Methodenstreit and Reversal of Economic Policy in Spain during the Crisis of 1880-1890
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2018 – 2, n° 6. varia - Author: Fernandez (Alexandre)
- Pages: 15 to 37
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
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METHODENSTREIT ET RETOURNEMENT
DE POLITIQUE ÉCONOMIQUE EN ESPAGNE
DURANT LA CRISE DES ANNÉES 1880-1890
Alexandre FERNANDEZ
Université Bordeaux-Montaigne CEMMC
Au début des années 18901'établissement par la loi de solides tarifs douaniers (« arancel Cânovas » du 31 décembre 18911) signifiait un retournement notable (Serrano Sanz, 1987), et qui allait s'avérer durable, de la politique économique espagnole. Il y avait à peine plus de vingt ans, pourtant, que la révolution de 18682 avait, littéralement, porté au pouvoir en Espagne ceux que l'on nommait les «econômistas3 ». Au premier
rang, Laureano Figuerola, professeur d'économie politique et de droit politique à l'Université de Madrid, disciple déclaré de Jean-Baptiste Say et de Frédéric Bastiat. Comme ministre des Finances (d'octobre 1868 à décembre 1870), il avait entrepris une réforme monétaire vigoureuse (création de la peseta, dès le 19 octobre 1868, à parité avec le franc), doté le pays d'une législation très libérale (nouvelle loi sur les sociétés, loi sur les investissements étrangers, etc.) et levé les prohibitions à l'importation et abaissé la protection douanière : l'«arancel Figuerola» —qui allait, jusqu'au début des années 1890, tant bien que mal, survivre aux vicis- situdes de la vie politique.
En janvier 1875, les Bourbons étaient revenus au pouvoir en la per- sonne du fils d'Isabelle II, Alphonse XII, par l'action conjointe de la Cour en exil, de l'armée et, surtout, de l'une des figures du parti des conservateurs, Antonio Cânovas del Castillo. Ce dernier notamment s'était attaché à faire du régime de la «Restauraciôn » un régime d'ordre social (et d'ordre moral avec un rôle certain rendu à l'Église) et politique. La Constitution de 1876 établit une monarchie parlementaire avec des Cortes bicamérales ; le roi (ou, après la mort d'Alphonse XII en 1885, la régente, au nom de son fils jusqu'en 1902) partageait le pouvoir législa- tif avec des députés élus au suffrage redevenu censitaire et nommait le président du Conseil. Jusqu'à son assassinat en 18971e père du régime, lui-même, Cânovas del Castillo, chef du parti libéral-conservateur, allait occuper le siège, pratiquement sans interruption jusqu'en 1881, puis dans le cadre d'une alternance instituée (el turno) avec Prâxedes Mateo Sagasta, le leader du parti libéral.
Les deux partis «dynastiques »soutenaient la couronne et partageaient une même confiance —avec des nuances il est vrai —dans les vertus du libéralisme (politique et économique) bien compris, c'est-à-dire distin- guant l'esprit de la lettre. Ainsi, l'Espagne inventa en 1877 le système des tarifs à double colonne de droits (un peu plus tard adopté par la France au demeurant) :d'une part, pour les marchandises en provenance de pays qui n'avaient pas d'accord commercial avec l'Espagne et qui seraient taxées en fonction des dispositions conventionnelles, et, d'autre part, une «deuxième colonne », à tarifs minimum, pour les produits qui
proviendraient de pays bénéficiant de la clause de la nation la plus favori- sée. Sur ces bases, l'Espagne avait conclu plusieurs traités commerciaux, dont les plus importants furent ceux qui furent signés avec la France en 1877 (traité ouvrant le marché français aux vins espagnols) et en 1882 ; à la fin des années 1880, plus de 90 % du commerce espagnol était réalisé avec des nations qui avaient conclu des traités commerciaux. En fait, à cette date, la question n'était plus tellement de savoir s'il fallait, et dans quelle mesure, baisser les tarifs douaniers mais plutôt de savoir ce que l'on pouvait obtenir de bénéfices pour l'économie nationale lors de la négociation des traités. Or, comme l'analyse Serrano Sanz (1987), à partir de ce moment le débat s'engageait sur un terrain où les «pro- tectionnistes » allaient commencer à reprendre la main.
Le retournement de conjoncture des années 1880 et les difficiles négociations avec les partenaires commerciaux, dont la France, avaient fait vaciller les positions des libéraux espagnols, non seulement au Gouvernement, mais aussi, dans une certaine mesure, dans le monde académique. Alors qu'en chaire et dans l'édition le libéralisme le plus classique avait dominé, d'aucuns discutaient désormais des apports de l'École historique allemande. Parallèlement, dans le cadre d'un débat mené depuis plusieurs mois avec le professeur Gabriel Rodriguez, prin- cipal théoricien du libéralisme espagnol et thuriféraire du libre-échange, inquiet de la «réaction protectionniste » (titre de sa conférence donnée en mai 1888 à El Ateneo de Madrid, publiée peu après dans la Revista de Espana) et qui reprochait à Cânovas del Castillo l'abandon de ses convictions de jeunesse et son ralliement àcelle-ci, ce dernier fait paraître en 1891 une brochure dans laquelle il explique «comment il est devenu protectionniste4 ». L'auteur, qui, en tant que publiciste actif, a plutôt derrière lui une oeuvre d'historien, n'est sans doute pas un économiste de profession; mais cela ne l'empêche point de ferrailler sur le terrain des «économistes ». En réaffirmant « en théorie »l'existence «d'inexorables lois mathématiques de l'économie » et la valeur absolue de l'intérêt per- sonnel comme principe d'action et de la concurrence comme support du progrès, il se défend d'avoir subi quelque «conversion» théorique que ce soit. Mais, c'est plus «prosaïquement », qu'il propose de distinguer
l'économie, pure et théorique, science universelle, «cosmopolite », et la politique économique, science du gouvernement des nations en fonction de leur personnalité économique propre.
L'objectif ici n'est pas tant de trancher sur l'authenticité, la signifi- cation (ou la qualité) des débats théoriques au sein de la science écono- mique espagnole à la fin du xlxe siècle, que de considérer, en historien, la contemporanéité de la publication de ce qui n'était qu'une brochure — mais rédigée par l'homme politique le plus important de sa généra- tion — et du vote aux Cortes de tarifs très sensiblement protectionnistes. C'est d'une certaine manière tenter de repérer, en situation, la réflexivité des savoirs économiques. C'est surtout vouloir rendre compte d'une séquence historique durant laquelle s'est posée, pour la première fois à ce niveau dans le débat idéologique et politique, la question de savoir si la théorie devait non seulement devenir un instrument de politique mais contenir le politique.
Un temps les «économistes» avaient pu croire leur influence intel- lectuelle consolidée par leurs positions ministérielles et la «théorie » désormais inexpugnable. Cependant, la dissidence «krausiste» —une spécificité espagnole —dans sa volonté de proclamer l'économie comme science morale ne trouva d'autres voies que de s'interroger sur la neu- tralité de la science pure et d'emprunter plus ou moins à l'historicisme allemand. Surtout, au tournant des années 1880-1890, parallèlement au retournement de politique commerciale, l'engagement de Cânovas, l'homme du pouvoir pax excellence, dans le débat épistémologique — « le politique devenu économiste » en quelque sorte —signifiait qû il n'était en fait de «querelle de méthode »performative qu'hors des amphithéâtres.
I. LES «ÉCONOMISTES» AU POUVOIR
En Espagne l'économie classique, représentée au premier rang par la grande figure de t~lvaro Flôrez Estrada (Flôrez Estrada, 1958), s'était diffusée au cours de la première moitié du siècle dans les cercles intellec- tuels et dans les chaires des facultés sans trop de concurrence (Fuentes Quintana, 1999). Au demeurant, cette appropriation des principes et des
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outils d'analyse de l'économie classique s'était faite plutôt via les auteurs français qu'anglais. Frédéric Bastiat, surtout, jouissait d'une popularité sans borne, que lui reconnaissait volontiers ... un des plus farouches défenseurs du protectionnisme de la fin du siècle : «Bastiat fut le véri- table apôtre de la doctrine [libérale] parmi les peuples latins, grâce à son esprit romantique, son imagination et la beauté de son style » (Alzola, 1896, p. 504). Les ouvrages et brochures de Bastiat étaient diffusés et constamment cités dans les manuels et les périodiques faisant autorité comme El Economista ou I,a Tribunes Economista.
C'était donc l'interprétation la plus libérale de l'économie politique qui paraissait s'être imposée en Espagne passé le milieu du siècle; par leurs publications, par l'accès aux chaires les plus prestigieuses, les plus exclusifs des libéraux tendirent à dominer le champ —jusqu'à être véri- tablement «hégémoniques » (Lluch, 1992, p. 145). Or, non seulement ils aspiraient à incarner à eux seuls l'économie, mais ils avaient réussi à en convaincre l'opinion et les politiques. L'économie politique était ainsi tout entière contenue dans l'économie classique et les économistes ne pouvaient être que ceux qui en prônaient les principes.
Sans doute, subsistait-il encore des résistances à la propension hégé- monique des libéraux durant les années 1860. La pensée traditionnaliste, celle de Juan Donoso Cortès ou de Jaime Balmes, rejetait les fondements même de tout libéralisme ;contre les «économistes », c'est sur le terrain même de l'économie que les industriels catalans menèrent la bataille — et notamment l'un des plus riches d'entre eux, Juan Güell y Ferrer
qui n'était pas un savant, n'avait pas fait de longues études, mais qui avait appris à l'école des affaires et de l'expérience suffisamment pour opposer de solides arguments fondés sur un grand sens pratique et sur une érudition réelle sur les questions touchant à la richesse du pays [...] et dont les polé- miques menées contre les grands libéraux, Figuerola, Sanromâ couvrent plus de 1000 pages publiées par ses admirateurs5 (Alzola, 1896, p. 387-388).
Introducteur de l'oeuvre de Henry C. Carey en Espagne, tant dans les nombreux articles qu'il publia dans plusieurs périodiques qu'il contribua. à fonder ou à financer que dans plusieurs volumineuses monographies statis- tiques, Güell y Ferrer s'attacha à montrer que l'intérêt de la production (et
du producteur) devait prévaloir sur celui du consommateur. Néanmoins, les écrits de Ramôn Anglasell i Serrano — successeur à l'Université de Barcelone de ... Figuerola —étaient peut être encore plus significatifs de certaines ambigüités de ces opposants aux «économistes » en ces années 1850-1860 : alors que la première partie de son Compendio de las lecciones de economia politica défend plutôt que les théories de la valeur de Smith ou de Ricardo celle de Jean-Baptiste Say, la seconde partie s'attache à réfuter le libre-échangisme tel que prôné par les professeurs de Madrid (Artal i Vidal, 1999).
Ces derniers s'efforçaient parallèlement de convertir leur aura intellec- tuelle en prescriptions de politique économique. Celle-là était acquise pax les positions des «économistes »qui occupaient les chaires d'économie politique à l'Université (Figuerola.), à l'Escuela de Caminos, Cavales y Puentes, l'équivalent de l'École des Ponts et chaussées, (Gabriel Rôdriguez), à la Real Academia de Ciencias Morales y Politicas (Figuerola, Gabriel Rodriguez, Sanromâ) à la Sociedad de Economia politica de Madrid, à l'Ateneo Cientifico, Literario y Artistico de Madrid (Echegaray) ;qui participaient de la fonda- tion et de l'animation de la Asociaciôn para la Reforma de los Aranceles de Aduanas (Axnn) (Association pour la réforme des droits de douane). Leur influence politique était bien plus contrastée. Les affinités de nombre d'entre eux avec le parti progressiste au cours des années 1850-1860 les avaient confortés dans l'idée que l'adoption en Espagne d'un libé- ralisme dont le primum mobile devait être l'ouverture commerciale du pays allait dans le sens de l'amélioration de la situation du pays et du sort de ses habitants — et qu'il convenait de se rapprocher de l'exemple britannique qui indiquait combien allaient de concert libre commerce, industrialisation, progrès matériel et moral. Or, si la révolution de 1854 avait semblé dégager quelques voies en ce sens, les rapports de force politiques et idéologiques des années 1860 compliquaient l'établissement d'un véritable régime libéral en Espagne.
