Femmes et famille dans le progrès Une analyse comparée de John Stuart Mill, William Stanley Jevons et Alfred Marshall
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2019 – 1, n° 7. varia - Auteur : Gouverneur (Virginie)
- Pages : 233 à 266
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Femmes et famille dans le progrès
Une analyse comparée de John Stuart Mill,
William Stanley Jevons et Alfred Marshall
Virginie Gouverneur
Université de Strasbourg,
Université de Lorraine, CNRS, BETA
Université de Haute Alsace1
Introduction
La question du rôle des femmes dans la société fait l’objet de débats depuis plusieurs siècles parmi les économistes. Traitée à l’origine dans le domaine de la théorie morale et politique, elle a été plus tardivement intégrée dans des travaux d’économie. Mais quels que soient les développements qu’elle a connus, son traitement a toujours été marqué 234par des considérations d’ordre philosophique. C’est d’ailleurs ce qui explique en grande partie l’hésitation des économistes à inclure cette question dans le champ de l’économie. Il apparaît alors nécessaire de remonter aux origines de la pensée des économistes sur le rôle des femmes dans la société pour en comprendre les soubassements philosophiques. L’idée défendue ici est que la question, au moins à une époque, a été traitée de manière inséparable de celle des femmes et de la famille comme éléments du progrès. L’article revient en particulier sur le débat idéologique qui a opposé trois économistes de l’époque victorienne en Angleterre sur le sujet, John Stuart Mill, William Stanley Jevons et Alfred Marshall. Leurs analyses ont toutes fait l’objet d’études séparées. En revanche, peu de comparaisons ont été réalisées et lorsque c’est le cas, elles apparaissent au sein d’une étude plus générale de la pensée d’économistes sur le rôle des femmes dans la société2. Or, une telle comparaison nous a semblée pertinente. Mill, Jevons et Marshall ont tous trois une approche de la question qui s’articule autour des notions de bien-être et de progrès. Ces notions revêtent des sens très différents chez chacun et n’impliquent pas du tout les mêmes discours en termes d’égalité et de liberté. Il en découle des visions opposées de la façon dont les femmes doivent prendre part au bien-être et au progrès et des préconisations distinctes en vue de les amener à prendre leur place dans la société et dans la famille. À travers ces désaccords se manifestent d’importantes divergences philosophiques. Mill, fervent défenseur de la cause des femmes, fonde essentiellement son plaidoyer sur des arguments puisés dans son utilitarisme. Il insiste sur le caractère injuste des inégalités entre les sexes et sur les effets négatifs de leur persistance sur le bien-être et le progrès. Jevons et Marshall, auteurs d’analyses centrées sur le travail des femmes de la classe ouvrière, s’éloignent radicalement des positions de Mill en faveur de la liberté individuelle et de l’égalité de traitement des hommes et des femmes. Leurs analyses sont particulièrement représentatives de l’impact que les thèses évolutionnistes, en plein essor dans les années 1870, ont eu sur la pensée d’économistes dans le dernier quart du xixe siècle. Elles reflètent la manière dont ils ont transposé ces thèses dans leurs écrits tout en les critiquant et en les réinterprétant.
235Pour mettre en lumière ces évolutions dans le traitement de la question du rôle des femmes et de la famille dans le progrès entre Mill, Jevons et Marshall, l’article compare leurs positions sur trois questions : celle de l’existence, ou pas, de différences entre les sexes qui justifieraient d’attribuer aux femmes un rôle spécifique dans le progrès humain tel que Mill, Jevons et Marshall le conçoivent ; celle de la participation des femmes au marché du travail, qui renvoie au débat sur la légitimité des restrictions du travail des femmes ; celle de la nature des mesures à prendre – égalitaire ou sacrificielle – pour que les femmes et la famille puissent jouer leur rôle dans le bonheur collectif et le progrès.
I. La femme, un Homme comme les autres ?
La façon dont Mill, Jevons et Marshall abordent la question du rôle des femmes dans la société est d’abord marquée par leurs positions concernant l’existence ou non de différences de nature entre divers groupes d’individus, plus particulièrement entre les sexes, elles-mêmes étroitement corrélées à leurs conceptions du progrès humain et de ses déterminants.
I.1. Mill : des différences de genre
à l’égalité des sexes en tant qu’êtres perfectibles
Mill a abordé la question de la condition des femmes dans l’Angleterre victorienne dans plusieurs de ses écrits. Après un essai sur le mariage paru au début des années 1830, il y a consacré différents passages de son ouvrage économique majeur, Principles of Political Economy, dont la première édition date de 1848. Dans cette œuvre, les femmes apparaissent à la fois en tant que participantes au marché du travail, aussi capables que les hommes de poursuivre leurs intérêts personnels, et en tant que mères de famille. C’est plus tard dans The Subjection of women, écrit en 1859 et publié en 1869, que Mill expose le plus exhaustivement ses idées sur le sujet. Cherchant à convaincre ses lecteurs de la nécessité de promouvoir l’émancipation des femmes, il développe un argumentaire qui conjugue utilitarisme, égalitarisme et libéralisme. En digne héritier des Lumières, il s’attache à appliquer aux femmes 236les thèses sur la liberté et la justice qu’il défend en particulier dans On liberty (1859) et Utilitarianism (1863). À un niveau plus général, il entend montrer qu’il est injuste et illégitime de traiter inégalement divers groupes d’individus. Il s’oppose à la thèse qu’il existe des différences de nature entre les races, les classes et les sexes, utilisée selon lui à l’époque pour justifier l’existence d’inégalités de traitement (Mill, 1863, p. 93). Il considère que les différences de caractère entre les individus de différentes races ou de sexe opposé sont en grande partie le produit de circonstances externes (Mill, 1873, p. 270). Il défend en ce sens l’idée de la « malléabilité de la nature humaine », c’est-à-dire de l’influence des facteurs environnementaux sur la formation du caractère (Mill, 1869, p. 40-423 ; 1873, p. 187). Les différences observées entre hommes et femmes dans la société de l’époque apparaissent comme des constructions sociales qui ne reflètent pas nécessairement des différences naturelles dans les capacités des deux sexes, encore moins une infériorité radicale de nature ou une supériorité morale des femmes (Mill, 1869, p. 76, 98). Les hommes usent de toute la force des influences externes et de l’éducation pour modeler le caractère des femmes d’une manière qui répond à leurs intérêts (ibid., p. 27). Comme Mill l’affirme, plutôt que de « laisser [les femmes] se développer spontanément », la société les a maintenues dans « un état si contre-nature » que leur « nature » n’a pu être que totalement « déformée ou masquée » (ibid., p. 104-105 ; TF, p. 113-114). Le terme contre-nature renvoie ici à l’idée d’artificialité. Dans The subjection of women, Mill emploie le terme de caractère par opposition à ce que ses contemporains nomment la nature des femmes. Il considère que la seule chose qui peut être observée dans la société de l’époque est le caractère des femmes tel qu’il a été déformé et dénaturé. À titre d’exemple, il explique que l’abnégation personnelle dont les femmes font preuve en faveur des membres de leur famille est en grande partie due au fait « qu’on leur enseigne qu’elles sont nées et créées pour faire abnégation de leur personne » et que « l’égalité des droits ôterait à cette abnégation ce qu’elle a d’exagéré dans l’idéal artificiel qu’on se fait du caractère féminin » (Mill, 1869, p. 27 ; TF, p. 85).
