Revue des livres
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2021 – 2, n° 12. varia - Auteurs : Herland (Michel), Loulergue (Justine), Jacoud (Gilles), Desmedt (Ludovic)
- Pages : 357 à 372
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Marc Laudet, Charles Fourier, émergence d’une théorie sociale, Paris, Classique Garnier, collection « Bibliothèque de l’économiste », 2020, 450 p. ; Thomas Bouchet & Patrick Samzun (dir.), Libertaire ! Essais sur l’écriture, la pensée et la vie de Joseph Déjacque (1821-1865), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, collection « Les Cahiers de la MSHE Ledoux », 2019, 272 p.
Michel Herland
Université des Antilles
MÉMIAD EA-2440
En ces temps de déclin accéléré de la pensée socialiste, après le naufrage du collectivisme soviétique, après l’acceptation par les partis de gauche de l’absence d’alternative au capitalisme, il est rafraîchissant de revenir vers des auteurs qui croyaient encore tout possible. Seuls les hasards des calendriers éditoriaux incitent cependant à rapprocher Fourier, véritable défricheur de l’imaginaire et Déjacque qui ne fut qu’un anarchiste parmi d’autres et dont les mérites sont d’abord littéraires.
Le livre de Laudet est l’émanation de sa thèse, Émergence d’une théorie sociale dans le système productif de la Révolution Industrielle, sous la direction de Ramón Tortajada. Un titre qui aurait mieux convenu que celui finalement retenu car si Fourier y est évidemment très présent, on chercherait vainement dans ce gros livre de 450 pages à la typographie serrée l’exposé systématique de la pensée de Fourier et du fouriérisme. Certes ce travail a déjà été fait maintes fois et Laudet s’adresse visiblement à des lecteurs avertis. Il demeure qu’il aurait pu mieux justifier son titre (et moins dérouter ses lecteurs) en ne faisant pas l’économie d’un tel exposé. Car il est pour le moins surprenant de voir la liste des huit stades qui caractérisent la philosophie de l’histoire de Fourier (de l’Eden primitif à l’Harmonie finale) reléguée dans une note au bas de la page 318. Quant à liste des douze passions, si elle figure bien dans le texte (p. 290), elle ne s’accompagne pas de davantage d’explications. Ainsi le compte rendu détaillé du système de répartition (extrêmement 358complexe) des revenus du phalanstère imaginé par Fourier dans Le Nouveau monde industriel et sociétaire apparaît-il comme une divine surprise (p. 399-402).
Cet exemple illustre mieux qu’aucun discours la caractéristique du fouriérisme telle que résumée par Laudet : « doute absolu, écart absolu ». Comme la conclusion de ce même passage : « Le Nouveau Monde n’appartiendra jamais à notre monde, il se désire ». Quelle pourrait être, alors, sa vertu opératoire ? À en croire Daudet, un modèle idéal – quel qu’il soit ? – serait la condition de tout discours scientifique sur le social. Au-delà de l’analyse, il semble compter, comme Vaneigem (dont le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations est souvent cité), sur l’espoir que notre énergie créative, aujourd’hui dévoyée, récupérée, se libère enfin.
On l’aura compris, cet ouvrage n’est pas qu’une œuvre académique. Il est tout autant manifeste en faveur d’un socialisme renouvelé inspiré par Fourier comme par Proudhon également très présent. C’est ainsi en se référant à Proudhon – le mutuelliste ! – que Laudet appuie sa démonstration contre les associations ouvrières (chères à Walras qui n’apparaît quant à lui nulle part). Car Proudhon se méfiait en effet des associations qui lui paraissaient « cacher une arrière-pensée d’exploitation et de despotisme » et il les réservait à la grande industrie (Idée générale de la révolution au xixe siècle cité p. 304 et curieusement référencé sous le titre Idées générales… au pluriel).
Il faut surtout saluer la richesse de l’ouvrage de Laudet. Parmi maints points de vue intéressants, la forte distinction entre un socialisme gestionnaire, matérialiste, réaliste, s’inscrivant dans la tradition de Smith et finalement empêché d’atteindre son idéal et un socialisme romantique qui serait le seul véritablement révolutionnaire parce qu’affrontant directement « le rapport du désir et de la production » (cf. Scherer et Hocquengheim cités p. 339 à propos de Fourier).
