Two reinterpretations of Cantillon’s patterns of circulation of wealth Looking back at Mirabeau and Quesnay’s conversion
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2017 – 2, n° 4. varia - Author: Boyer (Jean-Daniel)
- Pages: 15 to 40
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
Deux réinterprétations
des modèles de circulation
de Cantillon
Retour sur les conversions
de Mirabeau et de Quesnay
Jean-Daniel Boyer1
DynamE, Université de Strasbourg
De nombreux historiens de la pensée économique aiment à rappeler la conversion de Mirabeau aux idées de Quesnay2 pour dater de l’été 1757 le moment inaugural de la constitution de la première École de pensée en économie. Cette conversion sert aussi, bien souvent, à mettre en exergue le génie du médecin de Madame de Pompadour, qui bien qu’il n’ait eu que peu de connaissances en matière de commerce ou de finances parvint à énoncer les principes de la science nouvelle de l’économie politique et à révéler les lois naturelles de la circulation des richesses, anticipant à la fois les systèmes de comptabilité nationale ou les matrices Léontieff. Le maître de la secte des économistes, celui qui fut considéré par ses partisans comme le Socrate de Versailles (Théré 16& Charles, 2007 ; Weulersse, 1910, p. 56) apparaissait alors comme un divin docteur, un prophète.
Comment douter d’un tel caractère puisque c’est Mirabeau lui-même qui faisait état de sa propre conversion ? D’abord adepte de Cantillon, à partir duquel il considérait que la voie de la prospérité était « 1o. De multiplier les hommes ; 2o. par ces hommes, le travail productif ; 3o. par ce travail, les richesses », le marquis aurait été conquis par les principes de Quesnay et aurait alors renié le faux messie (Leigh, 1979, vol. 33, lettre 5 998, p. 261). À s’en remettre à sa confession à Rousseau, dans une lettre envoyée le 30 juillet 1767, soit dix ans après sa conversion, Mirabeau serait devenu adepte à la fois de l’évidence, de la productivité exclusive de l’agriculture, du produit net, du rôle essentiel des avances et du despotisme légal.
Cette conversion si radicale de Mirabeau, auteur pourtant auréolé du succès de L’Ami des Hommes, au caractère bien souvent mégalomaniaque3, a néanmoins de quoi surprendre d’autant que la réflexion économique de Quesnay telle qu’elle se présente en 1757 à travers les articles Fermiers (1756) et Grains (1757)4 de l’Encyclopédie est encore bien éloignée du Tableau Économique et de son apparente évidence. Il est en outre douteux que le despotisme légal ait déjà été le credo de Quesnay dès 1757.
Le côté théâtral de la conversion du marquis prête, en outre, à sourire ; Mirabeau affirmant avoir d’abord été profondément vexé par les propos du médecin qui l’accusait d’avoir mis la charrue avant les bœufs et d’avoir suivi les principes de Cantillon, considéré comme un bien sot instituteur politique. Devant ce qu’il considérait être une injure énoncée par un fou, Mirabeau rompit alors la conversation pour revenir, le soir même, questionner Quesnay « à tête reposée ». Quesnay l’aurait alors 17prié « de faire aux hommes le mème honneur qu’on fait à des moutons puisque qui veut augmenter son troupeau commence par augmenter ses paturages ». (Leigh, 1979, vol. 33, lettre 5 998, p. 261-262). C’est ainsi que Quesnay aurait fendu « le crâne à Goliath » en soulignant le rôle essentiel des avances dans la production (Ibidem).
La belle histoire racontée par Mirabeau à Rousseau intervient pourtant à un moment précis de leurs relations épistolaires débutées presqu’un an plus tôt, le 26 septembre 17665, et engagées par le marquis qui, « parl[ant] du cœur », appelait Rousseau à ne pas s’abstraire de la République des lettres et à regagner la France après sa querelle avec Hume en lui décrivant les beautés de ses terres pour lui proposer l’hospitalité (Fabre, 1968). Après quelques mois6, le philosophe de Genève accepta de venir occuper la résidence du marquis à Fleury sous Meudon. Rousseau s’y rendit dans l’anonymat au début du mois de juin 1767 et y rencontra Mirabeau qui résidait alors à Paris, le 7 juin.
À s’en remettre à leurs correspondances, la relation entre les deux hommes apparaît de plus en plus motivée par la volonté de Mirabeau de convertir Rousseau aux principes de la Physiocratie. C’est en tout cas ce que laissent suggérer certaines des remarques de Rousseau qui semble de plus en plus douter du caractère désintéressé de leurs « échanges » – désintéressement qu’il avait pourtant espéré et posé comme condition à son séjour –. Le 15 juin, Rousseau envoie ainsi une lettre à celui qu’il appelle désormais son « cher Patron ». Sa décision de quitter les lieux est prise. Le 18 juin, dans une dernière mais cette fois explicite tentative de conversion, Mirabeau lui fait parvenir sa Philosophie rurale, que Rousseau aura d’abord du mal à lire avant qu’il n’en fasse une brève critique dans une lettre datée du 26 juillet, remettant en cause l’évidence et le despotisme légal (Leigh, 1979, vol. 33, lettres 5 991 et 5 991 bis, p. 238-246). C’est pour répondre à ces critiques que Mirabeau est amené à évoquer sa propre conversion aux principes épistémologiques, économiques et politiques de Quesnay dans une longue lettre datée du 30 juillet7.
18Fox-Genovese (1976) ou Vardi (2012) sont revenues sur la conversion épistémologique et politique de Mirabeau pour en nuancer la portée. Plus récemment, Mergey (2010) a souligné les tensions traversant la Physiocratie au regard des conceptions relatives à la structuration de l’État. Il nous semble néanmoins que ces travaux ont laissé de côté la question de la supposée répudiation des principes de Cantillon et avec elle, celle de la représentation de la circulation des richesses et plus incidemment celle de de la population.
Pour en juger, nous reviendrons sur les liens qui unissent Cantillon à Quesnay quant à la représentation de la circulation des richesses en suggérant qu’ils ont dû être médiatisés par Mirabeau. Nous rappelons que Cantillon propose deux modèles de circulation à partir d’une économie réelle fermée qu’il complexifie ensuite en intégrant la dimension monétaire et internationale (I). Nous montrons que L’Ami des hommes propose une réinterprétation d’un de ces modèles – le modèle général et territorialisé – (II). Quesnay de son côté s’inspire essentiellement du second modèle – le modèle de synthèse – (III). Au regard de la teneur des écrits de Quesnay en 1757, il nous semble que le marquis a dû parvenir à convertir le médecin de Madame de Pompadour à la nécessité de représenter la circulation des richesses en s’inspirant de l’écrit du financier irlandais. Nous concluons en suggérant que la conversion de Quesnay ne fut pas immédiate. Elle prit près d’un an avant que ce dernier ne centre son analyse sur la circulation intérieure des richesses et ne produise le Tableau à la fin de l’année 1758.