Ces considérations au sujet des différences entre les sexes s’inscrivent dans un argumentaire plus général en faveur de la liberté des femmes. 237Pour Mill, la nature d’un individu ne peut s’affirmer qu’au cours du processus de développement de l’individualité qui nécessite que chaque fois qu’il prend une décision, l’individu suive sa propre nature – telle qu’elle a été modifiée et développée par sa propre culture – et fasse des choix qui conviennent à son caractère (Mill, 1859, p. 105-109). Il sera donc impossible d’affirmer quoi que ce soit sur la nature des femmes tant que les « institutions sociales ne les autoriseront pas à développer leur originalité aussi librement que l’homme » (Mill, 1869, p. 47 ; TF, p. 54-55). Mill s’oppose de cette façon à ceux qui prétendent que les femmes ont une « vocation naturelle » pour le mariage et la maternité (ibid., 49). Cela ne signifie pas pour autant qu’aucune différence de nature entre les sexes n’apparaîtrait si les femmes étaient libres de diriger leur vie et de faire leurs propres choix4. Seulement, les différences alors constatées entre les sexes s’atténueraient fortement, voire disparaîtraient complètement pour certaines. D’autant que, pour Mill, l’établissement d’institutions libres doit aller de pair avec l’accès des femmes à une éducation identique à celle des hommes (Mill, 1832-1833, p. 76-77 ; 1869, p. 148, 184-185). Mill affirme par ailleurs que le joug que les femmes subissent est si fort dans la société victorienne qu’il ne laisse subsister aucun espace, aussi limité soit-il, dans lequel elles pourraient agir en suivant leur nature propre et, ce faisant, développer leur individualité (Mill, 1859, p. 114). Cette absence totale de liberté individuelle a des conséquences néfastes en termes de bien-être et de progrès humain. Mill postule en effet une égalité fondamentale entre tous les individus en tant qu’êtres aptes au bonheur et perfectibles. Sur la question de la liberté individuelle, il ne prétend pas développer une argumentation fondée sur l’idée d’un « droit abstrait, indépendant de l’utilité » ; dès le début de On liberty, il affirme que l’utilité doit être comprise « dans son sens le plus large », c’est-à-dire comme « fondée sur les intérêts permanents de l’homme en tant qu’être susceptible de progrès » (Mill, 1859, p. 23-24 ; TF, p. 12 ; 1869, p. 146). Il considère qu’« après les nécessités de premier ordre, la nourriture et le vêtement, la liberté est le premier et le plus impérieux besoin de la nature humaine » (Mill, 1869, p. 178-180 ; TF, 238p. 191-193). Plus précisément, le libre développement de l’individualité est à la fois l’un « des principaux ingrédients du bonheur humain » et « l’ingrédient le plus essentiel du progrès individuel ou social » (Mill, 1859, p. 102 ; TF, p. 45). S’agissant du premier, la maxime d’impartialité implique que chaque individu, quel que soit sa race, sa classe ou son sexe, possède un égal droit au « bonheur » (Mill, 1863, p. 91-93). Rawls dira ainsi que, chez Mill, il s’agit de maximiser l’utilité moyenne, égale à l’utilité globale divisée par le nombre d’individus, plutôt que l’utilité agrégée correspondant à la somme des utilités individuelles (Rawls, 1971, p. 192-194). Il en découle que chacun a droit aux moyens du bonheur, donc à un traitement identique et à une liberté égale (Mill, 1863, p. 91-93). En second lieu, pour Mill, la liberté est « la seule source d’amélioration intarissable et permanente du progrès » puisque, grâce à elle, « il peut y avoir autant de foyers de progrès que d’individus » (Mill, 1859, p. 126 ; TF, p. 55). Il est par conséquent essentiel que les femmes, qui forment selon lui la moitié de l’espèce humaine, bénéficient de la même liberté que les hommes. La liberté de choix et d’action de chacun est nécessaire pour qu’il ou elle développe les facultés intellectuelles et morales qui sont l’attribut distinctif d’un être humain, ainsi que son individualité et originalité – et accroît ainsi sa valeur en tant que membre de l’espèce humaine (ibid., p. 105-106, 113). Mill s’oppose en ce sens à la vision mécanique de la nature humaine. Il affirme que la nature humaine n’est pas « une machine qui se construit d’après un modèle et qui se programme pour faire exactement le travail qu’on lui prescrit, mais un arbre qui doit croître et se développer de tous côtés, selon la tendance des forces intérieures qui en font un être vivant » (ibid., p. 107 ; TF, p. 47).
1.2. Jevons : des différences de race, classe, sexe
au rôle des mères dans le progrès
Jevons se pose en véritable adversaire de Mill au plan de la philosophie morale, rejetant à la fois sa conception de l’utilitarisme et sa vision de la nature humaine et du progrès humain. Très impressionné par les thèses évolutionnistes publiées au cours des années 1870, il révèle durant la décennie un intérêt croissant pour ces thèses, dont l’influence est surtout visible en ce qui le concerne dans les domaines de l’éthique et de la législation industrielle, et est particulièrement manisfeste dans 239ses travaux sur les femmes datant de 1882. Dans deux écrits parus cette année-là, l’article « Married women in factories » et l’essai State in relation to labour, Jevons fait l’éloge des restrictions du travail des femmes de la classe ouvrière instaurées au cours du xixe siècle et appelle à l’interdiction totale du travail en usine des mères ayant à leur charge des enfants de moins de trois ans. Il présente l’emploi en usine des femmes mariées comme la cause principale de la mortalité infantile qui sévit alors dans les quartiers ouvriers, infirmant ainsi une position qu’il défendait douze ans auparavant dans un discours adressé comme président de la section « Economic science and statistics » à la British association for the advancement of science (1870b). Dans ce discours, Jevons rejetait l’idée que l’emploi des femmes dans les usines était à l’origine de l’excessive mortalité infantile qui frappait plusieurs grandes villes d’Angleterre. Il mettait notamment en doute la fiabilité des résultats statistiques avancés par les défenseurs de ce point de vue. Pour sa part, il reliait plutôt les chiffres élevés de la mortalité infantile au nombre d’immigrants irlandais peuplant les villes affectées (ibid., p. 207-209). Dans « Married women in factories », il n’abandonne pas totalement l’idée d’une incidence du facteur irlandais sur la mortalité infantile5. Toutefois, il affirme qu’une analyse « minutieuse » des statistiques disponibles – celles-là mêmes dont il critiquait le manque de fiabilité dans son discours de 1870 – a révélé un lien plus étroit entre le travail des femmes à l’usine et la mortalité infantile6. Ce revirement de position peut s’expliquer par diverses causes. Tandis que l’idéal victorien de la femme s’enracinait toujours plus dans la société, les débats portant sur le travail des femmes mariées furent ravivés au Parlement au milieu des années 1870 et de nouvelles lois « protectrices » visant à réglementer le travail des femmes furent instaurées en 1874 (Factories [Health of Women etc.] Act) et en 1878 (Factories and Workshops Act). Parallèlement, les idées de Jevons sur les différences entre les races, les classes et les sexes se sont affermies.
Déjà dans son célèbre ouvrage The Theory of Political Economy, publié en 1871, soit la même année que l’essai de Darwin The Descent of man and 240selection in relation to sex, Jevons distinguait les races « supérieures », dont le degré de civilisation est plus élevé, des races « inférieures », composées des « sauvages » et des « irlandais » (Jevons, 1871, p. 35, 181-183). Il différenciait aussi les arbitrages travail-loisir effectués par les membres de la classe aisée et ceux de la classe ouvrière, plus enclins à l’oisiveté (ibid., p. 181). Il révélait enfin sa croyance à des différences naturelles entre les sexes, les femmes étant quasiment absentes de l’œuvre et le sujet y étant principalement l’homme, à la fois en tant qu’adulte célibataire et en tant que père de famille dont le « devoir » est de subvenir aux besoins de son épouse et de ses enfants7 (ibid., p. 25). Quelques années plus tard, en 1874, Jevons affirme dans Principles of science que les théories de l’évolution et de la sélection naturelle de Darwin et de Spencer ont révolutionné la philosophie morale (Jevons, 1874, p. 762). Puis, en 1879, alors que l’essai The data of ethics de Spencer vient de paraître, il publie un article, intitulé John Stuart Mill’s philosophy tested–IV. Utilitarianism, dans lequel il remet en cause point par point la philosophie utilitariste de Mill et présente Spencer comme l’auteur de la « théorie de la morale la plus aboutie qui existe alors » (Jevons, 1879, p. 535-537). Il prétend notamment que Mill ne tient pas suffisamment compte des enseignements de Darwin et de Spencer dans ses écrits moraux et politiques. Sur la question des différences morales et mentales entre les individus, il reprend à l’identique une critique que Darwin adressait à Mill dans The descent of man, portant sur son refus d’admettre l’hypothèse de « transmission héréditaire des qualités mentales » – héritée du cousin de Darwin, l’eugéniste Francis Galton :
M. J.-S. Mill, dans son célèbre ouvrage, Utilitarianism (…) parle du sentiment social comme « d’un puissant sentiment naturel », et le considère comme « la base naturelle du sentiment de la moralité utilitaire » (…) on ne peut guère contester que les sentiments sociaux sont instinctifs ou innés chez les animaux inférieurs ; pourquoi donc ne le seraient-ils pas chez l’homme ? M. Bain (The Emotions and the Will, 1868, p. 481) et d’autres croient que chaque individu acquiert le sens moral pendant le cours de sa vie. Ceci est au moins fort improbable étant donnée la théorie générale de l’évolution (Darwin, 1871, p. 135-136 ; Jevons, 1879, p. 537).
241Dans le même ouvrage, Darwin consacrait une section entière aux différences mentales entre les deux sexes dans laquelle il critiquait « certains auteurs » doutant « qu’il y ait aucune différence inhérente dans la nature de l’homme et de la femme », bien que « l’analogie avec les animaux inférieurs (…) rend cette proposition tout au moins probable » (Darwin, 1871, p. 682). Cette critique visait en particulier les idées exposées par Mill dans The Subjection of women, publié deux ans auparavant. Si Jevons ne la reformule pas clairement dans J.S. Mill’s philosophy tested, il s’oppose fermement à l’idée défendue par Mill que la nature humaine est « malléable » et peut être altérée par les circonstances qui entourent les individus (Jevons, 1879, p. 536). Il existe pour lui des éléments inaltérables dans le caractère de tout individu, que l’éducation peut atténuer ou développer mais ne peut créer ou éliminer (ibid., p. 536). Trois ans plus tard, le même propos sous-tend son analyse des différences entre les sexes. Il affirme que les hommes et les femmes ont des « devoirs » naturels distincts, invoquant l’existence de différences biologiques entre les sexes et qualifiant de « souillons » les épouses qui travaillent à l’usine plutôt que de se comporter en « véritables mères » (Jevons, 1882a, p. 172-173, 177-178 ; 1882b, p. 72). Son discours est alors proche de celui de Spencer qui, dans The Data of Ethics, accusait la femme négligeant ses devoirs envers ses enfants d’être une « mauvaise mère » (Spencer, 1879, p. 24-25, 70, 261, 264).