Autre idée, celle suivant laquelle les zélateurs de la lutte de classe ne s’affranchissent pas de la volonté de pouvoir puisqu’il s’agit simplement de remplacer la domination d’une classe par une autre, tandis que le socialisme authentique viserait à l’anéantissement de cette volonté de pouvoir. Quels seraient alors les liens entre fouriérisme et anarchisme ? On regrette que la question ne soit pas posée et le mot anarchie ne figure d’ailleurs pas dans l’index des matières. Concernant l’index 359nominum, il se limite aux « personnes citées », à l’exclusion des auteurs de commentaires comme Vaneigem, Foucault, Rosanvallon, etc., lesquels apparaissent néanmoins dans la bibliographie.
Daudet reproduit les textes de plusieurs chansons de propagande (de Béranger, Maurice Boukay, le Chant de canuts, la Marseillaise). Il semble méconnaître le poète révolutionnaire Joseph Déjacque, l’auteur de L’Humanisphère, utopie anarchique (sic – 1858), crédité de l’invention du mot « libertaire ». Un anarchiste aussi original qu’inventif et que l’on découvre avec intérêt dans les études rassemblées sous la direction de T. Bouchet et P. Samzun. Contrairement aux autres auteurs socialistes, il demeura toute sa vie durant un ouvrier à l’existence aventureuse. Colleur de papiers peints, emprisonné en 1848-1849, puis exilé misérable à Londres et à Jersey, de nouveau colleur de papiers peints à New York puis à la Nouvelle Orléans, auteur-éditeur du journal Le Libertaire, et pendant tout ce temps poète prolétarien.
Si Fourier et Proudhon sont les principaux auteurs figurant dans l’index nominum, s’ils apparaissent comme des références incontournables pour Déjacque, il n’en suit pas qu’il fut à l’égard de l’un ou l’autre disciple fidèle. C’est par ce qui la sépare d’eux que sa pensée nous intéresse. Il récuse Proudhon comme plus libéral que libertaire, Fourier parce qu’il tolère des capitalistes dans son système. Dans De l’être humain mâle et femelle, texte adressé à Proudhon, il défend à la fois l’idée d’une différence de nature radicale entre les deux sexes et la revendication d’une rigoureuse égalité de traitement. Sa théorie politique est moins originale, aussi bien sur le plan de l’organisation de l’État que celui de la justice pénale. Quant à l’organisation de la production qu’il a en tête, elle est calquée sur Fourier concernant les séries et le travail attrayant, mais il s’en sépare en prônant une répartition conforme à la formule de Louis Blanc : « De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ». À noter encore qu’il se déclarait partisan du machinisme (« tous les progrès sont solidaires »).
Le Déjacque littérateur est celui qui risque de retenir le plus l’attention. Poète « strident, hargneux, qui sortait ses crocs », selon les contemporains, il est l’auteur d’un recueil, Les Lazaréennes, qui connut deux éditions de son vivant. Tandis que la première (1851) est l’œuvre d’un ouvrier en 360colère qui a connu la révolution de 1848, la prison, l’exil et la misère, la deuxième (1857) est enrichie par l’expérience américaine, la proximité avec la société créole esclavagiste (férocement dénoncée), l’amour pour des femmes, « brunes ou blondes », inaccessibles. La collection d’articles réunie par T. Bouchet et P. Samzun contient également des inédits de Déjacque dont trois poèmes inédits qui permettent de se faire une bonne idée de son talent. Soit par exemple les quatre derniers vers du sixième verset du poème La Misère :
C’est la haine à vingt sous qui nous saisit le cœur
La haine de ce monde en proie à l’égoïsme
Où le riche s’endort dans son lâche optimisme
En niant le malheur !
Le poème Février et juin est un exemple de la virtuosité du poète : onze strophes de onze vers alternant octosyllabes et alexandrins avec rimes embrassées. La huitième strophe contraste l’opulence des conservateurs et la misère du peuple :
L’ordre !… Ce mot sur votre lèvre
Conservateurs des vieux abus
C’est la débauche des écus
Aussitôt votre âme à la fièvre
Quand aux lueurs d’un bal sous de riches lambris
La misère qui rôde et murmure à la porte
Attend pour le flétrir que votre faste en sorte
La plainte de la faim se change-t-elle en cris
Allons soldats, debout ! Tonnez artillerie !
Comme à Naples, Milan, Tarnow et Varsovie
L’ordre règne à PARIS ! ! !…
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Christophe Reffait, Les lois de l’économie selon les romanciers du xixe siècle, Paris, Classiques Garnier, collection « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2020, 558 p.