Aussi, à bien des égards, la révolution de 1868 fut une divine sur- prise pour les libéraux (Costas, 1988). Ils ne se contenteraient plus d'inspirer le pouvoir. Ils obtenaient tous les ministères et les grandes directions économiques :leurs chefs de file, les professeurs Laureano Figuerola et José Echegaray devinrent ministre d'Hacienda (Finances) et ministre du Fomento (Équipement) ; ils occupaient, entre autres, le Sous-secrétariat aux Finances, celui des Travaux publics, la Direction
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générale des Impôts, des Douanes, etc., et peuplaient la plupart des commissions des Cortes constituyentes. Les «économistes » allaient être le pouvoir. Figuerola reconnut lui-même que cette présence politique de l'École économiste était une occasion singulière de mener à bien le programme de réforme de la politique économique que l'École préparait depuis près de trois décennies.
Il s'agissait d'installer un authentique et complet système libéral en Espagne, fondé sur quatre principes imprescriptibles : le libre-échange, la libre initiative et la libre concurrence sur le marché intérieur, le monométallisme or, l'équilibre budgétaire. Le désarmement douanier (établi par le nouvel arancel de 1869) fut considérable, les tarifs furent abaissés au maximum et on n'en laissa subsister quelques-uns que pour des raisons fiscales davantage qu'industrielles. La loi d'octobre 1868 sur les sociétés anonymes suscita un véritable engouement et ouvrit le marché espagnol aux investissements étrangers. Sur le plan monétaire la création de la peseta, à parité avec le franc, semblait mettre un terme à plus d'un demi-siècle d'instabilité; mais on ne put se désengager du bi-métallisme de fait. L'équilibre budgétaire, en revanche, demeura une chimère dans un contexte politique très difficile :incapacité de s'entendre sur la nature du régime —centralisme/fédéralisme, monarchie constitutionnelle/république — et, surtout, insurrections révolutionnaires dans le sud-est, guerre de Cuba, seconde guerre carliste.
Sans doute la stabilité politique et financière fut-elle retrouvée durant la deuxième moitié des années 1870 sous le régime de la Restauraciôn. Il sembla alors qu'une «politique économique juste» pouvait, sans distorsion majeure, être déduite des enseignements de la théorie, en même temps que l'efficacité de la politique économique prouvait la vérité de la doctrine.
Mais dès le début de la décennie suivante le monde idéal des harmo- nies économiques des économistes au pouvoir s'effrita. Surtout, fût-ce progressivement, il apparut qu'il était impossible aux «économistes» d'ajuster à la théorie la «force nouvelle des choses» (Serrano Sanz, 1997b, p. 250) lorsque naissait la question sociale et qu'un nouvel ordre économique international était en train de se constituer au coeur même de la Grande dépression.
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II. UNE «QUERELLE DES MÉTHODES » EN ESPAGNE ?
Dans son Introducciôn et pensemiento econômico. Une perspective espenole, Fabiân Estapé, évoquait, après le relatif éclat des économistes espagnols au cours d'un siècle allant grosso modo de 1750 à 1850, une véritable stagnation de la pensée durant les dernières décennies du xixe. Une des raisons de cette stagnation de la pensée, pour Fabian Estapé, résidait dans le fait que les énergies étaient accaparées pax les questions de politique économique, et c'était là un contexte peu propice au progrès de la science — une appréciation globalement confirmée par tous les historiens de la pensée économique espagnols, quelle que soit leur inclination (Velarde Fuertes, 1974 ;Serrano Sanz, 1997b).
Sans doute, la majeure part des intellectuels espagnols des années 1870- 1890 n'avait-elle qu'une connaissance très rudimentaire de l'allemand, et nombreux furent ceux qui durent s'en remettre aux traductions, par le biais notamment de la Bibliotece dell'Economiste iteliene. Au demeurant, cela n'ôtait rien à la vigueur des débats. Aux «économistes » libéraux, en poste, on l'a vu, et dans les organes de gouvernement et dans les grandes chaires de l'Université centrale de Madrid, continuèrent de s'opposer certains penseurs catholiques, tentant désormais, à l'instar de Eduardo Sanz Escartin, de concilier une certaine fidélité au conservatisme traditionnaliste issu de Juan Donoso Cortés et de Jaime Balmes et l'adhésion à la doctrine sociale de l'Église de Léon XIII. Au demeurant, plus que jamais, il s'agissait de critiques des abus et dysfonctionnements du libéralisme plutôt que de remise en cause fondamentale de celui-ci (le marxisme économique est encore balbutiant au début des années 1890 en Espagne, avec pour principales publications un Informe critico sobre le Comisiôn de Reformes Sociales institué par le Gouvernement rédigé par Jaime Vera et une brochure sur l'histoire des modes de production de Juan José Morato). En somme, la principale opposition théorique aux «économistes» allait être celle qu'allait mener un petit groupe d'enseignants de l'Instituciôn Libre de Ensenanza (Institution libre d'enseignement) et de la faculté de droit d'Oviedo. Ces derniers allaient constituer de fait ce que Malo Guillén a appelé le «krausisme économique » (Malo Guillén, 2005).
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tL ce point, il convient sans doute de faire état de l'influence considérable qu'a eue en Espagne (et dans certains pays hispano-américains) la pensée du philosophe allemand Karl F. Krause :disciple de Schelling, franc- maçon, Krause avait proposé durant la première moitié du siècle une philosophie idéaliste fondée sur une sorte de panthéisme, les exigences morales du kantisme et le rêve d'une république universelle. Nombre d'intellectuels espagnols y trouvèrent matière de penser la modernité de l'époque industrielle. Les krausistes occupèrent certaines des premières places de l'Instituciôn Libre de Ensenanza, fondée en 1876 comme une université privée et laïque.
Dès 1876 l'une des figures de l'Inrtituciôn Libre de En.renanza, Gumersindo de Azcarate, fit paraître des Estudios econômicos y sociales (Azcarate, 1876, ch. 1, sections 5 et 6)
L'ordre économique de la propriété, régi par des lois universelles, est partie constitutive du tout social, que nous avons évoqué, qu'il contribue à har- moniser [...]
L'objet de la science économique est l'étude de rout l'organisme constitué des biens matériels, que nous avons appelé ordre industriel et économique, ordre de la propriété ;par conséquent, il lui incombe de considérer ses éléments, ses lois, ses relations etc. ; en somme tout ce qui donne lieu à l'union essentielle, par son corps, de l'homme et de la Nature ; en outre, tout ce qui touche à la relativité des modes d'individualiser pour chaque cas cette relation, relève de la partie technique de la science.
Sans se départir d'un certain organicisme, il y reconnaissait l'existence de lois naturelles de l'économie —dont l'ordre de la propriété. Cependant, la «partie technique de la science» ne devrait point dispenser de méditer sur ce qu'il était possible de faire, en respectant ces lois, pour améliorer l'état des choses existant. Posant la distinction entre école philosophique et école historique, entre théorie économique et politique économique comme axe de son analyse, il s'appliqua à montrer les insuffisances du libéralisme pur de Bastiat qui conduiraient à une sorte de « détermi- nisme fataliste » ;introducteur de Cairnes en Espagne, à qui il consacra une étude (Azcarate, 1876, ch. 5), il dénonçait toute politique qui se fonderait sur le seul laissez faire, qui ne serait, en fait, que simple indivi- dualisme (Azcarate, 1876, ch. 2, section 4 ; ch. 4, section 4). Si Azcarate envisageait l'intervention de l'État et surtout des municipalités comme seule possible de donner une réponse à l'angoissante «question sociale »
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(Azcarate, 1979), il entendait très clairement situer ses analyses à l'intérieur du cadre théorique classique et rejetait explicitement toute accointance avec le socialisme (de 1887 à 1915 il allait être un des parlementaires républicains, minoritaires, les plus en vue) —fût-ce avec le socialisme de la chaire (socialismo de cdtedra) dont on commençait à parler en Espagne.
Au demeurant, c'est à l'occasion d'une conférence prononcée dans les locaux mêmes de l'Instituciôn Libre de Ensenanza, dont il était égale- ment membre, que le principal héraut du libéralisme espagnol, Gabriel Rodriguez, lui répondit et inaugura ce qui allait tenir lieu de «querelle des méthodes » en Espagne (Velaxde Fuertes, 199). Pour Gabriel Rodriguez le «socialisme de la chaire» n'était, quoi que s'en défendent ses propa- gateurs allemands, que du socialisme tout court, « en correspondance » selon ses propres termes avec celui de Lassalle ou de Marx. Déplorant l'attrait qu'il pouvait exercer sur certaines «personnes honorables» en Espagne, il en prédisait la «mort doctrinale » prochaine, dès lors que ces dernières auraient les yeux décillés sur «l'impossibilité de tout his- toricisme àêtre fondé sur la science» (Velarde Fuertes, 1999, p. 343).
Le groupe critique formé à l'Université d'Oviedo (la plus petite et la plus périphérique des universités) autour de Adolfo t~lvarez Buylla et de Leopoldo Alas (plus célèbre comme romancier sous le nom de « Clarin ») maintint ses positions, au nom d'une certaine conception de l'esprit et de la morale, d'une éthique sociale, en faveur d'une intervention des pouvoirs publics en matière sociale — la principale aspiration pratique immédiate était l'établissement d'une loi réglementant les conditions de travail des enfants et des femmes et instituant le repos hebdomadaire.
Sans doute, dès 1879, t~lvarez Buylla, qui avait transformé sa chaire de l'Université d'Oviedo du droit à l'économie, allait-il d'emblée plus loin qu'Azcarate en se réclamant de Hildebrand, de Schmoller, de Roesler ou de Wagner; sans doute également ne reconnaissait-il plus aux seuls
déductivistes » le droit de se réserver le nom d'économistes. Mais, selon de nombreux commentateurs, dans sa recherche d'une synthèse «supérieure » entre l'individualisme radical de l'école de Manchester et l'hétérodoxie allemande t~lvarez Buylla péchait au mieux pax excès d'éclecticisme, au pire pax simple confusion; son pluralisme méthodologique, fondé sur la prééminence du versant spéculatif de la science, voulait rendre compatibles les demandes historicistes et la tradition déductiviste, tandis que sa crainte d'un interventionnisme public qui aurait tendu au socialisme brouillait
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ses critiques du laissez faire. Son effort pour trouver le «lieu harmonique » entre les extrêmes supposait en fait le maintien de certains des plus solides piliers de l'orthodoxie. Si la fin de ce même discours de 1879 était consacrée à ne dénoncer que «certaines erreurs du socialisme de la chaire », la liste de ces erreurs était fort longue : la «négation des lois naturelles de l'économie », la «prépondérance exclusive de la méthode inductive », la «direction presque absolue» de l'économie pax l'État, le «primat sup- posé de l'éthique en économie », le «protectionnisme comme norme des relations commerciales entre les nations », la progressivité de l'impôt sur le revenu.l~ l'aune de cette «pirouette antihistoriciste» (Velarde Fuertes, 1999, p. 348) que restait-t il du socialisme de la chaire ? On était donc, on le voit, assez loin en Espagne d'une Methodenstreit de haute intensité.
Une décennie plus tard, Max von Heckel se félicitait pourtant que les économistes espagnols «aient rompu avec l'individualisme et se soient décidés à s'engager dans une autre voie » (Serrano Sanz, 2001b, p. 250-251)6. Il semble bien, cependant, que prendre les déclarations, il est vrai désormais mieux entendues, de Gumersindo de Azcarate, Adolfo t~lvarez Buylla ou de José Manuel Piernas Hurtado contre le libéralisme absolu ou en faveur d'une réforme sociale, pour une rupture méthodologique et épistémologique qui, au fond, n'avait pas eu lieu, c'était se bercer de quelques illusions.
