme qui dirige et l’homme qui est dirigé, quelle morale peut-il y avoir ? L’un doit commander, l’autre doit obéir, voilà tout. » Au niveau spirituel, cette règle morale a une base scientifique (au sens des lumières), car la capacité scientifique remplace la capacité théologique, avec l’établissement d’une confiance nouvelle66 permise par l’exercice de la raison. Elle a aussi une base morale liée à la religion terrestre fondée sur la fraternité, décrite dans le dernier texte inachevé de Saint-Simon (1825 Nouveau christianisme. Dialogues entre un conservateur et un novateur). Au niveau temporel, cette règle s’appuie sur l’expérience des industriels. Le maintien de l’ordre lui-même, charge normalement décisive attachée au gouvernement, peut devenir subalterne, et « peut alors aisément devenir, presque en totalité, une charge commune à tous les citoyens… » (L’Organisateur 1819-1820, in 2012 p. 2214).
Cette substitution du gouvernement par l’administration est chez Saint-Simon couplée à une autre distinction qu’à sa manière et pour ses motivations propres, Engels ([1877] 1885, p. 317), sans toutefois citer directement Saint-Simon, rendra plus tard célèbre, au travers de sa formule : le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. Dans une 193intuition présente dès 1817, dans L’Industrie, Saint-Simon revendique une révolution véritablement générale, selon laquelle « les gouvernements ne conduisant plus les hommes, leurs fonctions se borneront à empêcher que les travaux utiles soient troublés. Ils n’auront plus à leur disposition que peu de pouvoirs et peu d’argent67… ». Il précise :
Au contraire, une fois que les hommes sont traités sur le pied d’égalité et que la loi de l’intérêt commun devient la loi fondamentale, alors le bien public est le but direct, l’unique but de la politique. Elle ne s’occupe plus des moyens de consolider ni d’étendre le pouvoir exercé par une fraction de la société sur le reste. En premier lieu, elle se propose uniquement de tirer de l’état social le meilleur parti possible pour le bonheur de l’homme. Elle ne traite plus l’homme comme passif, mais toujours comme actif, c’est-à-dire qu’au lieu de considérer l’action de l’homme sur l’homme, elle ne considère plus que celle des hommes sur les choses (L’Industrie 1816-1818, in 2012 p. 1488)68.
Ce que veut dire Saint-Simon est que l’action de l’homme sur les autres hommes, comprise comme une domination ou un arbitraire dont le point de départ a été l’esclavage, avec un système politique de gouvernement (que ce soit la cité-État ou l’État féodal constitué au Moyen Âge), devient une fonction subalterne. Cette action a en effet entravé, ralenti, l’action globale de l’homme sur la nature (sur les choses). Sa minorisation face au système politique d’administration va permettre une pleine extension de l’exploitation du globe terrestre (avec les limites absolues indiquées dans notre note 38). Il ne s’agit bien évidemment pas, pour Saint-Simon, de mettre en cause la socialisation croissante des hommes entre eux et l’idée préalablement soutenue que la division du travail alimente, dans l’organisation qui se complexifie, à la fois une division des capacités et un lien des hommes entre eux, par un acte d’association. Pour Saint-Simon, c’est justement parce que, lorsque le but social clairement compris est celui de l’amélioration physique et morale des plus nombreux, chacun dépend de son voisin dans une association devenue générale, qu’il n’y a plus nécessité de domination des hommes entre eux et que l’ordre social devient facile à maintenir.
194La signification de basculement du gouvernement vers l’administration dans la pensée de Saint-Simon, engagé à partir des écrits de 1822, nécessite un examen d’autant plus précis qu’elle renforce encore le déplacement des notions habituelles liées au débat sur le politique, sur les formes de gouvernement et sur le républicanisme. Deux interprétations s’ouvrent en effet. La première, sous le couvert du rôle nouveau confié à l’administration, fait ressurgir chez Saint-Simon le spectre de la technocratie et du détachement entre politique et administration, d’abord sous une forme assez connue, alors nettement anti-républicaine et dictatoriale, mais aussi, sous une forme souvent moins nettement perçue, à savoir celle de la République administrative. La seconde interprétation, conforme à notre lecture antérieure, rejette cette première interprétation et défend une ouverture de Saint-Simon plus tournée vers l’horizontalité des rapports politico-économiques.
La première interprétation, souvent retenue, est que cette innovation peut être lue comme la confirmation ou la réactivation de la thèse de la volonté de détournement du politique de la part de Saint-Simon, thèse que nous avons combattue. Et cette thèse s’opposerait alors du même coup au rôle républicain des citoyens, puisqu’elle viserait leur dessaisissement du politique au profit d’une expertise administrative, d’une sorte de dépolitisation de l’État : c’est le retour de la thèse de l’éviction du politique, qui serait étrangère à l’idée républicaine, et donc un nouveau doute sur la nature du projet de Saint-Simon et sur ses entrecroisements possibles avec l’idée républicaine.
La recherche des éléments ayant pu inspirer Saint-Simon peut sans doute nous aider à avancer un peu. En effet, la distinction entre gouvernement et administration n’est pas totalement nouvelle. On la trouve déjà chez Rousseau, dans le Discours sur l’économie politique et dans le Contrat social, pour indiquer que l’administration forme un corps juridique particulier, mais constitue une partie du gouvernement, puissance exécutive soumise à la volonté générale représentée par le pouvoir législatif. C’est donc la conformité avec la volonté générale qui importe, avec une administration faisant partie du gouvernement, alors que chez Saint-Simon gouvernement et administration s’opposent. Dans le sens de cette interprétation, on pourrait plutôt chercher une influence du côté de l’émergence d’une science de l’administration, liée au droit public, 195avec un renforcement historique depuis 1799 de la distinction entre le gouvernement et l’administration (Serrand, 2010). Et sur ce plan, dans les auteurs lus par Saint-Simon, beaucoup plus que Guizot, qui, dans ses travaux historico-politiques, ne théorise jamais le rôle d’une administration en dehors de celui de relais du gouvernement, c’est le rôle de l’Idéologue de Gérando (1772-1842) qui a pu jouer. Dans son cours de 181969, et bien avant Maurice Hauriou, de Gérando tente en effet de tracer un code pratique de l’administration, et il définit le rôle de l’autorité administrative et surtout de l’action administrative bien au-delà d’un simple relais. Il délimite ce rôle autour de trois champs : d’abord celui des établissement publics (les « associations partielles plus ou moins étendues, déterminées par une communauté d’intérêts », comme les communes, cantons… etc., puis les communautés formées par des intérêts économiques, comme les sociétés anonymes, les assurances, les associations de bienfaisance, les caisse d’épargne, les sociétés d’encouragement, puis les associations industrielles pour répondre aux appels à concession pour travaux publics et ouvrages divers ; et les établissements d’éducation publique et établissements religieux) ; ensuite celui de « l’administration des choses ou gestion du patrimoine public » (Budget, gestion des routes et réseaux, mines…) ; et enfin celui de l’ordre public (besoin de première nécessité, santé, protection du travail, encouragement à l’industrie, sécurité…). Comme l’indique Audren (2014, p. 160), pour Gérando, « administrer, c’est faire appel des instruments de connaissance, d’instruction, de contrôle, de correction et de sanction (et non débattre sur le meilleur régime ou défendre un changement de constitution). » Bien que beaucoup plus précis, ce champ, on le voit, correspond à celui défini par Saint-Simon en débordant du domaine du droit public au sens étroit, pour administrer aussi le domaine privé 196lorsqu’il a un rapport avec l’intérêt commun. Dans la première moitié du xixe siècle, ce champ ouvre sur l’idée du pouvoir politique comme une pratique mais aussi sur l’administration publique comme intégrant la préoccupation gestionnaire (Guglielmi, 2010). Comme dans d’autres domaines, Saint-Simon absorberait donc un certain nombre de transformations effectives et d’idées nouvelles pour les intégrer et les adapter au cadre de sa philosophie naturelle intégrant l’organisation sociale. Il intégrerait aussi la rigidité de la structure administrative française qui a été mise en place au cours du Consulat, avec des trois piliers (préfets, sous-préfets, maires), qui demeureront quasiment inchangés tout au long du xixe siècle. Cependant, au nom d’une volonté émancipatrice, Saint-Simon légitimerait le rôle décisif de la technocratie avec des impératifs de gestion économique et managériale, compris comme indissociables de la croissance industrielle, faisant alors peu de cas des institutions républicaines. L’origine de l’autonomisation de l’administration comme corps est d’ailleurs à situer dans les périodes pendant lesquelles les chambres sont dissoutes ou ont un rôle restreint (Consulat puis Empire…). La constitution de l’an VIII (1799), particulièrement, confiait la direction de la nation aux corps administratifs. La proposition d’administration peut donc être associée, non seulement à une efficacité de gestion, mais aussi à une dissociation entre l’ordre républicain et l’ordre administratif, avec la soumission du premier au second, une méfiance envers la culture parlementaire, un contournement du rôle de la représentation nationale et l’effacement de la figure de l’État. Saint-Simon, souvent rapidement associé et parfois confondu avec divers disciples postérieurs, ouvrirait alors la voie non seulement à une efficience bureaucratique exigée par l’industrialisme mais au-delà à des régimes autoritaires totalitaires, qu’ils soient socialistes ou bien corporatistes vichystes et fascistes (voir les variantes d’interprétations connues de ce type, chez Friedrich Hayek, Isaiah Berlin, Georg G. Iggers, Pierre Legendre…).