Jevons adopte par ailleurs une interprétation très différente du « principe du plus grand bonheur » de celle de Mill, cherchant à réconcilier ce principe avec la « philosophie spencérienne » (Jevons, 1879, p. 537). Il établit un lien étroit entre la capacité d’adaptation des individus à leurs « circonstances » et leur aptitude au « bonheur » (ibid., p. 537-538). L’évolution humaine désigne ainsi le processus qui mène vers un plus grand bonheur grâce à l’adaptation toujours plus parfaite des individus à leur environnement. L’idée d’adaptabilité des individus, différant d’un individu ou d’une race à l’autre, prend le pas sur celle de perfectibilité de l’Homme. C’est ainsi qu’à la fin des années 1870, Jevons accole la notion de défaut d’adaptation à celle de « défaut de caractère » (Jevons, 1870a, p. 145 ; 1870b, p. 200 ; 1879, p. 537). La notion de défaut de caractère renvoie chez lui à un « défaut d’autonomie et de prévoyance » susceptible d’être atténué grâce à des réformes sociales. Jevons croit donc dans une certaine mesure à la malléabilité de la nature humaine. 242Il présente notamment l’éducation des enfants et « les influences du foyer » comme des éléments essentiels à « l’élévation du caractère » ou à « l’amélioration de la condition morale » des membres de la classe ouvrière. L’idée de défaut d’adaptabilité guide quant à elle son analyse de la législation industrielle, dont la forme la plus achevée apparaît dans State in Relation to Labour. Jevons s’interroge dans ce cadre sur les meilleurs moyens de favoriser, dans un contexte d’industrialisation rapide, l’adaptation des membres de la classe ouvrière à leur environnement. Plus que sur la liberté, il met l’accent sur la nécessité d’une bonne législation (Jevons, 1882b, p. 164-165).
I.3. Marshall : des différences de sexe
au caractère féminin comme moteur du progrès
Contrairement à Mill et à Jevons, Marshall place entièrement dans le champ de l’économie la question du rôle des femmes et de la famille dans le progrès. Il la traite dans ses Principles of Economics, publiés en 1890. Son analyse contient nombre d’allusions à l’existence de différences de nature entre les hommes et les femmes. Il reprend en particulier l’idée de « devoirs » naturels distincts et affirme que les efforts et le stress induits par un travail « dur » et « non féminin », endurcissent les « instincts tendres et désintéressés » des femmes (Marshall, 1890, p. 592 ; 1920, p. 469). Il rejette donc, au sujet des différences entre les sexes, la thèse de la malléabilité de la nature humaine défendue par Mill :
Marshall désapprouvait le traitement identique des hommes et des femmes (…) il se disait opposé aux idées courantes qui prônaient de façonner les vies des hommes et des femmes sur le même modèle. Sur ce point il se montrait en désaccord avec Mill qui traitait le sexe comme un « accident » (Edgeworth, 1925, p. 72).
Comme Jevons, il se montre favorable à la réglementation du travail des femmes et présente l’absence des femmes du foyer comme un facteur majeur de mortalité infantile. De sorte que les femmes n’apparaissent qu’à de très rares occasions comme participantes au marché du travail dans les Principles. Si Marshall considère la hausse générale des salaires comme un bienfait – source de bien-être et de développement des facultés –, il s’oppose à ce que les femmes puissent gagner des salaires élevés qui les conduisent à négliger leur famille et leurs devoirs, notamment celui de 243« créer un véritable foyer » (Marshall, 1890, p. 252-2538, 727-728 ; 1920, p. 570). Il pense également que les femmes doivent bénéficier d’une éducation spécifique, qui les rendrait plus efficaces dans l’accomplissement de leurs devoirs domestiques. Elles doivent notamment apprendre à gérer avec raison et économie le budget familial et à préparer la nourriture avec jugement, pour préserver au mieux « la santé et la vigueur » de leur famille (Marshall, 1890, p. 248-249 ; 1920, p. 163). En prônant un traitement différent des femmes et des hommes en matière d’éducation, Marshall semble s’inscrire dans la continuité de Darwin et de Spencer. Tous deux présentaient l’infériorité mentale des femmes comme une justification de la division sexuée du travail, ce qui avait d’importantes implications en matière de politiques relatives à l’éducation des femmes (Groenewegen, 1994, p. 102-103 ; Richards, 1997, p. 119). Comme Edgeworth l’a noté, « l’intérêt de Marshall pour l’exercice des devoirs familiaux était à la base de son opposition à l’admission des femmes aux diplômes universitaires » (Edgeworth, 1925, p. 72). Ces éléments contrastent toutefois avec les points de vue exprimés quelques années auparavant dans un chapitre de The Economics of Industry, publié en 1879. Cette œuvre, co-écrite avec Mary Paley, future épouse de Marshall, contient un paragraphe dédié à l’analyse des inégalités de salaires entre hommes et femmes et aux moyens de réduire ces inégalités, incluant la possibilité pour les femmes d’accéder à un niveau d’éducation supérieur (Marshall & Paley, 1879, p. 175-177). Néanmoins, Marshall a rapidement critiqué l’œuvre qui, en dépit d’une demande encore forte, fut retirée du marché quelques années après sa première édition. Ceci peut s’expliquer à la fois par le fait que les opinions exprimées dans le chapitre étaient davantage celles de Mary Paley et par l’évolution de la propre pensée de Marshall sur les femmes, due en grande partie à l’influence des mouvements évolutionniste et eugéniste.
Marshall introduit les thèses évolutionnistes dans sa pensée économique dès le moment où il démarre l’écriture des Principles au début des années 18809. L’œuvre contient de fait de nombreuses références à des évolutionnistes tels que Darwin, Spencer mais aussi à des eugénistes, à commencer par Francis Galton. Celui-ci, suite au décès de son cousin 244Darwin en 1883, a qualifié sa pensée sociale d’eugénisme et a ainsi fondé « la science qui traite des influences qui améliorent les qualités innées de la race » (Galton, 1904, p. 1). Dès la première édition des Principles, Marshall révèle son intérêt pour les thèses de Galton (Marshall, 1890, p. 254). Par la suite, les modifications apportées dans l’ouvrage jusque la dernière édition de 1920 ont en grande partie visé à intégrer les avancées de l’eugénisme (Groenewegen, 1994, p. 101). Marshall inclura après 1900 dans les Principles le passage suivant : « le progrès peut être accéléré par la réflexion et le travail ; par l’application des principes de l’eugénisme à la régénération de la race et de ses lignées supérieures plutôt qu’inférieures » et « par l’éducation appropriée des facultés des deux sexes ; mais bien qu’accéléré, il doit être graduel et relativement lent » (Marshall, 1920, p. 206). Pour celui que Paul Samuelson (1947) a désigné comme l’un des fondateurs de la « première économie du bien-être », le rôle de l’économie politique est d’« indiquer les conséquences probables des tendances actuelles » et d’« indiquer ainsi, tacitement, sinon expressément, les modifications de ces tendances susceptibles d’améliorer le bien-être de l’humanité » (Marshall, 1919, p. 10 ; Martinoia, 2006, p. 94). Dit autrement, il s’agit de déterminer les modalités du progrès du bien-être, tant économique que moral. En ce qui concerne le progrès humain, Marshall s’intéresse plus à la « malléabilité de la race » qu’à la « malléabilité de l’individu » (Marshall, 1890, p. 65 ; 1920, p. 638). L’économie, en tant que « servante de l’éthique », a pour but de favoriser la reproduction et l’amélioration de la race anglaise (Pigou, 1925, p. 84) :
L’économie (…) commence à donner sans cesse une plus grande attention à la malléabilité de la nature humaine, et à l’action que les formes actuelles de production, de distribution et de consommation de la richesse exercent sur le caractère de l’homme, comme à l’action que celui-ci exerce sur elles. (Marshall, 1890, p. 65 ; TF, Livre I, p. 41 ; 1920, p. 631 ; voir aussi A. et M. P. Marshall, 1879, p. 5).
L’idée d’un lien étroit entre l’économique et le caractère de l’homme est présente tout au long des Principles. L’élévation du caractère constitue un élément déterminant du progrès moral et, par suite, du progrès économique. C’est pourquoi Marshall s’attache en grande partie dans ses Principles à définir les circonstances qui influent sur le caractère. En la matière, il s’écarte des eugénistes sur un point important. Plutôt que sur 245la transmission héréditaire des caractères, il met l’accent sur l’influence des facteurs environnementaux, à l’instar des hygiénistes de l’époque (Martinoia, 2010, p. 13-14). Or, parmi les circonstances et éléments qui participent au « progrès humain » ou à l’amélioration de la race anglaise, la famille et la femme figurent au premier plan (Marshall, 1920, p. 206). Marshall expliquait déjà dans The Economics of Industry que « le caractère d’une nation repose essentiellement sur celui des mères de la nation – sur leur fermeté, leur douceur et leur sincérité. C’est dans l’enfance, et à la maison, que le travailleur doit apprendre à être honnête et de bonne foi, propre et attentionné, énergique et minutieux, à respecter les autres et à se respecter lui-même » (A. & M. P. Marshall, 1879, p. 12). Ainsi, s’il croît à la perfectibilité humaine, cette notion n’implique pas chez lui l’égalité des individus, ni le droit de chacun à la même liberté comme chez Mill. Il considère que les femmes, auxquelles il attribue des qualités spécifiques qui en font des êtres moralement supérieurs, doivent contribuer au bien-être de l’humanité avant tout de par leur influence en tant que mères de la race anglaise (Marshall, 1920, p. 119, 537, note 76).