I. Les modèles de circulation des richesses dans l’Essai
sur la nature du commerce en général de Cantillon
Comme le rappelle Antoin Murphy (1997, p. 187), l’Essai sur la nature du commerce en général est composé de différents moments : d’une description d’une économie réelle et fermée (Livre I), d’une superposition ensuite d’un système monétaire (Livre II) et du traitement du commerce extérieur et 19du change (Livre III). Ces distinctions permettent de clarifier les modèles de circulation proposés par Cantillon et de faire apparaître que ce dernier expose deux représentations fondamentales de la circulation des richesses en économie réelle – une générale (1) et une synthétique (2) –8. Cantillon y ajoute ensuite la dimension monétaire et l’ouverture internationale (3).
I.1. Le modèle général et spatialisé
de la circulation des richesses
Dans la première partie de son Essai, Cantillon propose d’abord un modèle général de circulation des richesses réelles et de structuration économique d’un territoire.
Il commence par évoquer l’origine des richesses – et donc celle des flux de circulation – soulignant que « la terre est la source ou la matière d’où l’on tire la richesse ; le travail de l’homme est la forme qui la produit : et la richesse en elle-même n’est autre chose que la nourriture, les commodités et les agréments de la vie » (1755, p. 1). Sur ces constats, il propose à la fois un modèle d’histoire conjecturale et un modèle géographique de structuration des sociétés à partir de l’hypothèse d’une répartition inégalitaire des terres (1755, p. 2)9 et de l’existence d’« un surplus du produit » de celles-ci, approprié par les propriétaires fonciers (1755, p. 4)10.
Les richesses réelles circulent selon deux flux. Un premier flux s’opère suite à l’échange de subsistances brutes contre des produits manufacturés. Le second flux est un transfert de subsistances contre un droit d’usage de la terre11. Selon Cantillon, ces deux flux de circulation de richesses 20réelles contribuent à structurer le territoire national du village jusqu’à la ville capitale.
En effet, les fermiers et laboureurs vivant du produit de leurs terres, résideraient en un village situé au centre du finage dont la superficie serait limitée par la distance qu’ils pourraient parcourir sans que cela nuisent trop à leurs travaux (Dockès, 1969, p. 235). Ils y séjourneraient avec quelques artisans nécessaires aux activités agricoles (1755, p. 3-4). La population des villages serait fonction de la fertilité des terres et du travail qu’exige la culture. Elle dépendrait aussi de la résidence des propriétaires terriens, laquelle serait favorable à l’accroissement de la population locale puisque les richesses de ces derniers seraient consommées sur place. Ils y attireraient un certain nombre de professions – domestiques, artisans, cabaretiers pour ne citer qu’eux – (1755, p. 5).
L’établissement dans certains de ces villages d’un marché hebdomadaire ou bi-hebdomadaire, érigé « par le crédit de quelque propriétaire ou seigneur en cour » serait de nature à encourager « plusieurs petits entrepreneurs et marchands de s’établir dans ce lieu » et à faire émerger des bourgs. Le marché drainerait ainsi les subsistances des villages alentours, lesquelles seraient convoyées directement par les laboureurs12 qui y achèteraient en retour les marchandises manufacturées dont ils auraient besoin. Ces bourgs bénéficieraient des approvisionnements alimentaires locaux qui pourraient aussi être achetés par des marchands pour les convoyer ensuite vers des villes plus importantes d’où ils ramèneraient en contrepartie « du fer, du sel, du sucre et d’autres marchandises, qu’on vend, les jours de marché, aux habitants des villages » (1755, p. 6). Les bourgs regrouperaient aussi de petits artisans, – serruriers, menuisiers et autres –, chargés de satisfaire les besoins des villageois venus des alentours (1755, p. 6).
Émergeraient ensuite des villes liées au séjour d’un prince ou d’un seigneur. S’y aggloméreraient « des marchands, artisans et gens de toutes sortes de professions que la résidence de ces seigneurs attirera[it] en ce 21lieu » (1755, p. 8). Ainsi, « la grandeur d’une ville est naturellement proportionnée au nombre des propriétaires des terres, qui y résident, ou plutôt au produit des terres qui leur appartiennent, en rabattant les frais du transport à ceux dont les terres en sont les plus éloignées, et la part qu’ils sont obligés de fournir au roi ou à l’État, qui doit ordinairement être consommée dans la capitale » (1755, p. 9).
Sur un principe similaire se constitueraient les villes capitales « avec cette différence, que les plus gros propriétaires des terres de tout l’État (…), le roi ou le gouvernement suprême y fait sa demeure, et y dépense les revenus de l’État ; que les cours de justice en dernier ressort y résident » (1755, p. 9-10). Ces villes capitales seraient approvisionnées en subsistances par les laboureurs de la zone proche, par les marchands allant commercer dans les villes et bourgs alentours et par les redevances perçues directement par les propriétaires.
Tel est le premier modèle de circulation des richesses décrivant à la fois une circulation horizontale (entre les catégories de population au sein des villages, bourgs, villes et capitale) et une circulation verticale des richesses réelles (entre les villages, les bourgs, les villes et les capitales).
Dans sa description Cantillon donne finalement un fondement naturel à l’organisation des approvisionnements urbains structurés par la police d’Ancien Régime drainant les subsistances jusqu’à la ville capitale. Il légitime également l’ordre féodal en spatialisant les hiérarchies qui découlent des redevances perçues. Il fait enfin reposer la structuration du territoire sur la fertilité des terres et sur les coûts de transports expliquant que les villes les plus importantes soient situées sur des voies navigables du fait des moindres coûts du fret. Il associe ainsi un déterminisme géographique avec une explication plus aléatoire du développement des villes qui dépend du bon vouloir de certains propriétaires et de l’imitation de leur choix de lieu de résidence. Ce modèle de circulation économique donne finalement corps à un État monarchique hiérarchisé drainant les subsistances depuis les campagnes jusqu’à la capitale13.
22I.2. Le modèle de synthèse de la circulation des richesses
et l’équilibre ville-campagne
À ce modèle spatialisé tenant compte des hiérarchies urbaines, s’ajoute un second modèle de circulation des richesses faisant le bilan de la circulation des richesses entre la campagne et la ville pour en représenter les équilibres. Il est fondé sur les deux types d’échanges réels que nous avons rappelés précédemment.
Cantillon suppose que le produit brut des fermiers sert pour un tiers aux frais et au maintien de leurs assistants, pour un tiers au paiement des redevances des propriétaires fonciers habitant en ville. Le tiers restant constitue leur profit. Sur celui-ci, la première moitié (soit un sixième du total) revient en ville en contrepartie des paiements des biens manufacturés que les fermiers consomment. La seconde moitié est versée aux autres habitants des campagnes (sans doute aux artisans qui s’y trouvent) (1755, p. 26). Il existe ainsi une balance équilibrée entre la ville et la campagne puisqu’au final la campagne reverserait à la ville la moitié du produit des terres. La population, se réglant sur les niveaux de subsistances comme « les souris dans une grange », serait répartie également entre ces deux zones géographiques.
