Nine Mistakes in Keynes’s General Theory detected by Jean de Largentaye
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2021 – 2, n° 12. varia - Author: Largentaye (Hélène de)
- Pages: 127 to 135
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
Les neuf erreurs
de THE GENERAL THEORY de Keynes relevÉes par Jean de Largentaye
Hélène de Largentaye
La correspondance des années 1938 et 1939 entre Largentaye et Keynes à propos de la traduction française de The General Theory (voir infra) fit état d’erreurs dans la version anglaise publiée en 1936. Le traducteur les corrigea dans la version française publiée en 1942. Trente ans plus tard, lorsque Largentaye révisa la traduction pour la Petite Bibliothèque Payot (1969), il trouva encore deux erreurs qu’il corrigea avec l’accord de Piero Sraffa, fellow de Trinity College (Cambridge), et de Lord R. Kahn, exécuteur littéraire de Keynes.
Essayons de nous mettre dans le contexte de l’époque. Keynes était pressé d’écrire The General Theory, œuvre de près de quatre cents pages : sa nouvelle théorie devait profondément remettre en cause l’orthodoxie dominante et inspirer un changement radical des politiques économiques capables d’enrayer la montée du chômage des années 1930. Il cherchait à convaincre au premier chef ses condisciples plutôt que le grand public, d’où une écriture souvent peu didactique.
Largentaye, frappé du caractère révolutionnaire de l’œuvre, voulait la rendre intelligible à un lectorat français allant au-delà du milieu universitaire. Après avoir pris le temps de lire et de comprendre The General Theory en 1937, il entreprit une traduction minutieuse, s’arrêtant sur chaque mot pour saisir la pensée de l’auteur et tenter de la restituer avec le plus de clarté possible au lecteur français.
Le traducteur découvrit alors quelques fautes de frappe (misprints), des imperfections et imprécisions dans l’expression anglaise, quelques 128inexactitudes et même des erreurs de calcul mais rien de nature à mettre en cause la nouvelle logique keynésienne ; il importe de le souligner en introduction.
Même si ces erreurs sont, somme toute, peu importantes, il est surprenant qu’elles n’aient pas été corrigées dans les éditions anglaises de The General Theory postérieures à celle de 1936. Notamment, on les retrouve1 dans la réédition en 1972 établie sous les auspices de la Royal Economic Society (volume VII des Collected Writings of John Maynard Keynes), édition de référence s’il en est.
Les neuf corrections que Largentaye apporta à The General Theory sont commentées ci-après. Sept d’entre elles, toutes approuvées par Keynes, apparaissent dans la première édition Payot de 1942. Deux autres ont été ajoutées lorsque Largentaye révisa la traduction en 1967-1969.
Cette note s’appuie sur les lettres de Largentaye à Keynes et les réponses de celui-ci. Les corrections commentées figurent dans les correspondances suivantes classées par ordre chronologique :
–lettre de Largentaye à Keynes au début du processus de traduction, le 8 mai 1938, et réponse de celui-ci le 2 juin 1938 (voir infra) faisant état d’une seule erreur – simple faute de frappe – figurant dans l’un des derniers chapitres (chapitre 21) de The General Theory.
–lettre de Largentaye du 7 mars 1939 et réponse de Keynes du 13 mars 1939 (voir infra) relatives à quatre erreurs.
–lettre de Largentaye du 28 mars 1939 relevant deux erreurs et réponse de Keynes du 3 avril 1939 (voir infra).
En outre la lettre (non disponible) de Largentaye à Sraffa et les réponses de celui-ci du 4 et 17 décembre 1967 concernent deux erreurs supplémentaires.
Ces modifications sont présentées ci-dessous en suivant l’ordre des chapitres où elles apparaissent (du chapitre 2 au chapitre 21). Afin d’éviter d’inutiles répétitions les renvois sont indiqués par les seuls numéros de la page : ceux entre parenthèses sont de la dernière édition de Payot de 129la Théorie générale ([1942] 2017) et les numéros entre crochets sont ceux de l’édition anglaise de The General Theory (1936)2.
1. Chapitre 2 : Les postulats de l’économie classique, section ii, 4e paragraphe, avant-dernière phrase (57).
Cette modification a été suggérée par Largentaye lors de sa révision de la traduction en 1967-1969. Dans sa lettre du 17 décembre 19673, Sraffa, après avoir consulté Kahn, donna son accord pour remplacer le dernier mot de la page 8, « unless » par « if ». C’est, en effet, une erreur importante en ce qu’elle conduit le lecteur à comprendre l’inverse de ce que Keynes voulait exprimer :
They [the classical school, HL] do not seem to have realised that, unless the supply of labour is a function of real wages alone, their supply curve for labour will shift bodily with every movement of prices [p. 8].
