Theodicy and economy Leibniz and the rationale of the world
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2017 – 2, n° 4. varia - Author: Mardellat (Patrick)
- Pages: 179 to 206
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
Théodicée et économie
Leibniz et la raison du monde
Patrick Mardellat1
CLERSE – UMR 8019
Institut d’Études Politiques de Lille
I. LEIBNIZ, L’ESPRIT DU CAPITALISME
ET L’ESPRIT ÉCONOMIQUE
C’est le plus souvent sous les traits caricaturaux du Dr Pangloss que l’ironie grinçante de Voltaire a donné du leibnizianisme, que les économistes rencontrent la philosophie de Leibniz pour s’en distancer. La référence à Pangloss sert à dénoncer l’« angélisme » supposé ou l’optimisme de l’économie mainstream confiante dans les capacités autorégulatrices de la mécanique marchande2. L’apologie du système de marché prêtée à l’économie néoclassique tomberait sous le même coup de la critique acerbe de Voltaire que la doctrine du meilleur des mondes possibles, à 180quoi l’on résume trop facilement le système de Leibniz. La signification et la portée de la philosophie de Leibniz pour la pensée économique sont pourtant beaucoup plus profondes que cela. Les domaines dans lesquels il est possible de voir une influence si ce n’est une contribution indirecte voire directe de Leibniz à la pensée économique sont nombreux. Qu’il suffise ici de lister les points suivants : la théorie de la décision, la théorie de l’escompte du futur (Parmentier, 2008), la théorie des jeux, la théorie de l’assurance et des risques (Rohrbasser, 2007), etc.3 En bien des domaines, Leibniz apparaît comme un précurseur de la théorie du choix rationnel. On peut aussi relever des influences sur des pensées économiques comme celles de Mandeville et de Smith (Gautier, 1993, p. 163 sq. ; Pabst, 2011, p. 116 sq.) ou de Cournot (Robinet, 1981, p. 159-191), pour ne citer que les plus évidentes. Il y a une influence ou tout au moins une parenté qui confine à la « concordance » ou à l’homologie structurale entre le système de Leibniz et la théorie économique (Koslowski, 1987), entendue dans sa définition formelle de science de l’allocation des ressources rares entre des usages alternatifs : cela définit le problème économique comme celui du choix social du meilleur état possible de l’allocation d’un niveau donné de ressources entre individus indépendants entre eux dans leurs choix individuels. Un problème d’optimum, donc. Dans cet ordre d’idées, c’est Jon Elster (1975) qui a été le précurseur et qui est probablement allé le plus loin dans cette direction, parfois de manière un peu imprudente : au centre de sa lecture de la philosophie de Leibniz, à la référence wébérienne évidente qui transparaît dans le titre, Elster affirme « l’analogie formelle entre la rationalité de l’entrepreneur et celle de Dieu, étant tous les deux régis par le souci d’allouer au mieux des ressources rares afin de maximiser un profit. La structure mathématique en question est celle de la maximisation contrainte » (p. 34), ou encore, « (…) une certaine perception du capitalisme naissant est à la racine de la métaphysique leibnizienne » (p. 37). Sans entrer dans une discussion de la thèse d’Elster, il convient tout de même de noter l’imprudence qu’il y a à parler de « profit » à maximiser tant pour l’entrepreneur que pour Dieu, supposant ainsi que la grandeur sur laquelle s’appliquent les deux calculs serait de même nature, ce qu’elle n’est pas, bien entendu. De même, l’idée que Leibniz eut pu « calquer sa notion de Dieu sur celle de l’entrepreneur capitaliste » 181(p. 24), à supposer qu’une telle notion d’entrepreneur capitaliste existât à son époque, ne reçoit pas la moindre preuve convaincante. Certes, Max Weber a pu montrer qu’un « esprit nouveau, justement l’“ esprit du capitalisme [moderne]” » qui animait un « entrepreneur “nouveau style” » (2003, p. 49-50) a dû faire son entrée sur la scène européenne au cours des xviie et xviiie siècles, mais ce que Elster appelle la notion de l’entrepreneur capitaliste n’est ici qu’un idéal-type dont aucun personnage historique de « l’environnement économique » (Elster, p. 24) de Leibniz n’a probablement incarné la figure. Quant à affirmer que la métaphysique leibnizienne s’enracine dans « une certaine perception du capitalisme naissant », même à supposer qu’il s’agit là d’un exemplaire des fameuses petites perceptions dont Leibniz nous a donné la théorie, cela frise au mieux un matérialisme grossier, au pire l’absurde. Dans un ouvrage plus récent (2010) où Elster renouvelle son affirmation d’une analogie entre le choix de Dieu pour le meilleur des mondes possibles et l’entrepreneur rationnel dans la philosophie de Leibniz, il cite à l’appui de celle-ci le texte que je reproduis ici :