Dans ce chapitre xii du Livre I, Cantillon précise les caractéristiques de la structure sociale qu’il décrit. À ses yeux, « il n’y a que le prince et les propriétaires des terres, qui vivent dans l’indépendance ; tous les autres ordres et tous les habitants sont à gages ou sont entrepreneurs » (1755, p. 25). Dans sa représentation de la structure sociale, émergeraient, outre la différence ville-campagne, trois catégories sociales : les propriétaires, les entrepreneurs et les travailleurs à gage. Les propriétaires y joueraient un rôle clé. Laissant aux fermiers la possibilité d’exploiter leurs terres, ils permettraient que « tous les habitants de l’État subsistent du produit de la terre qui est cultivée pour l[eur] compte, mais aussi [à leur] dépens » (1755, p. 26).
23I.3. Économie monétaire, ouverture internationale
et complexifications du modèle
Comme nous l’avions indiqué, Cantillon raisonne d’abord en réel. Il superpose ensuite des relations monétaires14.
Dans la circulation réelle, seuls les plus grands propriétaires pouvaient vivre dans les villes ou dans les villes capitales car, contrairement aux propriétaires plus modestes, les coûts de transport des denrées ne grevaient pas trop le niveau de leurs redevances15. Avec l’introduction de la monnaie, les richesses peuvent circuler plus facilement, à moindre coût. Les redevances ne sont désormais plus perçues en nature mais en argent, permettant de limiter les coûts de transport subis par les propriétaires, lesquels peuvent désormais plus facilement s’installer dans les grandes villes. Consommant en ville, ils perturbent les équilibres qui auraient prévalu en économie réelle16. Suite à l’introduction de la monnaie, le cours naturel de la circulation réelle est de ce fait transformé.
Une deuxième cause de perturbation se fait jour suite à l’établissement de prix monétaires. Ceux-ci sont partiellement déterminés par les quantités d’argent présentes localement ce qui a pour conséquence l’instauration d’un rapport d’échange défavorable aux campagnes et favorable aux villes (1755, p. 68 et sqq. ; Dockès, 1968, p. 247-248). Ce ne sont désormais plus seulement la valeur intrinsèque des marchandises et les niveaux d’offre et de demande qui déterminent les rapports d’échange. Ce sont aussi les quantités et la vitesse de la monnaie en circulation. Les prix des denrées urbaines sont, en effet, renchéris par la plus grande quantité de monnaie qui se trouve dans les villes17. L’inverse 24se produit dans les campagnes. Dès lors, les habitants des campagnes doivent payer davantage et transférer davantage de leurs richesses réelles vers les villes pour obtenir la même quantité de biens manufacturés. De ce fait, la circulation est une nouvelle fois déséquilibrée au profit des villes engendrant une déformation de la structuration des territoires et de la répartition de la population par rapport à celles qui prévalaient en économie réelle.
Dans sa description de la circulation des richesses, Cantillon évoque, dans un dernier moment, le commerce international (1755, p. 125 et sqq.). L’existence de frontières ou de droit de douanes élevés, s’ajoutant aux coûts de transport peuvent expliquer le fait que les économies nationales ne commercent pas les unes avec les autres (Dockès, 1968, p. 252). Dans le cas contraire, Cantillon souligne que les quantités d’argent localisées dans les différents pays peuvent engendrer des rapports d’échanges inégaux expliquant que certaines nations pourraient gagner davantage à l’échange que d’autres (Dockès, 1968, p. 253).
Pour ces raisons, Cantillon se fait favorable à l’exportation des produits manufacturés pour renforcer la puissance de l’État (1755, p. 129). Celle-ci permet en effet de drainer en contrepartie des subsistances et plus essentiellement de l’argent.
II. Le modèle de circulation de Mirabeau :
une traduction libre du modèle général
de circulation des richesses de Cantillon
Dès l’avertissement de L’Ami des Hommes, Mirabeau affirme qu’il entreprit son ouvrage « d’abord dans la forme d’un Commentaire libre sur un Ouvrage excellent [celui de Cantillon], qu[’il] possédoi[t] alors en manuscrit, et qu’[il] vouloi[t] donner au Public18 ». Ce commentaire 25libre s’inspire de ce que nous avons appelé le modèle général et spatialisé de Cantillon. Mirabeau propose un tableau19 physique de la circulation auquel il associe ensuite une dimension morale (1). Sa réinterprétation du modèle de Cantillon se fait à partir d’un projet de revivification du royaume (2).
II.1. Le Tableau physique et moral de la circulation
Le modèle de circulation de Mirabeau est sensiblement différent de celui de Cantillon. S’il s’inspire du modèle général et spatialisé de la circulation des richesses, le marquis en propose une simplification. Il n’introduit pas la question des prix, pas plus que celle des valeurs intrinsèques ou de la monnaie, même s’il a dû percevoir dans l’analyse de Cantillon que l’argent perturbait la circulation normale des richesses et qu’il donnait un avantage aux villes. Dans L’Ami des hommes, Mirabeau fait, en effet, de l’argent et du luxe les grands perturbateurs économiques et moraux des sociétés, en ce qu’ils favorisent l’égoïsme, la cupidité et le développement des villes. Faisant écho à Cantillon, il écrit :
Les hameaux et les villages sont l’habitation des cultivateurs des champs, et de ceux d’entre les propriétaires qui sont obligés de les faire valoir eux-mêmes. Les bourgs sont d’une part des villages, dont le territoire est plus considérable, de l’autre, ils sont le séjour des petits propriétaires qui peuvent s’écarter de leurs fonds, et qui en ont assez pour que la rente que leur en fait l’entrepreneur ou fermier, les fasse subsister dans le voisinage ; comme ils sont aussi l’entrepôt du troc intérieur du canton et de l’échange du superflu avec le nécessaire, qui est l’âme de la société. Les villes sont de gros bourgs, séjour de l’espece des propriétaires qui sont encore plus dans l’indépendance que les premiers, qui se rassemblent pour le plaisir ou pour les affaires. Les villes sont aussi le séjour des Tribunaux de Justice, et de tous les entrepreneurs de détail, qui sont employés à fournir les nécessités et commodités aux habitans et aux étrangers que de semblables motifs plus passagers attirent à cette espece de rendés-vous. Les Capitales enfin sont le séjour du Prince, des grands propriétaires qu’attirent la faveur et les emplois dans le gouvernement. Elles le sont des grands Tribunaux, des arts, de la magnificence, du superflu. (1756, p. 4)
26Comme Cantillon, Mirabeau part du postulat selon lequel les propriétés foncières sont inégalement réparties. Mais ce n’est pas la conquête qui explique cette inégalité des possessions ; ce sont les lois20. L’instauration de la propriété a en effet pour fonction d’assurer la paix sociale. Sur ces fondements, Mirabeau présente un modèle de circulation en identifiant la société à un corps qui ne peut subsister sans les aliments obtenus par le travail de la terre.
