Keynes on International Compensation The 1930s and the Design of the Plan for an International Clearing Union
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2019 – 1, n° 7. varia - Author: Faudot (Adrien)
- Pages: 73 to 97
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
Keynes sur la compensation internationale
Les années 1930 et la conception du plan
pour une International Clearing Union
Adrien Faudot
RUDN University, Moscou
Introduction
La crise de 2007-2008 a été l’occasion de réaffirmer la nécessité d’une réforme du système monétaire international1. Le « plan Keynes » est réapparu dans de nombreuses publications (par exemple, Carabelli & Cedrini 2010 ; Hockett 2013 ; Amato & Fantacci 2014b). Beaucoup d’économistes – et pas seulement les économistes postkeynésiens – considèrent que le « plan Keynes » est digne d’intérêt. Ce plan repose sur la création d’une Chambre de compensation2 internationale, dont la principale fonction serait de lutter contre les tendances déflationnistes et l’instabilité d’une économie internationale autorégulée.
L’enjeu de cet article est de montrer en quoi « le plan Keynes » est né de la volonté de dépasser « par le haut » les problèmes posés par la compensation réalisée en Europe pendant l’entre-deux-guerres par des accords bilatéraux et, surtout, de ne pas retomber dans le « laissez-faire » 74et la concurrence entre les monnaies nationales, tant celle-ci a contribué à renforcer les problèmes économiques de l’entre-deux-guerres. Pour Keynes, il s’agit de doter le système monétaire international d’une institution semblable à celles qui ont permis l’unification des systèmes bancaires et des systèmes de paiement nationaux. Cet article revient ainsi sur le contexte particulier qui a amené Keynes à une telle proposition, et la radicalité dans laquelle elle s’est inscrite de fait – même si cette proposition semblait beaucoup moins radicale en 1941, lorsque Keynes fournit son premier plan, qu’aujourd’hui.
Un fait bien connu est que le « plan Keynes » pour une Union de compensation internationale est né de la réponse de Keynes au projet du Ministre de l’économie du Reich, le Dr. Funk (Harrod, 1951, p. 595). Toutefois, il nous semble important de rappeler que le « plan Keynes » – tout comme celui de Funk – a surtout pris comme point d’appui l’expérience des accords de compensation dont le Dr. Schacht – prédécesseur de Funk – fut le principal instigateur dans l’Allemagne des années 1930. Le contrôle des changes devint une pratique courante. Les accords de compensation promus par Schacht ont été expérimentés puis généralisés à l’Europe entière. Keynes déclara en 1940 que le « Dr. Schacht avait trébuché, dans son désespoir, sur quelque chose de nouveau qui portait en lui les germes d’une bonne idée technique » (cité par Kahn, 1976, p. 3). Comme l’écrit Battilossi (2000, p. 158), 1931 a marqué, pour l’Europe, les débuts d’une période qui dura jusqu’en 1958 et durant laquelle le correspondent banking, nécessaire aux opérations internationales des banques commerciales, fut gelé. Ce contexte ouvrit la voie à d’importantes réflexions sur la réforme du système monétaire international, laquelle pouvait s’appuyer sur des principes alternatifs à ce qui jusque-là constituait l’évidence, à savoir, la libre convertibilité des monnaies et les arrangements privés entre banques commerciales issues de systèmes monétaires nationaux différents3.
Le « plan » pour une Chambre de compensation internationale a suscité de nombreux commentaires. Il a connu une postérité remarquable parce qu’il est aussi l’aboutissement de la vision de Keynes de l’économie 75monétaire de production, et du banking principle. Ces éléments donneront de la profondeur théorique au « plan Keynes » et lui permettront de se démarquer des autres projets de réforme monétaire internationale, nombreux à cette période. Le « plan Keynes » peut par ailleurs être considéré comme l’élément donnant une dimension internationale à la révolution keynésienne : l’Union de compensation internationale devait permettre la réalisation des politiques keynésiennes en réconciliant ouverture internationale et autonomie des politiques économiques (Cedrini & Fantacci, 2018).
Ces deux avancées, l’une amenée par l’expérience des années 1930, l’autre induite par l’analyse de la monnaie dans les économies bancaires modernes, ont poussé Keynes à proposer que soit transposée la logique du clearing aux échanges internationaux. C’est le caractère le plus novateur et le plus original « plan ». Pourtant, les mécanismes et les propriétés du clearing restent peu étudiés par la théorie économique.
Quelles doivent être les bases d’une union de compensation ? Dans quelle mesure l’Union de compensation proposée par Keynes comportait-elle des similitudes avec les accords de compensation en vigueur dans les années 1930 (section I) ? La section suivante (section II) analyse la compensation comme un principe essentiel au fondement des systèmes monétaires. La section III s’intéresse aux problèmes soulevés par l’établissement d’une organisation de compensation à l’échelle internationale telle que Keynes la souhaitait. La section IV analyse les accords bilatéraux de clearing en vigueur durant les années 1930, leurs avantages, ainsi que leurs limites. Enfin, en conclusion, la section V met en évidence la manière dont Keynes a repensé les accords de clearing des années 1930, pour produire son « plan » pour une Union de compensation internationale.
I. La compensation
et les systèmes bancaires NATIONAUX
La compensation correspond à un rituel que l’on retrouve dans toute économie monétaire, consistant à ce que les dettes que des agents individuels entretiennent à l’égard des uns et des autres soient mises côte à côte puis annulées – ou compensées – selon la procédure d’usage. 76D’après le glossaire de la Banque des Règlements Internationaux (BRI, 2018), la compensation est : « le processus de transmission, de mise en correspondance et, dans certains cas, de confirmation des transactions avant le règlement, comprenant potentiellement le netting des transactions et l’établissement des positions finales pour le règlement4 ». La compensation repose sur des règles d’organisation, à l’instar de toute institution sociale. Comme l’écrit Beretta (2015, p. 96) :
un système de compensation consiste en une série de normes et de processus coordonnés à travers lesquels des institutions financières collectent et échangent mutuellement, auprès d’autres intermédiaires financiers, des données ou des documents relatifs à des transferts de fonds ou de titres, dans une place convenue à l’avance appelée « la Chambre de compensation ».