On peut donc dire que celui qui agit parfaitement est semblable à un excellent géomètre qui sait trouver les meilleures constructions d’un problème ; à un bon architecte qui ménage sa place et le fonds destiné pour le bâtiment de la manière la plus avantageuse, ne laissant rien de choquant, ou qui soit destitué de la beauté dont il est susceptible ; à un bon père de famille, qui emploie son bien en sorte qu’il n’y ait rien d’inculte ni de stérile ; à un habile machiniste qui fait son effet sur la voie la moins embarrassée qu’on puisse choisir ; à un savant auteur, qui enferme le plus de réalités dans le moins de volume qu’il peut.
Ce texte se trouve au paragraphe 5 du Discours de métaphysique de Leibniz (1988, p. 40). Aucun des exemples pris par Leibniz ne correspond à l’entrepreneur capitaliste ni ne manifeste un quelconque esprit d’entreprise « nouveau style ». Géomètre, architecte, père de famille, ingénieur, romancier font certes face à un problème qui peut se présenter comme un problème d’optimisation, mais aucun d’entre eux n’a les traits spécifiques de l’entrepreneur capitaliste, que l’on pense à la figure wébérienne, schumpetérienne ou encore keynésienne de l’entrepreneur. Il est cependant certain que ce calcul de maximis et minimis (2013 [1710], vol. II, t. 1, p. 580), appelé principe du meilleur par Leibniz dans les Essais de Théodicée, qui recherche le maximum de perfection pour le minimum 182de dépense de ressources rares4 correspond à ce que les économistes nomment la rationalité économique ou à la rationalité instrumentale. Afin de s’en convaincre il suffit de lire les lignes suivantes de Leibniz tirées d’un texte de 1697 (Leibniz, 2001, p. 173) : « Il y a toujours, dans les choses, un principe de détermination, qu’il faut tirer de la considération d’un maximum et d’un minimum, à savoir que le maximum d’effet soit fourni avec un minimum de dépense. »
Faire un choix c’est être déterminé par une raison de choisir, ce n’est pas l’expression d’un libre arbitre ou d’une pure volonté comme Leibniz le critique chez Descartes (sur la priorité accordée par Descartes à la volonté sur la raison, voir Elster, 1975, chap. 2, p. 39-75 ; 1986, p. 123-136) ; faire un choix, c’est pour la volonté suivre sa raison dans le choix, or la seule raison qui se puisse justifier sous contrainte, c’est le choix du meilleur, qui est un choix économique, que Leibniz caractérise aussi par la simplicité des voies ou des moyens. Choisir, c’est donc être économe de ses moyens, et être économe c’est être rationnel. En conséquence de quoi il faut dire qu’être libre c’est choisir par raison, qu’avoir une raison de faire un choix, c’est opter pour le meilleur, que le meilleur est toujours le choix le plus économe de moyens pour le plus de perfection dans le résultat. Tout esprit, qui se définit par la combinaison d’une intelligence et d’une volonté, se définit ainsi par un penchant pour le meilleur : la volonté ne peut pas ne pas vouloir le meilleur, meilleur qui est discerné par la raison. Avec Leibniz il ne s’agit donc pas tant de la formation de l’esprit capitaliste que de la promotion de la raison économique. Mais cette raison économique ne trouve que des applications sporadiques à des problèmes économiques dans l’œuvre de Leibniz5. Cette raison économique s’insère dans le système complet de la philosophie de Leibniz qui est couronné par une Théodicée, c’est-à-dire une théorie de la justice divine, de Theos et dikè, néologisme que l’on doit à Leibniz. Les Essais de Théodicée de Leibniz sont une entreprise 183systématique de conciliation de la toute-puissance de Dieu et de son infinie bonté avec le scandale du mal. Or, pour assurer la cohérence de ces trois propositions, le principe du meilleur ou la raison économique joue un rôle essentiel, ce qui lui donne un statut de « mathématique divine ou de mécanisme métaphysique » : « Par là, on comprend avec admiration comment, dans la formation originelle des choses, Dieu applique une sorte de mathématique divine ou de mécanisme métaphysique, et comment la détermination du maximum y intervient6. »