Par une première modalité de l’échange, celui du superflu contre le nécessaire, une partie des subsistances est drainée depuis les campagnes jusqu’aux villes, en contrepartie de biens de consommation de luxe21. Dans cette description de la circulation matérielle, les commerçants n’interviennent pas réellement. Les artisans produisant des outils ou des biens de production n’existent plus non plus. Seuls ceux qui produisent des superfluités et du luxe sont identifiés.
À côté de cette première modalité, Mirabeau décrit un échange « moral » entre les producteurs agricoles et les propriétaires fonciers qui se présente comme un échange de biens de subsistances contre une garantie de protection, mais aussi contre la diffusion de principes moraux. La rente a ainsi une double contrepartie, partiellement dissociée de la fertilité des terres.
L’Ami des Hommes associe en effet sociabilité et vertus d’une part, cupidité, égoïsme et vices d’autre part. Pour faire face aux vices, Mirabeau est favorable à une administration de la justice susceptible d’établir le bon ordre et de permettre à la sociabilité de triompher. Si le roi, semblable au bon pasteur, et les propriétaires terriens sont les garants de l’ordre moral ; les fermiers et laboureurs le sont de l’ordre physique.
Mirabeau propose donc une circulation des richesses dissemblable de celle Cantillon. Son modèle suppose implicitement une hiérarchie 27urbaine singulière. Les bourgs seraient situés aux périphéries du territoire national et la taille des villes croîtrait à mesure que l’on se rapprocherait de son centre. Les territoires périphériques seraient en effet considérés comme moins fertiles, car moins régis par les principes moraux émanant de la capitale et de l’autorité royale, mais aussi parce qu’ils sont moins peuplés par de riches propriétaires. Cela expliquerait la métaphore arboricole utilisée par Mirabeau (notamment 1756, II, p. 7-9). Les extrémités des branches du Royaume seraient relativement fines et grossiraient à mesure que l’on se rapprocherait de son centre. Indirectement, les terres seraient fertilisées par des principes moraux provenant du centre du royaume et diffusés par le roi (1756, II, p. 11).
II.2. Le bon ordre et la bonne circulation
pour assurer la régénération du royaume
Derrière ces modèles de circulation se cache l’objectif essentiel de Mirabeau qui est de proposer un plan de revivification du royaume. Celui-ci passe par le rétablissement de la bonne circulation et du bon ordre afin d’accroître la population.
Cette revivification doit être à la fois physique et morale. Elle doit contribuer à la stimulation des productions agricoles et permettre aux propriétaires fonciers, identifiés à la noblesse, de diffuser des principes moraux et d’administrer la justice. Or, pour Mirabeau, ceci n’est possible que si les nobles revenaient sur leurs terres. Éloignés d’elles, ils n’y administreraient plus la justice et n’y consommeraient plus, ce qui nuirait au développement local. Leurs consommations somptuaires en ville contrarieraient en outre le développement de l’agriculture et contribueraient à la diffusion du luxe et, par ce biais, des vices. Dans la perspective initiée par Cantillon, la nature des dépenses des propriétaires terriens est de ce fait centrale. D’elle dépend le devenir du corps social (Sur cette question nous renvoyons à Kwass, 2004, p. 197 et sqq.).
Le rétablissement de la bonne circulation des richesses est lié au projet politique initial de Mirabeau. Le marquis est, en effet, un utopiste féodal (Loménie, 1879, II, p. 1). Dès 1747, il fait paraître un Testament politique. En 1750, il publie un Mémoire sur l’Utilité des États provinciaux défendant l’autonomie administrative contre l’unité monarchique et valorisant les pays d’états ayant conservé leurs assemblées périodiques chargées de voter et de répartir l’impôt (pour davantage de détails voir 28Loménie, 1879, II, p. 105 et sqq.). Ce mémoire sera ensuite republié dans l’édition de L’Ami des Hommes de 1758, preuve qu’il constituait l’objectif politique essentiel de Mirabeau à cette époque22 et que le marquis ne fut pas encore converti au despotisme légal.
Outre cette valorisation des pays d’états, Mirabeau se fait constamment favorable au retour des seigneurs propriétaires fonciers sur leurs terres. C’est, à ses yeux, le moyen de favoriser l’agriculture, soit par leurs supervisions, soit par leurs dépenses effectuées à un niveau local. C’est également le moyen de garantir la bonne administration provinciale. Les nobles se présentent en effet comme les relais locaux du monarque devenu un roi « pasteur » (Foucault, 2004). Ils l’assisteraient dans sa mission morale visant à irradier le royaume de sa justice et à favoriser les échanges en encourageant la construction de routes et canaux et en promouvant la liberté de commerce. Les obstacles mis à la liberté du commerce intérieur compromettraient en effet le développement du corps physique de la nation puisqu’ils limiteraient la circulation de marchandises et plus précisément celle des marchandises agricoles.
Inspiré par Cantillon, Mirabeau présente bien une géographie de la production et de l’échange au niveau national. Mais celle-ci a une nature spécifique, davantage normative et liée à un projet politique. Elle a en outre vocation à favoriser l’accroissement de la population. La population est à la fois l’objectif de la bonne circulation, mais aussi le critère permettant de juger de son effectivité. Comme son sous-titre l’atteste, L’Ami des Hommes se présente explicitement comme un Traité de la population. La population y est présentée comme la finalité du projet de la Divinité, et par extension comme celle de tout bon gouvernement (1756, Avertissement, p. iv). C’est ce souci populationniste qui conduit le marquis à aborder la question des subsistances dont la croissance ne pourrait advenir que suite à l’extension des travaux agricoles (1756, p. 3-4). L’idée d’un enchaînement mono-causal population – production est donc moins nette dans L’Ami des Hommes que ce qu’en disait Mirabeau dans la narration de sa conversion. Il est néanmoins vrai que la production de subsistances dépend essentiellement du travail de l’homme et non, comme ce le sera plus tard chez Quesnay, de l’unique fécondité des terres.
29Mirabeau vise enfin à légitimer la spécialisation manufacturière du Royaume de France. L’importation de denrées alimentaires en contrepartie de biens manufacturés favoriserait l’accroissement de la population. Comme Cantillon, Mirabeau est donc favorable à un mouvement centripète des subsistances. Celles-ci doivent converger vers les villes puis vers la ville capitale en contrepartie de biens manufacturés ou de principes moraux23.
III. La progressive et timide prise en considération
de la circulation dans les écrits économiques
de Quesnay antérieurs au Tableau Économique
Avant 1757, la réflexion de Quesnay consiste surtout dans l’étude des comptabilités agricoles et dans celle relative à l’émergence du bon prix suite à l’avènement de la liberté des échanges internationaux des blés (1). L’intérêt pour la circulation reste timide, même si ponctuellement Quesnay fait référence dans Grains au modèle général de Cantillon (2). Dans Impôts, l’influence de Cantillon se fait davantage sentir à travers cette fois-ci l’utilisation du modèle de synthèse (3). Néanmoins, à cette période, l’objet essentiel de la réflexion de Quesnay reste le déversement des grains à l’extérieur du royaume.