Les systèmes monétaires contemporains reposent sur la compensation, ce que Keynes avait compris et exposé dans son Treatise on Money (1971, chapitre 2). Son existence, à l’échelle nationale, implique que les banques commerciales aient, d’une manière ou d’une autre, trouvé un accord entre elles sur la procédure à suivre afin d’organiser la compensation, et qu’elles se considèrent entre elles comme formant, en quelque sorte, une communauté. Cette communauté de banques organise ses réunions de manière régulière pour compenser les dettes respectives de chacun de ses membres dans un espace particulier, qui à l’origine était une maison particulière5 (en anglais house mais en français on parle de « chambre »), donnant le nom toujours employé de « Chambre de compensation » (et, en anglais, clearinghouse). L’émergence des Chambres de compensation a accompagné l’édification des systèmes monétaires modernes et l’unification des systèmes bancaires dans la plupart des économies occidentales durant le xixe siècle.
À travers ses opérations quotidiennes, toute Banque centrale est elle-même un système de paiement au sein duquel la compensation s’effectue entre banques disposant d’une licence (Summers, 1991 ; Angelini & Passacatando, 1992). Les banques membres du système de paiement utilisent la Banque centrale, ainsi que le moyen de paiement interbancaire pour le règlement des soldes nets. Chaque fois que cela est nécessaire, la Banque centrale fournit la liquidité interbancaire, mais ce service n’est pas 77sans coût pour la banque qui y a recourt. C’est pourquoi les banques sont incitées à créer des Chambres de compensation privées afin d’économiser – autant que possible – des moyens de paiements interbancaires. Ce faisant, elles contournent la Banque centrale, même si celle-ci reste le pourvoyeur de liquidité en dernier ressort. Du reste, l’émergence d’un système de compensation ne requiert de création monétaire en aucune façon. Seule l’organisation du système monétaire change avec l’instauration de la compensation, le système étant compris ici comme un ensemble d’éléments liés de telle sorte qu’ils forment une unité, un tout organique. La réduction des besoins de l’économie en monnaie interbancaire, grâce à la mise en œuvre de la compensation, est une caractéristique particulière des systèmes bancaires modernes (Keynes, 1980b, p. 31).
Enfin, et il s’agit là d’un point important, dans un système de compensation, la Chambre de compensation est mandatée d’un pouvoir disciplinaire. Les membres de la Chambre sont tenus de faire des rapports réguliers quant à leur situation, de telle sorte que la Chambre est un hub informationnel (Millo & al., 2005). Au sommet de chaque système monétaire moderne, la Banque centrale incarne cette autorité. Une banque commerciale durablement déficitaire par rapport aux autres banques doit être sanctionnée par la Banque centrale. Un système de compensation est donc toujours partagé entre l’élasticité (la Banque centrale fournit des facilités de découvert) et la discipline (la Banque centrale sanctionne les banques qui ne respectent pas ses règles) dont fait preuve l’autorité en charge de la compensation (Mehrling, 2013).
Les systèmes bancaires modernes sont ainsi hiérarchisés et reposent sur la compensation entre banques commerciales, ultimement supervisées par la Banque centrale.
II. Les difficultés de la compensation internationale et le « plan Keynes »
Il est important de noter que la compensation des transactions monétaires nationales, brièvement analysée dans la section précédente, est bien plus avancée que la compensation des transactions monétaires internationales.
78Comme toute transaction monétaire, les transactions internationales dans un régime de laissez-faire – tel celui que nous connaissons au xxie siècle – ont recours à des accords de compensation. Cependant, ces arrangements ne sont guère connus des participants aux échanges. Les exportateurs et importateurs en ignorent même l’existence. Les accords sont organisés de manière privée par les banques commerciales résidant dans différentes zones monétaires. Celles-ci s’accordent quant à la manière dont elles prennent en charge les monnaies nationales qui sont utilisées pour le règlement des échanges. De tels accords ont été la norme – bien plus que l’exception – durant le xxe siècle. Ainsi, les banques commerciales ont développé des formes variées de correspondent banking et des opérations diverses sur les marchés des changes. En 2019, la forme actuelle des relations monétaires internationales est toujours basée sur ce type d’arrangements privés, à travers lesquels les systèmes de paiement nationaux sont en concurrence et sont connectés par des marchés des changes. Le dollar américain domine cette compétition. Les systèmes bancaires du reste du monde doivent donc organiser leurs opérations de compensation en traitant avec le système bancaire américain. Ce système exécute les paiements internationaux.
La forme actuelle des paiements internationaux est toutefois un facteur aggravant, sinon la source première, de plusieurs problèmes économiques contemporains. Elle accentue la tendance à l’accumulation de réserves pour faire face aux fluctuations financières et répondre aux exigences de la convertibilité des monnaies. Elle induit une hiérarchie des monnaies et d’importantes asymétries internationales, qui ont pour résultat d’accroître les déséquilibres mondiaux et la volatilité des taux de change (Ocampo, 2017 ; Cohen, 2015). Par conséquent, l’objectif de résoudre ces problèmes devrait être replacé au premier plan, et le « plan Keynes » constitue une piste intéressante à cet égard. Keynes avait proposé, à travers son plan, de sortir du système cacophonique de l’entre-deux-guerres qui, d’une certaine manière, caractérise encore l’économie d’aujourd’hui, par l’unification de la compensation internationale autour d’une Chambre de compensation, en utilisant l’exemple du système bancaire national.