Sans doute, dans son Introducciôn al estudio de la ciencia econômica de 1895 Piernas Hurtado écrivait-il que «l'économie n'était pas une qualité commune à tous les domaines d'activité, mais le contenu particulier de certains d'entre eux » (Piernas Hurtado, 1895, p. 47), que l'économie était une «science morale et politique » et ajoutait
La condition même des faits sociaux répugne à l'emploi de la méthode mathé- matique qui tente de réduire les phénomènes économiques à des typer idéaux exprimés par des formules algébriques, afin de déduire par équation les lois de la vie dans cette sphère. Il y a sans doute des choses économiques, la valeur, le prix, la production, la consommation, qui représentent des quantités et qui peuvent être l'objet d'un calcul mathématique ;mais comment arrimer à des équations l'élément moral, les déterminations de la volonté de l'homme, qui influent de manière décisive en ces choses (Piernas Hurtado, 1895, p. 40).
Pour autant, pas davantage chez Piernas Hurtado que chez Buylla il n'y a réelle rupture avec les maîtres de l'école classique. Ni sur le plan théorique, ni en bien des aspects de politique économique. Celui-ci, évo- quant, pax exemple, encore en 1892,1'intervention sur les «conditions » de travail excluait explicitement toute possibilité de légiférer sur les salaires, ce dernier point relevant à ses yeux « du domaine de l'économie et de ses lois naturelles » (Crespo Carbonero, 1998). Traduire en 18941a première partie du Handbuch der Politischen 0konomie de SchBnberg en soulignant l'intérêt de l'apport statistique, ne l'empêchait pas, l'année suivante, de faire un vibrant éloge de la «méthode psychologique autrichienne », à même selon lui d'harmoniser le déductivisme ricardien et le réalisme de l'histoire ! Il s'agissait à ses yeux de se réapproprier les «géniales créations » qu'étaient la théorie de l'intérêt de BBhm-Baverk et celle de l'utilité marginale de Menger... sans pour autant, au demeurant, en tirer quelque conséquence sur l'origine de la valeur, étant donné son attachement sans cesse répété à Adam Smith (Malo Guillén, 2005, p. 416).
Certes, Piernas Hurtado notamment s'employait à proposer une lecture tempérée du libéralisme de Smith ;rappelant son «attachement » à la liberté du commerce et à la concurrence — et le sien propre en filigrane — Piernas Hurtado prenait soin de noter, cependant, que le maître écos- sais ne s'opposait pas par principe à l'intervention publique, que parmi ses successeurs de «nombreux auteurs exagéraient les conséquences du principe de liberté, de l'intérêt comme mobile, de l'action des lois naturelles et qu'abandonnant la mesure de Smith, voulaient retourner au laissez faire des physiocrates » et d'ajouter que Smith «était réellement un éclectique ou comme l'on dit maintenant un opportuniste s'attachant davantage aux motifs des circonstances qu'aux principes scientifiques » (Piernas Hurtado, 1895, p. 76-79). En somme Piernas Hurtado enten- dait réfuter la distinction entre orthodoxes et hétérodoxes, remarquant au passage que si l'orthodoxie c'était Adam Smith, «ne pouvaient être considérés comme orthodoxes les individualistes qui voulaient la dispa- rition de l'action de l'État, pas davantage que ceux qui dédaignaient le travail d'enquête et d'observation, la méthode positive ou analytique à laquelle avait consacré tant d'efforts celui qu'ils reconnaissaient comme leur chef de file » (Piernas Hurtado, 1895, p. 84).
Après un panorama quasi exhaustif des écoles (y compris le socialismo revolucionario de Lassale ou de Marx, et le nihilismo ruso) où Wagner et
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Schmoller par exemple étaient clairement identifiés comme socielistes de la cdtedre et où il mentionnait l'inclination de ses collègues d'Oviedo en ce sens (Piernas Hurtado, 1895, p. 98-99), il paraissait considérer avec une sympathie particulière une certaine doctrine intermedie. Posant que « la liberté individuelle ne saurait être incompatible avec l'organisation du travail », que tant l'égoïsme individuel que l'absolutisme d'État sont néfastes, que toute solution ne peut procéder que « de la morale et de la justice» et doit être fondée sur le «principe de solidarité, qui contient la double nature individuelle et sociale de l'homme », les instituciones cooperetives, proposées par Cairnes ou Gide, seraient appelées à être les «formes pratiques » donnant réalité à ce principe (Piernas Hurtado, 1895, p. 102-104).
En somme, plutôt qu'un historicisme espagnol conséquent le « krau- sisme économique » a été un éclecticisme — paxfois revendiqué, on l'a vu. Bien davantage que d'une opposition théorique aux maîtres de l'école classique et du libéralisme, il s'agissait de ce que nous pourrions appeler une distinction « de situation ». C'était manière de nourrir un courant intellectuel davantage que de fonder une véritable école de pensée éco- nomique (Malo Guillén, 2005, p. 419). Un courant sévèrement jugé par Velarde Fuertes par exemple (Velarde Fuertes, 1999, p. 322)
La critique maladroite de l'école classique, une grande méconnaissance de l'aeuvre des néo-classiques, des identifications confuses au néo-historicisme et au socialisme de la chaire ;une peur panique du socialisme et une colossale ignorance de Marx. [...] sans doute, chez certains, quelque écho de l'existence de l'École autrichienne, sans que soit précisée clairement leur position dans la querelle des méthodes — la plupart ignorant l'allemand. Sans doute, cer- taine postérité dans le socialisme humaniste de Fernando de los Rios et de Besteiro~, mais à ce compte, il serait inutile de chercher en Espagne quelque école susceptible de proposer une révision du classicisme avec quelque cohé- rence sur le modèle du néo-historicisme allemand.
Si Buylla ou Piernas Hurtado furent, dans une certaine mesure, historicistes, ce fut comme à leur corps défendant et surtout d'un point de vue pratique, bien davantage que théorique ; simplement parce que leur désir de réforme morale et sociale impliquait une approche
inductive et les statistiques. Au fond, quelqu'un comme Buylla aurait été un «historiciste plutôt cordial que cérébral » (Velarde Fuertes, 1993, p. 208), dont l'ambition était d'être un Adolf Wagner espagnol, une sorte de conscience morale du régime de la Restauraciôn. De l'Université d'Oviedo, des amphithéâtres de la Instituciôn Libre de Ensenanza, puis, de plus en plus, des solides et prestigieuses positions institutionnelles que les uns et les autres acquirent au cours des années 1890 et au tout début du nouveau siècle —Buylla est nommé directeur de l'Instituto de Reformas Sociales, créé en 1903 (pax un Gouvernement... libéral)$, Piernas Hurtado est reçu à la Real Academia de Ciencias Morales y Politicas en 1905 —l'impératif tout à la fois moral et pratique des «économistes krausistes » ne fut pas sans marquer de sa tonalité, libérale de gauche et réformiste (contre les tentations conservatrices), le débat sur la nécessaire «régénération espagnole » (Regeneracionismo) devenu plus aigu après le
Desastre» (la défaite de 1898 face aux États-Unis et la perte consécutive de Cuba, Porto Rico et des Philippines). Cependant, si, à cette date, les économistes «classiques » avaient dû céder du terrain, c'était bien davantage que sur la question de méthode sur le plan de la politique économique en général et de la politique commerciale en particulier.
III. DE I:OPTIMISME DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE AU PRAGMATISME DE I:ART POLITIQUE CtINOVAS DEL CASTILLO, CHEF DU GOUVERNEMENT
On a dit que l'une des oppositions les plus décidées dès le milieu du siècle au libéralisme — et au libre-échange tout particulièrement —était celle des industriels catalans réunis au sein d'un puissant groupe de pression le Fomento del Trabajo National et qui sut se créer de notables relais sur un registre plus intellectuel, telle la Societat d'Estudis Econômics de Barcelona. La série de conférences données en faveur d'un retour à une politique protectionniste par Pedro Estasen et regroupées en volume en 1880 sous le titre I,a jrrotecciôn y et libre Cambio marqua le renouveau
d'une vigoureuse campagne en ce sens. Une campagne à laquelle allaient contribuer des universitaires barcelonais dont le juriste Manuel Durâ.n i Bas. Or, le fait nouveau de la fin des années 1880 et du début des années 1890 fut le ralliement au protectionnisme des industriels basques — des sidérurgistes de Biscaye tout au moins (Fernandez, 2013) ;s'il n'y avait à cette époque au Pays basque ni Université ni universitaires pour relayer leur cause, ils avaient, avec l'ingénieur Pablo de Alzola, un très sûr et très constant porte-parole (Basurto, 1999). Infatigable publiciste, Alzola n'hésita point à s'essayer à l'histoire de la pensée économique et à proposer au nom de la personnalité historique des peuples et nations une critique de l'universalisme abstrait de «l'école libérale »qui, expli- quait-il (Alzola y Minondo, 1896)
suppose que l'esprit d'entreprise habite les mesetas de Castille comme les rives de la Tamise, qu'il peut en Espagne porter naturellement d'aussi beaux fruits [...] En outre c'est oublier que les Britanniques —ceux qui ont en charge la conduite des affaires —n'attachent qu'une importance relative aux discussions byzantines sur les limites de la puissance publique, lorsqu'il s'agit de l'intérêt national et que c'est au pays classique de l'individualisme que l'on trouve le plus grand nombre de services gérés par des municipalités (p. 482 et suie.).
Au nom de « la culture positiviste qui s'étend dans les quelques pro- vinces industrielles de la péninsule » (chacun pouvait lire la Catalogne et le Pays basque) Alzola condamnait sans appel «le goût castillan de l'idéalisation abstraite» et affirmait que c'était une certaine «paresse intellectuelle» qui faisait «reconnaître des lois immuables et univer- selles applicables à toutes les nations riches ou pauvres, prospères ou décadentes »
Avoir adopté les principes «idéaux» de l'École classique permettait de s'exempter de procéder aux études expérimentales, qui demandent de labo- rieuses recherches. [...] Il s'agit donc de s'opposer aux sophismes classiques, car la science économique n'a pas la vérité austère et inflexible des mathéma- tiques ;elle dépend de mille circonstances et accidents ;elle est contingente et opportuniste et ne saurait se prêter aux généralisations abstraites (Alzola y Minondo, 2002, p. 503).
On le voit, si l'on peut repérer des éléments de Methodenstreit, celle-ci se nourrissait, dans le cas d'Alzola comme dans celui d'une école éco- nomique catalane encore en gésine, au moins autant sinon davantage
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que d'une véritable controverse analytique et théorique, du débat poli- tique, de ses enjeux en terme d'inégalité de développement régional et d'intérêts des forces économiques en présence.
C'est d'ailleurs d'un homme politique que vint l'un des coups les plus rudes contre les libéraux. En 1891 Antonio Cânovas del Castillo faisait paraître en brochure De cômo he venido yo a ser doctrinalmente jrroteccionista [Comment moi, je suis devenu doctrinalement protectionniste]. Texte capital. Par la personnalité du signataire, auteur d'une oeuvre prolifique dans le domaine de l'histoire et de l'économie politique et homme poli- tique de tout premier plan, principal concepteur de la Constitution de 1876, on l'a dit, et incontestable chef du parti libéral-conservateur. Parce que Cânovas, ancien libéral lui-même, y poursuivait la controverse qui l'opposait depuis quelques années à Gabriel Rodriguez, non seulement du strict point de vue de la politique commerciale qu'il convenait de mener, mais prétendait, comme le titre le soulignait, fonder en «doctrine », et par là donner une valeur scientifique, aux mesures «pratiques» qu'il prenait comme ... chef du Gouvernement.
Contre le «cosmopolitisme libéral », l'adoption de tarifs douaniers protecteurs ne devait pas être entendue comme un ralliement aux pres- sions des industriels catalans ou des céréaliculteurs de Castille du Nord. Ce n'était pas tant une mesure circonstancielle d'intérêt national qu'un programme d'action légitimé selon des critères procédant bien d'une économie politique bien comprise.