Le principe du meilleur ou principe économe qui deviendra chez les économistes le principe d’économicité suscite l’admiration de Leibniz7. Pourquoi une telle fascination et tant d’honneur ? Quels sont exactement le rôle et la signification de ce calcul dans le système de Leibniz ? Quelle place tient-il dans sa théodicée ? Se fond-il avec la justice pour plaider la cause de Dieu ? Et, en retour, si la détermination de l’optimum par le calcul économique intervient dans la mathématique divine – à savoir la combinatoire entre les mondes possibles pour le choix du meilleur d’entre tous dans l’entendement de Dieu – qu’est-ce que cela nous apprend de l’extension de la raison économique à la surface du globe ? Le calcul économique des hommes ne serait-il pas un reste de l’image de Dieu dans la lumière innée de notre entendement8 ? Autrement dit, est-ce qu’en se livrant à leurs activités économiques sous le principe du meilleur, les hommes ne contribueraient-ils pas à l’actualisation de la perfection du choix divin ? Le calcul économique ne serait-il pas pour les hommes une manière de participation à l’œuvre de Dieu, une concrétisation de son choix, un accomplissement de la Création ?
Pris à son origine, chez Leibniz, le calcul économique est donc « enchanté », pour recourir à la sémantique wébérienne. Autrement dit, le calcul économique concourt à l’enchantement du monde. Il faut même dire davantage, le calcul économique divin fait exister le monde parce qu’il s’inscrit dans l’amour du monde, et qu’il amène le monde à 184l’existence : ce calcul permet de désigner le meilleur des mondes parmi tous les possibles, qui tous tendent à exister en suivant leur vis ad existentiam selon l’expression de Leibniz qui parle même d’« une prétention à l’existence » (Leibniz, 2001, p. 173), mais seul le meilleur emportera la volonté de Dieu. Sans le meilleur, que seul le calcul économique permet de discerner, tous les mondes possibles seraient dans une relation d’indifférence dans l’entendement de Dieu, indifférence que Leibniz combat, et aucun ne serait digne d’exister car la volonté de Dieu qui tend vers le maximum de bonté ne pourrait suivre la pente de la sagesse vers la solution d’un monde unique, le plus parfait parmi tous les possibles. Toutes les créatures en tant que telles, c’est-à-dire créées par la volonté de Dieu qui est déterminée à choisir le meilleur, dans la mesure de leurs capacités perceptives et/ou affectives sont elles aussi portées au meilleur. Pour les hommes qui font partie des monades intelligentes capable de réflexion, c’est par le calcul économique qu’ils tendent vers le meilleur et participent à cette actualisation des potentialités contenues dans le monde qui a été porté à l’existence par le choix de Dieu. Ainsi, le réel, le monde porté à l’existence résulte-t-il de calculs, d’abord le calcul de Dieu qui est la racine commune de toutes choses, et ensuite les calculs des hommes qui les constituent comme agents économiques. Le réel est donc le calculé, le non-contradictoire, le meilleur parce que l’ensemble des séries de possibilités que contient ce monde n’y entrent pas en contradiction : comme le dit Leibniz, elles sont compossibles. Puisque le rationnel est le calculé sous le principe économique du meilleur ou le calcul de l’optimum, avec Leibniz se profile la réduction du réel à l’économique. Il faut dire que le calcul économique et l’activité qui l’accompagne, comme suite de l’assentiment de la volonté penchant pour le meilleur discerné par ce calcul, est un amour ou une joie du réel. Il ne faut donc pas entendre cette économisation du réel chez Leibniz de manière négative, bien au contraire. Il y a une spiritualité du calcul économique qui n’a jamais été tant mieux défendue que par la philosophie de Leibniz.