Largentaye corrigea cette phrase. Il la traduisit comme suit en 1968 :
Ces économistes [classiques, HL] semblent n’avoir pas remarqué qu’il faut que l’offre de travail ne soit pas exclusivement fonction du salaire réel pour que leur courbe de l’offre de travail ne se déplace pas tout entière à chaque variation des prix (p. 57).
2. Chapitre 8 : La propension à consommer : I. Les facteurs objectifs, section iv, 2e paragraphe, 4e ligne (p. 158).
When the whole of this financial provision (or supplementary cost) is in fact currently expended in the upkeep of the already existing capital equipment, this point is not likely to be overlooked [p. 99].
Une traduction littérale de la fin de la phrase aurait été, « une telle situation a peu de chances de passer inaperçue », mais elle n’est guère compréhensible dans le contexte (c’est plutôt le contraire) comme l’a fait observer Largentaye, dans son courrier du 7 mars 1939 : « I do not quite follow your idea » (voir infra).
130Plutôt que la traduction littérale, il proposa alors : « cette question n’a pas une grande importance ». Keynes répondit « Yes », le 13 mars 1939. Toutefois, lors de la révision de la traduction en 1967-1969, Largentaye altéra légèrement cette phrase et traduisit : « ce fait n’a guère qu’une importance théorique » (p. 158).
3. Chapitre 10 : La propension marginale à consommer et le multiplicateur, section ii, dernière phrase de l’avant dernier paragraphe (p. 180).
Unfortunately, the fluctuations have been sufficient to prevent the nature of the malady from being obvious [p. 118].
Largentaye (lettre du 7 mars 1939) suggéra de préciser :
Unfortunately the fluctuations of employment relatively to investment have been sufficient…
Keynes en retour (lettre du 13 mars 1939) demanda d’insérer simplement « chronique » dans l’expression « la nature du mal », ce qui, à notre sens, ne rend pas la phrase plus compréhensible (p. 180).
4. Chapitre 10 : La propension marginale à consommer et le multiplicateur, section v, 4e paragraphe, dernière ligne et première ligne de la page suivante (p. 188-189).
Dans sa lettre du 4 décembre 1967, Sraffa après avoir demandé l’avis de Kahn écrivit : « P. 126, lines 13-14 : Your correction of the calculation is obviously right4 ». C’était admettre une erreur de calcul de la part de Keynes :
On the other hand, when 9 000 000 men are employed, the marginal multiplier is comparatively small, namely 2 ½, but investment is now a substantial proportion of current income, namely 9%, with the result that if investment falls by two thirds, employment will decline to 6 900 000, namely by 23% [p. 126].
Largentaye remplaça 6 900 000 et 23 % par respectivement 7 300 000 et 19 % (p. 188-189)5.
131Curieusement, dans les versions anglaises récentes le premier chiffre n’a pas été corrigé (6 900 000) mais le second (19 %) l’a été, ce qui est évidemment faux6.
5. Chapitre 15 : Les motifs psychologiques et commerciaux de la liquidité, section iii, 5e paragraphe (alinéa 3) (p. 280).
Largentaye (lettre du 28 mars 1939) écrivit que c’était le seul passage de tout l’ouvrage qu’il n’avait pas compris et suggéra deux modifications dans cet alinéa.
a) Première ligne, alinéa 3 (p. 280)
With regard to the beginning of the paragraph one page 207, you write : “Perhaps the meaning would be made clearer if the words were added, ‘so as to be unsusceptible to changes in the rate of interest’.” But what to me appears ambiguous is not the term “flattening out” which, on the contrary, is very clear, but the expression “in one direction or the other”. Would it not be better to replace this expression by “in case of sharp rise or fall in the prices” ? I apologise for troubling you with these considerations, but this passage is the only one in the entire book that I have not understood7
Keynes accepta cette proposition (lettre du 3 avril 1939) :
As regards the beginning of the paragraph on page 207, I accept the suggestion you make in your letter8.
132b) Ligne 9, alinéa 3 (p. 280)
Largentaye (lettre du 28 mars 1939) écrivit en réponse au point c de la lettre de Keynes du 13 mars 1939 (voir infra), relatif au passage mentionné :
So that what should be stated is : “Scarcely anyone could be induced to borrow however low the rate of interest”9 ?