II. Trois approches de la question
du travail des femmes
Chez Mill, Jevons et Marshall, les questions des différences de sexe et du progrès humain s’entremêlent donc. Leurs oppositions sur ces sujets, marquées par de profondes divergences philosophiques, débouchent sur un traitement distinct de la question du travail des femmes. Alors que Mill développe une analyse coûts-avantages de la liberté des femmes d’accéder au marché du travail, Jevons applique au cas du travail féminin dans les usines son analyse de la législation industrielle, alliant évolutionnisme et interventionnisme. Marshall, lui, traite du problème de l’emploi des femmes dans le cadre de son analyse des modifications de l’organisation industrielle à effectuer pour hâter la marche du progrès.
246II.1. Mill : une analyse coûts-avantages
du libre accès des femmes au marché du travail
Mill s’oppose aux réglementations existantes du travail des femmes. Il pense au contraire qu’il est nécessaire d’accorder aux femmes la même liberté de travailler qu’aux hommes et de leur ouvrir l’ensemble des occupations industrielles (Mill, 1848, p. 765, 953). Cela répondrait d’abord à un objectif de justice ; tout individu doit avoir le droit de choisir son occupation d’après ses propres préférences et à ses propres risques (Mill, 1869, p. 95). Ça constituerait également une source de bonheur individuel puisque, selon Mill, les femmes sont autant touchées que les hommes par le bonheur que procure à un individu l’emploi de ses facultés actives dans l’occupation de son choix (ibid., p. 182-183). Par ailleurs, la liberté des femmes de concourir sur le marché du travail aurait des effets positifs sur la croissance économique. Elle conduirait à un accroissement de la concurrence, et, par là même, de l’efficacité globale du travail. Autoriser les femmes à choisir leur occupation en leur ouvrant l’ensemble des emplois déjà ouverts aux hommes permettrait de doubler les talents disponibles dans la société et de maximiser les avantages issus de la spécialisation des individus en fonction de leurs talents et aptitudes (ibid., p. 153-155). Les femmes, comme les hommes, consacreraient plusieurs années de leur vie à se former en vue de la fonction qu’elles souhaitent occuper (ibid., p. 184). Les opportunités pour les employeurs de recruter les travailleurs les plus efficaces seraient ainsi doublées. Enfin, la concurrence des femmes stimulerait l’esprit de compétition, obligeant les hommes à faire les efforts nécessaires pour mériter un emploi plutôt que de l’obtenir au nom de privilèges de naissance10.
À côté de ces gains en termes de croissance économique, Mill mentionne des effets négatifs de la participation effective de l’ensemble des femmes – célibataires ou mariées – au marché du travail. Dans On marriage, il affirme que le travail des femmes mariées affecte négativement le niveau des salaires reçus par les travailleurs (Mill, 1832-1833, p. 42). Il adhère à l’idée, véhiculée à l’époque par la théorie du fonds de salaire, que les salaires distribués diminuent avec le nombre de participants au marché du travail (Mill, 1848, p. 337-338). Il considère qu’une entrée 247massive des femmes sur ce marché entraînerait une baisse de moitié des salaires individuels. Par ailleurs, cela n’aurait aucun impact sur les revenus familiaux formés des deux salaires des époux, chacun de ces salaires ayant diminué de moitié. Le montant du revenu familial serait alors équivalent au salaire que gagne le père de famille en étant le seul à travailler (ibid., p. 394). Néanmoins, poursuit Mill, il est nécessaire que les femmes mariées travaillent dans « l’état de choses injuste » qui prévaut alors ; leur « dignité » en dépend et elles doivent pouvoir échapper à leur condition d’esclave dans la famille (Mill, 1848, p. 928 ; 1869, p. 88, 92, 97). Dans un tel état de choses, les gains issus du travail des femmes sont supérieurs aux coûts qu’il engendre. Mill aurait pu compléter son propos en indiquant diverses formes de compensation possibles à la baisse des salaires causée par le travail des femmes mariées. Il énonce en effet dans ses Principles plusieurs éléments favorables à la diminution du nombre de travailleurs et, conséquemment, à la hausse des salaires individuels. Alors qu’il s’oppose aux restrictions du travail des femmes, il soutient que des restrictions plus grandes du travail des enfants permettraient de réduire le nombre de concurrents sur le marché du travail (ibid., p. 394). À plus long terme, il préconise une réduction du taux de croissance de la population à travers la baisse du nombre d’enfants par famille (Mill, 1859, p. 194). La limitation de la taille des familles requiert principalement l’accès des membres de la classe ouvrière à une meilleure éducation (Mill, 1848, p. 155, 352, 765). Mais Mill mentionne encore deux autres facteurs. Il présente le travail des femmes comme un facteur de diminution du taux de fécondité ; il ajoute ensuite en ce qui concerne les femmes mariées que l’émancipation des femmes conduirait à ce qu’elles bénéficient d’un plus grand pouvoir de décision au sein de leur famille, par lequel elles refuseraient de mettre au monde trop d’enfants (ibid., p. 372-373). L’ensemble de ces éléments engendrerait une diminution de l’offre de travail et une hausse des salaires susceptible de compenser la baisse des salaires induite par la participation des femmes mariées au marché du travail. Néanmoins, Mill ne traite pas explicitement de ce point. Pour comprendre cette omission, éclairons sa position sur le travail des femmes mariées. Mill ne prétend pas que les femmes mariées doivent nécessairement être indépendantes financièrement ; elles doivent seulement pouvoir l’être pour ne pas avoir à se marier par contrainte ou pour être en mesure d’échapper aux mauvais traitements 248infligés par leur mari (Mill, 1869, p. 89). Comme Mill le soutient dans les Principles, il n’est pas souhaitable que les femmes mariées des classes laborieuses contribuent de façon permanente au revenu familial (Mill, 1848, p. 395). Selon lui, lorsque l’épouse travaille, « [l]e soin [qu’elle] s’est rendue incapable de prendre des enfants et du ménage, personne ne le prend » ; ainsi, « ceux des enfants qui ne meurent pas grandissent comme ils peuvent11, et la direction du ménage est si mauvaise qu’elle risque d’entraîner plus de pertes que la femme ne fait de gain » (Mill, 1869, p. 88 ; TF, p. 96). En l’absence de partage des tâches domestiques, les femmes peuvent difficilement concilier l’accomplissement des tâches ménagères avec un travail en dehors du foyer. Les gains que la famille retire de leurs salaires sont alors inférieurs aux pertes résultant d’une mauvaise gestion du budget familial. De plus, leur absence du foyer conduit à des défaillances dans les soins et l’éducation apportés aux enfants qui auront un impact négatif sur la formation de « capital humain » et sur la croissance économique future (Mill, 1848, p. 47-49). Dans les Principles, Mill assimile les soins et l’éducation dont ont bénéficié les individus durant leur enfance à une « condition de production » (ibid., p. 40-41). La participation des mères de famille au marché du travail a généralement des dommages conséquents sur la qualité de l’offre de travail. A contrario, le travail qu’elles consacrent à la tenue du foyer et au soin des enfants contribue à la formation d’une main-d’œuvre de qualité et, par ce biais, à l’accroissement de l’efficacité globale du travail12.
II.2. Jevons : l’évolution favorisée
par la réglementation du travail des femmes
Contrairement à Mill, Jevons ne mentionne jamais l’existence d’effets positifs de la liberté de travailler des femmes sur le progrès économique. Dans Married women in factories, il présente la liberté des femmes de travailler en usine comme un danger, mettant l’accent sur la nécessité de réguler 249l’emploi des femmes en âge de procréer. Outre l’influence que les thèses évolutionnistes ont pu avoir sur ses idées au sujet des femmes, elles ont aussi eu un impact plus indirect sur son analyse de la réglementation du travail des femmes. Son adhésion grandissante aux thèses évolutionnistes au cours des années 1870 s’est en effet accompagnée d’un interventionnisme croissant (Black, 1995, p. 190). Entre 1866 et 1870, Jevons mettait déjà l’accent dans plusieurs de ses écrits sur la nécessité de remédier à la persistance du paupérisme en mettant en œuvre un ensemble de mesures appropriées. Dans la seconde édition de The Coal question, parue en 1866, il expliquait qu’il était urgent de promouvoir un comportement responsable, tempérant et prévoyant chez les membres de la classe ouvrière pour les rendre capables de faire face au déclin économique devant survenir sous un siècle (Jevons, 1866, p. xlvii). L’« élévation du caractère » des membres de la classe ouvrière requiert en particulier la mise en place d’un système d’éducation obligatoire (ibid., p. xlvii-xlx). Douze ans plus tard, dans State in relation to labour et Married women in factories, Jevons présente l’emploi à l’usine des mères de jeunes enfants comme l’une des causes premières du paupérisme et de la dégénérescence des familles ouvrières. Son « appel » à des restrictions supplémentaires du travail en usine des femmes s’inscrit alors dans le prolongement de ses préconisations en faveur d’un ensemble de réformes et de mesures favorables au progrès social (Jevons, 1883, p. 1). Il met l’accent sur l’importance d’un bon environnement familial, la condition morale et physique des individus dépendant des soins et des influences dont ils ont pu bénéficier dans leur enfance (Jevons, 1882a, p. 163, 175-178 ; 1882b, p. 70, 72). L’importance que Jevons accorde à l’environnement familial rappelle une nouvelle fois les thèses évolutionnistes plaçant l’unité familiale au cœur de leur analyse du progrès social13. Toutefois, à la différence des évolutionnistes, Jevons considère que l’intervention de l’État est nécessaire pour préserver les environnements familiaux et permettre la régénération des familles ouvrières. À partir de la fin des années 1860, il abandonne progressivement le principe du laissez-faire comme guide pour la politique économique, jusqu’à établir en 1876 dans The future of political economy un lien étroit entre l’évolution et la législation :
250Alors que la population devient plus nombreuse et plus dense, alors que l’industrie devient plus complexe et interdépendante, (…) nous avons nécessairement besoin de plus de supervision législative (…) nous avons besoin d’une nouvelle branche de science politique et statistique qui devrait enquêter avec attention sur les limites du principe du principe du laissez-faire (Jevons, 1876, p. 203-204).