Cependant, en dehors de ce type d’interprétation, il importe de souligner ici, à nouveau, la plasticité du contenu de l’idée républicaine, et de rappeler que le rôle nouveau confié à l’administration a appartenu et appartient aussi à certaines lectures et initiatives considérées comme républicaines : c’est en particulier la référence à une République administrative, dans laquelle l’administration peut servir d’écran aux choix politiques qui tendent alors à se réduire au seul contentieux 197constitutionnel. Ainsi Hummel (2016) n’hésite ainsi pas à situer « dans la postérité d’exigences saint-simoniennes », la construction d’une République administrative lors de l’établissement de la Ve République70. De même, les appels à une république administrative et les réformes qui y sont préconisées peuvent se trouver au cœur même du républicanisme à l’étranger, dans des contextes spécifiques : c’est le cas par exemple de la république américaine et de la manière dont Hamilton envisageait le gouvernement fédéral, avec une autonomie institutionnelle et décisionnelle d’administrateurs exécutifs face à la « tyrannie du législatif » (O’Hara, 2009) ; c’est le cas aussi de certains projets européens de « République de l’Administration », issus des travaux de l’anglais Lyndall Urwick et résultant de la volonté d’affronter dans les années 1930 certains dysfonctionnements de la société capitaliste industrielle et de produire une conception administrative du planning (Payre, 2016).
Pour autant, en conformité avec ce que nous avons antérieurement défendu, nous maintenons une interprétation différente de l’innovation effectuée par Saint-Simon par la différenciation entre système de gouvernement et système d’administration. Cette interprétation ouvre alors beaucoup plus nettement sur l’extension d’une capacité à tous les citoyens et à sa mise en œuvre effective dans l’organisation sociale. En cela, Saint-Simon, à l’image de ce qu’il pouvait soulever concernant une république sociale dans un contexte industriel nouveau (avec l’enjeu lourd de la question de la propriété), ouvrirait un croisement possible avec l’idée d’une république démocratique qui ne se bornerait pas à la question de la représentation politique, et donnerait un rôle central aux associations volontaires entre citoyens.
198Pour défendre cette interprétation, il importe alors selon nous de prendre en compte deux éléments. Le premier conduit préalablement à souligner que ce dont parle Saint-Simon, c’est plus de l’action d’administrer ou de la mise en action de la capacité administrative, que de l’administration comme corps institutionnel spécialisé. Bien évidemment, dans la proposition de Saint-Simon, on trouve un niveau qui renvoie bien à ce que l’on appelait la haute administration et que Saint-Simon appelle maintenant la haute capacité administrative, qu’il propose de constituer à partir des plus hautes capacités scientifiques, artistiques et industrielles, en excluant les oisifs anciens et nouveaux. Il s’agit ainsi, comme on l’a vu, de faire administrer la fortune publique par les industriels les plus capables, au sommet de la hiérarchie sociale, avec, en particulier, la prise en charge du Budget, qui demeure un acte politico-économique central. Mais ce niveau n’est absolument pas le seul, car l’action d’administrer concerne l’ensemble du corps social, quelles que soient ses composantes. Conformément à la conception de Saint-Simon, on ne peut en effet parvenir à définir une nouvelle organisation sociale en s’en tenant à l’examen des institutions formelles (la haute administration même nouvellement définie, ou plus largement l’administration publique par exemple) : c’est le système de pouvoirs qu’il faut aussi affronter et réformer. À ce titre, on pourrait même considérer que, selon lui, la reconnaissance de la capacité, par ses propres caractéristiques, produit une force ne devant plus être considérée comme un pouvoir d’un homme sur un autre :
Considérez […] cette différence remarquable entre les deux systèmes, qui se montre dès la naissance du nouveau, et que j’ai tâché de rendre par l’opposition des mots pouvoir et capacité. Je ne dis pas : « Un nouveau pouvoir s’élève à côté de chacun des pouvoirs anciens », mais : « Une capacité s’élève à côté d’un pouvoir ». […] Seulement, cette division [entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel], dans le nouveau système, n’est plus entre deux pouvoirs, mais entre deux capacités (L’organisateur 1819-1820, in 2012 p. 2154 et note a)
Ainsi, cette irradiation de tout le corps social par l’action d’administration est liée au rôle nouveau que Saint-Simon confère à une capacité qu’il rend spécifique, à savoir la capacité administrative, à partir de ce qui constitue le fond de son raisonnement sur l’égalité économique et politique, à savoir sa théorie capacitaire.
199Le second élément renvoie donc à l’examen de cette capacité. Il s’agit tout d’abord, d’une capacité spécifique, que Saint-Simon introduit comme telle seulement à partir de 1818-1819. Comme toutes les capacités, elle s’acquiert au cours du temps, mais devient la caractéristique politique du nouveau régime industriel. De même que la capacité militaire a glissé des nobles vers les roturiers, puis voit son importance se restreindre et perdre sa positivité face à l’importance des activités pacifiques, la capacité administrative émerge et s’éprouve à partir d’expériences partielles : celle de l’industrie mobilisant des financements par emprunt, par ses forces mêmes, et s’opposant alors aux préjugés du gouvernement qui considère, avec son Budget et son système de finances, que la capacité politique lui appartient en propre ; celle de la constitution d’associations industrielles, en particulier dans des activités socialisées et marquées par des externalités fortes (banque, assurance, réseau de communication et transport, comme les canaux, défrichage de terres incultes…)71, celle des savants qui, difficilement parce qu’ils sont plus isolés des autres travailleurs et s’occupent moins de la chose publique, se détachent néanmoins de la dépendance des gouvernants qui leur fournissent les moyens de travailler72, celle des prolétaires ou journaliers devenus propriétaires de terre, et témoignant de leur capacité à administrer leurs propriétés, celle des ouvriers gérant leur salaire et devenant même chefs de travaux industriels73… Le développement historique de l’état des lumières permet sur cette base la généralisation de cette capacité comme condition de l’établissement complet du régime industriel : comme le dit clairement Saint-Simon, « on voit les gouvernés, comme gouvernés et à part des gouvernants, se tracer eux-mêmes des règles de conduite et montrer à leurs guides la seule route qu’ils aient à suivre ? » et « la masse de la 200population, c’est-à-dire que la plus grande partie des travailleurs, [est en train d’acquérir] la capacité suffisante pour être en état de conduire eux-mêmes leurs affaires » (respectivement L’Industrie, 1816-1818, in 2012 p. 1502 et Des Bourbons et des Stuart 1822, in 2012 p. 2742). La capacité administrative devient commune à tous et permet « la gestion des affaires de chacun » en conformité avec le but social, qui est le bien commun défini par l’accès du plus grand nombre, et en particulier des classes les plus pauvres, aux jouissances temporelles et spirituelles. Que recouvre alors cette capacité ? On peut être tenté, là encore, de la réduire à un contenu gestionnaire et financier (savoir faire un budget, gérer un revenu c’est-à-dire gérer ses dépenses en rapport avec ses recettes, gérer un capital74, disposer de ressources…) dont l’importance nouvelle et incontournable a été soulignée par Saint-Simon. Cette dimension marque donc irrémédiablement la politique, en particulier lorsque l’on traite du Budget étatique non transformé75. Pour autant, la capacité administrative ne se réduit pas à cela. Puisque, comme on l’a vu, elle engage clairement la nécessité de dépasser une situation de dépendance dans les rapports entre gouvernés et gouvernants et ainsi entre tous les producteurs, elle recouvre d’autres dimensions que la dimension étroitement financière ou économique. Elle incorpore obligatoirement les autres dimensions de ces rapports. Si les deux capacités positives décisives et nécessairement devenues séparées ont toujours été pour Saint-Simon la capacité scientifique (au plan spirituel, avec sa composante des sciences mais aussi celle des arts) et la capacité industrielle (au plan temporel), la capacité administrative, c’est la possibilité de combiner ces deux capacités de base, de manière pratique, en faveur du but social, au niveau individuel et collectif. Il faut donc interpréter, selon nous, la capacité administrative comme la « capacité combinante » ou la « capacité en combinaison » (Le politique 1818-1819, p. 1859 et p. 2000), ne relevant alors pas seulement de la finance et de la gestion économique. De plus, cette capacité intègre 201une dimension morale essentielle, car sans cette dernière le statut de dépendance et d’obéissance au sein des rapports humains se maintient. La capacité administrative intègre donc la capacité à mettre en œuvre la fraternité industrielle entre citoyens : la capacité administrative permet de combiner non seulement des capacités, mais aussi les hommes : le peuple est ainsi combiné avec ses chefs, et non enrégimenté. Ainsi la pleine expression de la logique capacitaire dans la société est permise par la capacité administrative, qui, bien qu’inégale en degré, est généralisée dans le corps social. Elle est supposée être l’expression achevée, alors non fictive et non trompeuse, de la participation des citoyens à la société industrielle achevée.
Les deux éléments relevés conduisent alors à préciser la construction politique avancée par Saint-Simon. Malgré la difficulté à ordonner au cours de ses écrits successifs les rapports entre les diverses dénominations des capacités chez Saint-Simon, notre interprétation est que ce que Saint-Simon a nommé auparavant la « capacité politique » a pris la forme de la capacité administrative, justement caractéristique des rapports politiques nouveau du régime industriel complet. La science politique s’adjoint une capacité pratique, qui est la capacité d’administrer.
Cette capacité est alors la base de la possibilité d’une horizontalité des rapports dans la hiérarchie capacitaire juste de la société, car elle apparaît chez tous les citoyens producteurs, y compris, comme on l’a vu, chez les prolétaires, et permet de se soustraire au gouvernement. Elle permet même de dépasser même l’usage d’un pouvoir. Si on fait une lecture de la proposition de Saint-Simon du côté de l’auto-organisation, et d’une sorte de dissolution de l’État, on voit alors qu’à notre sens, Saint-Simon est assez loin de la défense du rôle autonome d’une administration comme corps spécifique prenant en main l’efficacité sociale, même sous la forme d’une République administrative. On pourrait alors regarder du côté du contemporain Godwin (1756-1836) qui défend l’idée qu’un gouvernement est un mal nécessaire, qui avance la nécessité d’être moins gouverné, ainsi que le rôle de la raison : autant d’expressions que l’on retrouve chez Saint-Simon. Cependant la notion d’« administration » n’existe pas chez Godwin, et la base utilitariste individualiste de cet auteur n’est pas conforme à la pensée de Saint-Simon. L’innovation avancée par Saint-Simon, avec la notion de capacité administrative, doit plutôt être vue comme permettant la mise œuvre de ce qui est devenu 202la forme centrale de la participation des citoyens à la vie publique dans un ensemble de dispositifs, intégrant, sans s’y limiter, la liberté de la presse, la participation à la formation de l’opinion publique, le droit de pétition, et la représentation, éléments relevés antérieurement et défendus par Saint-Simon. Cette innovation, qui à notre connaissance, demeure propre à Saint-Simon à cette époque76, prétend alors ouvrir une brèche finale dans la définition même du politique.