Keynes répondit le 3 avril 1939 (voir infra) :
Yes, you are right in thinking that I have got myself here into a muddle… But perhaps I could meet your point and get the symmetry between the two cases by omitting the words “or of debts” where I am speaking of Russia and Central Europe on page 20710 [p. 207].
De fait, Keynes acceptait donc la correction suggérée par Largentaye, à savoir l’omission des termes « ou des dettes » après « de la monnaie » (p. 280).
Finalement, évoquant pour la troisième fois ce passage, Largentaye écrivit le 30 avril 1939 (voir infra) à Keynes :
Reverting to your letter of April 3rd, as regards page 207, I agree with you that it would be preferable to eliminate the word [debts] in the two sentences in question11.
6. Chapitre 17 : Les propriétés essentielles de l’intérêt et de la monnaie, section iii, avant-dernier paragraphe, dernière phrase (p. 313).
No further increase in the rate of investment is possible when the greatest amongst the own-rates of own interest of all available assets is equal to the greatest amongst the marginal efficiencies of all assets, measured in terms of the asset whose own-rate of own interest is greatest [p. 236].
Largentaye (lettre du 7 mars 1939) proposa d’abord d’indiquer plus clairement que les « taux d’intérêt spécifiques » (own rates of interest) sont exprimés dans le même étalon et ensuite de supprimer le membre 133de phrase « measured in terms of the asset whose own-rate of own interest is greatest » (p. 313). Keynes répondit le 13 mars 1939 : « I am, therefore, ready to accept your proposed amendment12 ».
7. Chapitre 18 : Nouvel exposé de la théorie générale de l’emploi, section iii, 4e paragraphe (i), (p. 328) :
Largentaye (lettre du 7 mars 1939) proposa à la fin de sa lettre (point e) les modifications soulignées :
The marginal propensity to consume is such that, when the output of a given community increases (or decreases) because the employment in investment industries is increased (or diminished) the multiplier relating these two increments (or decrements) is greater than unity but not very large13 [p. 250].
Keynes répondit (lettre du 13 mars 1939) :
I have certainly adopted here a very obscure form of wording. Thank you for calling my attention to it. Your correction is a great improvement14.
8. Chapitre 20 : La fonction de l’emploi, section i, 8e paragraphe, dernière ligne, seconde note de bas de page (p. 368).
Dans sa lettre du 8 mai 1938 à Keynes, Largentaye demanda une explication à propos de la démonstration algébrique.
Keynes admit (lettre du 2 juin 1938) qu’il manquait quelques équations :
As regards the second footnote on page 283 you have every excuse not to understand it. I telescoped the argument, and many readers have failed to follow it. The clue is to be found in the fact that the marginal product of labor is equal to the wage. But there is also a tiresome series of substitutions15,
et combla cette lacune en détaillant de façon manuscrite sa démonstration pour la traduction française.
1349. Chapitre 21 : La théorie des prix, section vi, dernier paragraphe, 2e ligne (p. 393) :
Dans sa lettre du 28 mars 1939, Largentaye écrivit à Keynes :
I presume you agree that it is correct to put « and ee. e0 = 016 » (au lieu de « ee. e0 = 1 », HL) [p. 306]
Keynes répondit le 3 avril 1939 :
[Y]es, this is a misprint. I ought to have told you this before17.
Contrairement aux autres erreurs qui subsistent dans les éditions anglaises d’après-guerre, celle-ci fut corrigée.
Ces neuf corrections témoignent du soin que Jean de Largentaye apporta à la traduction française et prouvent sa connaissance profonde de cet ouvrage majeur.
135RÉFÉRENCES
Publications
Keynes, John Maynard [1936], The General Theory of Employment Interest and Money, C.W. Vol. VII, Londres, Macmillan, 1973.
Keynes, John Maynard [1942], Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, traduction de Jean de Largentaye, Paris, Payot, 2017.
archives privÉes
Correspondance Keynes/Largentaye (1938-1939), reproduites dans ce numéro.
Lettre de Jean de Largentaye à Piero Sraffa (17 novembre 1967), Archives de Trinity College, Cambridge, Grande-Bretagne, reproduites dans ce numéro.
Lettres de Piero Sraffa à Jean de Largentaye (4 et 17 décembre 1967), reproduites dans ce numéro.