En 1882, dans State in relation to labour, Jevons réaffirme l’idée que l’évolution doit aller de pair avec une législation accrue. Il présente « la législation » comme « la manifestation elle-même de l’évolution de la société » (Jevons, 1882b, p. 15-16). Plus précisément, il considère que la législation est nécessaire pour pallier les difficultés d’adaptation des individus à leurs circonstances et à leur environnement. C’est en ce sens qu’il prône « une avancée décisive dans la législation restrictive » du travail des femmes (ibid., p. 70). Il assimile l’emploi à l’usine des mères de famille à une mauvaise tendance qui fait obstacle à l’évolution et qu’il est nécessaire d’éliminer (Bowman, 1989, p. 1124-1125). Dans une note datée de 1882, il remet en cause le Darwinisme social ou Spencérisme ; il affirme que la sélection naturelle – mécanisme par lequel, dans le Darwinisme social, les individus les plus faibles ou les moins adaptés sont censés disparaître au cours du processus d’évolution – opère de telle sorte qu’elle conduit à « l’extermination des classes au sein desquelles les mères travaillent à l’usine » (Jevons, Archive, JA6/44/14, John Rylands Library, Université de Manchester, cité par White, 1994, p. 74). Il soutient de même dans Married women in factories qu’il est impossible de laisser opérer librement le mécanisme de sélection naturelle dans le cas de la négligence des mères. La loi de la survivance du plus apte ne s’applique pas ici. Rien ne dit que les enfants les plus forts survivront, les préjudices subis étant si graves que probablement aucun enfant ne s’en sortira indemne. Comme l’explique Jevons, « les pouvoirs vitaux sont irrémédiablement affectés, et l’enfant en grandissant devient un spécimen chétif, misérable de l’humanité, en proie à tout mal physique et moral » (Jevons, 1882a, p. 177-178). Il en résulte que le peu d’« enfants qui survivent et atteignent l’âge adulte dans de telles circonstances défavorables sont physiquement et moralement faibles, et dans la plupart des cas tombent dans le paupérisme et le crime » (ibid., p. 163). Le travail à l’usine des femmes, en provoquant la destruction des influences du foyer, favorise « naturellement » la dégénérescence 251des familles ouvrières (Jevons, 1882b, p. 72). Il entraîne par suite une moindre efficacité des travailleurs, affaiblis physiquement et moralement. Le revenu supplémentaire obtenu grâce au travail des épouses est par conséquent loin de compenser les coûts sociaux liés à l’absence des femmes du foyer (ibid., p. 71).
Les taux élevés de mortalité infantile et la persistance du paupérisme reflètent les difficultés d’adaptation des individus à leur environnement. Bien que la population ouvrière soit amenée, au fil des générations, à s’adapter à ses nouvelles circonstances, cela n’aura lieu qu’à travers la souffrance et la mort sans limites si le processus d’adaptation est abandonné à « la conduite aveugle de l’action individuelle » (Jevons, 1882a, p. 177 ; 1882b, p. 16). La législation est nécessaire pour guider les individus et « aider l’évolution » (ibid., p. 177). Jevons adopte un comportement paternaliste à l’égard des membres des classes ouvrières, qui traduit sa croyance à leur défaut d’« adaptabilité » et à la nécessité de leur inculquer ce qui est bon pour eux (Bowman, 1997, p. 470). Comme il l’affirme, alors que « toutes sortes d’objections ont été opposées aux Factory Laws » depuis leur naissance en 1802, « toutes les classes reconnaissent aujourd’hui que ces lois étaient absolument nécessaires pour prémunir la population contre les dangers d’un nouvel état de choses, pour lequel l’évolution n’a pas eu le temps de suivre son cours spontané » (ibid., p. 177).
II.3. Marshall : la femme libérée du travail,
une avancée dans l’organisation industrielle
Comme Jevons, Marshall rejette le Darwinisme social ou l’idée que le principe de sélection naturelle peut et doit œuvrer seul14 (Marshall, 1890, p. 255-256 ; modifié dans l’édition de 1920, p. 167-168). Le chapitre introduisant la question de l’organisation industrielle (Livre IV, chapitre viii) dévoile la trame adoptée au sein des Principles of Economics :
252Il est donc nécessaire d’examiner avec soin si l’organisation industrielle actuelle ne pourrait pas avec avantage être modifiée (…) L’argument d’après lequel une pareille transformation, si elle avait été avantageuse, se serait déjà opérée par le jeu de la lutte pour la survivance, doit être rejeté comme insuffisant. Sans doute, le développement tendrait alors de lui-même à se faire dans cette direction, mais son action serait lente ; et c’est la prérogative de l’homme de hâter la marche du progrès en prévoyant et en préparant la voie pour l’avenir (Marshall, 1890, p. 308 ; TF, Livre IV, p. 118 ; 1920, p. 206).
Il est question de déterminer les modifications de l’organisation industrielle permettant d’accélérer le progrès. Ces transformations doivent viser en particulier la famille. Marshall affirme que le fils d’un artisan a un avantage sur le fils d’un ouvrier non qualifié, puisqu’« il vit généralement dans un foyer plus riche et plus propre », que « ses parents sont probablement mieux éduqués » et « qu’il y a de fortes chances pour que sa mère puisse consacrer une plus grande partie de son temps à prendre soin de sa famille » (Marshall, 1890, p. 592 ; 1920, p. 468-469). Dans la troisième édition des Principles (1895), il inclut un passage au sein du chapitre sur l’organisation industrielle qui porte sur la transmission aux enfants des éléments acquis par leurs parents durant leur vie :
[I]l ne semble y avoir aucune bonne raison de douter que les enfants de ceux qui ont mené une vie physiquement et moralement saine ne soient d’une nature plus vigoureuse que si leurs parents avaient vécu dans des conditions malsaines, affaiblissantes pour leur corps et pour leur esprit. (Marshall, 3e édition, 1895, p. 329 ; TF, Livre IV, p. 118 ; 1920, p. 206).