Saint-Simon a toujours défendu l’unité et l’ordre de l’organisation sociale. Cela suppose une coordination de la multiplicité des initiatives horizontales liées à la capacité généralisée d’administration. Cette coordination semble passer par la forme des associations particulières des citoyens eux-mêmes, combinées entre elles en une organisation globale :
[C]’est la tentative d’une association libre des membres de la nation travaillante que nous vous annonçons […] vous devez (comme je vous l’ai déjà dit dans mon précédent écrit) réorganiser la nation de la même manière et d’après les mêmes principes qu’on procède à la formation des associations particulières » ; « Le moment où la constitution industrielle est mûre peut être fixé avec une certaine précision par cette double condition fondamentale :1o Que, dans la très grande majorité de la nation, les individus soient engagés dans des associations industrielles plus ou moins nombreuses, et liées entre elles deux à deux, trois à trois, etc., par des rapports industriels, ce qui permet d’en former un système général en les dirigeant vers un grand but industriel commun, pour lequel elles se coordonnent d’elles-mêmes, suivant leurs fonctions respectives […] Sur trente millions de Français, il y a vingt-neuf millions et demi d’industriels, formant entre eux différentes associations suffisamment étendues, et suffisamment combinées entre elles (respectivement : Loi sur élections 1820, Du système industriel 1820-1822, in 2012 p. 2306, p. 2771 et p. 2549 et p. 2550).
Il semble donc s’agir de généraliser cette capacité administrative, pour ne pas la réduire à des expériences isolées, en la transposant alors dans une association générale, ou dans une fédération d’associations, engageant tout le corps social, avec une fonction de direction garantissant la 203coïncidence entre les intérêts particuliers et l’intérêt général, autour du but social de jouissance de tous les producteurs. Cette capacité administrative socialisée peut alors s’organiser autour de trois occupations : former les projets de production matérielle et intellectuelle pacifique, examiner et évaluer ces projets, et enfin les exécuter, bousculant les frontières entre les trois pouvoirs habituels délimitant le législatif, l’exécutif et le judiciaire.
Au total, si l’on retient notre interprétation, Saint-Simon semble avancer un système politique complexe, avec des institutions politiques classiques formelles (chambres de représentants, Conseils, Roi parfois) et informelles (parti, opinion, presse…) compatible avec l’arsenal républicain, avec des mixités nouvelles et des transversalités du fait de l’irruption d’un niveau horizontal (associations particulières et leur direction coordonnée), plus typique des revendications d’une République démocratique telle qu’elle apparaîtra ensuite et surtout en 184877. Si l’orientation générale de Saint-Simon n’est à coup sûr pas étatique, il est néanmoins difficile de cerner strictement la signification de son projet78. Saint-Simon s’est nettement expliqué sur les formes degouvernement, et il a indiqué que l’arbitraire, lié au rapport entre gouvernants et gouvernés, subsiste, indépendamment des toutes les formes possibles (y compris républicaine), tant que le but d’association n’est pas pleinement conscient et intégré. Cependant, lorsque le système politique se fonde sur l’action d’administrer, Saint-Simon n’avance pas clairement les formesd’administration qui pourraient correspondre au principe de ce nouveau système politique. La seule indication fournie est la mise en place d’un Conseil d’administration suprême qui couronnerait un montage institutionnel représentatif assez classique (le roi et ses conseils scientifique et industriel, les chambres…), et qui semble en fait encore relever d’un ordre transitoire, certes proportionné à l’état des lumières (les circonstances), mais encore provisoire. Mais surtout, la vision harmonieuse de l’administration, écartant tout effet de domination, renvoie chez l’auteur 204au finalisme optimiste de sa philosophie de l’histoire, et elle en paie le tribut théorique. Le progrès de l’esprit humain et la conscience du but social final du régime industriel achevé (l’accès aux jouissances par le travail), aidée par le rôle de l’éducation et de l’instruction, avec la science et une morale terrestre, finissent par tout aplanir : « n’oublions pas d’ailleurs que, dans une société de travailleurs, tout tend naturellement à l’ordre. » (L’organisateur 1819-1820, in 2012 p. 2187). La métaphore de la caravane (ibid., p. 2210-2213), dans laquelle les chefs qui savent où ils vont sont devenus des guides, va clairement indiquer pourquoi l’action de gouverner s’annule presque ; en effet le vague, et donc l’arbitraire possible des hommes et même des lois79 disparaissent, du fait de cette clarté du but social et des principes qui y sont associés. Une logique de la transparence, de la confiance non aveugle mais raisonnée transforme alors tout le système politique : « Ce n’est plus à la volonté des guides que la caravane obéit (en la supposant un peu éclairée), c’est à sa propre conviction, résultant des démonstrations qui lui ont été présentées » (ibid., p. 2211). Ce finalisme optimiste du régime administratif vers lequel tend l’espèce humaine et au sein duquel toute forme de domination serait minimum fait alors l’impasse sur nombre de contradictions et donc d’effets de domination : il postule par exemple une classe unique de travailleurs intégrant les capitalistes actifs, en sous-estimant les contradictions entre prolétaires et chefs d’industrie, ce qui va très vite poser des problèmes politiques et interprétatifs énormes, et lui interdisant de compter parmi les associations les associations ouvrières autonomes ; il ne prend pas en compte des effets de domination liés au statut du salariat (le salaire étant compris seulement comme résultat d’une négociation de gré à gré80) ; il fait disparaître les effets d’inégalités dus à la hiérarchie du niveau des capacités et de leur spécialisation en genres, ou la persistance et 205reproduction d’inégalités malgré le rôle de l’éducation et de l’instruction, et parfois par ce rôle même81 ; il repose enfin sur l’identification certes non spontanée et non mécanique, mais finalement réalisée de l’objectif et du subjectif, du collectif et de l’individuel dans cette histoire humaine achevée… Administrer et en même temps s’administrer devient donc la traduction politique complète du rôle des lumières, permettant pour Saint-Simon la participation complète des citoyens à la chose publique, avec le bien public comme objet, mais sans aucun doute en évacuant alors nombre de contradictions.
CONCLUSION
L’examen du rapport de Saint-Simon à l’idée républicaine n’est pas incongru et ne peut prendre sens que si l’on admet trois éléments. Le premier est de ne pas réduire la doctrine de Saint-Simon à celle d’un industrialiste se contentant de caler sur le politique un modèle d’organisation de la production, voire de grande firme, productiviste, mécanique et réducteur, au point que le politique même n’ait plus d’objet. Le deuxième revient à admettre que la définition même de l’idée républicaine est non figée, et relative à certains conditions historiques et idéologiques (Moatti et Riot-Sarcey, 2009), même si l’on peut y associer l’indication d’une direction et une condition de possibilité (Grange, 2018). Si, en France, l’épisode historique de la Révolution française constitue un marqueur décisif qui ne peut être omis, il ne peut suffire à caler une appréciation, à partir du constat d’éléments qui seraient conformes ou bien en décalage avec un contenu prédéfini 206de l’idée examinée. L’hypothèse retenue ici est que l’idée républicaine peut courir sous des formes diverses, parfois renouvelées, directes ou indirectes, dont l’histoire et la pensée peuvent se saisir ou se ressaisir. C’est encore plus le cas dans des périodes de contraintes politiques et éditoriales (comme durant la Restauration, qui marque une bonne partie des écrits de Saint-Simon). L’objet étudié peut donc être mouvant, du fait des évolutions de la pensée collective et individuelle elle-même, mais aussi des stratégies et des éléments opportunistes. Le troisième et dernier élément repose sur l’hypothèse que les doctrines sociales reformulent les manières de lire l’histoire pour produire une pensée du monde et de son évolution. Elles sont donc amenées, comme la doctrine saint-simonienne le montre, à une relecture de cette histoire pour produire leur sens, avec des présupposés, à l’aide de catégories qui peuvent être transversales par rapport à l’idée républicaine de référence, mais qui, sur certaines questions, peuvent aussi l’alimenter.