Cânovas continuait à s'inscrire théoriquement dans le champ de l'école classique. Jusqu'au bout, quelles que soient l'évolution des conditions structurelles et l'inflexion ou retournement des conjonctures, il a défendu ce qui à ses yeux étaient les principes de base. Profondément smithien, il reste convaincu de l'existence des lois universelles en économie, convaincu que l'intérêt personnel est à l'origine de l'édifice conceptuel de l'économie, que la concurrence est le principal stimulant du progrès économique. Aucun ralliement théorique à l'historicisme allemand de sa paxt, donc. Mais il ne paxtage pas ce qu'il appelle «l'optimisme insolent et superficiel des economistas » coupables à ses yeux de dérèglements et d'une cécité conduisant... au péril socialiste — à ce titre, dans un dis- cours prononcé quelques mois après la Commune de Paris, il s'en était pris très explicitement à Bastiat, «à un pas seulement du socialisme» à cause de son déterminisme (les «harmonies » qui, en outre, pour le
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catholique Cânovas ne sont pas sans se rattacher au calvinisme). Ce qui n'impliquait pas de céder au vertige du pessimisme, bien au contraire.
Déjà en 1882, alors même qu'il n'était point encore devenu un mili- tant des tarifs protecteurs, Cânovas avait protesté contre «l'impérieux dogme » identifiant libéralisme et libre-échange, en opposant aux rai- sonnements de l'école classique la force de l'évidence historique : «les États-Unis seraient-ils moins libéraux parce que non libre-échangistes ; qui peut nier qu'en Amérique du Nord s'épanouit le plus authentique libéralisme d'esprit et de conviction ? » La question du libre-échange serait en fait un «problème local », en aucun cas une «question de doc- trine politique ou économique » ; la résolution du problème — le choix du libre-échange ou de la protection — ne dépendant que de « la situation dans lequel chaque pays se trouve à un moment donné» (Discurso en et Parlamento del 22 de avril 1882 sobre las ideas del librecambio y la economia politica en general a proposito de un tratado de comercio, dans Cânovas del Castillo, 1997, p. 233-245). Déjà, il avait proposé, à partir de ce qu'il donnait comme une constatation de bon sens et non comme le résultat de spéculations, une «reconstruction de l'économie politique », sous peine d'atonie académique et aux risques ... du socialisme9. Il faut reconstruire l'économie politique, non pas tant parce que ses principales lois, mathématiquement observées, seraient inexactes, mais parce que son projet aurait été inachevé faute de s'être inséré dans «l'humanité et l'histoire ».Ace compte, l'économie politique doit rapidement s'approprier le concept de la morale et celui du droit et, s'en nourrissant, générer de nouveaux contenus tout à la fois analytiques et politiques.
Politiquement, l'élément décisif du retournement fut le renversement de la conjoncture commerciale viticole. Confrontée à la crise du phyl- loxera, la France avait massivement importé des vins espagnols dans le cadre des traités commerciaux de 1877 et 1882. Durant les années 18801a viticulture avait en conséquence compensé largement la déprime céréalière. Mais, son vignoble reconstitué, la France dénonça les accords et les tarifs Méline fermaient le marché français aux vins espagnols :les exportations de vins chutaient de 8,9 millions d'hectolitres en moyenne annuelle pour la période 1887-1891 à 5,5 millions d'hectolitres pour la période 1892-1897 (Becuwe & Blancheton, 2013). Le nouveau tarif
de décembre 1891 qui établissait des droits sur les importations indus- trielles, en majeure partie françaises, peut être vu, dans une large mesure, comme une riposte au tarif français. A ce titre, on peut l'interpréter comme un instrument de négociation pour obtenir une diminution des droits sur les vins espagnols. Selon l'opinion de Serrano Sanz ce serait le refus français de réviser à la baisse le tarif Méline, qui pérennisa le tarif espagnol de 1891.On aurait là en somme un protectionnisme forcé par les circonstances, et le fait que les libéraux de retour au pouvoir ne revinrent pas sur le tarif de 1891 en serait un élément de démonstration (Serrano Sanz, 1987).
En effet, tandis qu'au sein de l'Araa les économistes de profes- sion, tels Figuerola et Gabriel Rodriguez bien entendu, mais aussi Azcarate, continuaient à défendre fermement la doctrine de la liberté commerciale, le chef du parti libéral, Praxedes Sagasta, inventait l'idée de «l'opportunisme douanier », à égale distance du protectionnisme et du libre-échange.
Est-ce à dire, comme l'affirme Antonio Costas, que «l'économie avait cédé le pas à la politique » (Costas, 1997, p. 219) ou bien plutôt, et seulement, comme Schumpeter le suggéra, qu'en cette fin de siècle était en train de se rompre l'alliance de l'économie et du libéralisme en Espagne comme ailleurs ?
Sans doute, peut-on considérer, à juste titre, que pour Cânovas question sociale et protection commerciale (celle des céréales castillanes notamment) étaient solidement articulées. t~ ses yeux, il en allait de la cohésion nationale —après que le rétablissement du suffrage universel en 1890 eut laissé craindre une poussée révolutionnaire — sauf à encourager l'émigration — à son maximum déjà en ces années — et, par conséquent, à affaiblir la nation. Certes, en tant qu'homme politique au pouvoir, Cânovas ne cachait point son admiration pour Bismarck et la voie suivie par l'Allemagne. Le protectionnisme serait, à ce compte, ce qu'avait été la restauration des Bourbons dans la vie politique. Sans doute également, le choix d'une politique protectionniste répondait-il, on l'a évoqué, aux souhaits des industriels catalans et biscayens, mais il fallait concevoir la production régionale comme constituante d'une production nationale et levier pour l'essor et la prospérité de celle-ci. Au-delà des circonstances difficiles du tournant des années 1880-1890, la politique de Cânovas reflétait assez bien sa conception du progrès économique et ... social.
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Il convenait qu'on inversât la formule de l'École économiste : ce n'était plus la liberté qui conduirait au progrès, au contraire on espérait et on supposait que le progrès conduirait à la liberté.
Plus que l'individu, en fait, c'est la nation qui est le véritable sujet de l'économie politique. Or, si Cânovas veut bien continuer à admettre que « le libre-échangisme est une doctrine qui, considérant sa valeur et sa rigueur mathématique, pourra s'avérer exacte », cette doctrine ne saurait être «applicable aux nations qui sont limitées par le moment historique où elles se trouvent et qui sont confrontées à de sérieuses difficultés inhérentes précisément à leur développement ». 1~ ce titre, la conclusion, du point de vue de l'art politique sinon de celui de la science, s'impose : « [le libre-échangisme] est une doctrine irrationnelle et qui surtout met en péril le principe de l'indépendance des nations ».
L'École économiste avait en Espagne «transformé la science en étendard politique » (Serrano Sanz & al., 2001, p. 50) en cherchant l'application immédiate de ses principes normatifs : ce qû elle obtint après la révolution de 1868. Ce triomphe, alors sans partage, de l'École économiste allait être remis en cause à partir de la deuxième moitié des années 1880 ;avant même le nouveau siècle l'étoile du libéralisme doctrinaire espagnol, si ardente durant près de trois-quarts de siècle, avait cessé de briller.
S'agissait-il de la manifestation particulière de ces sortes d'oscillations nécessaires dans toute histoire des sciences sociales ? (Costas, 1997) Peut-on l'imputer au vieillissement, puis à la disparition, des principaux et pres- tigieux représentants du libéralisme absolu — Joaquin Sanromâ, Laureano Figuerola, Gabriel Rodriguez ?Pour une part sans doute, si l'on considère que l'École économique ne se renouvela pas sur le plan épistémologique et théorique, se contentant de conserver ses références révérencieuses à Smith, utilisant surtout Bastiat et ... ignorant presque complètement la révolution marginaliste; si l'on considère, avec Serrano Sanz, qu'elle périt, précisément, sur le terrain qu'elle avait occupé un demi-siècle et sur lequel elle choisit de combattre :celui des politiques économiques.
Pour autant, ce déclin politique, au Gouvernement, et social, dans les facultés, du libéralisme doctrinaire n'avait pas condamné l'appareil conceptuel et les grands principes théoriques du classicisme. Comment l'expliquer ?
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En premier lieu, parce que la bataille sur le terrain de la politique économique dispensa les adversaires de s'engager dans une véritable remise en cause des paradigmes de l'École classique. C'est ce que l'on pourrait nommer le «libéralisme appliqué » qui, seul, a véritablement été critiqué. Parce que c'était, en outre, également la seule bataille que le krausisme économique —une singularité espagnole —était prêt à mener. On a dit combien les références à l'historicisme des krausistes n'étaient fondées que sur une sorte de relativisme :c'est-à-dire la séparation entre théorie et politique économique. C'était l'invocation de la réalité — à quoi se réduisait peu ou prou leur historicisme —qui seule permettait de légi- timer l'adoption de mesures pragmatiques contraires, en principe, aux recommandations théoriques.l~ travers cette argumentation on conciliait l'acceptation du principe de liberté, d'entreprendre, de commercer, etc. et la défense de restrictions pratiques dans le domaine du commerce extérieur tout d'abord, social ensuite, dès lors que l'intérêt national en signifiait la pertinence. C'est sans doute ainsi qu'il faut interpréter «les échos historicistes présents dans les discours de Cânovas » (Serrano Sanz, 2001, p. 63). Enfin, parce que, précisément, le principal artisan de la remise en cause du libéralisme absolu ne fut pas un théoricien mais un économiste-politique. t~ ce titre il ne se souciait point d'approfondir la discussion théorique. L'outillage conceptuel de l'École classique lui convenait, dès lors que l'on distinguât soigneusement ce qui relevait de la science économique théorique et ce qui relevait d'une économie politique conçue comme cadre de la mise en oeuvre d'une politique économique.
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DE POLITIQUE ÉCONOMIQUE EN ESPAGNE
DURANT LA CRISE DES ANNÉES 1880-1890
Alexandre FERNANDEZ
Université Bordeaux-Montaigne CEMMC
Au début des années 18901'établissement par la loi de solides tarifs douaniers (« arancel Cânovas » du 31 décembre 18911) signifiait un retournement notable (Serrano Sanz, 1987), et qui allait s'avérer durable, de la politique économique espagnole. Il y avait à peine plus de vingt ans, pourtant, que la révolution de 18682 avait, littéralement, porté au pouvoir en Espagne ceux que l'on nommait les «econômistas3 ». Au premier
1 Variable selon les produits mncernés —plus élevé sur les céréales, les produits de l'industrie textile, certains produits de l'industrie sidérurgique ou métallurgique (mais pas sut tous) — le niveau moyen de protection atteint 30 %. (Tirado, 1996).
2 En septembre 1868, un pronunciamento «progressiste »avait conduit la reine Isabelle II à l'exil. Il s'était ouvert alors une période traditionnellement désignée en Espagne comme celle du «sexenia demacrdtica» [Les six ans démocratiques] :une période mar- quée par d'importantes mesures, telle que l'établissement du suffrage universel dans la constitution de 1869 (rappelons qu'à cette date, en Europe, celui-ci n'existe que dans les cantons suisses et en France... sous la pratique particulière des candidarures officielles de Napoléon III) ;mais une période troublée (par la première guerre de Cuba, la deuxième guerre carliste en Navarre et au Pays basque, l'insurrection « cantonaliste » au Levant et en Andalousie, etc.) et instable :après qu'Amédée de Savoie élu à la majorité des Cortes, roi des Espagnols (décembre 1870), eut abdiqué, la République espagnole fut proclamée le 11 février 1873. Le 29 décembre 1874 unnouveau pronunciamento —conservateur celui- ci —mit fin à l'expérience républicaine. (Suârez Cortina, 2006).
3 L'étude que nous présentons avait été préparée pour une communication pour le 15e colloque de l'Association Charles Gide pour l'étude de la pensée économique (Lyon,
162 En septembre 1868, un pronunciamento «progressiste »avait conduit la reine Isabelle II à l'exil. Il s'était ouvert alors une période traditionnellement désignée en Espagne comme celle du «sexenia demacrdtica» [Les six ans démocratiques] :une période mar- quée par d'importantes mesures, telle que l'établissement du suffrage universel dans la constitution de 1869 (rappelons qu'à cette date, en Europe, celui-ci n'existe que dans les cantons suisses et en France... sous la pratique particulière des candidarures officielles de Napoléon III) ;mais une période troublée (par la première guerre de Cuba, la deuxième guerre carliste en Navarre et au Pays basque, l'insurrection « cantonaliste » au Levant et en Andalousie, etc.) et instable :après qu'Amédée de Savoie élu à la majorité des Cortes, roi des Espagnols (décembre 1870), eut abdiqué, la République espagnole fut proclamée le 11 février 1873. Le 29 décembre 1874 unnouveau pronunciamento —conservateur celui- ci —mit fin à l'expérience républicaine. (Suârez Cortina, 2006).
3 L'étude que nous présentons avait été préparée pour une communication pour le 15e colloque de l'Association Charles Gide pour l'étude de la pensée économique (Lyon,
rang, Laureano Figuerola, professeur d'économie politique et de droit politique à l'Université de Madrid, disciple déclaré de Jean-Baptiste Say et de Frédéric Bastiat. Comme ministre des Finances (d'octobre 1868 à décembre 1870), il avait entrepris une réforme monétaire vigoureuse (création de la peseta, dès le 19 octobre 1868, à parité avec le franc), doté le pays d'une législation très libérale (nouvelle loi sur les sociétés, loi sur les investissements étrangers, etc.) et levé les prohibitions à l'importation et abaissé la protection douanière : l'«arancel Figuerola» —qui allait, jusqu'au début des années 1890, tant bien que mal, survivre aux vicis- situdes de la vie politique.
En janvier 1875, les Bourbons étaient revenus au pouvoir en la per- sonne du fils d'Isabelle II, Alphonse XII, par l'action conjointe de la Cour en exil, de l'armée et, surtout, de l'une des figures du parti des conservateurs, Antonio Cânovas del Castillo. Ce dernier notamment s'était attaché à faire du régime de la «Restauraciôn » un régime d'ordre social (et d'ordre moral avec un rôle certain rendu à l'Église) et politique. La Constitution de 1876 établit une monarchie parlementaire avec des Cortes bicamérales ; le roi (ou, après la mort d'Alphonse XII en 1885, la régente, au nom de son fils jusqu'en 1902) partageait le pouvoir législa- tif avec des députés élus au suffrage redevenu censitaire et nommait le président du Conseil. Jusqu'à son assassinat en 18971e père du régime, lui-même, Cânovas del Castillo, chef du parti libéral-conservateur, allait occuper le siège, pratiquement sans interruption jusqu'en 1881, puis dans le cadre d'une alternance instituée (el turno) avec Prâxedes Mateo Sagasta, le leader du parti libéral.
Les deux partis «dynastiques »soutenaient la couronne et partageaient une même confiance —avec des nuances il est vrai —dans les vertus du libéralisme (politique et économique) bien compris, c'est-à-dire distin- guant l'esprit de la lettre. Ainsi, l'Espagne inventa en 1877 le système des tarifs à double colonne de droits (un peu plus tard adopté par la France au demeurant) :d'une part, pour les marchandises en provenance de pays qui n'avaient pas d'accord commercial avec l'Espagne et qui seraient taxées en fonction des dispositions conventionnelles, et, d'autre part, une «deuxième colonne », à tarifs minimum, pour les produits qui
2-4 juin 2014), dont le thème général était «Les économistes et le pouvoir ». Bien que la proposition eût été acceptée par les organisateurs, des circonstances contraires avaient alors empêché de la présenter.
17proviendraient de pays bénéficiant de la clause de la nation la plus favori- sée. Sur ces bases, l'Espagne avait conclu plusieurs traités commerciaux, dont les plus importants furent ceux qui furent signés avec la France en 1877 (traité ouvrant le marché français aux vins espagnols) et en 1882 ; à la fin des années 1880, plus de 90 % du commerce espagnol était réalisé avec des nations qui avaient conclu des traités commerciaux. En fait, à cette date, la question n'était plus tellement de savoir s'il fallait, et dans quelle mesure, baisser les tarifs douaniers mais plutôt de savoir ce que l'on pouvait obtenir de bénéfices pour l'économie nationale lors de la négociation des traités. Or, comme l'analyse Serrano Sanz (1987), à partir de ce moment le débat s'engageait sur un terrain où les «pro- tectionnistes » allaient commencer à reprendre la main.
Le retournement de conjoncture des années 1880 et les difficiles négociations avec les partenaires commerciaux, dont la France, avaient fait vaciller les positions des libéraux espagnols, non seulement au Gouvernement, mais aussi, dans une certaine mesure, dans le monde académique. Alors qu'en chaire et dans l'édition le libéralisme le plus classique avait dominé, d'aucuns discutaient désormais des apports de l'École historique allemande. Parallèlement, dans le cadre d'un débat mené depuis plusieurs mois avec le professeur Gabriel Rodriguez, prin- cipal théoricien du libéralisme espagnol et thuriféraire du libre-échange, inquiet de la «réaction protectionniste » (titre de sa conférence donnée en mai 1888 à El Ateneo de Madrid, publiée peu après dans la Revista de Espana) et qui reprochait à Cânovas del Castillo l'abandon de ses convictions de jeunesse et son ralliement àcelle-ci, ce dernier fait paraître en 1891 une brochure dans laquelle il explique «comment il est devenu protectionniste4 ». L'auteur, qui, en tant que publiciste actif, a plutôt derrière lui une oeuvre d'historien, n'est sans doute pas un économiste de profession; mais cela ne l'empêche point de ferrailler sur le terrain des «économistes ». En réaffirmant « en théorie »l'existence «d'inexorables lois mathématiques de l'économie » et la valeur absolue de l'intérêt per- sonnel comme principe d'action et de la concurrence comme support du progrès, il se défend d'avoir subi quelque «conversion» théorique que ce soit. Mais, c'est plus «prosaïquement », qu'il propose de distinguer
4 Sur la polémique entre Gabriel Rodrfguez et Antonio Cânovas del Castillo qui se pour-
suivit près d'une décennie, voir LebSn Femândez & Sânchez Lassen in Fuentes Quintana (1999, p. 526-532).
18suivit près d'une décennie, voir LebSn Femândez & Sânchez Lassen in Fuentes Quintana (1999, p. 526-532).
l'économie, pure et théorique, science universelle, «cosmopolite », et la politique économique, science du gouvernement des nations en fonction de leur personnalité économique propre.
L'objectif ici n'est pas tant de trancher sur l'authenticité, la signifi- cation (ou la qualité) des débats théoriques au sein de la science écono- mique espagnole à la fin du xlxe siècle, que de considérer, en historien, la contemporanéité de la publication de ce qui n'était qu'une brochure — mais rédigée par l'homme politique le plus important de sa généra- tion — et du vote aux Cortes de tarifs très sensiblement protectionnistes. C'est d'une certaine manière tenter de repérer, en situation, la réflexivité des savoirs économiques. C'est surtout vouloir rendre compte d'une séquence historique durant laquelle s'est posée, pour la première fois à ce niveau dans le débat idéologique et politique, la question de savoir si la théorie devait non seulement devenir un instrument de politique mais contenir le politique.
Un temps les «économistes» avaient pu croire leur influence intel- lectuelle consolidée par leurs positions ministérielles et la «théorie » désormais inexpugnable. Cependant, la dissidence «krausiste» —une spécificité espagnole —dans sa volonté de proclamer l'économie comme science morale ne trouva d'autres voies que de s'interroger sur la neu- tralité de la science pure et d'emprunter plus ou moins à l'historicisme allemand. Surtout, au tournant des années 1880-1890, parallèlement au retournement de politique commerciale, l'engagement de Cânovas, l'homme du pouvoir pax excellence, dans le débat épistémologique — « le politique devenu économiste » en quelque sorte —signifiait qû il n'était en fait de «querelle de méthode »performative qu'hors des amphithéâtres.
En Espagne l'économie classique, représentée au premier rang par la grande figure de t~lvaro Flôrez Estrada (Flôrez Estrada, 1958), s'était diffusée au cours de la première moitié du siècle dans les cercles intellec- tuels et dans les chaires des facultés sans trop de concurrence (Fuentes Quintana, 1999). Au demeurant, cette appropriation des principes et des
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outils d'analyse de l'économie classique s'était faite plutôt via les auteurs français qu'anglais. Frédéric Bastiat, surtout, jouissait d'une popularité sans borne, que lui reconnaissait volontiers ... un des plus farouches défenseurs du protectionnisme de la fin du siècle : «Bastiat fut le véri- table apôtre de la doctrine [libérale] parmi les peuples latins, grâce à son esprit romantique, son imagination et la beauté de son style » (Alzola, 1896, p. 504). Les ouvrages et brochures de Bastiat étaient diffusés et constamment cités dans les manuels et les périodiques faisant autorité comme El Economista ou I,a Tribunes Economista.
C'était donc l'interprétation la plus libérale de l'économie politique qui paraissait s'être imposée en Espagne passé le milieu du siècle; par leurs publications, par l'accès aux chaires les plus prestigieuses, les plus exclusifs des libéraux tendirent à dominer le champ —jusqu'à être véri- tablement «hégémoniques » (Lluch, 1992, p. 145). Or, non seulement ils aspiraient à incarner à eux seuls l'économie, mais ils avaient réussi à en convaincre l'opinion et les politiques. L'économie politique était ainsi tout entière contenue dans l'économie classique et les économistes ne pouvaient être que ceux qui en prônaient les principes.
Sans doute, subsistait-il encore des résistances à la propension hégé- monique des libéraux durant les années 1860. La pensée traditionnaliste, celle de Juan Donoso Cortès ou de Jaime Balmes, rejetait les fondements même de tout libéralisme ;contre les «économistes », c'est sur le terrain même de l'économie que les industriels catalans menèrent la bataille — et notamment l'un des plus riches d'entre eux, Juan Güell y Ferrer
qui n'était pas un savant, n'avait pas fait de longues études, mais qui avait appris à l'école des affaires et de l'expérience suffisamment pour opposer de solides arguments fondés sur un grand sens pratique et sur une érudition réelle sur les questions touchant à la richesse du pays [...] et dont les polé- miques menées contre les grands libéraux, Figuerola, Sanromâ couvrent plus de 1000 pages publiées par ses admirateurs5 (Alzola, 1896, p. 387-388).
Introducteur de l'oeuvre de Henry C. Carey en Espagne, tant dans les nombreux articles qu'il publia dans plusieurs périodiques qu'il contribua. à fonder ou à financer que dans plusieurs volumineuses monographies statis- tiques, Güell y Ferrer s'attacha à montrer que l'intérêt de la production (et
5 Il s'agit des E.rcritar ecanâmicar, une compilation posthume publiée à Barcelone en 1880
par Adolfo Blanch.
20par Adolfo Blanch.
du producteur) devait prévaloir sur celui du consommateur. Néanmoins, les écrits de Ramôn Anglasell i Serrano — successeur à l'Université de Barcelone de ... Figuerola —étaient peut être encore plus significatifs de certaines ambigüités de ces opposants aux «économistes » en ces années 1850-1860 : alors que la première partie de son Compendio de las lecciones de economia politica défend plutôt que les théories de la valeur de Smith ou de Ricardo celle de Jean-Baptiste Say, la seconde partie s'attache à réfuter le libre-échangisme tel que prôné par les professeurs de Madrid (Artal i Vidal, 1999).
Ces derniers s'efforçaient parallèlement de convertir leur aura intellec- tuelle en prescriptions de politique économique. Celle-là était acquise pax les positions des «économistes »qui occupaient les chaires d'économie politique à l'Université (Figuerola.), à l'Escuela de Caminos, Cavales y Puentes, l'équivalent de l'École des Ponts et chaussées, (Gabriel Rôdriguez), à la Real Academia de Ciencias Morales y Politicas (Figuerola, Gabriel Rodriguez, Sanromâ) à la Sociedad de Economia politica de Madrid, à l'Ateneo Cientifico, Literario y Artistico de Madrid (Echegaray) ;qui participaient de la fonda- tion et de l'animation de la Asociaciôn para la Reforma de los Aranceles de Aduanas (Axnn) (Association pour la réforme des droits de douane). Leur influence politique était bien plus contrastée. Les affinités de nombre d'entre eux avec le parti progressiste au cours des années 1850-1860 les avaient confortés dans l'idée que l'adoption en Espagne d'un libé- ralisme dont le primum mobile devait être l'ouverture commerciale du pays allait dans le sens de l'amélioration de la situation du pays et du sort de ses habitants — et qu'il convenait de se rapprocher de l'exemple britannique qui indiquait combien allaient de concert libre commerce, industrialisation, progrès matériel et moral. Or, si la révolution de 1854 avait semblé dégager quelques voies en ce sens, les rapports de force politiques et idéologiques des années 1860 compliquaient l'établissement d'un véritable régime libéral en Espagne.
Aussi, à bien des égards, la révolution de 1868 fut une divine sur- prise pour les libéraux (Costas, 1988). Ils ne se contenteraient plus d'inspirer le pouvoir. Ils obtenaient tous les ministères et les grandes directions économiques :leurs chefs de file, les professeurs Laureano Figuerola et José Echegaray devinrent ministre d'Hacienda (Finances) et ministre du Fomento (Équipement) ; ils occupaient, entre autres, le Sous-secrétariat aux Finances, celui des Travaux publics, la Direction
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générale des Impôts, des Douanes, etc., et peuplaient la plupart des commissions des Cortes constituyentes. Les «économistes » allaient être le pouvoir. Figuerola reconnut lui-même que cette présence politique de l'École économiste était une occasion singulière de mener à bien le programme de réforme de la politique économique que l'École préparait depuis près de trois décennies.
Il s'agissait d'installer un authentique et complet système libéral en Espagne, fondé sur quatre principes imprescriptibles : le libre-échange, la libre initiative et la libre concurrence sur le marché intérieur, le monométallisme or, l'équilibre budgétaire. Le désarmement douanier (établi par le nouvel arancel de 1869) fut considérable, les tarifs furent abaissés au maximum et on n'en laissa subsister quelques-uns que pour des raisons fiscales davantage qu'industrielles. La loi d'octobre 1868 sur les sociétés anonymes suscita un véritable engouement et ouvrit le marché espagnol aux investissements étrangers. Sur le plan monétaire la création de la peseta, à parité avec le franc, semblait mettre un terme à plus d'un demi-siècle d'instabilité; mais on ne put se désengager du bi-métallisme de fait. L'équilibre budgétaire, en revanche, demeura une chimère dans un contexte politique très difficile :incapacité de s'entendre sur la nature du régime —centralisme/fédéralisme, monarchie constitutionnelle/république — et, surtout, insurrections révolutionnaires dans le sud-est, guerre de Cuba, seconde guerre carliste.
Sans doute la stabilité politique et financière fut-elle retrouvée durant la deuxième moitié des années 1870 sous le régime de la Restauraciôn. Il sembla alors qu'une «politique économique juste» pouvait, sans distorsion majeure, être déduite des enseignements de la théorie, en même temps que l'efficacité de la politique économique prouvait la vérité de la doctrine.
Mais dès le début de la décennie suivante le monde idéal des harmo- nies économiques des économistes au pouvoir s'effrita. Surtout, fût-ce progressivement, il apparut qu'il était impossible aux «économistes» d'ajuster à la théorie la «force nouvelle des choses» (Serrano Sanz, 1997b, p. 250) lorsque naissait la question sociale et qu'un nouvel ordre économique international était en train de se constituer au coeur même de la Grande dépression.
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Dans son Introducciôn et pensemiento econômico. Une perspective espenole, Fabiân Estapé, évoquait, après le relatif éclat des économistes espagnols au cours d'un siècle allant grosso modo de 1750 à 1850, une véritable stagnation de la pensée durant les dernières décennies du xixe. Une des raisons de cette stagnation de la pensée, pour Fabian Estapé, résidait dans le fait que les énergies étaient accaparées pax les questions de politique économique, et c'était là un contexte peu propice au progrès de la science — une appréciation globalement confirmée par tous les historiens de la pensée économique espagnols, quelle que soit leur inclination (Velarde Fuertes, 1974 ;Serrano Sanz, 1997b).
Sans doute, la majeure part des intellectuels espagnols des années 1870- 1890 n'avait-elle qu'une connaissance très rudimentaire de l'allemand, et nombreux furent ceux qui durent s'en remettre aux traductions, par le biais notamment de la Bibliotece dell'Economiste iteliene. Au demeurant, cela n'ôtait rien à la vigueur des débats. Aux «économistes » libéraux, en poste, on l'a vu, et dans les organes de gouvernement et dans les grandes chaires de l'Université centrale de Madrid, continuèrent de s'opposer certains penseurs catholiques, tentant désormais, à l'instar de Eduardo Sanz Escartin, de concilier une certaine fidélité au conservatisme traditionnaliste issu de Juan Donoso Cortés et de Jaime Balmes et l'adhésion à la doctrine sociale de l'Église de Léon XIII. Au demeurant, plus que jamais, il s'agissait de critiques des abus et dysfonctionnements du libéralisme plutôt que de remise en cause fondamentale de celui-ci (le marxisme économique est encore balbutiant au début des années 1890 en Espagne, avec pour principales publications un Informe critico sobre le Comisiôn de Reformes Sociales institué par le Gouvernement rédigé par Jaime Vera et une brochure sur l'histoire des modes de production de Juan José Morato). En somme, la principale opposition théorique aux «économistes» allait être celle qu'allait mener un petit groupe d'enseignants de l'Instituciôn Libre de Ensenanza (Institution libre d'enseignement) et de la faculté de droit d'Oviedo. Ces derniers allaient constituer de fait ce que Malo Guillén a appelé le «krausisme économique » (Malo Guillén, 2005).
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tL ce point, il convient sans doute de faire état de l'influence considérable qu'a eue en Espagne (et dans certains pays hispano-américains) la pensée du philosophe allemand Karl F. Krause :disciple de Schelling, franc- maçon, Krause avait proposé durant la première moitié du siècle une philosophie idéaliste fondée sur une sorte de panthéisme, les exigences morales du kantisme et le rêve d'une république universelle. Nombre d'intellectuels espagnols y trouvèrent matière de penser la modernité de l'époque industrielle. Les krausistes occupèrent certaines des premières places de l'Instituciôn Libre de Ensenanza, fondée en 1876 comme une université privée et laïque.
Dès 1876 l'une des figures de l'Inrtituciôn Libre de En.renanza, Gumersindo de Azcarate, fit paraître des Estudios econômicos y sociales (Azcarate, 1876, ch. 1, sections 5 et 6)
L'ordre économique de la propriété, régi par des lois universelles, est partie constitutive du tout social, que nous avons évoqué, qu'il contribue à har- moniser [...]
L'objet de la science économique est l'étude de rout l'organisme constitué des biens matériels, que nous avons appelé ordre industriel et économique, ordre de la propriété ;par conséquent, il lui incombe de considérer ses éléments, ses lois, ses relations etc. ; en somme tout ce qui donne lieu à l'union essentielle, par son corps, de l'homme et de la Nature ; en outre, tout ce qui touche à la relativité des modes d'individualiser pour chaque cas cette relation, relève de la partie technique de la science.
Sans se départir d'un certain organicisme, il y reconnaissait l'existence de lois naturelles de l'économie —dont l'ordre de la propriété. Cependant, la «partie technique de la science» ne devrait point dispenser de méditer sur ce qu'il était possible de faire, en respectant ces lois, pour améliorer l'état des choses existant. Posant la distinction entre école philosophique et école historique, entre théorie économique et politique économique comme axe de son analyse, il s'appliqua à montrer les insuffisances du libéralisme pur de Bastiat qui conduiraient à une sorte de « détermi- nisme fataliste » ;introducteur de Cairnes en Espagne, à qui il consacra une étude (Azcarate, 1876, ch. 5), il dénonçait toute politique qui se fonderait sur le seul laissez faire, qui ne serait, en fait, que simple indivi- dualisme (Azcarate, 1876, ch. 2, section 4 ; ch. 4, section 4). Si Azcarate envisageait l'intervention de l'État et surtout des municipalités comme seule possible de donner une réponse à l'angoissante «question sociale »
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(Azcarate, 1979), il entendait très clairement situer ses analyses à l'intérieur du cadre théorique classique et rejetait explicitement toute accointance avec le socialisme (de 1887 à 1915 il allait être un des parlementaires républicains, minoritaires, les plus en vue) —fût-ce avec le socialisme de la chaire (socialismo de cdtedra) dont on commençait à parler en Espagne.
Au demeurant, c'est à l'occasion d'une conférence prononcée dans les locaux mêmes de l'Instituciôn Libre de Ensenanza, dont il était égale- ment membre, que le principal héraut du libéralisme espagnol, Gabriel Rodriguez, lui répondit et inaugura ce qui allait tenir lieu de «querelle des méthodes » en Espagne (Velaxde Fuertes, 199). Pour Gabriel Rodriguez le «socialisme de la chaire» n'était, quoi que s'en défendent ses propa- gateurs allemands, que du socialisme tout court, « en correspondance » selon ses propres termes avec celui de Lassalle ou de Marx. Déplorant l'attrait qu'il pouvait exercer sur certaines «personnes honorables» en Espagne, il en prédisait la «mort doctrinale » prochaine, dès lors que ces dernières auraient les yeux décillés sur «l'impossibilité de tout his- toricisme àêtre fondé sur la science» (Velarde Fuertes, 1999, p. 343).
Le groupe critique formé à l'Université d'Oviedo (la plus petite et la plus périphérique des universités) autour de Adolfo t~lvarez Buylla et de Leopoldo Alas (plus célèbre comme romancier sous le nom de « Clarin ») maintint ses positions, au nom d'une certaine conception de l'esprit et de la morale, d'une éthique sociale, en faveur d'une intervention des pouvoirs publics en matière sociale — la principale aspiration pratique immédiate était l'établissement d'une loi réglementant les conditions de travail des enfants et des femmes et instituant le repos hebdomadaire.
Sans doute, dès 1879, t~lvarez Buylla, qui avait transformé sa chaire de l'Université d'Oviedo du droit à l'économie, allait-il d'emblée plus loin qu'Azcarate en se réclamant de Hildebrand, de Schmoller, de Roesler ou de Wagner; sans doute également ne reconnaissait-il plus aux seuls
déductivistes » le droit de se réserver le nom d'économistes. Mais, selon de nombreux commentateurs, dans sa recherche d'une synthèse «supérieure » entre l'individualisme radical de l'école de Manchester et l'hétérodoxie allemande t~lvarez Buylla péchait au mieux pax excès d'éclecticisme, au pire pax simple confusion; son pluralisme méthodologique, fondé sur la prééminence du versant spéculatif de la science, voulait rendre compatibles les demandes historicistes et la tradition déductiviste, tandis que sa crainte d'un interventionnisme public qui aurait tendu au socialisme brouillait
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ses critiques du laissez faire. Son effort pour trouver le «lieu harmonique » entre les extrêmes supposait en fait le maintien de certains des plus solides piliers de l'orthodoxie. Si la fin de ce même discours de 1879 était consacrée à ne dénoncer que «certaines erreurs du socialisme de la chaire », la liste de ces erreurs était fort longue : la «négation des lois naturelles de l'économie », la «prépondérance exclusive de la méthode inductive », la «direction presque absolue» de l'économie pax l'État, le «primat sup- posé de l'éthique en économie », le «protectionnisme comme norme des relations commerciales entre les nations », la progressivité de l'impôt sur le revenu.l~ l'aune de cette «pirouette antihistoriciste» (Velarde Fuertes, 1999, p. 348) que restait-t il du socialisme de la chaire ? On était donc, on le voit, assez loin en Espagne d'une Methodenstreit de haute intensité.
Une décennie plus tard, Max von Heckel se félicitait pourtant que les économistes espagnols «aient rompu avec l'individualisme et se soient décidés à s'engager dans une autre voie » (Serrano Sanz, 2001b, p. 250-251)6. Il semble bien, cependant, que prendre les déclarations, il est vrai désormais mieux entendues, de Gumersindo de Azcarate, Adolfo t~lvarez Buylla ou de José Manuel Piernas Hurtado contre le libéralisme absolu ou en faveur d'une réforme sociale, pour une rupture méthodologique et épistémologique qui, au fond, n'avait pas eu lieu, c'était se bercer de quelques illusions.
Sans doute, dans son Introducciôn al estudio de la ciencia econômica de 1895 Piernas Hurtado écrivait-il que «l'économie n'était pas une qualité commune à tous les domaines d'activité, mais le contenu particulier de certains d'entre eux » (Piernas Hurtado, 1895, p. 47), que l'économie était une «science morale et politique » et ajoutait
La condition même des faits sociaux répugne à l'emploi de la méthode mathé- matique qui tente de réduire les phénomènes économiques à des typer idéaux exprimés par des formules algébriques, afin de déduire par équation les lois de la vie dans cette sphère. Il y a sans doute des choses économiques, la valeur, le prix, la production, la consommation, qui représentent des quantités et qui peuvent être l'objet d'un calcul mathématique ;mais comment arrimer à des équations l'élément moral, les déterminations de la volonté de l'homme, qui influent de manière décisive en ces choses (Piernas Hurtado, 1895, p. 40).
6 Le texte de von Keckel a pazu en 1890 dans lesJahrbücher für National~konomie und Statirtik,
une traduction espagnole, celle à laquelle se réfere Serrano Sanz sous le titre «Desarrollo de la nueva literatura sobre economfa polftica en Espana », Informaciân Comercial Erpan"ola, 1976, N° 517, p. 95.
26une traduction espagnole, celle à laquelle se réfere Serrano Sanz sous le titre «Desarrollo de la nueva literatura sobre economfa polftica en Espana », Informaciân Comercial Erpan"ola, 1976, N° 517, p. 95.
Pour autant, pas davantage chez Piernas Hurtado que chez Buylla il n'y a réelle rupture avec les maîtres de l'école classique. Ni sur le plan théorique, ni en bien des aspects de politique économique. Celui-ci, évo- quant, pax exemple, encore en 1892,1'intervention sur les «conditions » de travail excluait explicitement toute possibilité de légiférer sur les salaires, ce dernier point relevant à ses yeux « du domaine de l'économie et de ses lois naturelles » (Crespo Carbonero, 1998). Traduire en 18941a première partie du Handbuch der Politischen 0konomie de SchBnberg en soulignant l'intérêt de l'apport statistique, ne l'empêchait pas, l'année suivante, de faire un vibrant éloge de la «méthode psychologique autrichienne », à même selon lui d'harmoniser le déductivisme ricardien et le réalisme de l'histoire ! Il s'agissait à ses yeux de se réapproprier les «géniales créations » qu'étaient la théorie de l'intérêt de BBhm-Baverk et celle de l'utilité marginale de Menger... sans pour autant, au demeurant, en tirer quelque conséquence sur l'origine de la valeur, étant donné son attachement sans cesse répété à Adam Smith (Malo Guillén, 2005, p. 416).
Certes, Piernas Hurtado notamment s'employait à proposer une lecture tempérée du libéralisme de Smith ;rappelant son «attachement » à la liberté du commerce et à la concurrence — et le sien propre en filigrane — Piernas Hurtado prenait soin de noter, cependant, que le maître écos- sais ne s'opposait pas par principe à l'intervention publique, que parmi ses successeurs de «nombreux auteurs exagéraient les conséquences du principe de liberté, de l'intérêt comme mobile, de l'action des lois naturelles et qu'abandonnant la mesure de Smith, voulaient retourner au laissez faire des physiocrates » et d'ajouter que Smith «était réellement un éclectique ou comme l'on dit maintenant un opportuniste s'attachant davantage aux motifs des circonstances qu'aux principes scientifiques » (Piernas Hurtado, 1895, p. 76-79). En somme Piernas Hurtado enten- dait réfuter la distinction entre orthodoxes et hétérodoxes, remarquant au passage que si l'orthodoxie c'était Adam Smith, «ne pouvaient être considérés comme orthodoxes les individualistes qui voulaient la dispa- rition de l'action de l'État, pas davantage que ceux qui dédaignaient le travail d'enquête et d'observation, la méthode positive ou analytique à laquelle avait consacré tant d'efforts celui qu'ils reconnaissaient comme leur chef de file » (Piernas Hurtado, 1895, p. 84).
Après un panorama quasi exhaustif des écoles (y compris le socialismo revolucionario de Lassale ou de Marx, et le nihilismo ruso) où Wagner et
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Schmoller par exemple étaient clairement identifiés comme socielistes de la cdtedre et où il mentionnait l'inclination de ses collègues d'Oviedo en ce sens (Piernas Hurtado, 1895, p. 98-99), il paraissait considérer avec une sympathie particulière une certaine doctrine intermedie. Posant que « la liberté individuelle ne saurait être incompatible avec l'organisation du travail », que tant l'égoïsme individuel que l'absolutisme d'État sont néfastes, que toute solution ne peut procéder que « de la morale et de la justice» et doit être fondée sur le «principe de solidarité, qui contient la double nature individuelle et sociale de l'homme », les instituciones cooperetives, proposées par Cairnes ou Gide, seraient appelées à être les «formes pratiques » donnant réalité à ce principe (Piernas Hurtado, 1895, p. 102-104).
En somme, plutôt qu'un historicisme espagnol conséquent le « krau- sisme économique » a été un éclecticisme — paxfois revendiqué, on l'a vu. Bien davantage que d'une opposition théorique aux maîtres de l'école classique et du libéralisme, il s'agissait de ce que nous pourrions appeler une distinction « de situation ». C'était manière de nourrir un courant intellectuel davantage que de fonder une véritable école de pensée éco- nomique (Malo Guillén, 2005, p. 419). Un courant sévèrement jugé par Velarde Fuertes par exemple (Velarde Fuertes, 1999, p. 322)
La critique maladroite de l'école classique, une grande méconnaissance de l'aeuvre des néo-classiques, des identifications confuses au néo-historicisme et au socialisme de la chaire ;une peur panique du socialisme et une colossale ignorance de Marx. [...] sans doute, chez certains, quelque écho de l'existence de l'École autrichienne, sans que soit précisée clairement leur position dans la querelle des méthodes — la plupart ignorant l'allemand. Sans doute, cer- taine postérité dans le socialisme humaniste de Fernando de los Rios et de Besteiro~, mais à ce compte, il serait inutile de chercher en Espagne quelque école susceptible de proposer une révision du classicisme avec quelque cohé- rence sur le modèle du néo-historicisme allemand.
Si Buylla ou Piernas Hurtado furent, dans une certaine mesure, historicistes, ce fut comme à leur corps défendant et surtout d'un point de vue pratique, bien davantage que théorique ; simplement parce que leur désir de réforme morale et sociale impliquait une approche
7 Il s'agit de personnalités du PSOE, assez influentes durant les années 1920-1930, incar-
nant globalement l'aile la plus modérée (et explicitement non marxiste) du socialisme espagnol.
28nant globalement l'aile la plus modérée (et explicitement non marxiste) du socialisme espagnol.
inductive et les statistiques. Au fond, quelqu'un comme Buylla aurait été un «historiciste plutôt cordial que cérébral » (Velarde Fuertes, 1993, p. 208), dont l'ambition était d'être un Adolf Wagner espagnol, une sorte de conscience morale du régime de la Restauraciôn. De l'Université d'Oviedo, des amphithéâtres de la Instituciôn Libre de Ensenanza, puis, de plus en plus, des solides et prestigieuses positions institutionnelles que les uns et les autres acquirent au cours des années 1890 et au tout début du nouveau siècle —Buylla est nommé directeur de l'Instituto de Reformas Sociales, créé en 1903 (pax un Gouvernement... libéral)$, Piernas Hurtado est reçu à la Real Academia de Ciencias Morales y Politicas en 1905 —l'impératif tout à la fois moral et pratique des «économistes krausistes » ne fut pas sans marquer de sa tonalité, libérale de gauche et réformiste (contre les tentations conservatrices), le débat sur la nécessaire «régénération espagnole » (Regeneracionismo) devenu plus aigu après le
Desastre» (la défaite de 1898 face aux États-Unis et la perte consécutive de Cuba, Porto Rico et des Philippines). Cependant, si, à cette date, les économistes «classiques » avaient dû céder du terrain, c'était bien davantage que sur la question de méthode sur le plan de la politique économique en général et de la politique commerciale en particulier.
III. DE I:OPTIMISME DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE AU PRAGMATISME DE I:ART POLITIQUE CtINOVAS DEL CASTILLO, CHEF DU GOUVERNEMENT
On a dit que l'une des oppositions les plus décidées dès le milieu du siècle au libéralisme — et au libre-échange tout particulièrement —était celle des industriels catalans réunis au sein d'un puissant groupe de pression le Fomento del Trabajo National et qui sut se créer de notables relais sur un registre plus intellectuel, telle la Societat d'Estudis Econômics de Barcelona. La série de conférences données en faveur d'un retour à une politique protectionniste par Pedro Estasen et regroupées en volume en 1880 sous le titre I,a jrrotecciôn y et libre Cambio marqua le renouveau
8 Velarde Fuertes J. (1999) admet que l'Instituts de Reformas Sociales peut être vu comme
le fruit d'une filiation, tardive, du Uerein für Sozialpolisik.
29le fruit d'une filiation, tardive, du Uerein für Sozialpolisik.
d'une vigoureuse campagne en ce sens. Une campagne à laquelle allaient contribuer des universitaires barcelonais dont le juriste Manuel Durâ.n i Bas. Or, le fait nouveau de la fin des années 1880 et du début des années 1890 fut le ralliement au protectionnisme des industriels basques — des sidérurgistes de Biscaye tout au moins (Fernandez, 2013) ;s'il n'y avait à cette époque au Pays basque ni Université ni universitaires pour relayer leur cause, ils avaient, avec l'ingénieur Pablo de Alzola, un très sûr et très constant porte-parole (Basurto, 1999). Infatigable publiciste, Alzola n'hésita point à s'essayer à l'histoire de la pensée économique et à proposer au nom de la personnalité historique des peuples et nations une critique de l'universalisme abstrait de «l'école libérale »qui, expli- quait-il (Alzola y Minondo, 1896)
suppose que l'esprit d'entreprise habite les mesetas de Castille comme les rives de la Tamise, qu'il peut en Espagne porter naturellement d'aussi beaux fruits [...] En outre c'est oublier que les Britanniques —ceux qui ont en charge la conduite des affaires —n'attachent qu'une importance relative aux discussions byzantines sur les limites de la puissance publique, lorsqu'il s'agit de l'intérêt national et que c'est au pays classique de l'individualisme que l'on trouve le plus grand nombre de services gérés par des municipalités (p. 482 et suie.).
Au nom de « la culture positiviste qui s'étend dans les quelques pro- vinces industrielles de la péninsule » (chacun pouvait lire la Catalogne et le Pays basque) Alzola condamnait sans appel «le goût castillan de l'idéalisation abstraite» et affirmait que c'était une certaine «paresse intellectuelle» qui faisait «reconnaître des lois immuables et univer- selles applicables à toutes les nations riches ou pauvres, prospères ou décadentes »
Avoir adopté les principes «idéaux» de l'École classique permettait de s'exempter de procéder aux études expérimentales, qui demandent de labo- rieuses recherches. [...] Il s'agit donc de s'opposer aux sophismes classiques, car la science économique n'a pas la vérité austère et inflexible des mathéma- tiques ;elle dépend de mille circonstances et accidents ;elle est contingente et opportuniste et ne saurait se prêter aux généralisations abstraites (Alzola y Minondo, 2002, p. 503).