S’il ne s’agit pas d’un problème d’hérédité en tant que tel, les enfants d’individus qui ont subi des influences néfastes pour leurs corps et pour leur esprit grandiront sans doute avec une constitution physique et mentale plus faible. A contrario, des enfants mieux nourris, mieux éduqués, sont plus susceptibles d’acquérir des instincts moralement sains et d’avoir ce respect envers les autres et envers soi-même qui sont « les grands ressorts du progrès humain » (Marshall, 1895, p. 329 ; 1920, p. 206). Dans la quatrième édition des Principles (1898), Marshall explique dans un nouveau chapitre portant sur « le progrès par rapport niveau de la vie » que les enfants dont les parents ont vécu une vie saine et ont été suffisamment libérés du travail pour pouvoir être présents dans le foyer ont plus de chance de devenir des « travailleurs capables » et de « bons citoyens » (Marshall, 1920, p. 600). Dans cette même édition, il présente 253le progrès économique, ou le progrès de l’efficacité de la production, comme un « thème éminent15 » (ibid., p. 382). D’où l’importance que revêt, de son point de vue, l’étude du « développement de la population en nombre et en caractère » (Marshall, 1895, p. 215 ; 1920, p. 116). En ce qui concerne la croissance de la population, Marshall se prononce en faveur de la diminution de la taille des familles (Marshall, 1890, p. 223-244 ; 1920, p. 144-160). Reprenant une thèse de Galton, il explique que les parents seront plus à même de faire mieux avec moins d’enfants, et que la race sera condamnée au « déclin » tant que cela ne sera compris que par les artisans plus capables et plus intelligents et non par les classes inférieures (Marshall, 1890, p. 256-257 ; modifié ultérieurement : 1920, p. 168). S’agissant de la croissance de la population en caractère, Marshall met l’accent sur la nécessité d’améliorer les environnements familiaux et de réguler le travail des femmes. Il soutient que « la dégradation des classes ouvrières varie presque uniformément d’après la somme de travail grossier qu’exécutent les femmes » (Marshall, 1890, p. 592 ; 1920, p. 469). Les gains retirés du travail des épouses ne peuvent compenser les pertes qu’il induit. Comme Marshall l’explique, « les choses que [la femme] peut acheter avec ses revenus sont beaucoup moins importantes pour la santé et pour le bonheur de la famille que les simples services matériels [cuisine, ménage] qu’elle aurait pu leur rendre si elle était restée à la maison, sans compter l’influence morale qu’elle exerce en éduquant les enfants, en préservant l’harmonie du foyer et en permettant à son époux de se sentir heureux et apaisé lors de ses soirées à la maison » (Marshall, 1890, p. 252-25316 ; 1920, p. 469). Le travail des épouses à l’extérieur du foyer conduit à une diminution du « revenu de la famille », « des gains moins importants » étant substitués « à d’autres plus importants » (Marshall, 1890, p. 281 ; modifié ultérieurement : 1920, p. 439). À un niveau plus global, il agit négativement sur le progrès moral et économique, les « bons citoyens » et les « travailleurs capables » ne provenant pas de foyers dont la mère est absente durant la majeure partie de la journée (Marshall, 1920, p. 600). Cette idée apparaît pour la première fois dans un chapitre du Livre II des Principles abordant la question des « nécessités » indispensables à 254« l’efficience d’un ouvrier agricole ordinaire ou d’un ouvrier non qualifié des villes » ; parmi ces « nécessités », Marshall inclut « une liberté suffisante pour son épouse afin qu’elle puisse accomplir correctement ses devoirs maternels et ménagers » (Marshall, 1890, p. 123 ; 1920, p. 58). Il considère que le « coût de production d’hommes bons producteurs » ne peut être traité séparément de la question plus générale « de femmes propres à rendre leurs foyers heureux et à élever leurs enfants de façon à les rendre vigoureux de corps et d’âme, sincères et sains, aimables et courageux » (Marshall, 1890, p. 592 ; TF, Livre VI, p. 81 ; 1920, p. 469). La partie la plus précieuse du capital humain provient des soins et de l’influence de la mère, qui contribue de cette façon à la formation d’une main-d’œuvre de qualité17. En travaillant à l’extérieur du foyer, les femmes négligent leur « devoir d’investir leurs efforts dans le développement du capital personnel que sont le caractère et les capacités de leurs enfants » (Marshall, 1890, p. 728 ; TF, Livre VI, p. 200 ; 1920, p. 570). Si ces faits commencent à être compris par « les meilleures classes d’artisans et leurs femmes », ils sont encore loin de l’être par les membres des classes les plus basses en proie à la dégénérescence morale et physique (ibid., p. 252-253). Cela implique la nécessité d’appliquer des mesures paternalistes aux membres de la classe ouvrière, en particulier au « Residuum », comprenant des restrictions plus strictes du travail des femmes (ibid., p. 594).
III. Femmes, famille et intérêt général :
de l’égalité au sacrifice de la liberté des mères
Mill, Jevons et Marshall prônent au final des mesures très différentes pour permettre aux femmes et à la famille de jouer leur rôle dans le progrès. Mill s’attache à montrer que l’intérêt général nécessite d’instaurer l’égalité entre époux dans la famille. Jevons et Marshall 255placent l’intérêt familial au-dessus des intérêts individuels. Les intérêts des enfants, la génération future, justifient pour eux le sacrifice de la liberté des parents, et plus spécialement celle des mères. Ces préconisations distinctes émanent de conceptions divergentes de l’utilitarisme.
III.1. Mill : un utilitarisme conciliant liberté et justice
Chez Mill, une tension apparaît entre la liberté de travailler des femmes et l’intérêt général à partir du moment où l’ouverture des emplois aux femmes induit leur entrée massive sur le marché du travail et leur désertion du foyer. Il indique toutefois un moyen de résoudre cette tension. L’égalité d’accès des femmes au marché du travail doit s’accompagner de leur égalité dans la famille. Opposé à toute intervention de l’État pour contrôler le travail des femmes, Mill considère le sacrifice de leur liberté comme illégitime, en particulier dans les conditions injustes de la société victorienne. Il imagine alors un « état de choses juste », dans lequel les femmes seraient libres de choisir entre deux types d’occupation (Mill, 1869, p. 88). Elles pourraient se spécialiser ou bien dans un emploi sur le marché du travail, ou bien dans le travail au foyer, en choisissant de se consacrer à temps-plein à la vie de famille. Cette liberté, pour être effective, suppose que les femmes disposent d’un véritable choix. La liberté d’accéder à toute occupation leur permettrait de s’engager dans la carrière qui leur convient. Mais elle n’est pas suffisante. Elle doit aller de pair avec l’amélioration de leur condition dans le mariage. S’il en était autrement, explique Mill, les femmes préfèreraient dans leur grande majorité faire tout autre chose que de vivre dans un foyer dirigé par un despote (ibid., p. 89). Pour lui, le cas des relations familiales réclame toute l’attention de l’État de par son influence directe sur le bonheur humain (Mill, 1859, p. 188-189). Les relations entre hommes et femmes qui prévalent à l’époque, en particulier dans la famille, jurent avec les principes modernes de justice et de liberté (Mill, 1869, p. 14). Elles entraînent par conséquent des dommages graves sur l’utilité et le progrès (Mill, 1863, p. 93). Or, pour Mill, la justice doit d’abord commencer dans la famille avant de se propager dans la société (Mill, 1869, p. 148-153). Il est nécessaire que l’État intervienne pour abolir les lois qui conférent un pouvoir absolu à l’époux et pour accorder aux femmes des droits égaux et la même protection légale qu’à tout autre individu. De telles mesures, en 256attaquant « la citadelle de l’ennemi », feraient de la famille une « école de sympathie dans l’égalité » et des vertus de la liberté plutôt qu’une « école du despotisme » ; elles favoriseraient ainsi l’évolution de la société vers son « état normal », la « société entre égaux » (ibid., p. 79-82, 152 ; TF, p. 87-90, 163).
Mill émet ensuite des « conjectures » sur ce que seraient les choix des femmes dans de telles circonstances (ibid., p. 42). Comme il l’explique, il s’agit seulement de « propositions générales », fondées sur la manière dont l’expérience montre les femmes dans le présent ou dans le passé (ibid., p. 104-105). Ces hypothèses ont été construites à partir d’aptitudes acquises et de préférences internalisées dans les conditions de la société victorienne18 (ibid., p. 27, 77, 185). Mill ne considère pas la division sexuelle traditionnelle des rôles dans la famille, par laquelle l’homme subvient aux besoins de son épouse et de ses enfants et la femme s’occupe du foyer, comme étant justifiée par des différences de nature. La division des rôles dans le ménage est une affaire de choix qui revient aux époux ; elle ne doit en aucun cas être préétablie et imposée par la loi. Pour renforcer son propos – probablement en partie aussi pour rassurer ses lecteurs masculins –, Mill montre que la liberté des femmes et leur égalité dans la famille ne sont pas nécessairement incompatibles avec la préservation des rôles traditionnels. Il explique que, dans un état de choses juste, certaines femmes qui n’ont aucune appétence pour le mariage ou pour le travail au foyer préfèreraient toujours se spécialiser dans une occupation sur le marché du travail et consacreraient plusieurs années de leur vie à se former dans ce but (ibid., p. 148, 185). Toutefois, en dehors de cette minorité de femmes enclines au célibat, la plupart préfèreraient toujours se marier et avoir une vie de famille. La majorité d’entre elles renoncerait alors à exercer toute activité incompatible avec l’accomplissement des tâches domestiques et familiales19 (ibid., p. 89-90). En se mariant, elles se spécialiseraient du même pas dans le travail au foyer, défini par Mill comme une occupation à temps-plein et un débouché entier pour les facultés actives des femmes (ibid., p. 182-183). Pour autant, les femmes mariées ne seraient pas complètement écartées du marché du travail. 257Une fois que leurs enfants auront quitté le foyer, il n’est pas souhaitable que leurs facultés actives n’aient plus aucun débouché, ceci ayant des conséquences aussi déplorables pour le bonheur des femmes que pour celui des hommes. De plus, la société gagnerait à les laisser appliquer sur une plus grande échelle l’expérience de gouvernement qu’elles ont acquise dans leur foyer. Enfin, Mill considère que les femmes ayant une « vocation » particulière pour un métier doivent pouvoir l’exercer, nonobstant le mariage (ibid., p. 90). Sur ce point néanmoins, il ajoute qu’elles doivent être en mesure de concilier leur emploi à l’extérieur du foyer avec la réalisation des tâches domestiques. À l’évidence, en l’absence de partage des tâches ménagères au sein du couple, seules les femmes appartenant à des ménages suffisamment aisés pour embaucher des domestiques salariés pourraient travailler en dehors du foyer (Mill, 1832-1883, p. 76). Les femmes des classes ouvrières seraient contraintes de réaliser elles-mêmes ces tâches. Mill évoque toutefois des évolutions possibles sur le long terme. La baisse du nombre d’enfants par famille permettrait que le travail domestique non rémunéré cesse d’être un véritable « labeur » ; il serait alors plus facile de le concilier avec un emploi en dehors du foyer (Mill, 1848, p. 372). En outre, l’égalité des droits et l’évolution des coutumes et des mentalités sont susceptibles de modifier à long terme le partage des rôles dans la famille.