Sur cette base, nous avons montré que, dans un contexte extrêmement instable, allant de la Révolution à la Restauration, Saint-Simon avait largement traité du politique et de son lien avec l’idée républicaine. Théoriquement, historiquement et même personnellement il est l’héritier de la philosophie des lumières du xviiie et des formes politiques variables de la Ire République allant de 1792 à 1804. Mais il ne se revendique pas comme républicain. Les bouleversements et l’instabilité politiques d’une part, et l’entrée perceptible dans un nouveau monde industriel du premier quart du xixe d’autre part l’amènent à reformuler l’ambition philosophique et encyclopédique des Lumières et les formes politiques qui y sont associées (de Montesquieu à Rousseau), avec une recherche d’unité et d’ordre. Sa philosophie naturaliste de l’organisation le conduit à souligner l’importance de la totalité sociale hiérarchisée, sans toutefois négliger les libertés individuelles, peut-être même jusqu’à avancer certaines formes d’auto-organisation. Ce cadre de pensée du politique déplace la manière de lire l’idée républicaine, induit toute une série de décalages et semble même parfois l’évacuer. Ainsi, l’idée républicaine, selon Saint-Simon, ne pourrait en fait être une idée, dans le sens qu’il lui donne, à savoir un principe de lecture des modes d’organisation et d’évolution des sociétés, conforme à une science positive du politique. Le républicanisme ne relèverait pas d’une conception organique de l’organisation sociale, mais seulement critique, condamnée alors par le 207mouvement des choses et les progrès de l’esprit humain vers le régime industriel. Cela amène Saint-Simon à renvoyer la république à une simple forme de gouvernement, non sans importance, mais, comme toutes les formes de gouvernement, selon lui secondaire. Ce cadre l’amène aussi à modifier le sens de la formule républicaine de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, parfois même à en dénoncer des faux-semblants, mais aussi à introduire dans la définition du politique un questionnement peu présent ou minoré dans la représentation de l’idée républicaine elle-même. C’est le cas par exemple concernant le lien entre le politique et l’économique, en particulier concernant le statut de la propriété. Ce lien, malgré l’héritage social fort de la Révolution française (Roza et Crétois 2014), s’est vite réduit à la volonté d’assurer le respect du droit de propriété individuelle et de sa sécurité, en particulier chez des auteurs classés comme libéraux ou républicains libéraux (Constant notamment). Saint-Simon, en en faisant une question politique décisive et en rejetant tout principe substantialiste liant l’individu et l’organisation de la propriété, ouvre ou ré-ouvre à sa manière une interrogation qui va revenir de manière récurrente dans les revendications de république sociale dans le monde industriel qui se développe lors de la première industrialisation française, dans les années 1830 et 1840. C’est le cas encore dans la tentative de redéfinition du politique autour de la mise en cause des pouvoirs non seulement d’une classe sociale sur une autre, mais du principe même liant des gouvernants à des gouvernés, au travers des institutions politiques formelles (formes de gouvernements, répartitions des trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire et du type de représentation politique), mais, au-delà, dans le maillage même du réseau constitutif de la société industrielle. C’est le cas encore dans le déplacement des questions de souveraineté populaire, des questions de mixité non seulement des formes de gouvernement, mais de mixité entre un principe de gouvernement avec celui d’administration, ou de mixité entre système de représentation politique et auto-organisation. C’est le cas encore des questions de droits des citoyens, avec l’hypothèse de ce que l’on pourrait appeler un faisceau hiérarchisé de droits politiques non limités au vote. C’est le cas encore concernant le statut de la méritocratie et le rôle de l’éducation.
208La postérité de la pensée de Saint-Simon va d’ailleurs, selon nous, vérifier cette double caractéristique de décalage et d’entrecroisement avec l’idée républicaine. En effet, d’un côté, les diverses écoles saint-simoniennes, après 1825, vont prolonger, parfois en le modifiant, le cadre d’analyse ouvert par Saint-Simon. On retrouvera ainsi dans l’École dominante constituée de 1825 à fin 1831 par Enfantin et Bazard le rejet d’une théorie des droits naturels et des garanties, du « constitutionalisme », la confirmation de l’importance des rapports entre égalité politique et égalité économique avec l’introduction de la notion d’exploitation de l’homme par l’homme incluant alors la situation du salariat, mais sans se réduire à l’économique, et cette fois à l’aide d’une économie politique beaucoup plus poussée. On ne trouvera par contre plus de référence nette à l’administration comme nouveau système politique laissant place à l’horizontalité, remplacée alors par la place nette confiée à l’intervention proprement étatique, dans une vision hiérarchisée et capacitaire plus poussée.
Mais on retrouvera aussi ce que les ouvertures et innovations avancées par Saint-Simon ont laissé comme incertitudes. Les divers saint-simonismes et leur évolution permettront ainsi l’évolution vers un républicanisme socialiste explicite de certains saint-simoniens, qui joueront plus tard un rôle très important au sein de la IIe République (Carnot, Pecqueur, Leroux, et Buchez après le schisme de l’École dominante fin 1831). Mais on trouvera aussi la participation d’autres saint-simoniens au césarisme du Second Empire, après le coup d’État de 1851, avec son industrialisme affairiste et le rôle à nouveau actif d’Enfantin, de Chevalier, de Pereire… Les ferments de la pensée de Saint-Simon se retrouveront aussi dans la défense d’une religion civile républicaine (Leroux, Reynaud, mais aussi Buchez) que l’on considérera plus tard, sous la IIIe République, comme antinomique avec l’idée républicaine. Face à cet éventail surprenant, sous peine de renouveler une interprétation courante de la doctrine saint-simonienne comme matrice d’un économicisme industrialiste indifférent au politique et donc susceptible de s’adapter à tous les systèmes pourvu que le modèle industriel et managérial soit assuré, interprétation que nous avons ici tenté de contredire chez le maître, il faudra donc éclaircir ces nouveaux entrecroisements et contradictions des saint-simonismes avec la construction de l’idée républicaine.
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1 Nous pensons en particulier à Rousselière (2011).
2 Ladite parabole des abeilles et des frelons de Saint-Simon (Le politique 1818-1819, in 2012 p. 1952 et surtout 1957-1965 ; L’Organisateur 1819, in 2012 p. 2119-2124 ; et Du système industriel 1820-1822, in 2012 p. 2543) a valu un procès à Saint-Simon et a largement contribué à le faire connaître. Elle repose sur le raisonnement suivant : supposons que disparaisse subitement la partie la plus qualifiée des producteurs (scientifiques, artistes, ingénieurs, industriels, cultivateurs), alors toute la nation serait en difficulté ; à l’inverse, la disparition de la partie la plus élevée de l’État (famille royale, aristocratie foncière, dignitaires de l’armée et de l’Église) n’aurait aucune conséquence pour la nation.
3 Cette thèse trouve des coïncidences avec celle, plus large, avancée dans des travaux récents de bons connaisseurs des textes de Saint-Simon : ainsi Musso (2017), dans son interprétation de l’industrie comme religion et du rôle de Saint-Simon dans la genèse de cette vision du monde (chap. v), avance-t-il qu’avec cette orientation, on « congédie le politique » (p. 710, dernière phrase de l’ouvrage.) Il est intéressant de noter que c’est l’interprétation qu’Engels donne du texte de Saint-Simon : « il proclame la politique comme science de la production et il prédit la résorption entière de la politique dans l’économie » ([1877] 1885, p. 296).
4 Nous transformons ici la définition avancée par Grange (2018, introduction). La variabilité des formes politiques durant la Ière République (de 1792 à 1804) est en effet grande, et nombre de républicains n’ont pas eux-mêmes exclu de ces formes une évolution de la Charte de la Restauration vers une monarchie parlementaire à l’anglaise. L’hypothèse que l’idée républicaine n’a existé et n’existe que sous la forme de cultures distinctes et de formes politiques variables n’exclut pas d’en rechercher le fil commun. On peut avancer que ce fil se définit par un rapport au politique spécifique liant les libertés des individus et la reconnaissance d’une communauté comme sujet politique construit (peuple, volonté générale…). Ce fil peut être parcellaire et instable, par exemple sous la Révolution, ou trouver selon les périodes une forme synthétique et une assise plus ou moins durables (par exemple sous la IIIe République).
5 Un des premiers emplois du terme « socialisme » se trouve dès 1832 dans le journal le Globe devenusaint-simonien, dans un article de Xavier Joncières, de manière critique, l’opposant au terme alternatif, l’individualisme : « Nous ne voulons pas sacrifier la personnalité au socialisme, pas plus que ce dernier à la personnalité. L’harmonisation de ces deux faces de la vie de l’homme est le but de tous nos efforts » (p. 176). On pourrait sans doute défendre cette double revendication comme étant républicaine.
6 Carnot, Leroux et Reynaud avec la reprise de la Revue Encyclopédique en avril 1832, ou en 1833 avec leur rôle dans l’écriture du Manifeste de la Société des droits de l’homme et du citoyen, ou par exemple encore Joseph Rey ; le rôle de certains ex-saint-simoniens en 1848 et dans la IIe République fait aussi partie du paysage à analyser.
7 Saint-Amand Bazard fut l’un des deux « pères suprêmes » de l’École dominante du saint-simonisme, avant de refuser l’orientation insufflée par l’autre dirigeant, Prosper Enfantin (1796-1864).
8 Sur plus de 500 pages, Nicolet consacre seulement deux pages et demi à la place de l’idée républicaine sous la Restauration (p. 135-137).
9 Les textes du Politique (1818-1819) et de l’Organisateur (1819-1820)sont des pièces non exclusives mais essentielles.Ils ont été écrits antérieurement aux textes plus connus de L’Industrie (1816-1818), mais l’unité du projet de Saint-Simon, avec ses évolutions, sur lesquelles nous reviendrons, ne fait pas de doute.
10 « Les républiques les plus célèbres, telles que celles d’Athènes, de Sparte, de Rome et de Carthage, ont eu lieu du temps du polythéisme. Depuis l’établissement du déisme, les peuples qui ont joué le premier rôle ont vécu sous le gouvernement monarchique de plus en plus perfectionné. » (Écrits sur la nouvelle encyclopédie 1808-1810, in 2012 p. 613).
11 Respectivement, Mémoire sur la science de l’homme 1813, in 2012, p. 1144 ; et Le politique 1818-1819, in 2012 p. 1854, p. 1970. À noter que Saint-Simon était membre de la section française de la Society of the Cincinnati, société dont le premier président fut Georges Washington. Cincinnatus est représenté comme vignette dans l’ouverture du Politique.
12 Les communes, ou essai sur la politique pacifique 1818, in 2012 p. 1735-1736.
13 Saint-Simon est ici dépendant d’une bonne partie de l’historiographie de son époque (Augustin Thierry notamment, qui fut son secrétaire entre 1814 et 1817), selon laquelle le pouvoir des Francs est issu des conquêtes, face au peuple gaulois dominé.