Est-il pertinent de se lancer dans la comparaison de l’économie bancaire nationale avec l’économie internationale ? Il y a certes d’importantes différences. La comparaison doit être menée avec précaution. Néanmoins, 79elle semblait appropriée aux yeux de Keynes, qui voyait dans l’absence de système bancaire unifié au niveau international une source d’instabilité permanente :
Tout comme la situation domestique a été métamorphosée aux xviiie et xixe siècles par la découverte et l’adoption des principes bancaires, je crois de même que c’est seulement par ces mêmes principes sur le terrain international que nous pourrons remédier aux problèmes de l’économie internationale tels qu’ils se sont manifestés entre les deux guerres (Keynes, 1980a, CW, vol. xxv, p. 99).
D’après Keynes, les principes de base de l’économie bancaire peuvent être – et devraient être – généralisés aux relations monétaires internationales. Dans la seconde version de sa proposition (soit en 1941), il écrivait que :
l’idée sous-jacente à mes propositions pour une Union Monétaire est simple, il s’agit de généraliser les principes bancaires, tels qu’ils existent dans une économie fermée, à travers l’établissement d’une International Clearing Bank. Ce principe est la nécessaire égalité des crédits et débits, des actifs et passifs (Keynes, 1980a, CW, vol. xxv, p. 44).
L’« économie fermée » dont parlait Keynes est tout simplement l’économie nationale, dans laquelle les dettes des banques sont exprimées dans la même monnaie. Ce n’est pas l’économie « fermée » au sens où l’entendent habituellement les économistes, c’est-à-dire fermée aux échanges internationaux. Le système bancaire d’une économie nationale disposant de sa propre monnaie est par définition un circuit fermé du fait des principes de la monnaie bancaire, laquelle n’a aucune validité – a priori – et aucun pouvoir libératoire en dehors de son propre système monétaire.
La proposition de Keynes implique que les économies nationales soient connectées par un institut de règlement international, qui adopterait, pour les échanges internationaux, les mêmes principes de système bancaire hiérarchisé à plusieurs étages qui caractérise la plupart des économies nationales (Piffaretti, 2009, p. 18). L’Union de compensation devrait assumer le rôle d’une Banque centrale des Banques centrales, résolvant ainsi le problème de l’interopérabilité des monnaies nationales, de telle sorte que « chaque monnaie nationale soit transformée en monnaie internationale », ainsi que le proposait Schumacher (1943, p. 154), un proche collaborateur de Keynes durant la guerre. Ce faisant, la Chambre de compensation achèverait l’unification des taux de change 80de différentes zones monétaires. Notons que cette tâche est celle déjà accomplie par la Banque centrale au niveau national, puisque celle-ci homogénéise les dettes des banques commerciales qui sont utilisées par les agents non-bancaires, donnant naissance à un agrégat monétaire6.
Keynes a défendu sa proposition en arguant qu’elle n’avait « pas la prétention d’être originale » puisqu’elle mobilisait des généralités « nées dans l’esprit du temps » (Keynes, 1980a, CW, Vol. xxv, p. 170).
III. « L’esprit du temps », et la solution pragmatique des accords de clearing
Tandis que le commerce international était organisé sous le régime d’accords de clearing privés jusque dans les années 1930 (SDN, 1935, p. 35), la Grande Dépression a provoqué un effondrement des échanges. Du fait des rapatriements de capitaux, les systèmes bancaires européens ont été sévèrement touchés. Une des conséquences immédiates de ce désastre a été l’incapacité de plusieurs pays européens d’honorer les dettes héritées de la Première guerre mondiale. Ces pays décidèrent progressivement d’économiser au maximum les monnaies clés servant aux règlements internationaux et établirent d’importantes barrières aux échanges. Les accords de compensation sont nés dans ces circonstances exceptionnelles. Les Gouvernements européens instaurèrent un contrôle des changes afin de limiter l’instabilité des taux de change et conserver leurs réserves de monnaies « rares » telles que le dollar américain, à travers des accords qui semblaient, sous certains aspects, relever du troc. Ce faisant, ils fixèrent le taux change et supervisèrent de manière drastique les échanges commerciaux.
Avant d’entamer la description de ces accords, il est important de préciser qu’une grande variété d’accords de compensation a existé. Du fait de la volonté de chaque nation de façonner une structure des échanges 81internationaux selon ses propres intérêts, les négociations à l’œuvre en Europe restèrent pour l’essentiel bilatérales, ce qui explique à la fois leur grand nombre et leur diversité. Les accords étaient basés sur des motivations variées, déterminantes dans les règles et plus généralement dans la forme prise par ces accords.
La première génération d’accords était conçue pour permettre la liquidation du fardeau des dettes héritées de la Première guerre mondiale. Cela a commencé par le rationnement des devises destinées aux règlements des importations. L’Allemagne était parmi les pays particulièrement touchés par la crise bancaire de juillet 1931. Celle-ci força le Gouvernement à fermer ses banques, stopper le remboursement des dettes extérieures, et instaurer un contrôle des changes en juin 19317. Les élites allemandes (à l’image d’Heinrich Brüning) savaient que l’Allemagne serait incapable de payer les réparations de guerre, en particulier après l’été 1931. Du reste, pour la plupart d’entre elles, il n’y avait pas à le faire. Keynes constate cette opposition lorsqu’il revient d’Allemagne en janvier 1932 (Keynes, 1982a, CW, Vol. xxi, p. 49) :
Je n’ai trouvé personne, à l’exception des personnes occupant les postes les plus élevés et les plus responsables, qui était même disposé à discuter avec moi de la possibilité que l’Allemagne paie quoi que ce soit, quelles que soient les circonstances. Tout ministre allemand qui devrait faire une déclaration à l’encontre de ce principe ne pourrait pas survivre une semaine.