III.2. Jevons : un utilitarisme
justifiant le sacrifice de la liberté
Pour Jevons, guider les individus non éclairés de la classe ouvrière dans la voie du progrès passe avant tout par le contrôle de leurs comportements au moyen de la législation (Bowman, 1989, p. 1125). C’est alors la doctrine utilitariste qu’il mobilise pour définir les modalités de ce contrôle. Utilisée comme instrument de la législation industrielle, elle permet de déterminer les cas dans lesquels l’État peut légitimement interférer avec la liberté des individus (Jevons, 1882b, p. 17). L’utilité, entendue comme la maximisation de la « somme totale de bonheur », constitue le critère ultime devant guider l’élaboration des lois (ibid., p. 11-13). Jevons subordonne ainsi le principe de liberté, fondé selon lui sur un « droit abstrait », à un principe d’utilité globale qui exclut toute référence au principe d’impartialité et d’égalité de traitement entre les individus quels que soient leur race, leur classe, ou leur sexe tel qu’il était 258énoncé par Mill (ibid., p. 5-6). L’État doit notamment intervenir dans les relations entre parents et enfants au sein des ménages ouvriers. Le bien-être global requiert le sacrifice de la liberté des parents, et surtout des mères, au profit d’un tiers : les enfants du ménage. Cette logique sacrificielle s’inscrit dans une conception des conflits d’intérêts au sein de la classe ouvrière qui renvoie essentiellement à une opposition entre les intérêts des parents et ceux de leurs enfants, qui forment la « génération future » (Jevons, 1866, p. xlvi-ix ; 1882b, p. 70, 72). Alors qu’en principe, les parents sont les mieux placés pour élever leurs enfants, l’intervention de l’État est requise lorsque les enfants sont victimes de mauvais traitements, qu’ils sont réduits à l’état d’esclaves dans les usines ou qu’ils sont privés de toute éducation (Jevons, 1882b, p. 9-11). De la même façon, il est légitime que l’État interfère dans la liberté de contrat entre un employeur et une femme mariée s’il est prouvé qu’elle engendre la destruction et la mort sans limites (Jevons, 1882a, p. 176-177). En matière de législation, l’existence avérée d’un mal tangible justifie toute transformation sociale conduisant au « plus grand bonheur de la communauté » (Jevons, 1882b, p. 11). Dit autrement, la certitude d’un mal l’emporte sur les « probabilités de bien » attachées au « principe de liberté », ou le « droit de l’individu à suivre son propre chemin vers sa propre fin idéale » (ibid., p. 8, 13). En théorie, la liberté est « un élément essentiel du bonheur » et du « libre développement » (Ibid., p. 5). Dans le domaine de la législation, elle n’est qu’un moyen vers une fin ; lorsqu’elle nuit à l’intérêt général, la question devient celle du « sacrifice minimal permettant d’approcher un meilleur état de choses » (ibid., p. 9). Jevons affirme que le remède à appliquer doit être d’autant plus radical que le préjudice causé est grave. Il s’appuie sur les statistiques disponibles pour mettre en évidence la gravité des méfaits engendrés par le travail en usine des mères de jeunes enfants. Ces méfaits justifient selon lui l’intervention drastique de l’État et la prohibition totale du travail des mères en usine. A contrario, les femmes célibataires ou non en âge de procréer doivent avoir « l’accès le plus libre possible à l’emploi » (Jevons, 1882a, p. 172). Proposition somme toute relative, Jevons étant favorable à la réglementation du travail en usine des femmes adultes dans son ensemble (Jevons, 1882b, p. 68-70).
Jevons est conscient des pertes que la prohibition du travail à l’usine des mères de famille engendrerait. D’une part, l’interdiction du travail 259des mères provoquerait une forte diminution de la main d’œuvre disponible pour les employeurs. Néanmoins, selon Jevons, ces pertes seraient compensées en une dizaine d’années seulement par l’arrivée sur le marché du travail d’une main d’œuvre « abondante et vigoureuse » (Jevons, 1882a, p. 175). En attendant, il propose des mesures de transition, comme la mise en place de crèches d’employeur placées sous la supervision de l’État (ibid., p. 175). D’autre part, l’interdiction du travail des mères aurait des conséquences sur le montant des revenus familiaux. Mais cela ne constitue pas réellement un problème pour Jevons. Il considère que le montant du revenu familial n’est pas une bonne mesure des avantages dont jouissent les ménages ouvriers (Jevons, 1882b, p. 71). Des revenus plus élevés sont dans leur cas préjudiciables ; ils sont gaspillés par les hommes au jeu, dans des dépenses de luxe telles que le tabac et dans la consommation d’alcool. Interdire aux femmes de quitter le foyer pour aller gagner de « bons salaires » à l’usine est un moyen d’empêcher les hommes d’envoyer leurs épouses travailler à leur place et de dépenser le revenu familial dans des activités nocives (ibid., p. 172). À un niveau plus général, Jevons considère que les pertes générées par l’interdiction du travail à l’usine des mères seront atténuées par les conditions économiques favorables du moment, les cinq ou six années à venir correspondant à la phase la plus prospère du cycle commercial (ibid., p. 178).
III.3. Marshall : un utilitarisme
prescrivant le sacrifice pour les générations futures
Chez Marshall, l’économie apparaît comme « un outil scientifique au service » d’une « fin normative », à savoir le plus grand « bien-être des générations présentes et futures » (Marshall, 1920, p. 38 ; Martinoia, 2010, p. 1). Sa vision de l’utilitarisme a progressivement intégré une dimension intergénérationnelle – notamment visible dans le Chapitre viii du Livre iv ajouté dans la 3e édition des Principles (1895). Marshall se revendique sur ce point du « pur darwinisme », affirmant que Darwin « semble avoir fait (…) valoir la prédominance du sacrifice pour les générations futures comme un ou même comme l’élément essentiel du progrès20 ». Il soutient sur la question de la taille des familles que, « [s]’il y a un cas pour l’intervention du gouvernement, c’est lorsque les intérêts 260de la génération à venir sont en danger d’être sacrifiés par les erreurs de la génération présente » (Marshall, 1885, p. 392 ; cité par Martinoia, 2010, p. 7). Il insiste de même sur la responsabilité de la génération présente envers la génération future lorsqu’il dit qu’elle doit offrir aux jeunes les moyens d’élever leur caractère et de devenir des producteurs efficaces (Marshall, 1920, p. 599). Cette responsabilité repose en particulier sur les parents. Malheureusement, ceux-là n’ont pas tous la même « propension à se sacrifier » pour leurs enfants (Marshall, 1890, p. 591 ; 1920, p. 324). Des parents ayant eux-mêmes vécu dans un mauvais environnement éducatif et n’ayant pas eu l’opportunité de développer leurs facultés ou d’« investir » dans du capital humain seront moins aptes à comprendre la nécessité de développer les facultés de leurs enfants (Marshall, 1890, p. 295 ; 1920, p. 131). Marshall adopte alors, comme Jevons, une logique sacrificielle selon laquelle la liberté des parents doit être restreinte à partir du moment où elle porte atteinte aux intérêts de la génération future :
S’il est permis à ceux qui composent ce résidu d’élever leurs enfants d’après leur propre modèle, la liberté anglo-saxonne exercera alors par leur intermédiaire une influence néfaste sur la génération future (Marshall, 1920, p. 595 ; TF, Livre VI, p. 226).
Pour reprendre les termes d’Edgeworth, Marshall considère la famille comme « une cathédrale, quelque chose de plus sacré que ses parties composantes » (Edgeworth, 1925, p. 72-73). Ce raisonnement vaut d’autant plus en ce qui concerne les femmes. Les conséquences désastreuses de leur absence du foyer justifient le « sacrifice » de leurs intérêts au nom des intérêts de leurs enfants (Pujol, 1992, p. 125-126). À la différence de Jevons, Marshall n’appelle pas à l’interdiction totale du travail des mères. Il préconise un autre type de mesures pour limiter le travail des femmes en dehors du foyer. Le remède approprié consiste selon lui à la fois dans une meilleure législation industrielle et l’amélioration de sa mise en œuvre, ainsi que dans le découragement actif de l’emploi des femmes mariées, en maintenant leurs salaires à un niveau bas (Pujol, 1992, p. 128 ; Groenewegen, 1994, p. 90). Comme il l’affirme, les femmes doivent être « libérées » non seulement de la « corvée » du travail à l’usine mais aussi du service domestique rémunéré pour pouvoir remplir leurs devoirs familiaux (Marshall, 1890, p. 123 ; 1920, p. 48). Il ne cherche pas à justifier les mesures qu’il prône au moyen de statistiques. Au cours des années 2611880, il entreprit plusieurs visites d’usines avec son épouse Mary Paley qui révélèrent des inconvénients et des avantages du travail des femmes (Groenewegen, 1994, p. 91-93). Il ne retint que les premiers dans les Principles. Plus tard, ses points de vue ont été corroborés par les informations collectées au cours d’une enquête menée par la Commission de travail dont il fut membre de 1891 à 1894, chargée par le Gouvernement d’étudier les conditions de travail et les relations industrielles (ibid., p. 88-91). Il en est sorti plus convaincu du bien-fondé de ses préconisations en vue de contrôler le travail des femmes. Pourtant, si les mesures qu’il prône étaient appliquées, elles auraient des conséquences non négligeables. En provoquant une diminution de la main d’œuvre disponible, elles affecteraient la croissance économique. Toutefois, Marshall considère qu’« une baisse temporaire de l’accumulation de richesse matérielle ne serait pas nécessairement un mal » si elle produit des travailleurs plus efficaces à la génération suivante (Marshall, 1890, p. 295 ; 1920, p. 131). De même, il s’inquiète peu des conséquences de la limitation du travail des femmes sur le niveau du revenu familial. La perte de revenu n’en sera pas réellement une si elle induit une diminution d’un montant équivalent des dépenses liées à de mauvaises pratiques de consommation (Marshall, 1920, p. 413). Marshall suggère par ailleurs une compensation possible de la perte de revenu (Marshall, 1890, p. 281). Celle-ci serait compensée par une meilleure gestion du budget familial, à condition que l’épouse ait bénéficié de l’éducation nécessaire pour devenir une bonne ménagère. À long terme, la diminution de la taille des familles, associée à une meilleure gestion du budget, contribuera au bonheur des générations futures et à l’atteinte d’un état « idéal » caractérisé par un « niveau de vie » et de culture plus élevés (Groenewegen, 1994, p. 101 ; Marshall, 1920, p. 35).