14 « On a commencé par fixer notre attention sur l’histoire des Grecs et des Romains, on a enflammé nos jeunes cœurs pour les vertus des Gracques et des Brutus, on a frappé nos âmes encore tendres du poinçon du républicanisme. Ce sont les sentiments démocratiques qu’on nous a inspirés, quand on nous a fait passer de l’étude des langues anciennes à celle de la langue française. Jean-Jacques, Voltaire, Helvétius, Raynal, tous les encyclopédistes – sans en excepter Diderot (qui souhaitait pendre le dernier des rois avec le boyau du dernier des prêtres) – ont été les auteurs qu’on a mis dans nos mains. Notre éducation a atteint son but, elle nous a rendus révolutionnaires. Nous avons fait une révolution, et nous avons bien fait, puisque nos institutions sociales étaient en arrière de nos lumières. » (Écrits sur la nouvelle Encyclopédie 1808-1810, in 2012, p. 600). « Il s’est donc fait en 1789 de bonne politique en France. Il a continué à s’y faire de très bonne politique, on pourrait même dire de la politique très pacifique… » (Le Politique 1818-1819, in 2012, p. 1895) ; « L’objet direct de nos travaux est de rappeler à la nation française le projet qu’elle a connu, l’entreprise qu’elle a faite en 1789. C’est de lui démontrer que ce projet était bon, qu’il était éminemment moral… » (ibid., p. 1999).
15 « Les industriels n’ont joué aucun rôle actif pendant le cours de la Révolution. Ils n’ont rien gouverné, rien administré des affaires publiques… » (L’Industrie 1816-1818, in 2012, p. 1461). Pour Saint-Simon, les légistes, « classe intermédiaire » entre la classe des travailleurs et celle des oisifs, et gérant l’ordre temporel, ne produisent rien et sont à la charge de l’industrie ; mais ils sont les régulateurs de l’opinion publique et des actions politiques (Du système industriel 1820-1822 et Catéchisme industriel 1823-1824). Cependant, ce sont eux qui ont joué un rôle important dans la destruction du despotisme militaire et des jugements arbitraires. La substitution du droit public par l’économie politique doit correspondre à la substitution du rôle des légistes par celui des industriels, qui doivent s’instituer en politiques (transformer leur capacité en pouvoir du bien commun).
16 Originellement (1793), la formule est : Liberté, Égalité, Fraternité ou la mort ». C’est d’ailleurs sous cette forme qu’elle est évoquée par Saint-Simon, qui critique le rapprochement « métaphysique » (i.e. non positif) des trois idées (Écrits sur la nouvelle encyclopédie 1808-1810, in 2012 p. 662).
17 « La Déclaration des droits de l’homme, qu’on a regardée comme la solution du problème de la liberté sociale, n’en était véritablement que l’énoncé… » (L’Industrie 1816-1818, in 2012, p. 1600). A posteriori, Saint-Simon fait une biographie dans laquelle il écrit notamment : « J’étais militaire avant la Révolution, et j’ai en cette qualité, défendu la cause de la Liberté dans la guerre d’Amérique, où j’ai été blessé […] C’est ainsi qu’après avoir refusé la place de maire de Falvy, je développai, les jours de repos, dans des discours publics, à mes frères des campagnes les avantages de la Liberté et de l’Égalité » (À la société du lycée 1802, in 2012, p. 77). Par-delà les adaptations tactiques de Saint-Simon, on peut regarder aussi la réponse à Burke (Écrits sur la nouvelle encyclopédie 1808-1810, in 2012 p. 612-613).
18 Cf. sur la liberté la longue note importante dans Du système industriel (1820-1821, in 2012, p. 2348-2349, note a), dans laquelle Saint-Simon écrit notamment : « il faut un but d’activité, je le répète, et la liberté ne saurait en être un, puisqu’elle le suppose. Car la vraie liberté ne consiste point à rester les bras croisés, si l’on veut, dans l’association. Elle consiste au contraire à développer, sans entraves et avec toute l’extension possible, une capacité temporelle ou spirituelle utile à l’association ».
19 « Ils veulent 1788. – Nous voulons 1789. Ils veulent des privilèges. – Nous voulons l’égalité civile, judiciaire et politique. » (Le politique, 1818-1819, in 2012 p. 1918). « Le système industriel est fondé sur le principe de l’égalité parfaite… Il s’oppose à l’établissement de tous droits de naissance et même de toute espèce de privilège… » (Catéchisme des industriels, 1823, in 2012 p. 2905). « Sous le régime industriel, qui sera essentiellement celui de l’égalité, il n’est point désirable que les mêmes familles conservent des richesses pendant beaucoup de générations » (Trois écrits sur la Révolution européenne 1823, in 2012 p. 2854).
20 À noter que, contrairement à ce qu’avancent de nombreuses interprétations managériales de la pensée de Saint-Simon, les « mises » ne correspondent pas seulement à des apports en capital, ou même sous leurs formes financières en argent, mais à tous les types d’apports, y compris en travail (cf. aussi sur le sens de cette règle de justice vue comme égalitaire, L’Industrie 1816-1818, in 2012, p. 1635 ; Du système industriel 1820-1821, in 2012, p. 2464 note a, mais aussi Le Politique, 1818-1819, in 2012, p. 1874 et 1894 ; Propositions relatives à la loi des finances 1819, in 2012 p. 2097 ; Des Bourbons et des Stuarts 1822, in 2012 p. 2747-2748). D’ailleurs, dès les années 1820, Saint-Simon assimile la mise à la capacité et le terme disparaît à partir de 1822.
21 Rappelons que chez Saint-Simon les travailleurs forment une classe qui regroupe tous ceux qui participent à la production de choses matérielles et immatérielles « utiles » ou « utiles et agréables » intégrant aussi bien les capitalistes actifs que les non propriétaires prolétaires, et s’opposant à une classe oisive (propriétaires non actifs et leurs collaborateurs), qui consomme sans produire. Rappelons aussi que, selon nous, les références à l’utilité dite commune et générale chez Saint-Simon, au bien-être et au bonheur ne sont pas issues de la métrique benthamienne, mais qu’elles proviennent d’une filiation très différente, celle allant de Helvétius aux Idéologues Destutt de Tracy et Cabanis.
22 Dans les premiers écrits, Saint-Simon parle de cette catégorie comme étant un « surplus de l’humanité » attaché au mot égalité, et de populace en les associant aux excès de la Révolution. Plus tard, il donne une définition précise des prolétaires ou de la classe prolétaire : « Le mot prolétaire désigne un homme qui ne jouit d’aucune espèce de propriété. » (L’Industrie, 1817 ou 1818, p. 1728 note a). C’est le hasard de la naissance qui, pour Saint-Simon, met ce genre de producteurs dans cette situation. Sur l’intégration des prolétaires comme associés, avec le peuple et les ouvriers, et l’expérience de la Révolution (i.e surtout, pour Saint-Simon, le rachat des biens nationaux, cf.Catéchisme des industriels 1823-1824, in 2012 p. 2763, 2766 et Opinions littéraires, philosophiques et industrielles 1825, in 2012 p. 3072-3077, 3101-3102).
23 Sur la base d’une variété physiologique européenne de l’espèce humaine, la nation française, comme corps organisé, est une association issue d’un processus historique de combinaison d’intérêts matériels mais aussi moraux (patriotisme ou esprit national) entre les conquérants Francs et les Gaulois dominés. La nation est structurée en classes, base de l’organisation nationale, mais, à un moment donné, certaines classes (gouvernantes ou non) peuvent être en rupture avec la nation. La souveraineté suppose que l’association nationale se gouverne elle-même avec un centre de volonté et d’action qui fixe la direction, et ne soit pas assujettie. Saint-Simon a accordé une grande importance à la sauvegarde de la souveraineté nationale française par la Révolution, avec la formation d’une défense commune, même si par la suite cette sauvegarde a évolué vers la conquête et la conservation des conquêtes, renouant alors avec le régime féodalo-militaire. L’attachement à ce principe a été renouvelé face à la coalition étrangère de 1815, lors de la chute de Napoléon.
24 Saint-Simon préfère par exemple se référer plusieurs fois aux Médicis « négociants et fabricants, comme chefs du peuple » et symboles de la capacité industrielle par rapport à la capacité militaire, au xve siècle (Trois écrits sur la révolution européenne 1823, in 2012 p. 2837 et p. 2847 ; Opinions littéraires, philosophiques et industrielles 1825, in 2012 p. 3055 notamment), qu’aux Ciompi ouvriers cadreurs de laine révoltés, à l’origine d’une des formes républicaines de l’histoire politique de Florence au xive siècle.
25 « Établir la liberté de la presse est la seule manière de donner à tout citoyen sans exception le moyen d’exercer son droit de souveraineté […] Il est peu important qu’un grand nombre de citoyens obtiennent voix délibérative dans les affaires publiques. Le point essentiel, c’est que personne ne soit privé du droit de faire connaître son opinion politique, quelle qu’elle soit… » (Le Politique 1818-1819, in 2012 p. 1945, dans une réponse à Benjamin Constant).
26 « J’entends ici, par chefs des différents travaux, tous les industriels qui ne sont pas purement ouvriers, c’est-à-dire exécutants, et qui prennent une part plus ou moins grande à la direction des travaux » (Du système industriel 1820-1821, in 2012 p. 2565 note a)
27 La discussion de la loi, qui porte sur la capacité politique, et modifie le système d’élection à deux collèges en vigueur en un seul, est déjà hantée par la question des « prolétaires » (par exemple dans l’intervention de Cuvier, mais aussi dans le texte de Saint-Simon de l’Industrie discutant la loi). Saint-Simon élargit la question, au-delà de la capacité politique, sur ce qui peut donner sens à un ordre capacitaire véritable.
28 À noter que Saint-Simon utilise et défend alors un droit de pétition à la Chambre des députés reconnu par la constitution de 1791, et maintenu sous la Restauration dans la Charte de 1814. L’usage de ce droit fut fortement minoré lorsqu’avec l’instauration de la IIIe République l’initiative des lois fut confiée au Parlement et le vote est alors compris comme l’expression décisive de la souveraineté populaire par représentation.