III.1. Fermiers, les comptabilités agricoles,
le bon prix et le déversement des grains
Si l’on se fonde sur l’article Fermiers, les principes économiques de Quesnay, antérieurs à sa rencontre avec Mirabeau, n’ont pas pour vocation première de décrire la circulation intérieure des richesses. Certes, Quesnay a dû s’inspirer, sous certains aspects, des analyses de Cantillon, en faisant apparaître la figure d’un entrepreneur agricole – le fermier. Néanmoins, il n’insiste pas sur la circulation intérieure des richesses et ne cherche pas non plus à décrire les relations économiques au sein du royaume agricole.
30Il est vrai que dans Fermiers, Quesnay met l’accent sur un détournement de richesses favorable aux villes. Celui-ci est généré par la police des grains d’Ancien Régime responsable, à ses yeux, des faibles prix des grains sur les marchés urbains engendrant, outre l’appauvrissement des campagnes, l’appauvrissement général (1756, p. 535). Les impositions arbitraires touchant particulièrement les campagnes, tout comme le risque d’enrôlement des enfants de fermiers dans la milice, sont également les causes d’un exode rural et d’un déséquilibre entre villes et campagnes (1756, p. 537). Ceci amène Quesnay à critiquer, à l’instar de Mirabeau, le luxe et à le rendre responsable du déclin économique national pour conclure qu’« il faut éloigner les causes qui font abandonner les campagnes, qui rassemblent et retiennent les richesses dans les grandes villes » (1756, p. 538). C’est la raison pour laquelle il est favorable à la liberté de commerce et plus particulièrement à la liberté du commerce extérieur.
La problématique principale de Quesnay est en effet de mettre en exergue la grande culture contre la petite culture et de justifier la liberté de commerce des grains à partir de l’idée que celle-ci fera émerger le bon prix des grains : prix qui est à la fois un prix incitant la production mais surtout, comme il l’évoquera dans Grains, un prix stable qui, sur une moyenne de cinq ans, est favorable au fermier sans léser le consommateur (Charles, 1998). L’avènement de ce bon prix permet la constitution d’avances plus importantes qui favorisent le développement de la grande culture, les productions agricoles et la puissance du royaume. Dans Fermiers, Quesnay n’utilise donc pas véritablement de modèle de circulation intérieure. C’est uniquement le débit des grains à l’étranger et la généralisation d’un prix équivalent à 18 livres le setier qui revivifiera l’agriculture française (1756, p. 536).
Quesnay y défend un modèle de déversement des grains qui s’oppose aux propositions de Cantillon et de Mirabeau favorables à l’importation de subsistances. Ce premier écrit participe aux propositions de réforme économique du royaume déjà initiées par les partisans de la science du commerce24. La singularité de Quesnay réside à la fois dans la mise en 31exergue du rôle du fermier (et non du commerçant) à partir de l’étude des comptabilités agricoles et dans la valorisation de la liberté du commerce international.
III.2. Grains et le progressif mais timide intérêt
porté à la circulation intérieure des richesses
Dans Grains, Quesnay cherche toujours à justifier la centralité de la grande culture et à condamner l’agriculture de subsistance. Pour lui, l’agriculture du royaume doit pouvoir dégager un surplus et participer ainsi au renouvellement et à l’augmentation des richesses de la nation (1757, p. 821). C’est pour justifier cette nécessaire création de surplus que Quesnay est amené à mettre timidement l’accent sur la circulation intérieure des richesses et sur le rôle joué par les dépenses que ce surplus pourrait générer. Il se réfère alors à … Cantillon, ce qui pourrait laisser penser qu’il fut initié par Mirabeau :
Les revenus du roi, du clergé, des propriétaires, les gains du fermier & de ceux qu’il employe, tournent en dépenses, qui se distribuent à tous les autres états & à toutes les autres professions. Un auteur25 a reconnu ces vérités fondamentales lorsqu’il dit : “que l’assemblage de plusieurs riches propriétaires de terres qui résident dans un même lieu, suffit pour former ce qu’on appelle une ville, où les marchands, les fabriquans, les artisans, les ouvriers, les domestiques se rassemblent, à proportion des revenus que les propriétaires y dépensent : auquel cas la grandeur d’une ville est naturellement proportionnée au nombre des propriétaires des terres, ou plûtôt au produit des terres qui leur appartiennent. Une ville capitale se forme de la même maniere qu’une ville de province ; avec cette différence que les gros propriétaires de tout l’état résident dans la capitale”. (1757, p. 821).
Ici Quesnay fait explicitement – mais aussi très librement – référence à ce que nous avons appelé le modèle général et territorialisé de Cantillon pour mettre l’accent sur le rôle des dépenses des propriétaires et donc aussi sur l’importance de leurs revenus dans la constitution des villes et l’accroissement de la population.
32Néanmoins, la référence au modèle général de Cantillon n’amène pas véritablement Quesnay à mettre l’accent sur la circulation spatialisée des richesses mais à monter que les surplus de l’agriculture sont à la source d’un cercle vertueux. Ainsi, « ce sont les grands revenus qui procurent les grandes dépenses, ce sont les grandes dépenses qui augmentent la population, parce qu’elles étendent le commerce et les travaux, et qu’elles procurent des gains à un grand nombre d’hommes » (1757, p. 817). Abondance et bon prix (cherté) permettront la génération de revenus agricoles élevés, favorables aux dépenses et au développement du royaume.
La population n’est alors effectivement que la conséquence des grands revenus et des grandes dépenses. Or, ceux-ci ne pourront augmenter que grâce à une certaine cherté des grains permise par la liberté du commerce qui établira le bon prix des grains favorable à l’intérêt général (Charles, 1998). La mobilisation du modèle de Cantillon permet ainsi à Quesnay de mettre l’accent sur le rôle joué par les dépenses et non plus uniquement, comme dans Fermiers, sur les seuls effets générés par des avances plus élevées.
Quesnay apparaît également influencé par Cantillon quant à l’origine des richesses, ce qui amène à nuancer la mono-causalité du lien richesse-population qu’il exposait préalablement. La fertilité inhérente uniquement des terres n’apparaît pas encore nettement. Pour Quesnay, « les revenus sont le produit des terres et des hommes. Sans le travail des hommes, les terres n’ont aucune valeur » (Quesnay, 1757, p. 821).
Cantillon permet donc à Quesnay de mettre à l’honneur le rôle des dépenses. Pour autant, Quesnay ne reprend pas véritablement le modèle général de circulation de Cantillon. Il n’est pas intéressé par sa dimension géographique. Il lui préfère en réalité le modèle de synthèse qu’il expose dans Impôts. Celui-ci lui permet en effet de mieux souligner le rôle des dépenses dans la production de richesses.
III.3. Impôts ou la réinterprétation
du modèle de synthèse de Cantillon
Le début de l’article Impôts se présente comme un exposé libre du modèle de synthèse de Cantillon (2005, p. 218-220).