1 Ces corrections, à l’exception de la faute de frappe dans le chapitre 21 (ee. e0 = 0) p. 306, ne figurent pas dans l’Appendix 1 que l’éditeur a ajouté à la fin du vol. VII, Collected Writings de J.M. Keynes, contenant la liste des fautes de frappe de l’édition d’origine de 1936.
2 La numérotation de la première édition de 1936 de The General Theory a été conservée dans toutes les réimpressions de cet ouvrage.
3 Cette lettre de Sraffa à Largentaye se trouve dans les archives privées, inédites, de la famille Largentaye.
4 « P. 126, lignes 13-14 : Votre correction du calcul est, à l’évidence, exacte. »
5 Il est possible de reconstituer la démonstration de Largentaye en dressant un tableau à 3 colonnes, la première avec les valeurs de l’emploi total de 5 à 10 millions (plein emploi), par tranches de 100 000, soit 50 lignes, la seconde avec les chiffres n de 1 à 50 pour les numéros des tranches successives (1re, 2e, 3e, …) de 100 000 emplois, la dernière avec le nombre d’emplois affectés aux industries d’investissement obtenu par la formule qui donne la somme d’une suite arithmétique, à savoir n.(n+1)/2. Une fois ces trois colonnes dressées, on cherche le niveau d’emploi correspondant à une baisse des 2/3 de l’emploi dans les industries d’investissement, égale à 1/3 de 820 000 (niveau d’emploi dans ces industries lorsque l’emploi total atteint 9 millions) soit 273 000. Dans la deuxième colonne, la valeur correspondante de n est alors 23 et dans la première colonne, la valeur de l’emploi total est de 7 300 000, soit le résultat indiqué par Largentaye (au lieu de 6 900 000 selon Keynes). La baisse de l’emploi total est de (9 - 7,3)/9 = 19 % d’après Largentaye (au lieu de (9 - 6,9)/9 = 23 % selon Keynes).
6 Dans la première note au bas de la page 189, Largentaye a laissé une faute de frappe : « le texte original intègre 6 400 000 et 23 % » au lieu de 6 900 000 et 23 %.
7 « En ce qui concerne le début du paragraphe p. 207, vous écrivez : “Peut-être que le sens pourrait être rendu plus clair en ajoutant les mots ‘de manière à être insensible aux changements du taux d’intérêt’”. Mais ce qui m’apparaît ambigu n’est pas le terme “aplatissant” qui, au contraire, est très clair, mais l’expression “dans l’une ou l’autre direction”. Ne serait-il pas mieux de remplacer cette expression par “en cas de forte hausse ou chute des prix” ? Veuillez m’excuser de vous ennuyer avec ces considérations mais ce passage est le seul de tout l’ouvrage que je n’ai pas compris ».
8 « En ce qui concerne le début du paragraphe de la page 207, j’accepte la suggestion formulée dans votre lettre ».
9 « De sorte que, ce qui devrait figurer est : “On ne pouvait décider presque personne à emprunter, aussi bas que fût le taux de l’intérêt” ».
10 « Oui, vous avez raison de penser que je me suis enlisé… Mais peut-être que je pourrais rejoindre votre point de vue et rétablir la symétrie entre les deux cas en supprimant les mots “ou de dettes” quand j’évoque la Russie ou l’Europe centrale page 207 ».
11 « Revenant à votre lettre du 3 avril, s’agissant de la page 207, je suis de votre avis qu’il serait préférable d’éliminer le mot [dettes] dans les deux phrases en question ».
12 « Je suis donc prêt à accepter l’amendement que vous proposez ».
13 Les mots soulignés sont ceux que Largentaye propose à Keynes d’employer dans cette phrase.
14 « J’ai certainement choisi ici une façon très peu claire de m’exprimer. Je vous remercie d’avoir appelé mon attention à ce propos. Votre correction représente une nette amélioration ».
15 « En ce qui concerne la seconde note de bas de page 283 vous avez toutes les raisons de ne pas la comprendre. J’ai comprimé le raisonnement et bien des lecteurs ne l’ont pas suivi. La clé du problème se trouve dans le fait que le produit marginal du travail est égal au salaire. Mais il y aussi une série fastidieuse de substitutions ».
16 « Je suppose que vous êtes d’accord pour mettre [et ee. e0 = 0]. »
17 « Oui, ceci est une faute de frappe. J’aurais dû vous le dire plus tôt ».
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-12615-7
- EAN: 9782406126157
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12615-7.p.0127
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-08-2021
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Largentaye, French translation, Keynes, The General Theory, Sraffa, Kahn