29 Augustin Thierry est beaucoup plus influencé que Saint-Simon par la littérature historique et politique anglo-saxonne (William Robertson, John Millar et surtout Adam Ferguson) comme le montre la seconde partie du Tome 1er de L’Industrie (Politique) qu’il a écrite seul en 1817. Dans les textes écrits en commun, il y a ainsi quelques variations par rapport aux autres textes de Saint-Simon.
30 Proposition non aboutie car interrompue par de nouvelles conditions politiques après l’assassinat du duc de Berry (procès contre Saint-Simon pour sa parabole de 1819, loi du double vote donnant électeurs les plus fortunés un vote supplémentaire en 1820, arrestation de Saint-Simon lors des manifestations contre cette loi en juin 1820, mise en cause de la liberté de presse…). Il vise à défendre une nouvelle une alliance entre le Roi et les « communes », ces dernières étant alors assimilée à la Chambre des communes.
31 Cette proposition vise à faire le pendant auprès du Roi des propositions et décisions du pouvoir de Louis XVIII (loi du double vote en particulier) renforçant le poids des nobles dans les institutions. Son caractère conjoncturel n’est donc pas à exclure. Dans Sur la loi des élections (1820), Saint-Simon indique que les éligibles pour la députation (seulement les industriels les plus riches) représenteraient 30 000 personnes sur les 30 millions d’habitants en France (ibid., in 2012 p. 2302). Les électeurs seraient définis par une patente de 150 francs (industriels et artisans au sens étroit) ou par les conditions de propriété (charrue, terre…) liée à une exploitation agricole. Après l’élection d’une nouvelle chambre issue de la loi des doubles votes et dominée par les ultras (novembre 1820), Saint-Simon réactive encore plus nettement sa proposition d’une alliance politique et institutionnelle entre royauté et industriels, contre la noblesse ancienne et nouvelle.
32 Dans la série de dispositifs institutionnels proposés par Saint-Simon, la forme « parti » est aussi présente, notamment pour animer et inspirer la vie parlementaire. Dans Du système industriel (1820-1821), il appelle ainsi les agriculteurs, négociants, manufacturiers et autres industriels membres de la chambre des députés à former le noyau d’un « parti industriel » (in 2012, p. 2359 notamment). On a signalé aussi plus haut le rôle de l’opinion publique.
33 « C’est l’idée dominante de Condorcet que je vais critiquer, c’est celle qu’il a reproduite à chaque page de son ouvrage. Il nous présente toujours le gouvernement républicain comme étant l’institution politique vers laquelle tend l’esprit humain. C’est une idée fausse… » (La contestation avec M. Redern, 1811-1812, in 2012 p. 1024).
34 Cf. Dautry (1966, p. 45-46) encore : « Qu’il suffise de rappeler ici que, de la fameuse Parabole de novembre 1819, on peut tirer beaucoup de conséquences : que Saint-Simon était demeuré foncièrement républicain, – ou qu’il l’était redevenu. »
35 Dans son premier ouvrage central (Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, 1802-1803), il indique : « Mes amis, nous sommes des corps organisés. C’est en considérant comme phénomènes physiologiques nos relations sociales que j’ai conçu le projet que je vous présente » (in 2012 p. 118)
36 La notion se trouve déjà chez Helvétius, Lamarck, les médecins de l’école de Montpellier et chez l’Idéologue Cabanis, mais Saint-Simon veut lui donner une portée beaucoup plus large.
37 Y compris la question lancinante de l’époque : comment terminer la Révolution ?
38 « La raison indiquent et les faits confirment que la constitution militaire est celle du premier état de la civilisation. Elle correspond nécessairement à l’état d’ignorance des lois de la nature, d’où il résulte le défaut de moyens d’agir sur elle pour la modifier à l’avantage de l’homme. Mais à mesure que ces lois se dévoilent, et que cette action se développe, la société marche peu à peu, à l’ombre de sa constitution militaire, qui se modifie graduellement, vers la constitution industrielle, véritable destination de l’espèce humaine civilisée » (Du système industriel 1820-1822, in 2012 p. 185). On notera que la notion de constitution est ici plus structurelle et plus dynamique que le sens juridique étroit : il s’agit d’« un système quelconque d’ordre social tendant au bien commun » (De la réorganisation de la société européenne 1814, in 2012 p. 1261. Elle est donc équivalente à l’expression « régime » ou « système ». Cf. aussi plus loin l’expression « constitution de la propriété » et sa signification.
39 La philosophie de l’histoire justifiant le passage d’un régime théologique et militaire à un régime industriel et pacifique, n’est pas, là encore, propre à Saint-Simon, qui a emprunté beaucoup à Constant, à Dunoyer et à d’autres. Mais ici, ce n’est pas une philosophie de l’histoire construite autour de l’idée de liberté, de droit naturel ou de droit divin qui justifie l’industrialisme.
40 Pour autant, et contrairement à beaucoup d’interprétations récentes qui font de Saint-Simon un auteur industrialiste fondateur de la civilisation productiviste et scientiste, voyant dans le développement de l’industrie un nouvel âge d’or reposant sur la capacité scientifique et technologique infinie de l’homme dominant la nature, indépendamment des contraintes écologiques, ce finalisme est fondamentalement délimité et borné par la nature elle-même : l’exploitation du globe entier pour la production, l’action générale des hommes par la nature (et non sur la nature) cessera avec l’extinction inévitable du globe terrestre redevenant corps solide. Celle-ci impliquera alors la disparition progressive de l’humanité, précédée par sa perte de perfectibilité et son remplacement par une autre espèce animale. L’anticipation chez Saint-Simon n’est pas fondamentalement optimiste, du fait même des caractéristiques de sa philosophie naturaliste : l’âge d’or sur terre n’est en définitive que passager.
41 Par exemple le fondateur de la science politique italienne, Gaetano Mosca, dans ses Elementi di scienza politica ([1896] 1923) voit dans Saint-Simon un grand penseur politique, en le créditant de trois contributions majeures : une théorie de la classe politique construite non sur l’examen des formes de gouvernements, mais sur les modes effectifs d’exercice du pouvoir ; un rôle reconnu à une partie de la société, préfigurant les théories des élites ; et l’hypothèse d’un État idéal construit sur une correspondance stricte entre services rendus et rang occupé (mise/capacité). Avec Auguste Comte, Saint-Simon est situé dans la lignée de Machiavel, Marx and Engels, Gumplowicz et Michels.
42 Par exemple, dans la justification d’une alliance du pouvoir royal avec les industriels : « Le pouvoir royal […] doit donc se liguer franchement avec les gouvernés contre les nobles et les bourgeois, c’est-à-dire contre les gouvernants et contre les sous-gouvernants actuels. […] La classe des gouvernés, qui est la troisième classe de la société, se compose, pour la très majeure partie, des hommes les moins instruits et les plus pauvres. Mais elle renferme aussi tous les chefs des travaux industriels, c’est-à-dire tous les entrepreneurs de culture, tous les manufacturiers, tous les négociants et tous les banquiers. Or ces hommes qui, dans l’état actuel des choses, sont les véritables chefs du peuple, étant par cette raison ceux qui possèdent le plus grand pouvoir réel, ceux qui sont investis de la capacité la plus positive, ceux dont l’utilité est la plus directe, c’est avec eux que le roi doit se liguer » (Du système industriel 1820-1822, in 2012 p. 2611).
43 « Un principe est un point de départ. Si ce point que nous venons de reconnaître, et où nous avons été conduits par des faits ; si ce point, dis-je, est réel et bien marqué, la politique, dès lors, n’est plus dans le vague des conjectures. Elle n’est plus livrée au caprice des circonstances, son sort n’est plus attaché à celui d’un pouvoir, d’une forme, d’un préjugé. Son terrain est connu, sa manière est appréciée, et la science des sociétés a désormais un principe. Elle devient enfin une science positive. » (L’Industrie, 1816-1818, in 2012 p. 1498-1499) et : « Si le principe est vrai, il se convertira naturellement en précepte, et le fond trouvera sa forme. S’il est faux, il ne déterminera la direction d’aucun esprit, et la forme ne lui donnerait pas une vertu qu’il n’aurait pas eue lui-même » (ibid., note a). De même : « [I]l faut que le but d’activité générale soit changé pour que le système social le soit réellement. Tous les autres perfectionnements, quelque importants qu’ils puissent être, ne sont que des modifications, c’est-à-dire des changements de forme et non de système » (Du Système industriel 1820-1821, in 2012 p. 2347).
44 Sur des bases différentes, il y a des points communs avec la différence faite par de Tracy entre « un principe fondamental de la société politique » et « ses formes diverses ». Le principe fondamental lié à la volonté générale dit gouvernement national), tout autant que le principe fondamental reconnaissant d’autres sources que la volonté générale, comme le droit divin, la conquête, la naissance (gouvernement dit spécial) « peuvent produire toutes sortes d’aristocraties, ou de monarchies, et même de démocraties fédératives ou subordonnées les unes aux autres » (donc des formes). Cette distinction entre principe et forme amène l’idéologue à contester radicalement la division de Montesquieu entre gouvernements républicains, monarchiques et despotiques. Le cours de Guizot (1820-1822, 6e, 7e et 8e leçons) rejette aussi la distinction des formes de gouvernement. À noter que l’exemple du Danemark est cité aussi par Destutt (Commentaire de l’Esprit des lois de Montesquieu[1811] 1817, p. 9). Saint-Simon a lu cet ouvrage, qui a eu à l’époque un très grand succès. Rappelons aussi que, selon nous, la parabole des frelons et des abeilles se trouve déjà présente chez Destutt, et, pour Saint-Simon, elle n’a pas pour origine directe la célèbre fable (sans frelons) de Mandeville.
45 Sur le lien entre « la force irrésistible des choses » et les « circonstances » (favorables ou non) pour élaborer une véritable théorie de la politique, voir surtout Le politique 1818-1819, in 2012 p. 1969-1974). Sur les « lois de circonstances » et les « lois organiques », ibid., p. 1970-1971 notamment. Dans Le politique et dans Du système industriel (1820-1822) notamment, le terme « circonstances » est extrêmement présent pour aider à qualifier la situation politique et « faire de la bonne politique », et il ne relève pas d’un jeu de plume. Parfois, Saint-Simon note qu’« il faut la théorie suspende ses travaux, devenus trop abstraits pour les circonstances » (ibid., p. 1922), ce qui, comme nous avons tenté souvent de le souligner, est encore un témoignage chez Saint-Simon, du rapport non mécanique entre principe et circonstances, entre fond et formes.