La réflexion sur la question fiscale amène tout d’abord Quesnay à distinguer quatre classes de richesses ou de revenus regroupant l’ensemble des richesses annuelles d’une nation : « les revenus des biens fonds », « les 33richesses qui restituent les frais ou les dépenses employées à faire naître les revenus », « les richesses que produisent les travaux d’industrie », et enfin les rentes de constitution ou d’intérêt d’argent, les loyers de maisons ou d’autres immeubles et les effets dont les propriétaires tirent des revenus (Quesnay, 2005, p. 216). Rapidement, Quesnay se désintéresse de la dernière classe de revenu en suggérant que les richesses pécuniaires ne sont pas des richesses réelles26.
À cette partition de la société en classes de richesses ou de revenus, il surajoute la prise en compte des dépenses, et s’inspire alors fortement du modèle de synthèse de Cantillon. Les classes sont désormais à la fois des classes de revenus mais également des classes caractérisées par la nature des dépenses de leurs membres.
Quesnay distingue ensuite les dépenses selon leur capacité à se reproduire pour exclure du champ de la fiscalité les richesses employées pour la production des revenus. Celles-ci « doivent être regardées comme la semence qui produit les moissons et que l’on doit retirer de la récolte pour ensemencer la terre l’année suivante » (Quesnay, 2005, p. 218). Pour Quesnay, ces dépenses ne peuvent donc pas faire partie du « profit ». Et de préciser qu’
Il en est de même des dépenses que fait le laboureur pour cultiver la terre, ces dépenses qui sont environ égales aux deux tiers du produit de la récolte doivent être rendues au laboureur par la récolte même pour être dépensées de nouveau à la culture de la terre. (Quesnay 2005, p. 218).
La proximité avec Cantillon est ici assez nette jusque dans la reprise des chiffres. Mais contrairement à lui, Quesnay pose que les dépenses du fermier nécessaires à la reproduction sont des avances et ne peuvent être considérées comme un profit.
Le profit apparaît dès lors comme un résidu. Il est la différence entre le produit brut et les dépenses effectuées pour la reproduction. Il n’est plus approprié, comme chez Cantillon, par le fermier. C’est un « profit que l’on retire des biens-fonds », c’est-à-dire un profit des propriétaires (Quesnay, 2005, p. 218).
34Il nous semble que c’est cette notion de « profit des biens-fonds » qui conduit Quesnay à progressivement mettre l’accent sur l’idée que seule la terre est productrice de richesses. Encore faudra-t-il lui trouver une autre désignation que celle trop équivoque de profit. Nous le savons, Quesnay optera dans Grains pour le concept de « produit net » qu’il n’avait pas exposé dans Fermiers. La chose est d’importance car elle renforce l’idée suggérée par les éditeurs des Œuvres de Quesnay qu’Impôts a été rédigé avant Grains (Quesnay, 2005, p. 213). Certes dans Impôts, le terme de « produit net » apparaît, mais uniquement dans les notes qui font référence à l’article Grains, dans lequel le terme apparaît, pour sa part, dans le corps du texte. Ce terme de produit net a d’ailleurs dû être emprunté par Quesnay à Jean-Baptiste Naveau dans son Financier citoyen paru en mars 1757 (Naveau, 1757, I, p. 197, 308).
Quesnay définit ensuite les caractères de la classe des propriétaires à partir de l’origine de leur richesses mais aussi de la nature de leur dépenses pour souligner leur rôle essentiel dans la production de richesses annuelles (Quesnay, 2005, p. 218). Il y ajoute, en outre, une unité fonctionnelle en lui donnant une portée normative : c’est une classe qui ne doit pas travailler mais qui doit consommer. Le sort de l’État en dépend. La fiscalité doit dès lors porter sur les revenus des propriétaires, ce qui marque une inflexion dans sa réflexion sur la question fiscale (Quesnay, 2005, p. 219).
Enfin, Quesnay termine sa réinterprétation du modèle de synthèse de Cantillon en exposant les caractéristiques de la troisième classe pour souligner que ses revenus ne peuvent provenir en réalité que de la terre et que les dépenses de ses membres s’anéantissent (Quesnay 2005, p. 219). Quesnay pointe alors la différence existant entre « les richesses qui font les frais de l’agriculture » et les « richesses d’industrie ». Les premières font naître les revenus alors que « le produit des richesses d’industrie est borné à des ouvrages qui ne valent que la dépense qu’ils exigent » (Quesnay, 2005, 219). Quesnay distingue alors les « richesses primitives et de pur profit » sans cesse renouvelées, des « richesses d’ouvrages de main-d’œuvre » appelées aussi « richesses stériles qui ne peuvent être renouvellées que par les revenus des biens-fond[s] » pour conclure que « les richesses qui entretiennent l’existence d’une nation ne consistent que dans la reproduction perpétuelle » (Quesnay, 2005, p. 220).
35Dans Impôts, Quesnay met donc l’accent sur les nécessaires dépenses des propriétaires de biens-fonds qui permettent la distribution et la reproduction des richesses de l’État. L’accent est ensuite mis sur les interdépendances entre les types de travaux ou d’ouvrages. Les travaux d’industrie ne pourraient advenir sans qu’existent des dépenses préalables. Ils ne se réalisent que grâce aux surplus générés par l’agriculture.
La réflexion autour de la notion de classe prend également forme27. Dans ce qui se présente comme un commentaire du modèle synthétique de Cantillon, Quesnay déterritorialise la circulation des richesses intérieure. Celle-ci se fait désormais entre des catégories définies par la nature de leurs dépenses. Ces classes sont également pensées comme classes de revenus. Elles sont aussi définies par leurs fonctions.
La représentation de la circulation permet pour l’heure à Quesnay de justifier tout l’avantage que retirent les grands États s’ils favorisent les productions de leurs biens-fonds et s’ils délaissent le commerce de trafic et de luxe en recherchant le déversement des productions agricoles vers l’étranger (Quesnay, 2005, p. 221-222). Quesnay est d’ailleurs favorable à des impôts n’affectant ni les laboureurs, ni les négociants, afin de soutenir l’agriculture et le commerce étranger (Quesnay 2005, p. 225). Sa réflexion est encore majoritairement guidée par le souci de démontrer l’opportunité d’une libéralisation du commerce extérieur.
Conclusion : la vraisemblable conversion
de Quesnay par le marquis au cours de l’année 1758
Au cours de l’été 1757, et compte tenu de l’état de la réflexion économique de Quesnay, Mirabeau n’a pu être converti qu’à l’importance des avances et à l’opportunité de la liberté extérieure du commerce des grains. Quesnay, de son côté, a été partiellement converti à Cantillon et à la circulation. C’est d’ailleurs la prise en considération du modèle de synthèse de Cantillon qui l’amène à conceptualiser les classes et le produit net. C’est également elle qui le rend sensible au rôle joué par les dépenses. Quesnay déterritorialisera néanmoins cette circulation en 36faisant disparaître la distinction ville-campagne. Il laissera également de côté la dimension morale de la circulation que proposait Mirabeau, ce qui l’obligera à devoir questionner l’origine de la rente foncière.