Justine Loulergue
UNIL (Centre Walras-Pareto)
Université de Paris 1
(Centre d’économie de la Sorbonne)
L’intimité du roman réaliste avec l’économie consiste en une délibération sur la validité de lois naturelles qu’il ne s’agirait pas d’ignorer, si elles peuvent servir le romanesque.
Christophe Reffait, 2020, p. 155.
Les lois de l’économie selon les romanciers du xixe siècle, de Christophe Reffait, est un ouvrage qui se savoure. Très documenté, il a aussi pour qualité d’être particulièrement bien écrit.
C’est que Christophe Reffait est un spécialiste de littérature française, discipline qu’il articule de manière passionnante avec l’histoire de la pensée économique. Le résultat ne tire que des avantages de cette interdisciplinarité.
L’ouvrage est divisé en quatre parties, « Les passions et les intérêts », « La division du travail », « La loi des débouchés », et « La loi de Malthus ». Dans chacune d’elle, l’auteur examine le rapport qu’ont eu Stendhal (1783-1842), Honoré de Balzac (1799-1850), Gustave Flaubert (1821-1880), Jules Verne (1828-1905), ou encore Émile Zola (1840-1902), à ces problématiques économiques. On traverse ainsi tout le siècle, ce que malheureusement M. Reffait relève peu. Pourtant, le discours économique change considérablement de statut et d’audience durant toute cette période, et l’on peut difficilement supposer que le rapport des romanciers à l’économie politique est homogène. Il va sans dire que par ailleurs, le monde auquel est confronté un Stendhal au début du 362siècle est fort différent de celui qu’expérimente Zola. Une perspective plus historique aurait permis d’interroger autrement la diversité des rapports qu’entretiennent ces auteurs à l’idée qu’il existe des « lois de l’économie ».
Stendhal (Henri Beyle) sert de fil directeur à l’ouvrage, notamment parce qu’il est « le plus économiste de tous » (Reffait, 2020, p. 30). Dès 1805, et en particulier dans les années 1810 avec son ami Louis Crozet, il étudie de manière intensive les principaux économistes de son temps, et va jusqu’à écrire un début de traité pour répondre à J.B. Say. M. Reffait recoupe cette ébauche de traité et les notes prises par les deux amis en marge de leurs lectures de Smith, de Say ou de Malthus, afin de reconstruire l’évolution de la pensée économique de Stendhal. Il suit alors le fil de leur curiosité pour choisir les quatre thèmes de son ouvrage. Les autres romanciers sont rattachés aux thématiques pertinentes, et seul Stendhal apparaît dans chacune des parties.
L’ouvrage de M. Reffait fourmille d’informations étonnantes. On apprend par exemple que Zola a lu Schäffle, Kropotkine, Laveleye, et divers fouriéristes, comme Hippolyte Renaud ou Émile Faguet. Il en tire les nombreuses nuances qu’il applique à son libéralisme darwiniste, et M. Reffait insiste tout particulièrement sur les hésitations de Zola quant au progrès. Dans le roman zolien, ces hésitations se traduisent notamment par des scènes ambigües sur le statut à donner à la division du travail, ou au machinisme. Dans Germinal (1885), les ouvriers s’attaquent directement aux machines ; dans L’Assommoir (1877), Goujet les contemple, résigné. Sa vigueur et sa dextérité d’ouvrier spécialisé, magnifiées dans la scène du duel des forgerons, dont Reffait propose une savoureuse analyse, paraissent dérisoires à côté des machines qui exécutent sans effort le même travail que lui dans la pièce attenante. Le personnage oscille entre admiration et crainte, et voit dans les machines tantôt sa perte, tantôt la promesse d’une libération potentielle. Zola explore ces tensions, et pioche dans ses lectures économiques et politiques pour proposer, dans Travail (1901), une organisation alternative, inspirée du « travail attrayant » de Fourier. Il relève malgré tout les limites de ce concept, notamment le manque de motivation des ouvriers pour changer fréquemment de tâche.