46 Saint-Simon distingue éducation et instruction. L’éducation renferme ce qui est utile à savoir pour bien vivre en société, c’est-à-dire à l’entretien des relations entre membres d’une société, avec une capacité à la prévoyance. L’instruction renvoie aux enseignements stricts disciplinaires (lire, écrire, compter…). Saint-Simon considère que, tout particulièrement pour la classe des prolétaires, c’est l’éducation qui est décisive pour l’accroissement du bien-être social, y compris, par exemple, dans la capacité à administrer une propriété (ce qui témoigne à nouveau des limites de l’interprétation qu’on a nommée managériale des écrits de l’auteur). Cf. surtout Opinions littéraires, philosophiques et industrielles 1825, in 2012 p. 3074-3077.
47 Cf. aussi sur cette vision non mécanique des enchaînements entre fond et forme, entre circonstances et force de la nature, entre institutions et idées, et donc, au-delà de quelques formules lapidaires de Saint-Simon, sur la vision non étroite de la détermination du tout social par un régime industriel devenu nécessaire : « C’est l’institution qui forme les hommes, dit Montesquieu. […] Il est vrai. Mais aussi, ce sont les hommes qui font l’institution, et l’institution ne peut s’établir si elle ne les trouve tout formés d’avance, ou du moins préparés à l’être » (De la réorganisation de la société européenne 1814, in 2012 p. 1269-1270). À la base de cette vision non mécanique, il faut aussi relever que pour Saint-Simon la perfectibilité n’est pas indéfinie, comme chez Condorcet, c’est-à-dire avec une dynamique continue d’améliorations cumulées des facultés de l’esprit : il y a en effet chez lui des substitutions entre facultés, avec perte (La contestation avec M. Redern 1811-1812, in 2012 p. 818).
48 Le gouvernement mixte combinant divers éléments des trois formes de gouvernement est sensé caractériser un idéal républicain, notamment dans les Républiques de Venise, jusqu’au xviie siècle. Cette organisation politique aurait disparu avec la théorie de séparation des pouvoirs du modèle britannique et de Montesquieu. Comme l’ont montré plusieurs travaux, ce découpage n’est pourtant pas aussi simple qu’il n’y paraît et dépend là-encore de présupposés de lecture. En tout état de cause, il serait utile d’examiner la résurgence des propositions de mixité au xixe siècle, chez Sismondi (Bellet & Solal 2019b), mais aussi, de manière différente, chez Saint-Simon. Cela serait plus intéressant, selon nous, que la répétition de l’association abrupte des thèses de Saint-Simon à l’institutionalisation de la bureaucratie, de l’élitisme et du corporatisme.
49 Pour Saint-Simon, il y a une continuité entre la victoire des Francs et la classe des propriétaires fonciers nobles d’une part, et, d’autre part, entre les Gaulois vaincus et la classe des non propriétaires. La propriété féodale avait une justification d’utilité générale, liée à la conquête, à savoir la protection armée des populations, mais cette justification s’est peu à peu éteinte et a donc perdu sa légitimité.
50 Sur le rejet d’un accès de tous les citoyens (implicitement masculins) au vote, Saint-Simon est loin d’être isolé : le républicain Sismondi, par exemple, consacre de longs passages à justifier ce rejet et à lui opposer la formation d’une opinion publique.
51 Pour les références révolutionnaires à la loi agraire, cf. par exemple Lettre des deux philanthropes (1804, in 2012 p. 168), mais aussi la lignée des « Niveleurs français » selon l’expression de l’auteur, et sans doute assimilables aux hébertistes ou exagérés français, ayant selon lui influencé le républicain Condorcet (Textes sur les sciences 1807-1808, in 2012 p. 268).
52 « Car les propriétaires industriels jouiront nécessairement du plus haut degré de considération quand ils seront, plus particulièrement que les autres citoyens, chargés de voter l’impôt. Or l’expérience a prouvé que, parmi les chefs des premières maisons d’industrie, il se trouvait toujours des hommes qui avaient débuté dans la carrière comme simples ouvriers. Les citoyens de la dernière classe pourront donc toujours parvenir au premier rang, ce qui ne peut point exister dans un ordre social où la propriété territoriale sans capacité constatée donne le principal droit de voter l’impôt » (Du système industriel 1820-1822, in 2012 p. 2767)
53 On avancera plus loin une interprétation ayant le souci de ne pas assimiler chez Saint-Simon le gouvernement à l’État, et encore plus nettement, le souci de prendre en compte la caducité d’une définition du politique par le « gouvernement ».
54 Auguste Comte, qui a acquis deux actions du Politique en qualité de rédacteur, a envoyé des contributions à ce périodique (5e livraison, 1819) : il y fait une analyse plus poussée de l’importance de la loi des finances et il appuie l’idée que cette loi et la composition du budget sont beaucoup plus importantes en politique que l’examen de la forme des gouvernements et de leur éventuel mélange, qui est « purement accessoire et secondaire » (p. 114). Le texte de Comte est parfois plus explicite que celui de Saint-Simon sur la signification politique de la loi de finance, en France et en Angleterre. Rappelons que Comte a été associé à l’écriture du tome III et d’une partie du tome IV de L’Industrie.
55 Concernant le pouvoir judiciaire, l’analyse de Saint-Simon est délicate, car elle renvoie à l’analyse complexe du rôle des légistes comme classe intermédiaire, au cours du temps, avec des liens et des rôles différents selon les régimes. Ce point nécessiterait une analyse spécifique complète, que nous ne menons pas ici.
56 « Un immortel physiologiste, Bichat, a établi comme une loi de l’organisation humaine que les différentes capacités dont l’esprit humain est susceptible s’excluent mutuellement. L’expérience et le bon sens vous confirment journellement dans la vérité de cette maxime éminemment sociale, qui fonde sur une base inébranlable la nécessité des séparations et des combinaisons de travaux » (Du système industriel 1820-1822, in 2012 p. 2483). Et en 1807-1808, dans ses textes sur les sciences (in 2012, p. 268), Saint-Simon reproche à Condorcet sa proposition de gouvernement républicain fondée notamment sur l’absence suivante : « que la capacité et les qualités nécessaires pour obtenir des succès dans chacune des carrières étaient différentes, qu’elles s’excluaient réciproquement ».
57 Il s’agit de l’abolition des privilèges et des droits féodaux le 4 aout 1789, de la transformation des biens ecclésiastiques en biens nationaux en novembre 1789 avec une nouvelle répartition par division en parcelles puis regroupement en corps d’exploitation, et vente aux enchères à partir de novembre 1790, et enfin de la confiscation des biens des nobles immigrés absents de France, en 1792, et vente.
58 Saint-Simon ne fait pas de référence aux débats républicains sur le commerce et l’industrie, en particulier ceux de 1795 à 1799 (D’Ivernois, Roederer…) ; voir Livesey sur un républicanisme dit démocratique et marchand, et pour un point de vue très différent, les divers travaux de Kim Minchul ; mais aussi Bosc et alii (s.d. 2015). Saint-Simon n’évoque pas le droit à la subsistance, le droit au travail, le droit de chacun au soutien public en cas de maladie ou vieillesse, pourtant présents dans le Préambule de la constitution de 1793, pas plus que « l’économie politique populaire » et le droit à l’existence comme modèle républicain de Robespierre formulé en 1793. Il participe donc aussi à une certaine occultation des rapports révolutionnaires entre l’économique et le politique, en s’en tenant à la seule loi du maximum par exemple.
59 Cf. Le Politique 1818-1819, in 2012 p. 1847-1861, 1883-1884 surtout et de nombreux passages dans Du système industriel (1820-1822) et l’intégration de cette mesure dans le programme de réformes de Saint-Simon.
60 Say a soutenu Saint-Simon dans certaines de ses initiatives éditoriales : on le trouve par exemple parmi les 133 premiers souscripteurs à la lettre de Saint-Simon aux industriels, banquiers… incluse dans Du système industriel 1820-1822 (in 2012 note 621, p. 2704-2707). La lettre comporte des références nettes aux réformes constitutionnelles que nous avons évoquées en partie II. Say et Saint-Simon se trouvent aussi sur une position commune quant au rôle central de l’éducation dans la citoyenneté.
61 Saint-Simon emploie parfois l’expression « régime administratif » ou « système administratif » en place ou en équivalent de l’expression « régime industriel » ou « système industriel ; il oppose ainsi le système gouvernemental ou féodal ou militaire au système administratif ou industriel ou pacifique (Catéchisme des industriels 1823-1824, in 2012 p. 2915-2918 et p. 2928).
62 Saint-Simon emploie l’expression de « superposition » de l’action administrative à l’action gouvernementale. Cela ne signifie pas une pure et simple substitution, mais indique que l’action administrative doit être placée au-dessus de l’action gouvernementale dans la hiérarchie du pouvoir politique. Comme pour la notion de capacité, l’origine du sens est dépendante de la philosophie naturaliste de Saint-Simon : la superposition propre à la croissance des corps bruts en cristallographie s’oppose à la croissance organique propre aux corps organisés (Saint-Simon citant Vicq d’Azyr, Écrits sur la nouvelle Encyclopédie p. 1105). Dans l’organisation sociale, on peut se risquer à interpréter cette superposition du système administratif au système gouvernemental comme le cadre d’une nouvelle mixité de la constitution.