Néanmoins, avant 1758, Quesnay reste surtout intéressé par la justification de la libéralisation du commerce extérieur et non réellement par celle de la circulation intérieure des richesses. Cette recherche d’un modèle de circulation internationale apparaît particulièrement au regard de sa Note sur le commerce des grains composée à la fin de l’année 1757 ou au début de l’année 1758 (Quesnay, 2005, p. 325 ; Charles, 2000). Dans ce bref écrit, Quesnay montre que, suite à l’ouverture des frontières, le royaume de France exportera ses richesses agricoles, et plus particulièrement ses blés vers le reste du monde pour attirer l’argent qui permettra d’accroître à la fois les avances puis les productions agricoles et la population. Au regard de ces écrits qui font émerger l’intérêt que portait Quesnay à la question de l’accroissement de la population, il serait donc bien hasardeux de supposer qu’il rompt en juillet 1757 avec le populationnisme mis à l’honneur Mirabeau. Le préambule de l’article « Hommes » nuance d’ailleurs également la chose (Quesnay, 2005, p. 259).
Il semblerait donc que Mirabeau ait cherché – et soit parvenu – à convertir Quesnay au cours de l’année 1758. Le marquis a dû inciter le médecin de Madame de Pompadour à approfondir son modèle de circulation intérieure qu’il ne développe pas encore véritablement en 1757. Quesnay le quitte, en effet, dès les premières pages d’Impôts et ne s’en sert pas véritablement dans Grains. Au regard de la première version du Tableau Économique, il est clair que Quesnay change la focale de ses analyses pour les centrer sur le Royaume agricole, laissant de côté les relations avec l’extérieur. Il a ainsi été amené à quitter à la fois l’étude microéconomique des comptabilités agricoles pour une étude davantage macroéconomique, tout en délaissant la question du commerce international. Autrement dit, Mirabeau semble avoir converti Quesnay quant au cadre d’analyse pertinent, celui d’une économie nationale et fermée. Quesnay cesse alors de se focaliser sur le déversement des grains pour être davantage sensible à la circulation intérieure des richesses, ce qui l’amènera à approfondir sa réinterprétation du modèle de synthèse de Cantillon28.
37Quesnay aurait alors transposé dans le cadre national, les relations qu’il avait mises au jour dans le cadre des comptabilités agricoles ou dans le cadre de l’échange international. Il aurait ainsi conservé le caractère central joué par les avances. De même, et si nous reprenons les analyses de Loïc Charles (2000), l’idée de la fameuse branche du zic-zac qui se trouverait dans sa brève réflexion sur le débit des grains aurait été transposée au modèle de circulation intérieure. Ces deux types d’analyse auraient ainsi été adaptés à un cadre de réflexion proposé par Mirabeau et Cantillon.
Concernant le mode d’exposition des idées, Quesnay semble également avoir été converti par Mirabeau ou plus précisément par l’objectif de ce dernier. Dans L’Ami des Hommes, Mirabeau met souvent en avant son souhait de dépeindre les relations économiques sous forme de tableau et son incapacité à traduire les choses dans un style clair et concis29. Le Tableau économique serait alors la réalisation du souhait de Mirabeau. Il serait la présentation simple des relations économiques nationales et de la circulation intérieure qui expliquerait également le choix des modèles hydraulique et horloger pour représenter le fonctionnement économique (Sur ces modèles nous renvoyons à Charles, 2003).
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1 L’auteur remercie vivement les deux rapporteurs anonymes de la Revue d’histoire de la pensée économique pour les remarques, critiques et suggestions formulées à propos d’une version antérieure de cet article. Elles ont permis d’en améliorer la teneur. L’auteur a pris le parti de ne pas centrer son propos sur les considérations politiques de Mirabeau et de Quesnay et s’est focalisé sur l’analyse de la circulation des richesses. L’auteur reste évidemment seul responsable des manquements de cet article.
2 Sans souci d’exhaustivité, nous citerons Chanier, 1968 ; Longhitano, 1999 ; Loménie, 1879-1891 ; Weulersse, 1910, p. 56, même si ce dernier note que « la conversion ne fut pas achevée en un jour » p. 57.
3 Nous renvoyons à ses biographes notamment Henry, 1989 ; Loménie, 1879-1891.
4 Si l’article Fermiers a été écrit avant la rencontre entre Mirabeau et Quesnay, la rédaction de Grains, qui paraît à la fin de 1757 en serait contemporaine. Grains a pu être écrit au moment ou après cette rencontre. Concernant l’article Impôts, il aurait probablement été écrit en même temps que l’article Grains compte tenu des références croisées. À s’en remettre aux éditeurs des Œuvres de Quesnay, une référence dans Impôts « est suffisamment précise pour qu’on puisse en inférer que tout ou partie de “Impôts” était déjà achevé au moment où Quesnay a déposé l’article “Grains” auprès des éditeurs de l’Encyclopédie ». Et les éditeurs de conclure qu’il « est raisonnable de dater la rédaction initiale de l’article “Impôts” de l’année 1757 au plus tôt avril ou mai, au plus tard septembre ou octobre » (Quesnay, 2005, p. 213). Enfin, et même si la date reste mal déterminée, « la rédaction de “Hommes” se situe dans la seconde moitié de 1757, celle-ci s’étant achevée au plus tôt en octobre 1757 et au plus tard au début de 1758 » (Quesnay, 2005, p. 258).
5 Leigh, 1978, vol. 31, lettre 5 496, p. 72-87.
6 La réponse de Rousseau se fait tarder. Elle intervient le 31 janvier 1767 (Leigh, 1978, vol. 32, lettre 5 695, p. 81-86). Dans la correspondance, Mirabeau se fait de plus en plus pressant, Rousseau de plus en plus tenté, même s’il revendique très souvent son indépendance et ne souhaite rien devoir au marquis en cas d’acceptation de son invitation.
7 La correspondance entre les deux hommes s’interrompt finalement le 12 décembre 1767 après que Rousseau accepta finalement la demande de Mirabeau de pouvoir faire publier sa fameuse lettre de conversion dans les Éphémérides du citoyen. Sur cette question, nous renvoyons à Sonenscher, 2007, p. 239 et sqq.
8 Pour une présentation détaillée du modèle spatial de Cantillon, nous renvoyons à Dockès (1969, p. 234-259, Livre II, Chapitre II) et à Baldner & Conchon (2011, notamment p. 279 et sqq.). Contrairement à ces auteurs, nous distinguons deux modèles de représentation de la circulation (un général et un synthétique) sur lesquels se surimpose la dimension monétaire.
9 L’ensemble du chapitre II de la Première partie est destiné à montrer que l’inégalité de la propriété terrienne est une donnée universelle née essentiellement d’une appropriation originelle fondée sur la violence (1755, p. 3).