Stendhal, lui, fait une lecture de Smith et Malthus à travers le prisme de son admiration pour Helvétius et Bentham. Il cherche également à 363réfuter la loi des débouchés, en mettant l’accent sur la consommation et le bonheur. Pour ce faire, il propose d’éduquer les classes ouvrières au goût du luxe, leur donnant ainsi un désir qui motive leur travail et stimule leur consommation. M. Reffait relève une tension chez Stendhal entre, d’un côté, une vision mécaniste de l’être humain qui lui permet de se plonger dans le calcul hédoniste, et de l’autre côté, la constatation d’une instabilité et d’une irrationalité des passions, et un recul ironique par rapport à la raison calculante. Zola reproche d’ailleurs à son contemporain de raisonner différemment de la manière dont il écrit ses romans. Dans ses écrits économiques, on remarque alors avec délice la manière dont Stendhal teinte ses raisonnements d’humanité, en donnant un nom propre aux agents qu’il met en scène (voir, par exemple, p. 279 : « soit un manufacturier Thomas qui produise 1000 paires de bas », je souligne).
Ce ne sont là que des exemples parmi une foule d’analyses, tantôt économiques tantôt littéraires, que M. Reffait conduit avec rigueur. Souvent, les romanciers étudiés font plus preuve de doutes et de nuances quant aux lois économiques, que de positions tranchées. Ils se servent du roman pour pousser jusqu’au bout leurs positions, et en montrer de manière sensible les difficultés et apories. Étudiant L’Assommoir et Travail, M. Reffait écrit que « le roman se retrouve pris dans l’antinomie de la loi de la division du travail, entre reconnaissance de la dextérité et écueil de la déqualification. Et plus on aura montré l’incarnation du métier, plus cette transition sera difficile à décrire » (p. 205). Et le roman poussera bien sûr les deux éléments de l’antinomie à leur paroxysme. Il nous semble que tel qu’il est utilisé là, le roman, traversé par le doute, pourrait presque servir d’outil maïeutique à l’économiste. En découle l’étonnante richesse du travail de M. Reffait, que quelques rares longueurs ne parviennent pas à éclipser.
Dans un tel ouvrage, l’historien de la pensée économique cherche la manière dont étaient perçues les théories du xixe dans les milieux intellectuels non-économistes ou politiques, autrement dit l’ambiance de leur contexte de réception. Quoi de mieux que les grands auteurs de la littérature pour nous renseigner sur ce point ? L’ouvrage de M. Reffait satisfait en partie cette curiosité, mais il cherche parfois un peu trop la pensée économique chez les auteurs qu’il aborde – certains lecteurs historiens regretteront d’ailleurs les incursions dans le propos de références 364à Piketty, Hayek ou Keynes –, au lieu de nous donner ces romanciers comme simples témoins de leur temps. Par exemple, rapprocher Jules Verne de Malthus alors que Verne n’a pas lu ce dernier, seulement parce qu’on y trouve une interrogation sur la rareté des ressources, peut paraître exagéré. De même, il nous paraît quelque peu excessif d’étudier Flaubert dans le chapitre sur la loi des débouchés pour la simple raison que l’on trouve dans certains de ses romans, comme Bouvard et Pécuchet (1881), une certaine profusion de termes industriels et de références aux objets manufacturés. L’entreprise de réécriture d’une histoire de la pensée économique du point de vue des romanciers est justement fascinante parce qu’elle permet de nous faire goûter l’« air du temps », le contexte direct de réception de leurs écrits en dehors des cercles économistes. Il pourrait être opportun de mieux distinguer la réception effective des écrits économiques, de l’ambiance de révolution industrielle qui traversait tout le xixe.
Par ailleurs, on aurait aimé voir retracer les liens entretenus par ces auteurs avec les milieux de l’économie politique du xixe, qu’il s’agisse des diverses sociétés et groupes de réflexion florissants dès le 1er quart du siècle, des journaux, des cercles, ou simplement des relations intimes. Il serait également passionnant d’en apprendre plus sur leurs expériences personnelles dans le domaine. L’auteur explique qu’Henri Beyle prend parfois les ouvriers de Louis Crozet comme exemple dans ses réflexions. Qu’en est-il des Zola, Balzac, etc. ? Quels liens concrets entretenaient-ils avec les milieux ouvriers et patronaux, voyaient-ils au quotidien les effets de ces lois dont il est question ? Lisaient-ils la presse spécialisée de l’époque ?
Pour les historiens de la pensée économique, ces informations, peut-être bien connues des spécialistes de littérature française, manquent. C’est bien sûr la difficulté de l’interdisciplinarité : ce qui est évident aux uns ne l’est pas aux autres, et réciproquement. On ne peut éviter cet écueil, et certains trouveront l’auteur un peu prolixe sur les questions d’économie politique. Cependant, l’intérêt d’un ouvrage comme celui-ci est justement cette interdisciplinarité qui nous interroge sur les affinités entre auteurs et penseurs d’horizons très divers, que les barrières disciplinaires nous empêchent de relever lorsqu’on les croise au détour d’une biographie ou bien d’archives.