63 De même : « À présent, récapitulons ce qui s’est passé depuis le commencement de la Révolution. L’Assemblée constituante a tout bouleversé et n’a rien construit. Elle a fait beaucoup de métaphysique, mais elle n’a précisé aucune des idées qui doivent servir de base à l’organisation sociale. Elle a beaucoup diminué l’importance de la royauté, mais elle n’a point anéanti les pouvoirs dont elle a prouvé l’inutilité : elle s’en est emparée, et les a exploités. La Convention a changé la forme du gouvernement. Elle a établi la République. Mais elle n’a ni précisé, ni limité les pouvoirs du gouvernement qu’elle a constitué, de manière que l’action des gouvernants sur les gouvernés a été plus forte à cette époque qu’elle ne l’avait jamais été sous l’Ancien Régime. Le Directoire a concentré la force du gouvernement républicain dans son enceinte. Les cinq Directeurs se la sont partagée. Ils se la sont ensuite disputée, et s’en sont arraché mutuellement les lambeaux. Bonaparte a travaillé à remettre la nation sous le joug, en lui faisant perdre de vue les principes qu’elle avait proclamés au commencement de la Révolution, en la rendant conquérante, en créant une nouvelle dynastie, une nouvelle noblesse, un nouveau clergé. Enfin, le gouvernement actuel emploie tous ses efforts pour persuader à la nation que le seul bonheur auquel elle ait à prétendre est d’alimenter le faste et la fainéantise des courtisans, des nobles et des prêtres, en se résignant aux humiliations et aux impertinences qu’il plaît à ces classes parasites de lui faire essuyer… » (Des Bourbons et des Stuarts 1822, in 2012 p. 2745)
64 « Car, dans une société éclairée, la force des lois et celle des militaires pour faire obéir à la loi ne doivent être employées que contre ceux qui entreprendraient de troubler l’administration. Les conceptions directrices de la force sociale doivent être produites par les hommes les plus capables en administration. Or les industriels les plus importants étant ceux qui ont fait preuve de la plus grande capacité en administration, puisque c’est à leur capacité dans ce genre qu’ils doivent l’importance qu’ils ont acquise, ce sont eux qui, en définitif, seront nécessairement chargés de la direction des intérêts sociaux. » (Catéchisme des industriels 1823-1824, in 2012 p. 2897).
65 « Les conducteurs ne sont plus les chefs. Ils ne sont que les guides. Leurs fonctions, quoique très importantes, ne sont que subalternes… » (L’Organisateur 1819-1820, in 2012 p. 2211)
66 « Cette confiance renferme toujours implicitement la réserve expresse du droit de contradiction en cas de nouvelles démonstrations produites, qui prouvent qu’elle est mal fondée, ou de lumières suffisantes acquises par le croyant pour combattre les opinions reçues. Le peuple est donc loin de renoncer par là au libre exercice de sa raison » (L’Organisateur 1819-1820, in 2012 p. 2190).
67 Ibid., p. 1488. Lorsque Saint-Simon souhaite une « bonne administration des finances » et « une industrie la moins gouvernée possible », cela prend un sens un peu différent de celle avancée par une lecture économique dite libérale.
68 Cf. aussi Le Politique 1819-1820, in 2012 p. 2056 et L’Organisateur 1819-1820, in 2012 p. 2126, 2203, 2209-2214. On trouve la même idée chez Auguste Comte collaborateur au Politique (1819 p. 114)
69 De Gérando a été le président de la société pour l’école élémentaire (avec de Lasteyrie et Say comme vice-présidents), dont Saint-Simon a été souscripteur en 1815. Il a été de plus secrétaire général de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale à partir de 1800, société à laquelle Saint-Simon a appartenu. Le cours a été supprimé en 1821 et rétabli qu’en 1828. En dehors de courriers qu’il lui a envoyés, Saint-Simon a sans doute lu l’article de la Revue encyclopédique de 1820, consacré à la présentation de ce cours, et qui comporte un extrait de son introduction philosophique. Cf. particulièrement la similitude du recensement des expériences du « mode administratif » dans « la gestion des intérêts généraux », au travers d’une « multitude d’associations », effectué par Saint-Simon (Opinions littéraires, philosophiques et industrielles 1825, in 2012 p. 3090) et le plan du cours de 1819 écrit par de Gérando.
70 Si l’on accepte ce type d’interprétation, on pourrait aussi s’interroger sur la filiation possible entre Saint-Simon et Hauriou à propos notamment d’une philosophie de l’action et du rôle de l’administration dans la République (la IIIe pour Hauriou). Ainsi, de Lara (2011, p. 8) écrit à propos de cet auteur : « Le pouvoir réglementaire autonome et son encadrement juridique, autrement dit l’administration omniprésente et tutélaire plus le Conseil d’État – en particulier le recours pour excès de pouvoir –, sont le noyau d’un nouvel état de l’État à la fois tutélaire et libéral, holiste et individualiste, d’un type de gouvernement marqué par la primauté du pouvoir d’action, la dualité entre l’administration et la politique et de nouveaux rapports juridiques entre l’administration et les citoyens (dont le recours pour excès de pouvoir est le paradigme). Hauriou a entrevu dans le développement du droit administratif un nouveau régime d’État, porteur d’un nouvel aménagement de la souveraineté… ». Hauriou, dans son célèbre article De la formation du droit administratif depuis l’an VIII (1892) fait lui-même mention de Saint-Simon.
71 Opinions littéraires, philosophiques et industrielles 1825, in 2012 p. 3090. Dans Du système industriel (1820-1821, in 2012 p. 2629), Saint-Simon propose une politique de grands travaux, menés par l’association de capitaux, favorisant le développement de « l’ouvrage » (c’est-à-dire du travail, pour les ouvriers en particulier). L’État restait présent par l’octroi de concessions.
72 Opinions littéraires, philosophiques et industrielles 1825, in 2012 p. 3137.
73 Voir en particulier Des Bourbons et des Stuart 1822, in 2012 p. 2742 ; Du système industriel 1822, in 2012 p. 2763, et Opinions littéraires, philosophiques et industrielles (1825, in 2012 p. 3072-3074) avec l’expérience de Cateau-Cambrésis où les habitants de la commune s’associent pour devenir adjudicataires du territoire de leur commune et se partager les exploitations agricoles ; ou avec le remplacement des fabricants ruinés du fait de l’application de la loi du maximum par des ouvriers capables.
74 Vue de ce seul point de vue, la capacité administrative du propriétaire foncier, qui ne gère qu’un revenu et doit ajuster ses dépenses à ses recettes, est par exemple inférieure à celle du propriétaire industriel, qui engage un capital dans la production pour le rendre productif, et entretient un lien direct avec d’autres producteurs (Le politique 1818-1819, p. 1933-1934).
75 « La science politique consiste donc essentiellement aujourd’hui à faire un bon budget. Or la capacité nécessaire pour faire un bon budget est la capacité administrative. D’où il résulte que la capacité administrative est la première capacité en politique. » (Le politique 1818-1819, in 2012 p. 1950).
76 Auguste Comte, dans la partie de son Système de politique positive, composante du Catéchisme des industriels (3e cahier d’avril 1824 dont il est l’unique auteur), critique l’analyse du politique par le dogme de la souveraineté du peuple, les formes de gouvernement, le débat sur les constitutions, le rôle des légistes, et il défend la nécessité que le gouvernement des choses remplace le gouvernement des hommes… : autant de caractéristiques communes avec Saint-Simon. Cependant, on ne trouve dans ce texte pas un mot sur la distinction entre gouvernement et administration, largement développée par Saint-Simon (alors seul auteur) dans le 4e cahier.
77 Plusieurs mutuelles, associations d’aide, coopératives ont alors été créées par des saint-simoniennes et saint-simoniens, dissident(e)s ou non.
78 Saint-Simon, en 1825, dans un dialogue entre l’artiste, le savant et l’industriel, fait parler un industriel et lui fait dire : « moi-même, ce n’est qu’à l’aide de bien longs raisonnements que je suis parvenu à comprendre ce qu’est réellement l’administration » (Opinions littéraires, philosophiques et industrielles 1825, in 2012 p. 3139).
79 Rappelons que Saint-Simon a personnellement été en butte en 1819 à ce qu’il estimait être l’arbitraire d’un fonctionnaire quant à l’interprétation de la loi, et que cela a été l’objet d’une de ses pétitions aux députés concernant un article de la loi de finances (cf. partie II).
80 L’effet de subordination intégré à ce rapport en échange du travail est absente chez Saint-Simon, qui insiste seulement sur sa dimension pacifique, pragmatique et transactionnelle (Des Bourbons et des Stuart 1822, in 2012 p. 2742 ; Trois écrits sur la révolution européenne 1823, in 2012 p. 2801, 2839, 2847-2848 ; Catéchisme des industriels 1823-1824, p. 2887). À l’époque de Saint-Simon, il y a un contrat de louage d’ouvrage encore dominant, avec une certaine liberté contractuelle pour l’ouvrier, et non un louage de service (avec le travail devenant alors l’objet du contrat, au sens moderne du salariat).
81 Saint-Simon a parfois conscience de ce type de problème, qui concernera le débat républicain quant à la signification et les limites de l’égalité des chances et de l’égalité des opportunités. Par exemple, dans une note du Catéchisme des industriels (1823-1824), il signale : « Les riches jouiront toujours de l’avantage sur les pauvres de pouvoir consacrer plus de temps à leur instruction. Ainsi la doctrine générale leur sera enseignée avec plus de développement qu’aux pauvres. Mais l’instruction de la classe la plus pauvre sera poussée assez loin pour que les riches ne puissent pas abuser à leur égard de la supériorité de leurs connaissances » (in 2012, p. 2990, note a). On peut lire aussi le contenu révélateur de sa Lettre à MM. les ouvriers de novembre 1821, dans laquelle il fait surtout parler les ouvriers à leurs chefs (Du système industriel 1820-1822, in 2012 p. 2628-2632).
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-13254-7
- EAN : 9782406132547
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13254-7.p.0147
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/06/2022
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Saint-Simon, Républicanisme, liberté, égalité, fraternité, souveraineté populaire, économie politique, capacité, gouvernement, administration.