L’Allemagne ne souhaitait pas plus procéder à une dévaluation (Child, 1958, p. 27). Une telle mesure aurait été jugée inflationniste, et quelques années seulement après l’hyperinflation, aucun des banquiers centraux allemands ne pouvaient l’envisager. Ainsi que l’a déclaré Schacht, qui devint plus tard Ministre de l’économie du Reich8, « cela ne peut arriver durant mon mandat » (cité par Keynes, 1982a, p. 307). Incapables de payer les réparations de guerre et refusant toute dévaluation, la solution des dirigeants allemands fut l’établissement du contrôle des changes puis des accords de compensation. L’Allemagne n’était pas en défaut de 82paiement, mais les transferts étaient temporairement arrêtés. Compte tenu du fait qu’elle ne pouvait obtenir de nouveaux crédits du reste du monde, plusieurs décrets ont durci l’interdiction d’exporter du capital d’Allemagne (Piatier, 1937, p. 30).
Les détenteurs étrangers de comptes bancaires allemands ont tenté de liquider leurs créances à perte (Child, 1958, p. 33-35). Désirant se servir de leurs actifs bloqués comme d’un pouvoir d’achat de marchandises allemandes, ils entrèrent dans des accords de compensation à cette fin9. Le contrôle des changes força de cette manière un nombre croissant de pays à accepter de commercer avec l’Allemagne. Cela explique pourquoi en 1938, 25 pays – dont la France et le Royaume Uni – avaient signé des accords de clearing avec l’Allemagne (Overy, 1996, p. 52). Pour la Suisse, qui avait pourtant conservé une monnaie « libre », 60 % de ses exportations et 40 % de ses importations étaient alors réalisées avec des pays avec lesquels elle avait conclu des accords de clearing (BRI, 1939, p. 51). Entre 1935 et 1938, environ 80 % des transactions internationales de l’Allemagne étaient réalisées dans le cadre de ces accords (Child, 1958, p. 208).
Les accords de compensation de cette époque font référence aux accords officiels signés par les Gouvernements concernés, en opposition aux accords entre banques commerciales qui étaient, en temps « normal », la configuration normale des échanges internationaux. Les exportateurs comme les importateurs ont bien conscience que les accords de clearing officiels existent, puisque ceux-ci impliquent la centralisation de toutes les transactions externes, usant le plus souvent des Banques centrales comme agents pour la compensation. Dans le cadre de ces accords, les exportateurs étaient payés par le Bureau de la compensation (Clearing office) dans leur propre monnaie, tandis que les importateurs réglaient leur facture dans leur propre monnaie également, auprès de leur Bureau de la compensation. Ces Bureaux situés dans chaque pays participant 83sont chargés d’organiser le netting des transactions à travers les transferts entre Banques centrales. En 1931, la compensation était organisée par la Reichsbank. Après que les Nazis accédèrent au pouvoir, la compensation devint plus complexe, coordonnée par plusieurs Bureaux, comprenant une vingtaine de Bureaux régionaux de compensation (Piatier, 1937, p. 151-152).
En réponse aux contrôles des changes de l’Allemagne, un grand nombre de pays appliquèrent à leur tour un contrôle des changes et des restrictions aux échanges. Avec ses partenaires, le Reich n’avait plus, de ce fait, à mobiliser de monnaies clé telles que le dollar (considérées comme des hard currencies) sous le régime des accords de compensation, lesquels étaient parfois considérés comme des accords de troc. Par la suite, les accords de compensation devinrent, pour l’Allemagne, un outil de réorientation des flux commerciaux, afin de satisfaire les besoins des industries allemandes, en particulier avec le plan de Schacht de 1934. Cela explique aussi la préférence généralisée pour des accords bilatéraux. Les pays des Balkans et ceux d’Amérique latine furent visés par l’Allemagne pour qu’ils lui fournissent des matières premières, et lui achètent en retour des produits finis10.
Quels furent les résultats de ces accords ? Ils ne parvinrent pas à empêcher le déclin des échanges de l’Allemagne. Toutefois, il s’agissait d’une tendance générale de la période, du fait de la déflation frappant le monde occidental. Comme l’a rappelé Child (1958, p. 215-217), bien que les échanges de l’Allemagne aient brutalement décliné, leur part dans le commerce mondial n’a connu qu’une faible baisse (passant de 9,3 % en 1929 à 8,56 % en 1937).
D’après Mitchener & Wandschneider (2015), les accords de compensation et le contrôle des changes n’ont pas été particulièrement fructueux au regard de leurs performances économiques, comparées aux performances des pays non-concernés par ces accords. Leur étude juge 84cependant que les pays ayant établi ces accords de compensation n’en ont pas tiré tous les bénéfices possibles, sachant les marges politiques considérables que de telles mesures offrent aux pays les mettant en œuvre. Les accords de compensation n’ont été conçus que comme des mesures temporaires et comme une politique « pragmatique » (Roselli, 2014, p. 120). Ils permirent aux pays endettés de réduire leur endettement en se dispensant d’utiliser des liquidités. Comme l’écrit Roselli (2014, p. 120), la compensation « était conçue pour bénéficier à la fois aux pays exportateurs (qui craignaient de ne pas être payés) et aux pays importateurs (qui craignaient à l’inverse de ne pas être en mesure de payer) ».
L’enquête menée par la Société des Nations (1935) montre que ses membres souhaitaient mettre fin le plus tôt possible aux accords de compensation, qui n’avaient été signés qu’à cause des circonstances particulières de l’époque. Schacht lui-même n’était guère enthousiaste lorsqu’il offrait à un pays partenaire de l’Allemagne la solution d’un accord bilatéral :
Déjà à l’époque où j’introduisis le système de commerce bilatéral, je fis savoir que je voyais cela comme le plus inadéquat et déplaisant système, et exprimais mon souhait qu’il soit rapidement remplacé par une politique commerciale générale libre, et multilatérale (Schacht, 1967, p. 87).