CONCLUSION
L’évolution du traitement de la question du rôle des femmes dans le progrès entre Mill, Jevons et Marshall reflète avant tout des divergences d’ordre philosophique. L’utilitarisme de Mill accorde une place prépondérante à la justice et à la liberté individuelle comme sources de bonheur 262et de progrès ; cela concerne tous les individus quelque soit leur race, leur classe ou leur sexe. Chez Jevons et Marshall, le progrès n’implique pas la nécessité de promouvoir l’égalité entre hommes et femmes, bien au contraire. Ils adoptent tous deux une interprétation particulière des thèses évolutionnistes, à laquelle ils articulent une certaine conception de l’utilitarisme. De ces oppositions, il résulte une analyse différente de la participation des femmes au marché du travail. Mill insiste sur la nécessité d’accorder aux femmes la liberté de choisir leur vie et, plus restrictivement, de travailler. Il met l’accent à la fois sur leurs mérites en tant que concurrentes sur le marché du travail et en tant que mères. Jevons et Marshall insistent sur les dangers du travail des femmes et prônent différentes mesures pour le limiter. Contrairement à Jevons, Marshall intègre la question au sein même du champ de l’économie. Il fournit ainsi la première justification de la division sexuelle traditionnelle du travail ancrée dans l’analyse économique. Enfin, Mill, Jevons et Marshall révèlent une conception différente de la famille et de son rôle dans le progrès. Mill considère que la famille doit être constituée sur des bases justes et composée d’individus libres et égaux. Jevons et Marshall présentent la famille basée sur une division sexuée des devoirs familiaux comme un élément déterminant du progrès. De cette manière, ils enracinent un peu plus dans la pensée économique une conception conservatrice de la famille et du rôle des mères. Elle se retrouvera notamment dans la pensée d’Arthur Cecil Pigou et de Francis Ysidro Edgeworth. Le premier s’exprimera en faveur de la « formation des jeunes filles de la génération présente pour qu’elles deviennent des mères et épouses compétentes » (Pigou, 1920, p. 99). Le second présentera la division sexuelle traditionnelle des rôles dans la famille comme une « norme acceptée par tous », justifiant de limiter la concurrence des femmes sur le marché du travail (Edgeworth, 1922, p. 448-449). Ces analyses feront l’objet d’une prochaine étude, qui visera à montrer comment une certaine représentation des femmes et de la famille a perduré dans les prémices de l’économie du bien-être.
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1 Cet article constitue une introduction à une étude plus vaste portant sur l’histoire du traitement de la question du rôle des femmes dans la société par les économistes allant de John Stuart Mill à Francis Ysidro Edgeworth. Je remercie les organisateurs du colloque Famille et genre dans la pensée économique. Ce fut un plaisir d’y participer et d’y présenter ce travail, alors à un stade très préliminaire. Je remercie également l’ensemble des participants pour leurs commentaires, et tout particulièrement Cyril Hédoin pour son rapport détaillé, qui a beaucoup servi pour modifier la version initiale du texte. Je remercie enfin le rapporteur anonyme attribué par la revue, dont les critiques et suggestions pertinentes m’ont permis d’améliorer plusieurs points de l’article (dans la limite toutefois de l’espace disponible) et m’ont offert de nombreuses pistes de réflexion et d’approfondissement pour la suite.
2 Dont voici une liste loin d’être exhaustive : Pujol, 1992 ; Folbre 1994 ; Le Bouteillec & Charles, 2007.
3 Citation tirée de la traduction française, p. 47-49. Dorénavant, pour chaque citation issue d’une traduction française, on notera TF.
4 Par exemple, Mill ne nie pas que les mères puissent avoir une plus grande proximité avec leurs enfants que les pères, et donc un plus grand rôle dans leur éducation, notamment dans leur éducation morale (Mill, 1832-1833, p. 76). Toutefois, cela n’implique pas que toutes les femmes sont pourvues d’un instinct maternel qui justifierait qu’elles soient assignées au foyer.
5 Il renvoie notamment à cette relation pour expliquer l’anomalie que constitue Liverpool, ville dans laquelle le travail des femmes ne peut être considéré à l’origine de la mortalité infantile (Jevons, 1882a, p. 159-160).
6 Michael V. White, dans l’article « Following Strange Gods : Women in Jevons’s Political Economy » (1994), répertorie et analyse l’ensemble des critiques émises à l’encontre de Jevons et de son utilisation des statistiques.
7 Cela ne signifie pas que Jevons considère les femmes comme des êtres non rationnels au sens économique du terme, mais seulement que leur place est avant tout au foyer et que la cellule familiale, dirigée par un chef de famille, forme l’unité économique de base plutôt que l’individu. Voir sur ce sujet Gouverneur, 2013, p. 772.
8 Modifié dans la 8e édition, 1920, p. 165, 439.
9 Bien que, comme nombre de ses contemporains, il ait eu connaissance des travaux et idées développés par Darwin et par Spencer bien avant (Groenewegen, 1994, p. 97).
10 De façon générale, Mill s’oppose à toute restriction de la concurrence (Mill, 1848, p. 794-795).
11 Mill n’établit toutefois pas de lien direct entre le travail des femmes et la mortalité infantile. Celle-ci a d’autres causes, telles que les difficultés d’accès des classes les plus pauvres aux biens de nécessité (Mill, 1848, p. 340).
12 Si Mill reconnaît la contribution de ces « dépenses de travail » à la croissance économique, il s’abstient de les identifier à un investissement productif, affirmant qu’elles sont induites par des « motivations non économiques » (ibid., p. 41). Pour une analyse détaillée de la façon dont Mill analyse la contribution du travail domestique non rémunéré à la croissance économique, voir Gouverneur, 2018.
13 Spencer affirme notamment dans sa théorie de l’évolution sociale que les activités extra-domestiques sont incompatibles avec la fonction sociale principale de la femme, celle de reproductrice de la « race » (Spencer, 1876, p. 768).
14 Ceci peut être mis en parallèle avec l’évolution des thèses eugénistes. Le principe général de la conception de l’évolution des sociétés forgée par Galton dans les années 1880 consiste à utiliser les progrès de la science pour mettre en œuvre un ensemble de méthodes et pratiques permettant d’améliorer le patrimoine génétique de l’espèce humaine. Si l’éducation des masses a d’abord été mise en avant, l’intervention de l’État est petit à petit devenue l’une des principales revendications du mouvement eugéniste, y compris parmi ceux se réclamant du darwinisme social et prônant des mesures de sélection artificielle.
15 L’émergence d’une population ouvrière efficace aiderait notamment à contrecarrer le déclin économique imminent de la nation (Groenewegen, 1994, p. 102).
16 Passage supprimé à partir de la 2e édition, 1891, p. 257.
17 Marshall prolonge ainsi l’analyse de Mill de la contribution du travail et des dépenses consacrés aux enfants par les femmes à la croissance économique. Il va cependant plus loin en les identifiant à un investissement en capital humain bien qu’ils soient induits par des « affections familiales » (Marshall, 1890, p. 701).
18 Pour plus de détails sur cette question, voir Gouverneur, 2013.
19 Le mari serait donc le seul à contribuer au revenu familial, tandis que la spécialisation des femmes dans le travail au foyer engendrerait des gains d’efficacité dans la gestion du revenu familial (Mill, 1869, p. 88).
20 Marshall, lettre de 1902 à B. Kidd ; Whitaker, 1996, vol. 2, p. 385 ; cité dans Martinoia, 2006, p. 95.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-09425-8
- EAN : 9782406094258
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09425-8.p.0233
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/06/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : John Stuart Mill, Alfred Marshall, William Stanley Jevons, femmes, famille, progrès