10 Non pouvons d’ailleurs y voir une certaine proximité avec le concept de produit net de Quesnay. Le fermier « donne le surplus du produit de la terre aux ordres du propriétaire ; celui-ci en donne une partie aux ordres du prince ou de l’État, ou bien le fermier donnera cette partie directement au prince, en la rabattant au propriétaire » (Cantillon, 1755, p. 4).
11 Dans cette circulation réelle des richesses, les rapports d’échange marchand sont essentiellement déterminés par la valeur intrinsèque des marchandises, et par les niveaux d’offre et de demande de celles-ci (Livre I, ch. x).
12 Un tel modèle a sans doute été inspiré par les principes de la police d’approvisionnement de l’Ancien Régime qu’avait notamment théorisés Nicolas Delamare dans son Traité de la police (1705-1710). Ceux-ci définissaient des zones de production et d’approvisionnement exclusives autour des villes. Sur les modalités d’approvisionnement de la capitale aux xviie et xviiie siècles, nous renvoyons à Abad (2002) et Kaplan (1976, 1984).
13 En effet, de même que « toutes les terres de l’État contribuent plus ou moins à la subsistance des habitants de la capitale », les fermiers travaillent en dernière instance pour le Prince (Cantillon, 1755, p. 10). Pour une explication plus fine de la circulation des denrées fondée sur les prix et les coûts de transports, nous renvoyons à Dockès, p. 243 et sqq.
14 Pour davantage de précisions sur l’analyse monétaire de Cantillon, nous renvoyons à Murphy, 1997, p. 193-198.
15 Encore que, si l’on restait dans la logique de Cantillon, les petits propriétaires dont les terres sont situées à proximité des grandes villes ou des villes capitales pourraient y résider, puisque les coûts de transports seraient plus faibles. Seuls les petits propriétaires des provinces lointaines ne pourraient y résider.
16 Une autre conséquence, que ne souligne pas Cantillon, est que les redevances payées en argent exigent d’avoir accès à la monnaie. Elles nécessitent donc que les fermiers commercialisent leurs denrées établissant d’ailleurs une distorsion dans l’échange. Les fermiers devant se procurer de l’argent peuvent être amenés à baisser leur prix pour avoir davantage accès à l’équivalent général. C’est d’ailleurs ce qui se passait les quelques semaines avant le paiement des rentes annuelles.
17 Cantillon expose en effet une théorie quantitative de la monnaie, même si la croissance des prix n’est pas dans une exacte proportionnalité avec la croissance de la quantité de monnaie.
18 La parution de l’ouvrage de Cantillon, avant que Mirabeau « eusse entrepris la troisième Partie », le « détermina à changer la forme » de son essai, « et à rassembler sous des titres à [lui] des morceaux épars et négligés qu’[il avoit] laissé couler de [sa] plume » (1756, Avertissement, p. vi). La réapparition du manuscrit de Cantillon reste encore une énigme. Depuis les travaux de Murphy (1986, 1997), nous savons que sa publication en 1755 fut l’œuvre de Gournay. Sur la possession du manuscrit de Cantillon par Mirabeau et sur les différentes versions de ce manuscrit, nous renvoyons à la minutieuse enquête entreprise par Van de Berg (2015) dans sa préface à la nouvelle édition de l’Essai de Cantillon.
19 Même s’il n’utilise pas le terme de tableau physique et moral de la circulation, Mirabeau distingue ces deux dimensions. Dans L’Ami des Hommes, il souhaite constamment représenter la réalité sociale sous forme de tableau.
20 Mirabeau suppose que l’homme est un animal sociable, mais étant un animal, il est avide. « Il est avide de tout ; et tandis que la nature d’une part le force à se réunir à son semblable, l’intellect lui fait d’autre part sentir qu’il s’appuie sur son rival, sur l’ennemi naturel de toutes ses prétentions » (1756, I, p. 2). Pour faire cesser les tensions génératrices de crimes, des lois sociales ont été instituées afin de partager les biens et par extension les terres. La propriété a donc un fondement juridique. Son établissement signe le passage à l’état social. Il a néanmoins pour conséquence l’inégalité des fortunes (1756, I, p. 3) et engendre la progressive constitution de l’État.
21 Dans cet échange la place du commerce est réduite aux biens. Il n’existe pas de marché de la terre. « Le commerce est l’échange des nécessités et commodités de la vie, et nullement celui des propriétés » (1756, I, p. 162).
22 Mirabeau composera entre 1758 et 1760 un Traité de la Monarchie corrigé par Quesnay qui valorisera davantage le rôle de l’autorité royale. Voir Longhitano, 1999.
23 Ce mouvement généralisé à l’échange international suppose d’ailleurs que le roi de France ait pour tâche d’irradier le monde des principes vertueux.
24 Les partisans de la science du commerce et du cercle de Gournay s’étaient déjà montrés favorables à une circulation libre des grains à l’intérieur du Royaume. Leurs positions divergeaient quant à la liberté extérieure. Herbert était ainsi favorable une liberté qui serait suspendue dès que les prix intérieurs seraient trop élevés (2012, p. 40, 49, 111). Forbonnais valorisait la politique anglaise de subventions aux exportations des grains (2016, p. 76). Dans Grains, Quesnay critique davantage que dans Fermiers les principes de la science du commerce et notamment leur valorisation de la balance du commerce. Ce raidissement s’explique sans doute par les suites du débat sur la noblesse commerçante. Sur ce débat, nous renvoyons à Depitre, 1913.
25 Cantillon, Essai sur le Commerce, chap. v. vj. (Cette note est celle de Quesnay).
26 « Nous ne parlons pas ici des richesses pécuniaires, elles ne sont pas des richesses annuelles » (Quesnay, 2005, p. 220). Le fait que Quesnay s’inspire de la représentation de l’économie réelle que proposait Cantillon pourrait également expliquer ce choix de passer sous silence le rôle joué par cette quatrième classe de revenu.
27 Sur cette question nous renvoyons à Piguet, 1996.
28 Sur ces questions nous renvoyons à Brewer, 2005, même si Brewer essaie de rechercher les liens existant entre Cantillon et la Formule arithmétique de Quesnay. Il nous semble davantage qu’il faudrait d’abord les chercher avec le Tableau économique dans sa version zic-zac.
29 Par exemple, Mirabeau, 1756, I, p. 1, 4, 97, 117 ; II, p. 23, 56, 57, 59, 67, 140, 204, 216 ; III, p. 69, 180, 191. Mirabeau affirme ainsi que « les écrits ne sont autre chose que le tableau de nos pensées » (II, p. 67). Il écrit aussi : « Remettons-nous devant les yeux le tableau d’un État au point de prospérité où je l’ai conduit tout-à-l’heure » (II, p. 216) ou encore : « La population et la culture de la campagne sont le seul tableau de la prospérité réelle d’un État » (II, p. 180).
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-07355-0
- EAN: 9782406073550
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07355-0.p.0015
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-01-2017
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Cantillon, circulation of wealth, Quesnay, Mirabeau, physiocracy, spatial patterns.