Vu le nombre croissant de pays participant à ces accords de compensation bilatéraux, la question fut posée – notamment par la Banque des Règlements Internationaux en 1931 puis à nouveau en 1934 – de l’établissement d’une Chambre de compensation multilatérale. Néanmoins, la plupart des pays impliqués n’en voulaient pas. L’Italie s’y opposa formellement (SDN, 1935). La France, qui souhaitait l’exclusion, par cette Chambre, des pays aux balances des paiements déficitaires, également. Cela démontre bien que les pays n’étaient pas prêts à accepter, à cette époque, de partager des règles d’ajustements mutuels au sein d’une structure multilatérale. Le principal argument contre le multilatéralisme était le manque de confiance à l’égard des pays partenaires, quant à leur respect de l’équilibre commercial. Par ailleurs, et malgré sa position globalement débitrice, l’Allemagne souhaitait établir un rapport de force à son avantage, avec chacun de ses partenaires commerciaux, d’où son intérêt à rechercher des négociations bilatérales (Roselli, 2014, p. 121). Ce problème fut accentué par la 85question des taux de change dans les accords de compensation, lesquels ne respectaient pas nécessairement les parités or qui prévalaient dans les années de l’étalon-or. Comme Roselli (2014, p. 126) l’explique, les taux de change furent bien souvent manipulés par le partenaire commercial « fort » au détriment du pays le plus faible.
Néanmoins, les accords de compensation ont été considérés par la plupart des analystes de l’époque comme des mesures pertinentes, bien que beaucoup ne les aient admis que pour atteindre des objectifs de court terme. Étant donnée la contrainte que faisait peser la pénurie de monnaies clés, cette politique permit aux gouvernements européens de limiter la chute du commerce international. Avant que les Nazis accèdent au pouvoir, écrit Child (1958, p. 30), l’objectif des premières procédures sur les changes était « la hausse des échanges et le rétablissement du mécanisme de paiements internationaux ». Pour Bidwell (1939, p. 380), les accords de compensation de Schacht relevaient d’un « opportunisme astucieux », ils furent « une des facettes les plus efficaces de la politique allemande ». Pour chaque économiste ce fut, comme le rappelle Tribe (2007, p. 241-245), un premier modèle fonctionnel de compensation internationale. À la veille de la guerre, le contrôle des changes et les accords de compensation étaient généralisés dans le monde occidental, à l’exception notable des États-Unis.
Walther Funk, Ministre de l’économie du Reich à partir de 1938, poursuivit la politique des accords de compensation. Il proposa également un nouvel ordre économique pour l’Europe, faisant la promotion de la compensation à une échelle multilatérale, le tout coordonné par l’Allemagne qui devait devenir le centre de la compensation. D’après Gross (2017, p. 291), même pour les meneurs nazis, « le bol de spaghettis des traités bilatéraux qui gouvernaient le commerce européen se présentait comme un des obstacles – sinon le principal obstacle – à la reconstruction ». Funk dévoila son plan pour la réorganisation de l’Europe le 25 juillet 1940. Il déclara que les accords bilatéraux devaient conduire à l’intégration de l’Europe, ceci comprenant l’organisation de la compensation à l’échelle de l’Europe :
À partir des méthodes d’échanges bilatéraux déjà appliquées, les échanges multilatéraux et l’ajustement des balances commerciales de chaque pays se poursuivront, afin que les différents pays puissent établir des relations commerciales réglementées entre eux par le biais d’une chambre de compensation (Funk, 1985, p. 66).
86Ce projet fut expérimenté tant bien que mal durant la guerre, Berlin devenant le centre d’un système de compensation multilatérale (la Verrechnungskasse assurant la fonction d’agent de compensation) à travers lequel les pays occupés ou alliés de l’Allemagne réglaient leurs échanges (BRI, 1941, p. 42 ; BRI, 1942, p. 36). La guerre a rendu ce système d’autant plus insoutenable que l’Allemagne enregistrait un déficit de plus en plus important vis-à-vis de ses « partenaires » commerciaux. Le discours de Funk de 1940 a toutefois suscité des réactions d’économistes dans le monde entier – encouragées par les victoires enregistrées par l’Allemagne à l’époque – et a favorisé l’éclosion d’un nombre important de propositions similaires comme en témoignent en France les plans de deux économistes collaborant avec le gouvernement de Vichy, François Perroux et Gaël Fain (Manas, 2016).
IV. Des accords de compensation bilatéraux
au plan pour une International Clearing Union :
la reformulation de Keynes
Keynes n’a jamais cessé de suivre la situation économique de l’Allemagne dont il devinait l’importance historique et son impact pour le reste du monde. Il était bien informé de la politique menée par Schacht, qu’il considérait au début des années 1930 comme un homme compétent11, « un homme de grande volonté et probablement le seul membre du nouveau régime qui ait une véritable expérience et une connaissance de la finance internationale » (1982, CW, Vol. xxi, p. 247). La politique des accords de compensation de Schacht, écrit Keynes (1980a, CW, Vol. xxv, p. 23), « avait permis de retourner au caractère essentiel et à l’objectif initial du commerce, tout en rejetant l’appareil qui avait été supposé faciliter les échanges, mais qui, dans les fait, les étranglait ». Le premier mérite de Schacht était qu’il fut 87un des premiers dirigeants de l’époque à rompre avec l’orthodoxie du laissez-faire (Gross, 2017). Keynes partageait l’opinion selon laquelle l’économie mondiale ne pouvait retourner à l’étalon-or et à un ordre monétaire international caractérisé par le laissez-faire.
Keynes avait été consulté à plusieurs reprises pour commenter la politique économique de l’Allemagne. En 1940, il lui fut demandé par le Ministère de l’information britannique de rédiger un texte de propagande anti-nazi, et d’étriller le plan Funk qui venait d’être diffusé, et faisait alors grand bruit en Europe. Keynes fût bien en peine de le faire, éprouvant les plus grandes difficultés à masquer les aspects positifs que le plan contenait. Bien que Keynes fût loin d’apprécier la philosophie du régime allemand, et que les politiques mises en œuvre lui inspiraient de nombreux doutes, il reconnaissait en elles des innovations valables et dignes d’intérêt dans l’optique de la reconstruction qui suivrait la guerre. « Je suis donc d’avis, écrivait-il, que ce que nous proposons soit la même chose que ce que Dr. Funk propose, sauf que nous le ferons mieux, et plus honnêtement » (Keynes, 1980a, CW, Vol. xxv, p. 8).
Selon toute vraisemblance, Keynes était séduit par la proposition de multilatéralisation de la compensation, ainsi que de la rupture de Funk vis-à-vis de l’or en tant que mécanisme standard pour la coordination du système monétaire12. Cela contrastait avec l’opinion qu’il se ferait, quelques mois plus tard, de la position américaine défendue par Harry D. White. Il jugeait notamment regrettable que White continue de défendre l’ancrage au métal précieux. Dans une lettre destinée à sir Frederick Phillips, Keynes confia que White « n’avait pas vu comment surmonter les difficultés de l’étalon-or, et avait tout oublié du concept utile de monnaie bancaire » (Keynes, 1980a, CW, Vol. xxv, p. 159).
88Que veut dire Keynes lorsqu’il évoque le concept de monnaie bancaire ? Dans le Treatise on Money, Keynes avait mis en évidence le caractère endogène de la monnaie bancaire, ouvrant la porte à une critique radicale de l’analyse quantitative de la monnaie. Les procédés par lesquels les banques commerciales créent et détruisent la monnaie, que Keynes observe, relèvent d’une économie de découvert (en anglais overdraft). C’est précisément cela que Keynes cherche désormais à étendre à l’échelle internationale :
En résumé, l’analogie avec un système bancaire national est complète. Aucun déposant dans une banque locale ne souffre du fait que son épargne, qu’il laisse inactive, soit utilisée pour financer l’entreprise de quelqu’un d’autre. De même que le développement des systèmes bancaires nationaux a permis de contrebalancer une pression déflationniste qui aurait empêché le développement de l’industrie moderne, le même principe pourrait être appliqué au niveau international, ce qui permettrait de contrebalancer la pression déflationniste qui, autrement, débouchera sur un désordre social et douchera les bons espoirs de notre monde moderne (Keynes, 1980a, CW, Vol. xxv, p. 113).
Pour rendre l’Union de compensation soutenable dans le temps, et parce que l’économie internationale est une économie d’échanges tandis que l’économie nationale est une économie de production, l’objectif final de la Chambre de compensation internationale est d’atteindre l’équilibre des échanges. En cela, son objectif est différent d’une Banque centrale nationale (Amato & Fantacci, 2014a, p. 93). Le plan Keynes implique une sanction non seulement contre les pays débiteurs mais également contre les pays créanciers. Keynes avait tiré les leçons du système de compensation bilatéral des années 1930. Puisqu’ils n’étaient conçus que comme des dispositifs temporaires, les accords bilatéraux n’étaient assortis d’aucune règle ni d’aucun autre objectif visant l’harmonisation des balances des partenaires commerciaux. Au lieu de cela, la discipline du système proposée par Keynes est de nature multilatérale. La Chambre de compensation exige des Banques centrales affichant un découvert trop important le paiement d’intérêts (en « bancor »). Elle dispose également d’un ensemble d’outils permettant de décourager la constitution de réserves (en « bancor ») sur le compte du pays créancier, lui imposant, à lui aussi, le paiement d’intérêts.
Keynes précisa que ce degré élevé de règles était une caractéristique importante de l’Union de compensation, « peut-être la question la plus difficile à déterminer » (1980a, CW, Vol. xxv, p. 116). Les pénalités à l’encontre du pays créditeur à travers des intérêts à verser étaient 89supposées l’empêcher « de rester entièrement passif » (CW, Vol. xxv, p. 117). Cette partie du projet de Keynes a cristallisé de nombreuses inquiétudes en s’apparentant à un potentiel abandon de la souveraineté gouvernementale13.
Keynes ne croyait pas qu’une autre solution eut été préférable pour réduire les déséquilibres internationaux : ni la promesse de redistribution par les États-Unis de leur or, ni l’établissement d’accords bilatéraux, même si ceux-ci pouvaient sans doute permettre des facilités de découvert :
L’objection à de tels arrangements est qu’ils sont susceptibles d’être influencés par des motivations politiques extérieures, et qu’ils placent certains pays dans une obligation particulière envers les autres ; et aussi que la répartition de l’assistance entre différents pays puisse ne pas correspondre aux besoins et aux nécessités réelles, au fur et à mesure qu’ils se développent (Keynes, 1980a, CW, Vol. xxv, p. 75).
Keynes anticipait la domination américaine. Sa position de créancier lui donnerait un pouvoir considérable sur les pays débiteurs, ce qui s’est avéré par la suite.
Keynes avait rejoint depuis plusieurs années les rangs des partisans de contrôles gouvernementaux sur les mouvements de capitaux, non seulement comme une réaction en cas de crise, mais comme une caractéristique permanente de la politique économique (Crotty, 1983). En 1933, dans son fameux pamphlet National Self-sufficiency, il affirma que :
l’internationalisme qui embrasse la liberté de mouvement du capital, des fonds prêtables, ainsi que des marchandises pourrait condamner mon propre pays pour la génération à venir à connaître un plus faible degré de prospérité que celui qu’il aurait pu atteindre sous un régime différent.
L’Union de compensation était conçue par Keynes comme le cadre général pertinent pour mener à bien les politiques économiques visant le plein emploi, « le moyen par lequel les espérances entrevues dans la Théorie générale seraient réalisées » (Newton, 2000, p. 196). Les contrôles 90sur les mouvements de capitaux apparaissent à cet égard essentiels pour préserver à la fois la souveraineté financière et la diversité des politiques économiques parmi les membres de l’Union de compensation. Autrement, les pays seraient contraints d’ajuster leur politique économique d’une manière pro-cyclique, potentiellement déflationniste pour les pays déficitaires (Kregel, 2017, p. 5).
La position de Keynes était facilitée par la situation économique du Royaume-Uni à cette époque. Roselli (2014, p. 201) tire un parallèle entre la Grande-Bretagne avec la zone Sterling, et les relations entre l’Allemagne et les Balkans, considérant que le cadre général des contrôles adoptés par le Royaume-Uni ressemblait fortement aux caractéristiques du bloc du Reichsmark et son réseau d’accords de compensation bilatéraux que l’Allemagne avait noué.
Comme Schacht le fit pour l’Allemagne quelques années plus tôt, à partir de 1941 Keynes était prêt à défendre, au nom du Royaume-Uni, des accords « non-orthodoxes » afin de s’adapter à la position débitrice du Royaume, bien que cela suppose des discriminations temporaires à l’encontre des pays qui ne coopèrent pas avec lui. Sa proposition implique, pour le Royaume-Uni,
la continuation des accords de paiements ou quelques mesures de la sorte.
Keynes espérait qu’avec l’expérience,
de nombreux éléments d’un système multilatéral pourraient être introduits (…) Mais indéniablement, il impliquera une discrimination à l’encontre des États-Unis si ceux-ci persistent à maintenir une position créditrice déséquilibrée (1980a, CW, Vol. xxv, 17)14 .
Keynes croyait qu’un grand progrès avait tout de même été fait au cours des négociations avec les Américains, qui reconnurent aux Gouvernements le droit de contrôler les mouvements de capitaux. De tels contrôles impliquent l’intervention de la Banque centrale, qui devrait jouer le rôle d’agent centralisateur. Selon Keynes, le Fonds Monétaire International n’aurait de sens que si la Banque centrale de chaque pays 91membre restait en charge des transactions extérieures. Il expliqua cela clairement dans un discours de mai 1944, craignant que sa vision soit remise en question par la délégation américaine :
Je pense que les Américains ont toujours été assez confus quant à savoir s’ils souhaitaient que les Banques centrales viennent en soutien du marché privé des changes, ou s’ils souhaitaient concentrer les transactions entre les mains de leurs Banques centrales respectives. À mon avis, le premier principe n’est que du conservatisme et s’apparente à la philosophie du Fonds. Avec l’autre alternative, la structure générale du Fonds commencerait à faire sens (Keynes, 1980b, CW, Vol. xxvi, p. 123).
Keynes était épuisé à la fin des négociations avec les Américains et déçu par les textes finaux adoptés. Ironie du sort, le FMI a contribué à guider l’économie mondiale loin du cadre que Keynes voulait construire. Les accords de Bretton Woods, qui ont créé le FMI, instaurent le dollar comme seule monnaie internationale liée à l’or, tandis que les autres pays membres du Fonds s’engageaient dans le même temps à rétablir dès que possible la libre convertibilité de leur monnaie (l’article VIII) et à assurer la liberté des mouvements de capitaux. Les DTS (pour Droits de Tirages Spéciaux) créés par le FMI en 1969, parfois présentés comme une monnaie purement internationale, ne constituent pas une alternative au dollar américain puisqu’ils ne permettent aucune opération de clearing international, les monnaies nationales – le dollar américain en premier lieu – restant des passages obligés du commerce international. Les DTS ne constituent au mieux qu’un actif de réserve fondé sur un panier de monnaies nationales, ressemblant ainsi à l’Unitas proposé par Harry Dexter White à Bretton Woods (Amato & Fantacci, 2014).
Toujours est-il que le monde reste aujourd’hui encore privé d’une institution de clearing et de règlement multilatéral. Même lorsque le contrôle des changes et la compensation multilatérale ont coexisté, par exemple lors de l’Union européenne des paiements (1950-1958), cela ne fut que temporaire. Dès que les pays européens ont considéré qu’ils étaient capables de rétablir la convertibilité de leur monnaie – en 1958 – ils ont mis fin à l’UEP. Le système monétaire international est depuis lors toujours régi par des accords de compensation privés, opérés par des établissements bancaires nationaux. L’un des rares avantages de la Grande Récession de 2007-2008 a été de relancer la recherche d’une meilleure organisation du système monétaire international.
92En guise de conclusion :
la pertinence de Keynes au xxie siècle
La réforme de la compensation internationale est l’innovation majeure du plan Keynes. C’est un aboutissement de la pensée de Keynes, qui propose de réviser le système monétaire international sur le modèle des systèmes bancaires modernes. C’est aussi la recherche d’un dépassement « par le haut » des accords de compensation bilatéraux, qui ont été mis en œuvre partout en Europe dans les années 1930. Ceux-ci ont conduit Keynes à rechercher une troisième voie par rapport au bilatéralisme et à l’ordre déflationniste du laissez-faire, incarné par l’étalon-or.
Cet article a interrogé l’influence des politiques économiques des années 1930 puis celle de la proposition de Funk sur Keynes, et dans quelle mesure celui-ci s’en est écarté en tirant les leçons des turbulences des années 1930. Parmi les similarités entre le « plan Keynes » et « plan Funk », on note pour chacun une critique sévère de l’or comme moyen de coordonner les taux de change, et la recherche d’une coordination monétaire internationale. Chacun de ces plans a mis en évidence la nécessité de la compensation multilatérale afin de surmonter les écueils du bilatéralisme. En revanche, alors que le « plan Funk » était germano-centré (Guillebaud, 1940), le plan Keynes n’était pas centré autour du Royaume-Uni. Keynes proposait une discipline multilatérale associée à l’Union de compensation, discipline qui, du reste, constituait un aspect particulièrement original de sa proposition.
La proposition de Keynes mérite d’être redécouverte et considérée avec sérieux. Les transactions internationales souffrent toujours de l’absence d’une Union de compensation multilatérale en charge de traiter des monnaies nationales, à la manière dont toute banque centrale procède aujourd’hui avec les monnaies émises par les banques commerciales à l’échelle nationale.
La tâche à laquelle Keynes s’était attelé n’a donc guère changé, c’est-à-dire :
découvrir une méthode ordonnée, et toutefois suffisamment souple, pour lier les monnaies nationales à une monnaie internationale, quel que soit le type de cette monnaie internationale (Keynes, 1980b, CW, Vol. xxvi, p. 39).
93L’œuvre de Keynes offre une critique robuste des déséquilibres qu’un système monétaire international induit lorsqu’il se fonde sur des systèmes bancaires nationaux et des méthodes de compensation décentralisée. Mais si le plan Keynes n’est pas un remède miracle à tous les maux économiques, il pourrait, selon Kregel (2015, p. 302-303), constituer un point de départ pour faciliter l’intégration des pays en développement. Plus de 70 ans après les négociations de Bretton Woods, les perturbations induites par les mouvements internationaux des capitaux et l’instabilité des taux de change démontrent à quel point la création d’une Union de compensation internationale reste d’actualité.
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1 L’auteur remercie les deux rapporteurs de cet article pour leurs commentaires. Il reste néanmoins seul responsable des erreurs qui subsisteraient dans le texte.
2 Dans cet article, les termes de clearing et de « compensation » sont considérés comme des synonymes.
3 Jusqu’en 1930, personne ne s’en souciait vraiment : « jusque dans les années 1930, il était peu probable que l’analyste du système monétaire international ou celui en charge de sa réforme se préoccupe du moment où le détenteur d’une devise donnée pourrait la vendre pour en acquérir une autre, car en règle générale les monnaies étaient entièrement convertibles pour tous les types de transactions » (Moggridge, 1986, p. 57).
4 Il s’agit de notre traduction. Il en sera de même pour toutes les citations qui suivront.
5 Voir la description que fait Charles Babbage (1856) des activités bancaires et de la pratique de la compensation dans la Lombard Street de Londres.
6 En tant que Chambre de compensation des banques commerciales la Banque centrale standardise et unifie les bilans des banques commerciales pourtant concurrentes et rivales. La Banque centrale garantit l’interopérabilité des dettes des banques commerciales utilisées par les agents non-bancaires comme un moyen de paiement. L’unité de compte, dans laquelle toutes les banques du même système opèrent, est l’incarnation de cette union.
7 L’Allemagne faisait alors face à une crise massive de liquidité : « à la fin de l’année 1931, plus de 6,5 milliards de marks avaient été retirés d’Allemagne ou envoyés hors d’Allemagne par des investisseurs allemands en quête d’une plus grande sécurité » (Overy, 1996, p. 20).
8 Hjalmar Schacht a été Ministre de l’économie du Reich de 1934 à 1937 et Président de la Reichsbank de 1923 à 1930 puis de 1933 à 1939.
9 « Ces techniques ont été appelées subventionnement des exportations aux dépens des créanciers étrangers. (…) Le rabais auquel les étrangers étaient disposés à vendre leurs créances sur l’Allemagne était approprié par l’autorité de contrôle des changes et orienté au bénéfice spécifique du commerce d’exportation allemand et de l’importateur étranger. Les recettes supplémentaires ont permis de rentabiliser certaines ventes à l’exportation supplémentaires. Mais ils ont également permis aux importateurs à l’étranger d’acheter des biens ou des services qu’ils auraient autrement renoncé à obtenir » (Child, 1958, p. 37).
10 Cette spécialisation internationale, qui s’inscrit dans la durée, est analysée par Einzig (1941). Schacht (1937) ne cachait pas la nécessité pour l’Allemagne de créer une zone monétaire intégrée répondant aux besoins de son économie en matières premières. Tandis que la France ou le Royaume-Uni disposaient d’un empire colonial assurant la fourniture des biens agricoles et des matières premières, au demeurant abrité des problèmes de paiements internationaux car faisant partie de leur zone monétaire respective, l’Allemagne ne bénéficiait pas d’un empire colonial assurant l’approvisionnement en ces marchandises indispensables. Le développement des accords de clearing avec plusieurs pays d’Amérique latine, et surtout avec les Balkans, a cherché à contourner ce problème.
11 En 1928 déjà, Keynes rédigea une recension élogieuse à propos d’un ouvrage de Schacht (Keynes, 1978, CW, Vol. xviii, p. 293-295). Notons toutefois qu’avant 1940, il s’est abstenu de faire référence au système de clearing mis en place par Schacht, comme le note Skidelsky (2000, p. 230).
12 Funk déclara en juillet 1940 que : « Ce que les Américains feront éventuellement avec leur or, nous ne sommes pas en mesure de le dire. Le problème de l’or est avant tout un problème pour les États-Unis d’Amérique. À l’avenir, l’or cessera d’être la base de la monnaie européenne, car celle-ci sera indépendante de l’or et dépendra de la valeur que lui attribue l’État ou, dans ce cas, le système économique contrôlé par l’État. Le système de compensation décrit ci-dessus rend l’or superflu pour des objectifs monétaires et de paiement dans la zone de clearing. (…) En outre, si tout l’or qui se trouvait sous terre en Amérique devait être placé sur une île et si cette île devait être submergée à la suite d’une catastrophe naturelle, la vie économique des nations ne s’arrêtera pas » (Funk, 1985, p. 69).
13 Il est important de noter que pour n’importe quel pays dans le monde, la souveraineté économique est toujours sujette à la contrainte extérieure, ce qui est d’ailleurs évident dans la mondialisation actuelle. Néanmoins, cette contrainte est perçue comme une contrainte naturelle, tandis que l’Union de compensation proposée par Keynes nécessite une décision souveraine de partage de la souveraineté, que de nombreux pays n’étaient pas prêts à prendre.
14 Pendant les négociations de l’Accord de prêt-bail (Lend-Lease Agreement), Keynes, au nom de la délégation britannique, a lutté pour maintenir la possibilité de discriminations associées aux préférences impériales. Les Américains cherchaient quant à eux continuellement leur démantèlement (Keynes, CW, Vol. xxiii, 1982b).
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- ISBN: 978-2-406-09425-8
- EAN: 9782406094258
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09425-8.p.0073
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-27-2019
- Periodicity: Biannual
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- Keyword: John Maynard Keynes, Clearing Union, clearing agreements, interwar period, foreign exchange controls