Mais comment la raison économique en est-elle alors venue à être identifiée avec la haine du monde, son arraisonnement et sa destruction ? Pourquoi le calcul économique se trouve-t-il aujourd’hui identifié à l’horreur économique, au moins au désenchantement du monde ? Là où le calcul de l’optimum semblait chez Leibniz pouvoir justifier chaque perte par un gain plus grand, chaque inconvénient par une utilité supérieure, 185et que chaque mal « se récompense avec usure dans l’univers » (Leibniz, 1988, p. 68), il semble aujourd’hui que ce même calcul conduise le monde à sa perte et détruise les fondements mêmes de la société des hommes, sans pouvoir espérer un retour supérieur ou une compensation. Le calcul économique, le recours à la rationalité économique se ferait donc en pure perte. Non plus pour réaliser ou actualiser des mondes contenus comme possibles dans ce monde ci, mais destruction de toutes perspectives et donc aussi de tout choix. Comment comprendre que cette valorisation de la raison dont Leibniz a donné le premier le principe et dont l’épanouissement de la société économique et la constitution d’une science économique ont constitué des vecteurs essentiels de diffusion des valeurs, a pu se retourner contre la raison et même contre les valeurs de la rationalité elle-même ? On le voit, la question autour de laquelle s’articulent nos réflexions, s’inscrit dans le vaste ensemble des études de la crise de la rationalité et de l’humanité européenne, dont Max Weber (1904-1905) et Husserl (1954), entre autres, selon des approches et des présupposés différents, ont jeté les bases.
La lecture que je propose ici de ce retournement des valeurs de la raison économique consiste à dissocier l’esprit économique de l’esprit capitaliste. La formation de l’esprit capitaliste pour reprendre les termes de J. Elster apparaît comme une trahison des promesses de l’esprit économique, c’est donc une mauvaise économie qui vient chasser la bonne économie. Ce qu’est l’esprit économique ne se laisse pas comprendre à partir des traits caractéristiques de quelques figures historiques d’entrepreneurs capitalistes prélevés, rassemblés et synthétisés pour constituer un idéal-type ou un concept, mais se déduit du choix de Dieu créant le monde dont on a une idée, seule forme d’une connaissance adéquate (1988 [1686], p. 62). C’est dire que la rationalité économique s’inscrit pleinement dans la délibération divine qui engage non seulement l’entendement et la puissance, mais aussi la volonté. Il convient donc bien de parler d’esprit économique, car il ne s’agit pas de l’intelligence que l’on prête à une machine, d’une intelligence artificielle, mais d’une rationalité qui est toujours enveloppée dans la raison d’un choix. Comme la philosophie de Leibniz nous le fait bien voir et comprendre il n’y a rien de négatif ni de contraire au monde dans le calcul économique, donc dans l’esprit ou la raison économique. Bien au contraire il s’y manifeste un amour du monde qui explique l’optimisme de sa philosophie, qui est plus 186généralement un trait du xviiie siècle : le calcul de l’optimum est la racine de l’optimisme des Lumières (IIe partie). La raison économique des hommes s’inscrit dans l’économie générale de la théodicée, c’est-à-dire que le calcul d’optimum de l’individualisme monadologique prend effet dans l’harmonie préétablie qui constitue l’ontologie donnée de l’économie (IIIe partie) : ce n’est que dans l’ordre du monde préétabli par l’infinie bonté de Dieu que la raison économique participe au dévoilement de ses perfections contribuant au bonheur, soit dans un donné déjà-là. Cet amour divin doit alors être compris comme l’horizon du calcul économique, ce qui lui fournit sa mesure, ce qui l’enveloppe. