Olbie : d’une société guidée par la morale aux bienfaits de l’économie politique
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2018 – 1, n° 5. varia - Auteur : Jacoud (Gilles)
- Pages : 243 à 263
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Olbie : d’une société guidée
par la morale aux bienfaits
de l’économie politique
Gilles Jacoud1
Université Jean Monnet
Introduction
Dans les derniers mois du Directoire, alors que la Révolution française touche à sa fin, Jean-Baptiste Say, jeune rédacteur général de la Décade philosophique, littéraire et politique2, concourt pour un prix proposé par la classe des sciences morales et politiques de l’Institut3 en rédigeant un mémoire visant à répondre à la question : « Quelles sont les institutions les plus propres à fonder la morale d’un peuple4 ? ». Lorsque la commission 244chargée d’examiner les mémoires rend son verdict le 15 nivôse an VIII (5 janvier 1800), elle décide de ne primer aucun des huit candidats. Elle juge néanmoins le mémoire de Say digne d’éloges. Pierre-Louis Ginguené, membre de la commission, le présente comme « une espèce d’utopie » (Blanc & Tiran, in Say 2003b, p. 187) qui « met en action ce que d’autres ont mis en théorie et en système » (ibid.).
Say, considérant qu’il a rédigé le mémoire pour se « rendre utile » (Say, an VIII, p. ix), décide de le publier5. Son titre, Olbie, désigne une société imaginaire qui, à la suite d’une révolution survenue un demi-siècle plus tôt, jouit d’une « liberté fondée sur de bonnes lois6 » en ayant adopté des institutions qui ont transformé les mœurs de la population et contribuent à son bonheur7. Cet écrit donne à Say l’occasion de faire valoir que l’économie politique peut éclairer le peuple et changer la société, ce qu’il proclame par la suite des différentes éditions du Traité d’économie politique à la publication en 1828-1829 du Cours complet d’économie politique pratique.
Si ce petit ouvrage de Say, publié à un moment où il n’est pas encore connu comme économiste, est loin d’avoir bénéficié de la renommée du Traité ou même du Cours complet, il a néanmoins suscité un regain d’intérêt au cours de la période contemporaine (Steiner, 1990, p. 178-181 ; Palmer, 1997, p. 33-45 ; Forget, 2000, p. 196-243 ; Herland, 2003 ; Jacoud, 2012, p. 30-32 ; Schoorl, 2013, p. 24-30). L’objet de cet article est plus particulièrement de montrer en quoi le choix d’institutions 245susceptibles d’amener la population d’un pays à suivre les règles de la morale est selon Say lié à la connaissance de l’économie politique. Il est d’autant plus nécessaire d’éclairer ces liens entre morale et économie politique que les idées que Say développe dans Olbie trouvent des prolongements dans ses écrits ultérieurs8. Cet éclairage est en outre de nature à montrer une autre face d’un auteur qui, comme l’ont relevé Emmanuel Blanc et André Tiran, est encore perçu « sous les traits d’un économiste aux vues étroitement libérales » (Say, 2003b, p. 290) incapable « d’élargir ses analyses aux problèmes de la société dans son ensemble » (ibid.)9. Une première partie de l’article commencera par montrer que la morale d’un peuple est subordonnée à l’état de ses connaissances, lesquelles sont largement le fruit de l’instruction qu’il a reçue. Une deuxième partie expliquera que la diffusion des enseignements de l’économie politique crée les conditions favorables à la réforme des mœurs. Une troisième partie s’arrêtera sur la législation qui dissuade les atteintes à la morale.
I. La morale dépend de l’état des connaissances
résultant de l’instruction
Say tient à commencer son mémoire en établissant des principes dont ceux qui détiennent le pouvoir politique pourront tirer les conséquences pour créer les institutions sociales appropriées. C’est seulement dans un second temps, après les avoir exposés, qu’il s’appuie sur l’exemple d’Olbie pour illustrer la façon dont ils peuvent être mis en application.
Il précise pour cela que « la morale est la science des mœurs » (Say, an VIII, p. 1), ceux-ci correspondant à la façon dont une nation ou ses habitants conduisent leur vie10. Il définit la moralité d’un individu 246comme « l’habitude de consulter les règles de la morale dans toutes ses actions » (ibid.).
Cette conception de la morale n’est pas propre à Say. L’Encyclopédie définit ainsi la morale comme la « Science des mœurs » (Jaucourt, 1765, p. 699). C’est une science qui n’est pas seulement descriptive. Elle est aussi normative : elle enseigne aux hommes ce qu’il est bon de faire ou de ne pas faire. L’Encyclopédie précise ainsi que « c’est la science qui nous prescrit une sage conduite, et les moyens d’y conformer nos actions » (ibid.). Ainsi définie, « la Morale est la propre science des hommes ; parce que c’est une connaissance généralement proportionnée à leur capacité naturelle, et d’où dépend leur plus grand intérêt » (ibid.). Un demi-siècle plus tôt, le Dictionnaire universel définit déjà la morale comme « la doctrine des mœurs » (Dictionnaire universel, 1721, p. 489), la « science qui enseigne à conduire sa vie, ses actions » (ibid.). Suivre son enseignement est nécessaire car « la Morale apprend à donner des limites aux passions, à cultiver les vertus, et à déraciner les vices » (ibid.). Une douzaine d’années avant Olbie, le Dictionnaire critique de la langue française continue à définir la morale comme « la science, la doctrine des mœurs » (Féraud, 1787, p. 684).
Say précise que la morale a pour objet « de procurer aux hommes tout le bonheur compatible avec leur nature » (Say, an VIII, p. 2). Elle prescrit des devoirs qui, s’ils sont remplis par une personne, bénéficient à toutes les autres. « Ainsi une nation qui connaîtrait et suivrait généralement les règles de la morale, ferait, dans toute la rigueur du terme, ce qu’on appelle un bon marché. Elle serait la plus heureuse des nations. » (Ibid.)
Il est dès lors fondamental de pouvoir amener un peuple à suivre les règles de la morale puisque son bonheur en dépend. Un pouvoir politique qui entend réformer les mœurs peut compter sur deux sortes d’institutions : celles qui sont destinées aux enfants et celles qui concernent les adultes. Pour ce qui est des premières, elles sont centrées sur l’éducation, laquelle porte d’une part sur les facultés physiques et morales des enfants et d’autre part sur l’instruction. Si Rousseau a privilégié cette première dimension, Say considère que la seconde n’est pas à négliger car elle adoucit les mœurs et « nous éclaire sur nos vrais intérêts » (ibid., p. 5). Une personne instruite a en effet tendance à faire moins de mal que celle qui ne l’est pas « mais c’est principalement en nous éclairant sur nos propres intérêts, que l’instruction est favorable à la morale » (ibid.).
247L’instruction est le moyen d’acquérir les connaissances qui, permettant aux hommes de mieux discerner leurs vrais intérêts, les incitent à agir dans le sens d’une meilleure morale. Say le résume ainsi des années plus tard dans un manuscrit où il explique que s’il devait réécrire Olbie, il mettrait l’accent sur le fait que la morale d’un peuple dépend de son niveau d’instruction : « l’instruction consiste à se former des idées justes sur la nature des choses […]. De la connaissance positive de la nature des choses, dépend la connaissance de nos vrais intérêts, et de la connaissance de nos vrais intérêts, la perfection de l’art social. » (Say, 2003b, p. 189)11
La poursuite de ces vrais intérêts ou « intérêts éclairés » (Steiner, 1989) comme guide de l’action humaine, sur laquelle Say revient dans d’autres écrits comme le Traité d’économie politique (Say, 2006, vol. 2, p. 963) ou le Petit volume contenant quelques aperçus des hommes et de la société (Say, 1817, p. 84, 120), permet de déconnecter la morale de la religion. Lorsqu’en 1798 Bernardin de Saint-Pierre présente un rapport sur les mémoires ayant concouru pour le prix de l’Institut, il s’attire les foudres des membres de l’assemblée en voulant relier la morale à la religion (Saint-Pierre, 1818, p. 243-250). L’un des opposants les plus virulents, Pierre Jean Georges Cabanis, qui fait partie du cercle des idéologues dont la Décade relaie les idées, défend une conception de la morale dénuée de tout fondement religieux comme le fait Say. Celui-ci prend à plusieurs reprises ses distances vis-à-vis de la religion dans ses textes sur la Politique pratique.
Puisque l’acquisition des connaissances éclaire sur les vrais intérêts de chacun et favorise ainsi une amélioration des mœurs, une nation qui a de mauvaises mœurs est à même de se réformer. Même si une génération vit avec des habitudes qui ne sont pas conformes aux règles de la morale, elle peut évoluer. La volonté généralement partagée d’améliorer la situation de ses enfants laisse espérer que les pères, même s’ils manquent d’instruction, voudront que leur progéniture y ait accès. Pour cela, l’enseignement de la lecture est à favoriser.
Dans le Traité, Say étend les bienfaits de la lecture aux adultes qui tireraient grand profit d’une bibliothèque même réduite car « qui peut 248douter de l’immense influence que ces dix ou douze volumes exerceraient sur les facultés morales d’une nation ? » (Say, 2006, vol. 1, p. 160, n. 1) L’accent qui doit être mis sur l’éducation des enfants ne doit pas pour autant conduire à renoncer à agir aussi directement sur les adultes pour en améliorer les mœurs. Il ne suffit cependant pas d’exiger des hommes qu’ils se conduisent bien. Il faut s’en prendre aux causes qui les amènent à mal se conduire. La justice punit ceux qui en viennent à des actes légalement répréhensibles mais elle n’en supprime pas la cause : son action est a posteriori et non préventive. Mais, s’appuyant sur Rousseau, Say considère que ce n’est guère par la contrainte que l’on peut amener les hommes à des comportements vertueux12. Ils recherchent en permanence le bonheur et si pour l’atteindre ils n’ont pour seule possibilité que de commettre des actes répréhensibles, ils le font. Mais si la vertu peut aussi conduire au bonheur, c’est une voie qu’ils préféreront. Quiconque veut que la morale soit privilégiée dans les décisions prises par les hommes doit faire en sorte qu’ils soient incités à opter pour les actes vertueux. « Au lieu de s’attacher à vaincre les désirs de l’homme, il doit s’en servir. » (Say, an VIII, p. 16-17)
La confiance que Say accorde à l’éducation pour améliorer les mœurs le distingue d’Antoine Destutt de Tracy, chef de file des idéologues, qui met surtout en avant les effets positifs de la répression dans sa propre réflexion sur les moyens de fonder la morale d’un peuple. Il croit en effet peu aux effets prêtés à l’éducation13. L’enseignement dispensé n’a qu’une portée limitée sur celui qui le reçoit14 et ne peut améliorer les mœurs que d’un nombre réduit d’individus15. Compter sur l’instruction, « c’est négliger l’artillerie d’une armée pour s’occuper de sa musique » (Destutt de Tracy, an VI, p. 28) car « ce ne sont pas les leçons données mais les leçons reçues qui profitent » (ibid.). Les meilleures leçons sont 249la punition des crimes et des délits. « Si nul crime ne pouvait rester impuni, et nulle friponnerie ne pouvait réussir, on a peine à concevoir ce qui resterait pour porter les hommes au bien, et opérer le bonheur d’une société. » (Ibid., p. 10) Alors que Say met en avant les intérêts communs de hommes et s’arrête sur ceux-ci à maintes reprises dans ses écrits économiques, Destutt de Tracy pense que « la nature des hommes est telle qu’ils ne peuvent s’approcher sans avoir des intérêts distincts et opposés » (ibid., p. 12). Pour les dissuader d’agir les uns contre les autres, il est impératif d’avoir des lois répressives. « Elles sont les vrais soutiens de la morale. » (Ibid., p. 13) La sanction des délits et le recours à l’emprisonnement pour les crimes ont des vertus dissuasives qui préviennent les atteintes à la morale16. « Le plus grand intérêt de la société est que nul malfaiteur ne puisse ni échapper, ni s’évader » (Ibid., p. 5).
Say considère quant à lui dans le Traité que les « menaces de châtiments douteux et éloignés » (Say, 2006, vol. 2, p. 963) n’ont guère d’effets sur les mœurs, contrairement à l’instruction à laquelle il prête les mêmes vertus que dans Olbie (ibid.). Il s’arrête plusieurs fois sur la nécessité de l’instruction pour la morale dans le manuscrit de la Politique pratique (Say, 2003b, p. 293, 462, 490-491, 615-621) et fait notamment valoir qu’en sortant les hommes de l’ignorance, elle leur permet de connaître leurs véritables intérêts et les met à l’abri du despotisme (ibid., p. 376, 434). Il consacre aussi un chapitre du Cours complet aux bienfaits de l’instruction pour la société (Say, 2010, vol. 2, p. 1029-1034)17.
Le recul de l’ignorance et l’accès à la connaissance des vrais intérêts passent notamment par une diffusion des enseignements de l’économie politique.
250II. La diffusion des enseignements
de l’économie politique crée les conditions
favorables à la réforme des mœurs
La réflexion sur la possibilité de réformer les mœurs donne à Say l’occasion de mettre en avant les bienfaits que peut apporter l’économie politique dans une nation qui en ignorait jusque-là les enseignements et où un individu ne peut que trouver avantage à la découvrir, ou tout au moins à permettre à ses enfants de la découvrir :
Il ignore que les plus sublimes connaissances, que les utiles notions de l’économie politique, par exemple, sources fécondes de la prospérité et du bonheur des nations, sont cachées sous les caractères qu’il méprise, et que si ses aïeux avaient su en soulever le voile, il ne serait pas, lui, réduit à partager avec sa grossière famille un morceau de pain noir sous une hutte de sauvage (Say, an VIII, p. 9-10).
Destutt de Tracy considère qu’une nation où tout le monde serait dans la gêne aurait une profonde indifférence pour les écoles (Destutt de Tracy, an VI, p. 29). Say estime de même que pour qu’un homme donne de l’instruction à ses enfants, il faut qu’il vive déjà dans un état de bien-être suffisant, sinon il ne la considérera pas comme étant d’une utilité prioritaire18 :
Or, cette portion suffisante de bien être ne saurait résulter que d’une sage répartition des richesses générales, qui elle-même ne peut être le fruit que d’un bon système d’économie politique ; science importante, la plus importante de toutes, si la moralité et le bonheur des hommes méritent d’être regardés comme le plus digne objet de leurs recherches (Say, an VIII, p. 10).
Say est manifestement confronté à un problème de causalité qui pourrait rendre difficile l’obtention d’un tel résultat. Il fait en effet de l’amélioration du niveau de vie un préalable à la diffusion des connaissances de l’économie politique, laquelle est cependant la source de cette amélioration. En l’absence d’impulsion de départ créant les 251conditions favorables à l’étude de l’économie politique, cette étude risque de ne pas pouvoir être généralisée. Une causalité circulaire où un supplément de bien-être favorise la connaissance de l’économie politique et où cette connaissance favorise elle-même un supplément de bien-être nécessite que le mécanisme conduisant à cette double évolution soit amorcé. C’est sans doute le rôle qu’il confère à la rédaction d’un traité d’économie politique. « Quiconque ferait un Traité élémentaire d’économie politique, propre à être enseigné dans les écoles publiques, et à être entendu par les fonctionnaires publics les plus subalternes, par les gens de la campagne et par les artisans, serait un bienfaiteur de son pays » (Ibid., p. 10-11, n. 1).
Le fait que la causalité soit circulaire ne correspond pas nécessairement à une contradiction dans le raisonnement de Say. Il y a en effet là un cercle vertueux que la publication d’un traité d’économie politique permet d’enclencher. Say prévoit déjà d’être l’auteur d’un tel ouvrage lorsqu’il publie Olbie (Steiner, 1990, p. 178 ; Herland, 2003, p. 166). Le traité est une « première réponse » (Blanc & Tiran, in Say, 2003b, p. 292) à des questions qui dépassent le cadre de l’économie politique. Say l’a manifestement en tête lorsqu’il écrit qu’« il est inutile d’avoir travaillé en morale avant d’avoir travaillé en économie politique » (Say, an VIII, p. 74, n. 1).
Dans ce cercle vertueux, l’étude de l’économie politique a un rôle positif à jouer comme élément constitutif de l’instruction et comme élément susceptible de créer les conditions de mise en place de cette instruction19. Un homme qui, notamment grâce à l’économie politique, aura été bien éduqué, sera plus facilement vertueux.
La société imaginaire qu’est Olbie illustre le principe selon lequel un certain niveau de bien-être général est nécessaire pour enclencher des comportements vertueux :
Les chefs de la nation s’attachèrent à diminuer la trop grande inégalité des fortunes ; ils sentirent que, pour se former aux bonnes mœurs, la situation la plus favorable dans laquelle une nation puisse se trouver, est celle où la majeure partie des familles dont elle se compose vit dans une honnête aisance, et où l’opulence excessive est aussi rare que l’extrême indigence (Ibid., p. 23).
252L’indigence n’est donc pas le seul frein à la recherche de la vertu : la fortune est de nature à générer les mêmes méfaits. « Les grandes richesses ne sont pas moins funestes aux bonnes mœurs. La facilité d’acheter, chez les hommes, produit autant de maux que la tentation de se vendre » (Ibid., p. 25). L’excès de richesse risque en outre d’aller à l’encontre des intérêts des riches puisque leur situation tendra à être contestée par ceux qui n’ont rien, alors qu’une redistribution en faveur des plus démunis leur permettrait de jouir plus paisiblement de leurs avoirs.
La situation d’honnête aisance, pour reprendre le vocabulaire de Say, qui permet de vivre sans faste mais avec un confort modéré, est donc la plus favorable aux bonnes mœurs. C’est une expression qu’il réutilise à partir de la deuxième édition du Traité (Say, 2006, vol. 1, p. 48, 55) pour désigner cette situation intermédiaire entre les deux extrêmes que sont la misère de ceux qui s’épuisent à travailler et l’opulence de ceux qui s’adonnent à l’oisiveté. Les Olbiens, qui ont pu bénéficier de la lecture d’un traité d’économie politique, ont su se préserver de ces situations extrêmes et trouver un juste milieu entre la misère et la richesse excessive20.
Trop peu fortunés pour pouvoir rester dans une totale oisiveté mais suffisamment à l’aise pour ne pas s’abrutir en permanence à tenter de gagner leur vie, les citoyens d’Olbie se livrent à un « travail modéré » (Say, an VIII, p. 27) qui leur laisse du temps pour se consacrer à d’autres activités leur permettant de s’épanouir. Loin de sombrer dans le désœuvrement, ils suivent des voies vertueuses en prenant le temps de s’occuper de leur famille, de se divertir et de se cultiver. Les saint-simoniens suivront une approche comparable à celle de Say en affirmant que « le but commun de la cité est le progrès moral, intellectuel et physique des citoyens » (Économie politique et politique, 1831, p. 127) et en considérant que l’amélioration de leurs conditions économiques crée les conditions favorables à la réalisation du progrès moral. Si pour Say la dimension économique est essentielle, elle n’est pour autant pas la seule à prendre en compte pour qu’un individu se réalise pleinement.
253Il faut donc que l’amour du travail ne soit pas constamment excité par le désir du gain ; et le bonheur, la conservation même de la société exigent qu’un certain nombre de personnes dans chaque nation cultivent les sciences, les beaux-arts et les lettres (Say, an VIII, p. 31).
L’oisiveté est découragée à Olbie par le fait que chaque citoyen doit déclarer ses moyens de subsistance et ses occupations habituelles. C’est la pression sociale, en jetant l’opprobre public sur ceux qui resteraient oisifs, qui les incite à se rendre utiles. C’est aussi elle qui, à l’inverse, dissuade de consacrer exclusivement sa vie à la recherche du gain21. Pour diminuer le pouvoir de l’argent, les Olbiens cultivent le mépris du faste. Les habitants n’étant plus estimés en fonction de leur consommation, ils la réduisent au nécessaire et à l’agrément, en excluant le luxe. Les ressources sont ainsi orientées vers des activités plus productives et les habitants les plus riches, au lieu de dépenses ostentatoires, recherchent l’estime de leurs concitoyens en employant leurs avoirs à des œuvres utiles.
Éclairés par les enseignements de l’économie politique22, les Olbiens ont établi des caisses de prévoyance, établissements dont Say vante par la suite les mérites dans le Traité (Say, [1803] 2006, vol. 2, p. 741, 962-963). Les travailleurs, au lieu de dilapider leurs avoirs, peuvent ainsi constituer un capital qui leur rapporte des intérêts et leur procure une certaine sécurité financière. Plus généralement, la connaissance de l’économie politique permet aux Olbiens d’orienter les comportements vers le respect de la morale. « Les Olbiens ne s’étaient point contentés de se donner, relativement à l’économie politique, une législation favorable à la morale ; ils avaient graduellement retranché de la leur tout ce qui pouvait lui être contraire. » (Say, an VIII, p. 34) Les loteries 254ou maisons de jeux, dont Say dénonce les effets néfastes dans ses écrits ultérieurs comme le Traité (Say, 2006, vol. 2, p. 709, 723, 742, 969, n. 1, 996, 998, 1006), le Cours complet (Say, 2010, vol. 1, p. 620 ; vol. 2, p. 728, 751-752, 1135, 1159) ou le manuscrit de la Politique pratique (Say, 2003b, p. 622), ont ainsi été supprimées. Et après avoir éliminé plusieurs causes de dépravation comme les cabarets que Say continuera à fustiger dans le Traité (Say, 2006, vol. 1, p. 93, n. 1, 202, n. 2 ; vol. 2, p. 742, 843) et le Cours complet (Say, 2010, vol. 1, p. 248, 580 ; vol. 2, p. 1110, n. 1), les Olbiens ont veillé à encourager la bonne conduite en prévoyant toute une série de récompenses pour les actions vertueuses.
L’amélioration des mœurs qui à Olbie résulte de l’éclairage apporté par l’économie politique tient aussi au fait que la connaissance de cette science par les dirigeants leur a permis d’établir une législation et des institutions aptes à favoriser le bonheur de la population. Trente ans après Olbie, Say renouvellera dans le Cours complet sa confiance dans l’aptitude de l’économie politique à agir favorablement sur les institutions. « L’influence que l’économie politique exerce sur les qualités morales des individus, n’est pas moins remarquable que son influence sur les institutions publiques. » (Say, 2010, vol. 1, p. 24). Et dans ses écrits sur la Politique pratique, il insiste sur le fait que « la connaissance des principes de l’économie politique doit exercer une très grande influence sur des actes incontestablement administratifs » (Say, 2003b, p. 440) et orienter les actes des pouvoirs législatif et exécutif. À Olbie, cette connaissance a produit une législation qui dissuade les atteintes à la morale.
III. Une législation qui dissuade
les atteintes à la morale
Si les Olbiens vivent dans l’honnête aisance que Say voudrait voir se répandre dans l’ensemble de la population, ils le doivent à une législation établie et mise en œuvre par des décideurs éclairés par les principes de l’économie politique :
255Ce ne sont point des règlements et des lois somptuaires qui préservent une nation des excès de l’opulence et de la misère ; c’est le système complet de sa législation et de son administration : aussi le premier livre de morale fut-il, pour les Olbiens, un bon traité d’économie politique. Tout citoyen qui prétendait à remplir des fonctions à la nomination des premiers magistrats, fut obligé de se faire publiquement interroger sur les principes de cette science ; principes qu’il pouvait à son choix défendre ou attaquer. Il suffisait qu’il les connût pour que l’Académie lui accordât un brevet d’instruction, sans lequel la route des grandes places lui était fermée (Say, an VIII, p. 25-26).
Les citoyens d’Olbie sont en osmose avec leurs dirigeants puisque, connaissant la situation des candidats aux plus hautes fonctions, ils désignent ceux qui se sont fait connaître par leurs comportements vertueux. En retour, les dirigeants sont un exemple pour le peuple. Néanmoins, dans cette société qui dans l’esprit de Say semble représenter ce que pourrait être la France au sortir de la Révolution si elle en conservait les acquis, conditionner l’exercice de mandats politiques aux résultats d’interrogations des candidats sur leurs connaissances en économie politique ne paraît guère compatible avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Celle-ci stipule en effet l’égalité des droits dès son premier article et précise ensuite que non seulement tous les citoyens ont le droit de participer à la formation de la loi mais qu’ils « sont également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents23 ». Imposer un certain niveau de connaissances en économie politique pour pouvoir exercer des responsabilités revient à rompre cette égalité ou à considérer que la maîtrise des enseignements de l’économie politique fait partie des « vertus » et des « talents » attendus des candidats. Mais ce que Say cherche surtout à présenter dans Olbie, c’est une société dans laquelle l’accès aux postes à responsabilité repose sur le mérite et non sur l’argent. C’est un principe qu’il reprendra dans ses écrits sur la Politique pratique en recommandant de « donner les places plutôt à ceux qui sont capables de les bien remplir » (Say, 2003b, p. 449). Lorsque la nomination à une fonction est envisagée, la place doit aller au plus méritant. « Parmi les concurrents qui se présentent pour la remplir, le bien public exigerait qu’elle fût donnée au plus capable, et par capable j’entends celui qui a 256les connaissances, le talent, le jugement, la fermeté et la probité qu’exige la place » (Ibid., p. 450).
La façon dont les postes à responsabilité sont pourvus à Olbie est en phase avec la préoccupation de Say soulignée par Steiner qui relève que « la société a intérêt à ce que le gouvernement, en tant que décideur, soit éclairé » (Steiner, 1989, p. 32). C’est le cas à Olbie où les décisions des dirigeants sont conformes aux intérêts des citoyens. Ils se sont notamment employés à réduire les inégalités de richesses. C’est l’occasion pour Say, pour qui la mesure est favorable aux bonnes mœurs, d’affirmer que le résultat peut être atteint par l’introduction d’un impôt progressif (Say, an VIII, p. 101-104). Say ne manque pas d’afficher son aversion à l’impôt chaque fois qu’il aborde la question dans ses écrits ultérieurs et soutient que « le meilleur de tous les impôts est le plus petit » (Say, 2006, vol. 2, p. 989). Mais puisqu’un minimum de recettes fiscales est indispensable, il convient de déterminer le meilleur moyen de les faire rentrer dans les caisses publiques, ce qui le conduit dans le Traité à prôner que les impôts « ne devraient jamais être levés que sur les revenus » (Say, 2006, vol. 1, p. 129) et à réaffirmer l’avantage de l’impôt progressif (Say, 2006, vol. 2, p. 997-1001).
Dans la présentation des orientations législatives prises à Olbie, Say insiste sur deux points qu’il voit contribuer pour le plus grand bien de la société au respect de la morale, en l’occurrence le rôle dévolu aux femmes et le contrôle des mœurs.
Considérant que « c’est par l’éducation des femmes qu’il faut commencer celle des hommes » (Say, an VIII, p. 44), Say consacre des pages entières à la situation qui leur est faite à Olbie. Ces pages sont empreintes des préjugés de l’époque24. Say met en avant le fait que les Olbiens n’ont pas suivi les vues de Platon dans sa République imaginaire mais ont attribué aux femmes deux vertus : « la douceur et la chasteté » (ibid., p. 46).
257Pour favoriser la première vertu, plusieurs professions sont interdites aux femmes lorsqu’elles sont considérées comme trop peu féminines et elles se voient en revanche confier des activités de bienfaisance. Elles quittent donc la classe ouvrière. « De bons principes d’économie politique ayant répandu un peu d’aisance dans cette classe, les femmes ne furent plus forcées par l’indigence de partager avec les hommes ces travaux pénibles et grossiers qu’on ne peut leur voir exercer sans gémir. » (Ibid., p. 48)25. Des emplois spécifiques, considérés comme plus aptes à leur convenir, leur sont réservés.
Quant à la seconde vertu, la chasteté, Say lui attache encore plus d’importance qu’à la douceur26. Elle est mise en danger par le libertinage qui tient à deux causes : le pouvoir des sens et l’indigence. La première cause est largement effacée à Olbie par la législation sur le mariage, qui favorise les unions légitimes, pour lesquelles les différences de fortune ne constituent désormais plus un obstacle, et sur le divorce, qui autorise les changements qui ne remettent pas en cause l’ordre social. L’indigence, seconde cause de dépravation des femmes, est aussi réduite à Olbie, grâce notamment à des communautés de femmes instituées par le gouvernement. Ces institutions, sortes de couvents laïcs que les femmes peuvent rejoindre pour un temps, au sein desquels elles ne peuvent recevoir ou sortir qu’avec l’accord de gouvernantes et sous réserve de ne pas être seules, leur confèrent une place dans la société et leur octroient une « force morale » (ibid., p. 54) qui les dissuade du libertinage.
258La place que Say attribue à la femme dans la société qu’est Olbie est conforme à celle que Jean-Jacques Rousseau prévoit pour elle dans le livre V d’Émile où Sophie, l’épouse idéale du jeune homme qu’est Émile, dont les différentes étapes de l’éducation se sont voulues conformes aux enseignements de la nature, voit son rôle confiné à la vie familiale (Rousseau, 1762, vol. 4). Lorsqu’ensuite Louis Sébastien Mercier, futur membre de la classe des sciences morales et politiques de l’Institut, décrit l’organisation d’une société idyllique qu’il place dans le futur (Mercier, 1771), le rôle qu’il donne à la femme est le même que celui que Say lui réservera une génération plus tard dans Olbie27. Pierre Roussel publie peu après un Système physique et moral de la femme (Roussel, 1775) dans lequel Cabanis, devenu comme lui membre de l’Institut, voit « le meilleur livre sur la véritable place que la femme doit occuper dans le monde » (Cabanis, 1802, vol. 1, p. 366) écrit depuis Rousseau. Dans ses propres réflexions sur les Rapports du physique et du moral de l’homme, qu’il fait paraître entre la publication par Say d’Olbie et du Traité, il explique longuement pourquoi les femmes ne peuvent prétendre aux activés physiques et intellectuelles exercées par les hommes et doivent simplement s’occuper du foyer (ibid., p. 310-397), conformément à un ordre qu’il convient de conserver : « changez cet ordre, et le monde moral n’est plus le même » (ibid., p. 353).
L’auteur d’Olbie conserve cette approche dans ses autres écrits. La femme n’a pas les qualités physiques et morales de l’homme. Say l’associe, en fonction des circonstances, aux infirmes, aux vieillards ou aux enfants (Say, 2006, vol. 1, p. 407 ; Say, 2010, vol. 1, p. 112 ; vol. 2, p. 1232). Non seulement les femmes sont physiquement plus faibles que les hommes, mais Say croit en une « supériorité de l’intelligence de l’homme sur la femme en général » (Say, 2003b, p. 337, n. 1). Entre autres caractéristiques, les femmes sont aussi plus sujettes aux excès, notamment « plus fréquemment prodigues ou avares » (Say, 2006, vol. 2, p. 899, n. i), « plus bêtes que les hommes en matière de cœur » (Say, 2003b, p. 368, n. 1), plus timides et « plus portées à la religion » (ibid., p. 517).
Say n’écarte cependant pas la femme de toute activité productive. Trois décennies après Olbie, le Cours complet lui reconnaît la même place dans la production. Il ne saurait être question qu’un homme fasse 259« travailler sa femme comme une bête de somme » (Say, 2010, vol. 2, p. 1241) car dans les sociétés civilisées « on épargne aux femmes de toute condition les travaux qui exigent de trop pénibles efforts » (Say, 2010, vol. 1, p. 190, n. 2), aussi semblent-elles devoir exercer les « métiers les plus convenables à leur sexe, tels que la broderie » (ibid., p. 562). L’analyse de leur contribution à la production dans le Traité conduit à leur imputer une baisse du taux de salaire. Le salaire d’une épouse venant en appoint de celui de son mari, celui-ci peut vivre en étant rémunéré plus faiblement que s’il était célibataire tandis que l’épouse peut aussi se contenter d’un salaire moindre que si elle devait compter sur son seul salaire pour subsister (Say, 2006, vol. 2, p. 736-738).
Le respect de la morale à Olbie ne passe pas que par la désignation de dirigeants éclairés ou le confinement des femmes à des tâches bien délimitées. Il passe aussi par un contrôle des mœurs. La volonté de faire respecter la morale pose le problème « de déterminer jusqu’à quel point l’autorité publique peut porter ses regards dans les détails de la vie privée sans violer la liberté naturelle, sans gêner le développement des facultés de l’esprit » (Say, an VIII, p. 55-56). Say trouve une source d’inspiration dans les pratiques de la Grèce antique où les éphores surveillent la vie des Spartiates. Leur réplication à Olbie prend la forme de gardiens des mœurs formant un tribunal de neuf citoyens âgés retirés des affaires et autorisés à adresser des blâmes ou des encouragements à chaque habitant pour sa conduite. Leur jugement est de nature à hypothéquer ou au contraire accélérer la carrière de tout fonctionnaire public et leur rôle s’étend jusqu’aux fêtes qui donnent l’occasion de mettre à l’honneur les citoyens les plus vertueux. Si Say ne défend pas par la suite un contrôle social aussi strict, il continue à voir dans les fêtes publiques un moyen d’améliorer les mœurs d’un peuple (Say, 2003b, p. 308).
260Conclusion
Avec Olbie, Say présente une société fictive comme d’autres auteurs l’ont fait avant lui28. Cette société pourrait être la France postrévolutionnaire qu’aimerait voir émerger Say bien que dans son mémoire il soit amené à distinguer Olbie de la France29. Les institutions mises en place à Olbie, où se sont multipliés « les douceurs et les agréments de la vie » (Say, an VIII, p. 73), ont réussi à faire le bonheur de ses habitants. L’exemple d’Olbie, société imaginée mais modèle de ce que pourrait devenir la France, illustre le fait que l’accès au bonheur d’un peuple passe par le respect de la morale que favorise l’instruction. Mais pour que les conditions d’accès au bonheur puissent être remplies, « il faut encore de l’aisance, et toujours de l’aisance » (ibid., p. 74, n. 1). La connaissance de l’économie politique est dès lors fondamentale puisqu’en éclairant les individus sur leurs intérêts et sur les moyens de les poursuivre efficacement, elle leur permet d’améliorer leur condition30. En répondant à l’appel de l’Institut sur les institutions les plus aptes à fonder la morale d’un peuple et en s’appuyant pour cela sur la société fictive qu’est Olbie, 261Say s’est efforcé de faire valoir que « de justes notions d’économie politique étaient favorables à la morale » (ibid., p. 78). Il entend jouer un rôle actif dans la découverte, l’expression et la diffusion de ces notions puisque l’année même où il publie Olbie, il entreprend la rédaction de son Traité31. Son implication dans l’étude de l’économie politique ne signifie pas un abandon de son intérêt pour la morale puisqu’après son projet de rédaction d’un traité de Politique pratique, dont il ne laisse qu’un manuscrit inachevé, il envisage de se lancer dans celle d’Essais de morale pratique (Say, 2003b, p. 297, n. 24, 299).
262bibliographie
Cabanis, Pierre Jean Georges [an X – 1802], Rapports du physique et du moral de l’homme, Paris, Crapelet, 2 vol.
Destutt de Tracy, Antoine [an VI], Quels sont les moyens de fonder la morale chez un peuple ? Paris, H. Agasse.
Dictionnaire universel français et latin [1721], imprimé à Trévoux et vendu à Paris, Florentin Delaulne, Hilaire Foucault, Michel Clousier, Jean Geoffroy Nyon, Estienne Ganneau, Nicolas Gosselin, vol. 3.
Économie politique et politique [1831], Paris, Imprimerie de Guiraudet.
Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres [1765], Neufchatel, Samuel Faucher et compagnie, vol. 10.
Féraud, Jean François [1787], Dictionnaire critique de la langue française, Marseille, Jean Mossy père et fils, vol. 2.
Forget, Evelyn L. [1999], The Social Economics of Jean-Baptiste Say : Markets and Virtue, London, New York, Routledge.
Herland, Michel [2003], « Olbie : une “utopie” bourgeoise » in Potier, Jean-Pierre & Tiran, André (dir.), [2003], p. 165-183.
Jacoud, Gilles [2012] « Why does Jean-Baptiste Say think economics is worth studying ? », History of Economics Review, No 55, Winter, p. 29-46.
Jaucourt, Louis de [1765], « Morale » in Encyclopédie…, [1765], p. 699-702.
Mercier, Louis Sébastien [1771], L’an deux mille quatre cent quarante, Londres.
Palmer, Robert R. [1997], J.-B. Say : An Economist in Troubled Times, Princeton, NJ, Princeton University Press.
Potier, Jean-Pierre & Tiran, André (dir.), [2003], Jean-Baptiste Say. Nouveaux regards sur son œuvre, Paris, Economica.
Roederer, Pierre Louis [1857], Œuvres du comte P. L. Roederer, Paris, Firmin Didot frères, vol. V.
Rousseau, Jean-Jacques [1762], Émile, ou de l’éducation, Amsterdam, Jean Néaulme, 4 vol.
Saint-Pierre, Jacques Henri Bernardin de [an VI], De la nature de la morale, Fragment d’un rapport sur les mémoires qui ont concouru pour le prix de l’Institut National, dans sa séance publique du 15 messidor de l’an 6, sur cette question : Quelles sont les institutions le plus propres à fonder la morale d’un peuple ?, Paris, Debure, Crouillebois, Déterville, Merlion.
Saint-Pierre, Jacques Henri Bernardin de [1818], Œuvres complètes de Jacques-Henri-Bernardin de Saint-Pierre, Paris, Méquignon-Marvis, vol. 1.
263Say, Jean-Baptiste [an VIII], Olbie, ou Essai sur les moyens de réformer les mœurs d’une nation, Paris, Déterville, Treuttel et Wurtz.
Say, Jean-Baptiste [an VIII], Olbie, ou Essai sur les moyens de réformer les mœurs d’une nation, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1991.
Say, Jean-Baptiste [1803], Traité d’économie politique, Paris, Economica, 2006, 2 vol.
Say, Jean-Baptiste [1815], Catéchisme d’économie politique, 3e éd., Paris, Aimé-André, 1826.
Say, Jean-Baptiste [1817], Petit volume contenant quelques aperçus des hommes et de la société, Paris, Déterville.
Say, Jean-Baptiste [1828-1829], Cours complet d’économie politique pratique, Paris, Economica, 2010, 2 vol.
Say, Jean-Baptiste [1848], Œuvres diverses de J.-B. Say, Paris, Guillaumin.
Say, Jean-Baptiste [2003a], Leçons d’économie politique, Paris, Economica.
Say, Jean-Baptiste [2003b], Œuvres morales et politiques, Paris, Economica.
Schoorl, Evert [2013], Jean-Baptiste Say : Revolutionary, Entrepreneur, Economist, Abingdon, New York, Routledge.
Steiner, Philippe [1989], « Intérêts, intérêts sinistres et intérêts éclairés : problèmes du libéralisme chez J.-B. Say », Cahiers d’économie politique, No 16-17, p. 21-41.
Steiner, Philippe [1990], « Comment stabiliser l’ordre social moderne ? J.-B. Say, l’économie politique et la Révolution », Économies et Sociétés, série Oeconomia, PE No 13, septembre, p. 173-193.
Whatmore, Richard [2000], Republicanism and the French Revolution : an Intellectual History of Jean-Baptiste Say’s Political Economy, Oxford, Oxford University.
1 Une première version de cet article a fait l’objet d’une communication aux Journées d’études de l’Association Charles Gide 2015 « Fictions originelles, états hypothétiques et conjectures historiques dans la pensée économique » organisées à Paris et Saint-Denis les 13 novembre 2015 et 25 mai 2016. Je remercie Alain Béraud pour les commentaires formulés à cette occasion. Je suis aussi redevable envers les deux rapporteurs anonymes de la revue.
2 Say occupe cette fonction dès la fondation de la revue dont le premier numéro paraît le 10 floréal an II (29 avril 1794).
3 Après avoir supprimé les académies royales, la République crée en 1795 un Institut chargé de recueillir les découvertes et de perfectionner les arts et les sciences. Il est divisé en trois classes : une classe des sciences physiques et mathématiques, une classe des sciences morales et politiques, une classe de littérature et des beaux-arts.
4 La question initialement posée était « quels sont les moyens les plus propres à fonder la morale d’un peuple ? » mais elle avait été ensuite reformulée en remplaçant le mot « moyens » par « institutions ». Les circonstances en avaient été expliquées par Pierre Louis Roederer dans ses « Observations sur la question posée par l’Institut national pour sujet du premier prix de la classe des sciences morales et politiques, lues dans la séance du 15 vendémiaire an VI (6 octobre 1797) » publiées dans le Journal d’économie publique du 20 vendémiaire an VI (11 octobre 1797) (Roederer, 1857, p. 156-158). Une première version du concours n’avait pas permis de primer de lauréat en dépit d’une quinzaine de candidats (Saint-Pierre, an VI). Elle avait conduit Antoine Destutt de Tracy à lui apporter sa propre réponse dans un mémoire (Destutt de Tracy, an VI). Sur ce concours, on pourra consulter la synthèse d’Emmanuel Blanc et André Tiran (Blanc & Tiran, in Say, 2003b, p. 185-190).
5 Say, an VIII [1800]. Le texte est réédité en 1848 dans les Œuvres diverses de J.-B. Say (Say, 1848, p. 583-615) sans toutefois les nombreuses notes qui occupent les pages 81 à 132 du mémoire. Il a fait l’objet de rééditions plus récentes aux Presses universitaires de Nancy (Say, [an VIII] 1991) puis dans le volume V des Œuvres complètes consacré aux Œuvres morales et politiques (Say, 2003b, p. 191-236).
6 Say, an VIII, p. 20.
7 Olbie est la retranscription du grec Olbios qui désigne l’homme heureux. Les Olbiens sont ainsi les habitants d’un pays où ils connaissent le bonheur.
8 La parution du Traité d’économie politique seulement trois ans après Olbie incite Philippe Steiner à valider l’hypothèse « d’un lien entre les problématiques des deux ouvrages » (Steiner, 1990, p. 178) mais des liens existent aussi avec des écrits plus tardifs.
9 Michel Herland souligne en outre que « les économistes qui se sont livrés au genre de l’utopie ne sont pas légion et cela suffit à attirer l’attention vers Olbie » (Herland, 2003, p. 166).
10 Il écrit plus tard, dans le manuscrit d’un ouvrage inachevé sur la Politique pratique, que « la connaissance de la manière dont les faits se passent dans les rapports d’individu à individu constitue la science du fait moral, la morale » (Say, 2003b, p. 298).
11 Dans la troisième édition du Catéchisme d’économie politique, il écrit que « l’instruction, en adoucissant les mœurs, rend plus douces les relations de hommes entre eux ; en nous apprenant quels sont nos vrais intérêts, elle nous montre ce que nous devons rechercher ou fuir » (Say, 1826, p. 176).
12 « Si les lois divines et humaines ont si peu de pouvoir pour fonder de bonnes mœurs, où faut-il en chercher les moyens ? Dans le cœur de l’homme » (Say, an VIII, p. 14).
13 « Il semblerait que pour fonder une morale plus saine et plus certaine, le plus simple est l’enseignement direct. Je suis bien éloigné d’en tirer cette conclusion. » (Destutt de Tracy, an VI, p. 20).
14 « Il n’y a que trois choses à éviter pour être heureux : la punition, le blâme et le remords. Il n’y a donc que trois motifs pour conformer ses actions aux préceptes de la morale. Or le dernier est le seul que l’enseignement direct puisse accroître et fortifier » (Ibid., p. 21).
15 « L’enseignement direct ne peut faire entrer que dans un petit nombre de têtes les vérités abstraites de la saine morale. (…) Ce ne sera jamais lui qui rendra immédiatement le gros de la nation plus vertueux » (Ibid., p. 22).
16 « Le premier pas à faire en morale est sans doute d’empêcher les grands crimes ; et le moyen le plus efficace est de les punir » (Ibid., p. 3).
17 Si l’instruction a une influence sur la morale d’un peuple, cela ne signifie pas pour autant que la morale en tant que telle doive faire l’objet d’un enseignement relevant de l’instruction publique. « La seule étude importante qui ne me paraisse pas pouvoir être l’objet d’un enseignement public, est l’étude de la morale. (…) Je n’ai jamais vu d’instruction publique qui ait suffi pour faire des hommes vertueux » (Say, 2006, vol. 2, p. 959-960). Non seulement Say se montre méfiant envers la qualité de l’enseignement public au regard de celle de l’enseignement délivré par des institutions privées (Forget, 1999, p. 86), mais il considère que les lieux d’apprentissage de la morale sont multiples.
18 Say le réaffirme dans le manuscrit de la Politique pratique où il voit se développer l’instruction hors de l’action du gouvernement « une fois que l’aisance est répandue parmi un grand nombre de familles » (Say, 2003b, p. 492).
19 « La bonne éducation, l’instruction, dont l’aisance sera la source, dont les bonnes mœurs seront la conséquence, ne germeront jamais qu’avec l’aisance du peuple. C’est ce dont il faut d’abord s’occuper » (Say, an VIII., p. 11).
20 La plupart des opinions se rallièrent autour des meilleurs principes, et il en résulta un système suivi d’économie politique, d’après lequel toutes les autorités de l’état réglèrent leur conduite ; tellement que les hommes avaient beau changer, les maximes, dans les points importants, restèrent les mêmes : et comme une cause sans cesse agissante, ne manque jamais de produire son effet, il arriva que sans injustices, sans déchirements, sans secousses, l’honnête aisance devint très commune, et l’excès des richesses et de l’indigence fort rare (Ibid., p. 26-27).
21 « Par ce moyen on évita que l’amour du gain devint à Olbie le seul stimulant qui engageât les hommes à se livrer au travail. Les Olbiens savaient que l’amour du gain est un écueil presque aussi dangereux que l’oisiveté. Lorsque cet amour est très vif, il devient exclusif comme tous les autres ; il étouffe une foule de sentiments nobles et désintéressés qui doivent entrer dans l’âme humaine perfectionnée. C’est ainsi que chez certains peuples, ou même chez les habitants de certaines villes, trop adonnés au commerce, toute idée, autre que celle de s’enrichir, est regardée comme une folie ; tout sacrifice d’argent, de temps, ou de facultés, comme une duperie » (Ibid., p. 29).
22 En comparaison, la France manque d’un tel éclairage. « Si les Anglais supportent mieux que nous le fardeau d’une guerre destructive, c’est qu’ils sont plus avancés en économie politique ; et à plusieurs époques, avant et depuis la révolution, la France a perdu des ressources immenses, parce que ses gouvernants ignoraient jusqu’aux éléments de cette science » (Ibid., p. 31, n. 1).
23 Article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
24 « Leur destinée est de nous dominer sans cesse, par l’empire des bienfaits, ou par celui des plaisirs ; et là où elles ne sont pas vertueuses, c’est en vain que nous voudrions le devenir. (…) Heureusement que la nature qui a répandu sur cette moitié de notre espèce, les grâces et la beauté, a paru se complaire à la douer en même temps des plus aimables qualités du cœur ; et peut-être l’orgueil de l’homme sera-t-il forcé d’avouer que, si l’on excepte cette vertu qui souvent nous ordonne de surmonter nos goûts et nos affections, la justice, compagne de la force, la nature a généralement donné aux femmes les qualités morales dans un plus haut degré qu’à nous. Elles sont plus accessibles à la pitié, plus disposées à la bienfaisance, plus fidèles dans leurs engagements, plus dévouées dans leurs affections, plus patientes dans l’infortune » (Say, an VIII, p. 44-45).
25 Say ne s’en tient toutefois pas là et donne une image de la femme peu valorisante lorsqu’elle adopte certaines activités ou comportements qu’il souhaite voir réservés à l’homme : « Elles purent donner leur temps et leurs peines au soin de leur ménage et de leur famille qui furent bien mieux tenus, et elles perdirent ces formes masculines qui dans leur sexe ont quelque chose de hideux : femme et douceur sont deux idées que je ne saurais séparer. L’empire de la femme est celui de la faiblesse sur la force : du moment qu’elle veut obtenir quelque chose par la violence, elle n’est qu’une monstruosité » (Ibid., p. 48). Say ajoute en note : « Ils ne sont ni femmes ni hommes ces êtres en jupons, à l’œil hardi, à la voix rauque, qui, parmi la populace de nos villes, tiennent tête aux hommes, soit l’injure à la bouche, soit le verre à la main. C’est un troisième sexe » (Ibid., n. 1).
26 « Celle qui cesse d’être pure, perd non seulement ses plus puissants atours, mais elle perd presque tous les moyens de conserver les autres qualités de son sexe, et d’exercer les douces fonctions que lui a départies la nature. […] Qu’un homme fasse une infraction aux lois de la chasteté, il est coupable sans doute ; mais cependant il peut être négociant probe, ami solide, bon fils, bon frère, enfin citoyen utile et estimable ; mais une femme qui n’est point chaste n’est rien… que dis-je ! rien ? Elle est une cause vivante de désordres » (Ibid., p. 49).
27 Outre la place des femmes dans la société, les similitudes entre l’ouvrage de Mercier et Olbie portent sur différents aspects détaillés par Evelyn L. Forget (Forget, 1999, p. 186-191).
28 Dans Olbie, outre la République de Platon, Say se réfère expressément à l’Utopie de Thomas More (Say, an VIII, p. 40), ce qu’il fait ensuite dans d’autres écrits où il se reporte également à l’Oceana de James Harrington (Say, 2003a, p. 105, 372 ; Say, 2010, vol. 1, p. 3).
29 Say écrit notamment que les Olbiens ont « un théâtre comme les Français » (Say, an VIII, p. 67).
30 Près de trois décennies plus tard, dans les « Considérations générales » qui introduisent le Cours complet, Say exprime ainsi sa perception de l’éclairage apporté par la connaissance de l’économie politique : « On peut se représenter un peuple ignorant des vérités prouvées par l’économie politique, sous l’image d’une population obligée de vivre dans un vaste souterrain où se trouvent également enfermées toutes les choses nécessaires au maintien de la vie. L’obscurité seule empêche de les trouver. Chacun, excité par le besoin, cherche ce qui lui est nécessaire, passe à côté de l’objet qu’il souhaite le plus, ou bien le foule aux pieds sans l’apercevoir. On se cherche, on s’appelle sans pouvoir se rencontrer. On ne réussit pas à s’entendre sur les choses que chacun veut avoir ; on se les arrache ; on les déchire ; on se déchire même entre soi. Tout est confusion, violence, dégâts…, lorsque tout à coup un rayon lumineux pénètre dans l’enceinte ; on rougit alors du mal qu’on s’est fait ; on s’aperçoit alors que chacun peut obtenir ce qu’il désire ; on reconnaît que ces biens se multiplient d’autant plus que l’on se prête des secours mutuels. Mille motifs pour s’aimer, mille moyens de jouir honorablement, s’offrent de toutes parts : un seul rayon de lumière a tout fait. Telle est l’image d’un peuple plongé dans la barbarie ; tel il est quand il devient éclairé. » (Say, 2010, vol. 1, p. 33-34).
31 Say commence son Traité dès les premiers mois de l’année 1800 (Blanc & Tiran, in Say 2003b, p. 84). Il est exagéré de considérer comme le fait Richard Whatmore qu’Olbie est déjà un traité d’économie politique (Whatmore, 2000, p. 217-219).
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-08068-8
- EAN : 9782406080688
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08068-8.p.0243
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/06/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : J.-B. Say, économie politique, morale, utopie