Ainsi, une approche par les réseaux de sociabilité pourrait prolonger avantageusement cet ouvrage déjà très riche et passionnant ; elle 365constituerait un autre pont entre littérature et économie politique, durant un siècle où la difficile professionnalisation de cette dernière s’accompagne d’un bouillonnement de croyances contradictoires quant à l’existence de lois naturelles auxquelles seraient soumises les sociétés humaines. Ce bouillonnement est certainement alimenté par des discussions avec les romanciers, tout comme il est traversé par les sciences naturelles. Bien sûr, il était impossible à M. Reffait d’ajouter cet aspect au présent ouvrage, car il s’agit d’un tout autre travail. Mais il nous a donné l’envie d’en savoir plus.
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Semion Anissimovitch Fal’kner, Le papier-monnaie dans la Révolution française [1919], édité par Serge Aberdam, Laure Després et Alexis Berelowitch, Paris, Classiques Garnier, Collection « Écrits sur l’économie », 2021, 529 p.
Gilles Jacoud
Université Jean Monnet Saint-Étienne
GATE LSE – UMR CNRS 5824
L’empire tsariste, en passe d’être emporté par la première guerre mondiale, finance ses efforts militaires par une émission monétaire que le pouvoir révolutionnaire qui lui succède accentue considérablement, générant une telle hyperinflation qu’un krach privant l’État de ressources semble inévitable. C’est dans ce contexte qu’un jeune économiste russe, Semion Anissimovitch Fal’kner, qui après des études universitaires à Saint-Pétersbourg mène ses recherches scientifiques dans les instances administratives soviétiques, entreprend la rédaction d’un ouvrage sur Le papier-monnaie dans la Révolution française.
L’enjeu est considérable, et il évolue entre 1916, année où Fal’kner commence le livre, et 1919, date de sa publication. Les similarités entre les expériences monétaires française et russe permettent de tirer des 366enseignements susceptibles d’être utiles aux décideurs soviétiques. Il s’agit certes de comprendre comment, pendant huit années, les assignats français, frappés d’une dépréciation accélérée au fil de leurs mises en circulation, ont pu, dans un contexte chaotique de révolution conjuguée à une guerre civile et extérieure, remplir des fonctions monétaires et assurer le financement de l’État. Mais, au-delà, il s’agit de découvrir les mécanismes de ce que Fal’kner appelle une économie d’émission, d’en tirer des lois générales, et de mettre à profit cette connaissance pour ne pas reproduire les erreurs des assemblées parlementaires françaises successives qui ont largement piloté à vue dans la tourmente des crises politiques, économiques, financières et militaires.
Publié en russe, l’ouvrage de Fal’kner a été quasiment ignoré en Occident. Un siècle après sa parution, historiens et économistes ont continué à écrire sur les problèmes monétaires et financiers de la fin de l’Ancien régime, de la Convention et du Directoire sans accorder la moindre référence à ce qui constitue pourtant une solide étude sur le fonctionnement des assignats. Il est vrai que l’œuvre n’était guère accessible. Une première version parue dès 1917 a été perdue. Celle de 1919, plus complète, est restée réservée aux seuls russophones. Certes, une version abrégée sort en allemand en 1924 mais elle est très succincte : la plus grande partie du texte est délaissée et des quatorze chapitres de l’édition russe, seulement quatre subsistent dans la version allemande. L’exécution de l’auteur pour activités antisoviétiques en 1938 finit même par le faire passer sous silence dans son propre pays.
La traduction en langue française et la publication aux éditions Classiques Garnier du Papier-monnaie dans la Révolution française est donc bienvenue. Ce résultat est le fruit d’une collaboration entre Alexis Berelowitch, universitaire russe à la retraite qui en a effectué une première traduction méticuleuse en vérifiant les multiples références fournies par Fal’kner, Serge Aberdam, historien de la Révolution française, qui a réintégré tout le vocabulaire approprié en respectant les termes utilisés il y a deux siècles, et Laure Després, économiste spécialiste de la Russie, dont elle maîtrise la langue et qui connaît bien les problèmes d’émission monétaire et d’hyperinflation dans les années qui ont suivi la révolution soviétique.
Il en ressort une œuvre d’érudition qui tient autant à l’étendue des connaissances de Fal’kner qu’à celle de ceux qui le sortent aujourd’hui de 367l’ombre. L’économiste russe n’a pas de peine pour se documenter sur les aléas monétaires et financiers de la Révolution française puisque, outre le russe, il lit facilement le français, l’allemand, l’anglais et l’italien. Avant-guerre, il séjourne deux années en Allemagne où il étudie l’économie et la philosophie dans les universités de Fribourg et de Munich. Il poursuit des études d’économie et de statistiques à son retour en Russie. Il est donc particulièrement bien armé pour se lancer, après un mémoire sur Mercantilisme et physiocratie dans l’évolution des idées économiques en 1916 et des réflexions sur les salaires, la répartition et la théorie de la valeur, dans l’étude d’une économie où la circulation monétaire est assurée par le papier-monnaie.
Fal’kner, qui se veut économiste et non pas historien, ne mobilise pas des fonds d’archives non exploités par ses prédécesseurs. Il passe en revanche au peigne fin les écrits des penseurs et acteurs de la période révolutionnaire, décortique la presse, suit rigoureusement le contenu des débats parlementaires, rassemble les informations statistiques disponibles et intègre ce que des générations d’auteurs ont ensuite apporté sur la Révolution française.
Les quatorze chapitres de l’ouvrage de Fal’kner sont organisés en quatre parties montrant successivement, sans que cela corresponde à une pure démarche chronologique, d’où vient le système d’émission de papier-monnaie sur lequel vont s’appuyer les pouvoirs publics dans le tumulte révolutionnaire, comment un papier ayant vocation à répondre au besoin de financement de l’État en vient à monopoliser la circulation monétaire, quels moyens les autorités qui se sont succédées jusqu’en 1797 ont employé pour tenter d’en défendre la valeur, et quels en ont été les effets déstabilisateurs sur l’économie.
Les premiers assignats sont des titres représentant une dette publique dont le remboursement est censé être garanti par la vente des biens nationaux. Fal’kner refuse de se laisser enfermer dans l’une ou l’autre des deux explications traditionnelles de celle-ci : la volonté de créer une catégorie de petits propriétaires fonciers intéressés au soutien de la Révolution, ou celle de renflouer les caisses de l’État en confisquant et vendant les possessions du clergé. Pour lui, le rôle social de l’opération est intimement lié à son but économique : il s’agit d’éteindre la dette léguée par la monarchie en faisant passer la richesse foncière dans les mains d’une bourgeoisie qui devient créancière de l’État.
368Durant les années révolutionnaires, les assignats n’ont cessé de se transformer, avec une évolution aussi bien de leur statut juridique que de leur fonction économique. Leur histoire juridique, que Fal’kner stylise en quatre phases, est celle d’instruments de crédit qui, au fil des décrets parlementaires, prennent un caractère monétaire en cessant de rapporter un intérêt, en devenant au porteur, en étant imposés dans la circulation, en étant émis sous forme de petites coupures ou en subissant maintes autres transformations que les assemblées votent parfois dans l’urgence sans avoir étudié toutes les implications de leurs décisions. Si leur circulation est initialement assimilable à celle d’effets de commerce, elle se fait ensuite en concomitance et même en concurrence avec celle de la monnaie métallique avant que celle-ci ne finisse par disparaître sous les effets conjugués des mécanismes d’éviction chassant un métal considéré comme étant la meilleure monnaie, et des décisions politiques qui réservent les fonctions monétaires au seul papier.
Confronté à la chute de la valeur des assignats, que des émissions massives ne cessent de déprécier, le pouvoir politique s’emploie à les défendre. Fal’kner étudie en détail les mesures prises, en distinguant celles qui fixent les prix des marchandises en assignats et celles qui agissent sur les déterminants économiques de la valeur des assignats. Les premières ont consisté à fixer des rapports entre la monnaie métallique et l’assignat mais aussi les prix monétaires des marchandises. Face à la hausse vertigineuse des prix, la Convention en est notamment venue à pratiquer un interventionnisme radical par la loi dite du Maximum. Les deuxièmes types de mesures, plus économico-financières que juridiques, ont passé par des emprunts forcés et des tentatives de rétablissement d’un appareil fiscal. Mais elles ont surtout amené une régulation de l’économie nationale encadrant strictement l’activité commerciale, du recensement des marchandises disponibles, voire de leur production, jusqu’aux conditions de leur distribution.
L’excellente connaissance des pratiques d’émission de papier-monnaie pendant la Révolution française et leur observation avec l’œil de l’économiste permettent à Fal’kner d’analyser la déstabilisation induite par l’économie d’émission. La dépréciation du papier-monnaie n’est pas une simple conséquence mécanique de sa mise en circulation : elle peut au contraire la précéder. Et cette dépréciation n’est pas une hausse uniforme des prix : elle provoque des distorsions qui affectent 369la répartition du revenu national, effets qui justifient pleinement une intervention publique pour les corriger dans le sens voulu. Quant à l’étude des résultats financiers de l’émission, elle permet d’affirmer que celle-ci a réussi à assurer le financement de la Révolution.
Les pages que Fal’kner consacre au papier-papier monnaie sous la Révolution française le conduisent à repérer des lois de la circulation monétaire qui, opérée dans des conditions particulières, n’ont pas été mises en exergue avant lui. L’économie d’émission agit sur le comportement des acteurs qui s’adaptent à leur environnement et font émerger un nouveau système socio-économique. Dans son ultime chapitre, Fal’kner en tire diverses conclusions théoriques et pratiques qu’il serait présomptueux de vouloir répertorier ici puisqu’elles sont au nombre de trente-six. Il en ressort que l’émission peut être une source de financement efficace, à laquelle le pouvoir politique peut recourir prioritairement, et qui peut être mise au service d’une politique économique visant une nouvelle répartition des revenus et des patrimoines.
Les enseignements tirés de l’histoire monétaire de la Révolution française ont, outre leur portée théorique, une dimension pratique qui justifie toute l’attention que Fal’kner accorde aux assignats. Ils permettent de mieux appréhender le devenir possible du papier-monnaie russe et d’essayer d’éviter, grâce à une meilleure compréhension des mécanismes liés à son émission, que sa dévalorisation ne dégénère en un effondrement aux conséquences politico-économiques redoutables.
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Ludovic Desmedt
Université de Bourgogne
LÉDI EA 7467
Pour ceux qui s’intéressent aux crises monétaires, l’édition de l’ouvrage de Fal’kner en français rend disponible une pièce essentielle de la réflexion théorique et historique sur ce type de phénomène. Rédigé en 1916-1917 et publié en 1919 à Moscou, cet ouvrage était tombé dans l’oubli, en raison de la barrière linguistique, mais aussi de la destinée tragique de son auteur, déporté au goulag puis fusillé. À l’exception de Seymour Edwin Harris (1930), qui avait eu accès à une traduction allemande largement tronquée, et de Laure Desprès, qui avait travaillé à partir 370de l’édition russe (Desprès, 1980 et 2007), les travaux de Fal’kner sont restés largement négligés à l’extérieur du monde soviétique pendant un siècle. Aujourd’hui, ils deviennent enfin accessibles et constituent une pièce de choix parmi les explications de l’hyperinflation.
Ce qui rend cette étude particulièrement vivante, c’est l’attention que porte Fal’kner aux débats et atermoiements parmi les révolutionnaires, avec des décisions précipitées ou d’éventuels retours en arrière. Au début de l’expérience, par exemple, l’auteur retrace les hésitations de Necker entre émissions publiques ou privées, en 1792, il revient sur le remplacement des assignats « à face royale » par les assignats « républicains », puis deux ans plus tard, alors que le rythme de l’inflation accélère, à la réadmission du métal dans les paiements… De fait, Fal’kner insiste beaucoup sur la concurrence entre moyens de paiements. Cette rivalité s’exprime entre le papier et le métal, bien sûr, mais aussi entre les assignats « royaux » (« à face de tyran ») et ceux qui arborent les symboles républicains. De même, il évoque à plusieurs reprises les arbitrages possibles entre vraies et fausses coupures (on sait que les Anglais, en particulier, émettaient d’importantes quantités d’assignats frauduleux) puis, à partir de 1796, les rapports entre assignats et mandats territoriaux. Cette insistance sur les comportements d’arbitrage par les utilisateurs indique bien la nature politique du medium utilisé dans les paiements. L’affrontement a lieu entre la monnaie métallique d’ancien régime et la monnaie-papier républicaine, mais aussi entre les divers types de papiers. Selon la classe à laquelle on appartient, et le degré d’attachement ou de rejet vis-à-vis du projet révolutionnaire, tel ou tel moyen de paiement sera privilégié. Fal’kner évoque une « stratification de la masse de papier selon des critères politiques » (p. 465). Il décrit bien la fragmentation interne que provoque ces comportements, lorsqu’il met en lumière les « intérêts des divers groupes de la population » (p. 376). En d’autres termes, dans ce tableau, la monnaie n’est pas neutre, et l’assignat apparaît comme fragilisé par les formes de paiements alternatives, notamment le métal.