On le voit, si l'on peut repérer des éléments de Methodenstreit, celle-ci se nourrissait, dans le cas d'Alzola comme dans celui d'une école éco- nomique catalane encore en gésine, au moins autant sinon davantage
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que d'une véritable controverse analytique et théorique, du débat poli- tique, de ses enjeux en terme d'inégalité de développement régional et d'intérêts des forces économiques en présence.
C'est d'ailleurs d'un homme politique que vint l'un des coups les plus rudes contre les libéraux. En 1891 Antonio Cânovas del Castillo faisait paraître en brochure De cômo he venido yo a ser doctrinalmente jrroteccionista [Comment moi, je suis devenu doctrinalement protectionniste]. Texte capital. Par la personnalité du signataire, auteur d'une oeuvre prolifique dans le domaine de l'histoire et de l'économie politique et homme poli- tique de tout premier plan, principal concepteur de la Constitution de 1876, on l'a dit, et incontestable chef du parti libéral-conservateur. Parce que Cânovas, ancien libéral lui-même, y poursuivait la controverse qui l'opposait depuis quelques années à Gabriel Rodriguez, non seulement du strict point de vue de la politique commerciale qu'il convenait de mener, mais prétendait, comme le titre le soulignait, fonder en «doctrine », et par là donner une valeur scientifique, aux mesures «pratiques» qu'il prenait comme ... chef du Gouvernement.
Contre le «cosmopolitisme libéral », l'adoption de tarifs douaniers protecteurs ne devait pas être entendue comme un ralliement aux pres- sions des industriels catalans ou des céréaliculteurs de Castille du Nord. Ce n'était pas tant une mesure circonstancielle d'intérêt national qu'un programme d'action légitimé selon des critères procédant bien d'une économie politique bien comprise.
Cânovas continuait à s'inscrire théoriquement dans le champ de l'école classique. Jusqu'au bout, quelles que soient l'évolution des conditions structurelles et l'inflexion ou retournement des conjonctures, il a défendu ce qui à ses yeux étaient les principes de base. Profondément smithien, il reste convaincu de l'existence des lois universelles en économie, convaincu que l'intérêt personnel est à l'origine de l'édifice conceptuel de l'économie, que la concurrence est le principal stimulant du progrès économique. Aucun ralliement théorique à l'historicisme allemand de sa paxt, donc. Mais il ne paxtage pas ce qu'il appelle «l'optimisme insolent et superficiel des economistas » coupables à ses yeux de dérèglements et d'une cécité conduisant... au péril socialiste — à ce titre, dans un dis- cours prononcé quelques mois après la Commune de Paris, il s'en était pris très explicitement à Bastiat, «à un pas seulement du socialisme» à cause de son déterminisme (les «harmonies » qui, en outre, pour le
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catholique Cânovas ne sont pas sans se rattacher au calvinisme). Ce qui n'impliquait pas de céder au vertige du pessimisme, bien au contraire.
Déjà en 1882, alors même qu'il n'était point encore devenu un mili- tant des tarifs protecteurs, Cânovas avait protesté contre «l'impérieux dogme » identifiant libéralisme et libre-échange, en opposant aux rai- sonnements de l'école classique la force de l'évidence historique : «les États-Unis seraient-ils moins libéraux parce que non libre-échangistes ; qui peut nier qu'en Amérique du Nord s'épanouit le plus authentique libéralisme d'esprit et de conviction ? » La question du libre-échange serait en fait un «problème local », en aucun cas une «question de doc- trine politique ou économique » ; la résolution du problème — le choix du libre-échange ou de la protection — ne dépendant que de « la situation dans lequel chaque pays se trouve à un moment donné» (Discurso en et Parlamento del 22 de avril 1882 sobre las ideas del librecambio y la economia politica en general a proposito de un tratado de comercio, dans Cânovas del Castillo, 1997, p. 233-245). Déjà, il avait proposé, à partir de ce qu'il donnait comme une constatation de bon sens et non comme le résultat de spéculations, une «reconstruction de l'économie politique », sous peine d'atonie académique et aux risques ... du socialisme9. Il faut reconstruire l'économie politique, non pas tant parce que ses principales lois, mathématiquement observées, seraient inexactes, mais parce que son projet aurait été inachevé faute de s'être inséré dans «l'humanité et l'histoire ».Ace compte, l'économie politique doit rapidement s'approprier le concept de la morale et celui du droit et, s'en nourrissant, générer de nouveaux contenus tout à la fois analytiques et politiques.
Politiquement, l'élément décisif du retournement fut le renversement de la conjoncture commerciale viticole. Confrontée à la crise du phyl- loxera, la France avait massivement importé des vins espagnols dans le cadre des traités commerciaux de 1877 et 1882. Durant les années 18801a viticulture avait en conséquence compensé largement la déprime céréalière. Mais, son vignoble reconstitué, la France dénonça les accords et les tarifs Méline fermaient le marché français aux vins espagnols :les exportations de vins chutaient de 8,9 millions d'hectolitres en moyenne annuelle pour la période 1887-1891 à 5,5 millions d'hectolitres pour la période 1892-1897 (Becuwe & Blancheton, 2013). Le nouveau tarif
9 Sur l'analyse du discours critique du libéralisme comme réponse au socialisme et rempart
contre la barbarie, voir Velarde Fuertes (2007).
32contre la barbarie, voir Velarde Fuertes (2007).
de décembre 1891 qui établissait des droits sur les importations indus- trielles, en majeure partie françaises, peut être vu, dans une large mesure, comme une riposte au tarif français. A ce titre, on peut l'interpréter comme un instrument de négociation pour obtenir une diminution des droits sur les vins espagnols. Selon l'opinion de Serrano Sanz ce serait le refus français de réviser à la baisse le tarif Méline, qui pérennisa le tarif espagnol de 1891.On aurait là en somme un protectionnisme forcé par les circonstances, et le fait que les libéraux de retour au pouvoir ne revinrent pas sur le tarif de 1891 en serait un élément de démonstration (Serrano Sanz, 1987).
En effet, tandis qu'au sein de l'Araa les économistes de profes- sion, tels Figuerola et Gabriel Rodriguez bien entendu, mais aussi Azcarate, continuaient à défendre fermement la doctrine de la liberté commerciale, le chef du parti libéral, Praxedes Sagasta, inventait l'idée de «l'opportunisme douanier », à égale distance du protectionnisme et du libre-échange.
Est-ce à dire, comme l'affirme Antonio Costas, que «l'économie avait cédé le pas à la politique » (Costas, 1997, p. 219) ou bien plutôt, et seulement, comme Schumpeter le suggéra, qu'en cette fin de siècle était en train de se rompre l'alliance de l'économie et du libéralisme en Espagne comme ailleurs ?
Sans doute, peut-on considérer, à juste titre, que pour Cânovas question sociale et protection commerciale (celle des céréales castillanes notamment) étaient solidement articulées. t~ ses yeux, il en allait de la cohésion nationale —après que le rétablissement du suffrage universel en 1890 eut laissé craindre une poussée révolutionnaire — sauf à encourager l'émigration — à son maximum déjà en ces années — et, par conséquent, à affaiblir la nation. Certes, en tant qu'homme politique au pouvoir, Cânovas ne cachait point son admiration pour Bismarck et la voie suivie par l'Allemagne. Le protectionnisme serait, à ce compte, ce qu'avait été la restauration des Bourbons dans la vie politique. Sans doute également, le choix d'une politique protectionniste répondait-il, on l'a évoqué, aux souhaits des industriels catalans et biscayens, mais il fallait concevoir la production régionale comme constituante d'une production nationale et levier pour l'essor et la prospérité de celle-ci. Au-delà des circonstances difficiles du tournant des années 1880-1890, la politique de Cânovas reflétait assez bien sa conception du progrès économique et ... social.
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Il convenait qu'on inversât la formule de l'École économiste : ce n'était plus la liberté qui conduirait au progrès, au contraire on espérait et on supposait que le progrès conduirait à la liberté.
Plus que l'individu, en fait, c'est la nation qui est le véritable sujet de l'économie politique. Or, si Cânovas veut bien continuer à admettre que « le libre-échangisme est une doctrine qui, considérant sa valeur et sa rigueur mathématique, pourra s'avérer exacte », cette doctrine ne saurait être «applicable aux nations qui sont limitées par le moment historique où elles se trouvent et qui sont confrontées à de sérieuses difficultés inhérentes précisément à leur développement ». 1~ ce titre, la conclusion, du point de vue de l'art politique sinon de celui de la science, s'impose : « [le libre-échangisme] est une doctrine irrationnelle et qui surtout met en péril le principe de l'indépendance des nations ».
L'École économiste avait en Espagne «transformé la science en étendard politique » (Serrano Sanz & al., 2001, p. 50) en cherchant l'application immédiate de ses principes normatifs : ce qû elle obtint après la révolution de 1868. Ce triomphe, alors sans partage, de l'École économiste allait être remis en cause à partir de la deuxième moitié des années 1880 ;avant même le nouveau siècle l'étoile du libéralisme doctrinaire espagnol, si ardente durant près de trois-quarts de siècle, avait cessé de briller.
S'agissait-il de la manifestation particulière de ces sortes d'oscillations nécessaires dans toute histoire des sciences sociales ? (Costas, 1997) Peut-on l'imputer au vieillissement, puis à la disparition, des principaux et pres- tigieux représentants du libéralisme absolu — Joaquin Sanromâ, Laureano Figuerola, Gabriel Rodriguez ?Pour une part sans doute, si l'on considère que l'École économique ne se renouvela pas sur le plan épistémologique et théorique, se contentant de conserver ses références révérencieuses à Smith, utilisant surtout Bastiat et ... ignorant presque complètement la révolution marginaliste; si l'on considère, avec Serrano Sanz, qu'elle périt, précisément, sur le terrain qu'elle avait occupé un demi-siècle et sur lequel elle choisit de combattre :celui des politiques économiques.
Pour autant, ce déclin politique, au Gouvernement, et social, dans les facultés, du libéralisme doctrinaire n'avait pas condamné l'appareil conceptuel et les grands principes théoriques du classicisme. Comment l'expliquer ?
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En premier lieu, parce que la bataille sur le terrain de la politique économique dispensa les adversaires de s'engager dans une véritable remise en cause des paradigmes de l'École classique. C'est ce que l'on pourrait nommer le «libéralisme appliqué » qui, seul, a véritablement été critiqué. Parce que c'était, en outre, également la seule bataille que le krausisme économique —une singularité espagnole —était prêt à mener. On a dit combien les références à l'historicisme des krausistes n'étaient fondées que sur une sorte de relativisme :c'est-à-dire la séparation entre théorie et politique économique. C'était l'invocation de la réalité — à quoi se réduisait peu ou prou leur historicisme —qui seule permettait de légi- timer l'adoption de mesures pragmatiques contraires, en principe, aux recommandations théoriques.l~ travers cette argumentation on conciliait l'acceptation du principe de liberté, d'entreprendre, de commercer, etc. et la défense de restrictions pratiques dans le domaine du commerce extérieur tout d'abord, social ensuite, dès lors que l'intérêt national en signifiait la pertinence. C'est sans doute ainsi qu'il faut interpréter «les échos historicistes présents dans les discours de Cânovas » (Serrano Sanz, 2001, p. 63). Enfin, parce que, précisément, le principal artisan de la remise en cause du libéralisme absolu ne fut pas un théoricien mais un économiste-politique. t~ ce titre il ne se souciait point d'approfondir la discussion théorique. L'outillage conceptuel de l'École classique lui convenait, dès lors que l'on distinguât soigneusement ce qui relevait de la science économique théorique et ce qui relevait d'une économie politique conçue comme cadre de la mise en oeuvre d'une politique économique.
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- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-08759-5
- EAN: 9782406087595
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08759-5.p.0015
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-05-2018
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Spanish economists, free-trade, protectionism, historicism, Methodenstreit, “strife over method”