Rappelons que Fal’kner travaille sur la hausse des prix au moment où Fisher vient de faire paraître aux États-Unis Le pouvoir d’achat de la monnaie. Or, les crises inflationnistes deviendront progressivement un terrain particulièrement prisé par les quantitativistes, jusqu’à ce que le terme « hyperinflation » soit popularisé par Cagan, élève de Friedman dans les années 1950. À sa suite, la causalité entre masse monétaire 371et hausse des prix devient un des thèmes favoris des monétaristes. Or, Fal’kner est très éloigné de la posture quantitativiste : s’il s’intéresse aux anticipations (sans utiliser le terme) et évoque fréquemment les débats entre législateurs sur les options de politique monétaire, le jeune russe inscrit son interprétation du côté d’une analyse réelle. Ainsi, selon lui, l’évolution des prix relatifs, correspond selon lui à une « réorganisation sociale objective de la répartition » (p. 361). Il décrit très bien les effets de la hausse des prix sur les revenus réels des différentes classes sociales. Selon Fal’kner, en émettant des quantités abondantes de papier-monnaie, les autorités opèrent un prélèvement délibéré : « la plus grande part des assignats servit à confisquer définitivement, pour les besoins de l’État, des valeurs réelles ainsi extraites de la circulation marchande » (p. 443).
Ainsi, l’analyse de l’hyperinflation proposée par Fal’kner est originale et peut être rapprochée sur certains points de celles des post-keynésiens Kaldor ou Kalecki, qui insisteront sur l’exacerbation des conflits de répartition dans ces situations. Comme la Russie de Falk’ner, la Pologne de Kalecki et la Hongrie de Kaldor connurent des épisodes hyperinflationnistes, et la parution initiale de l’ouvrage tombe en pleine crise. En effet, alors qu’il vient d’écrire sur le rejet des assignats, le jeune russe vit dans une société plongée dans « l’économie d’émission » qu’il vient de théoriser. « Les Russes ont profité des leçons de notre histoire. » écrivait Albert Mathiez en 1917 : cent trente ans après la révolution française, la révolution bolchévique vivait des convulsions comparables. Dans le domaine des prix, alors que la hausse était à peu près maitrisée, la dépréciation des sovnaks s’intensifia à partir de 1918 (voir He, 2018). L’« économie de papier-monnaie à l’état pur » (p. 476) prend ainsi forme à Moscou et dans tout le pays. Et dans ces circonstances, les rapports conflictuels entre zones rurales et urbaines sont déterminants. C’est cette conflictualité, sur laquelle Fal’kner insiste à chaque phase de la crise, qui apparaît comme très éclairante (et peut faire évoquer certaines thèses développées par M. Aglietta et A. Orléan dans La violence de la monnaie).
En résumé, ce texte apparaît comme particulièrement éclairant sur une crise hyperinflationniste qui a jusqu’à présent attiré assez peu l’attention. Ajoutons qu’une très bonne introduction, l’appareil critique et une bibliographie exhaustive complètent cet ouvrage remarquable.
372RÉfÉrences bibliographiques
Aglietta, M. & Orléan, A., [1982], La violence de la monnaie, Paris, PUF.
Cagan, P., [1956], « The monetary dynamics of hyperinflation », in : Studies in the Quantity theory of money, M. Friedman (ed.), Chicago, Chicago University Press, p. 25-117.
Després, L., [1980], Une théorie soviétique de l’hyperinflation : l’économie d’émission, 1918-1924, Thèse, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne.
Després, L., [2007], « La crise monétaire de la première transition russe (1918-1924) », in : La monnaie dévoilée par ses crises, vol. 2, B. Théret (éd.), Paris, ÉHESS, p. 51-80.
Harris, S. E., [1930], The Assignats, Cambridge (Mass.), Harvard University Press.
He, L., [2018], Hyperinflation. A world history, Abingdon, Routledge.
Mathiez., A., [1917], « Vive la Russie ! », in : 2017, Révolution russe et Révolution française, Y. Bosc et F. Gauthier (éd.), Paris, Éditions Critiques, p. 27-30.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-12615-7
- EAN : 9782406126157
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12615-7.p.0357
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/12/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français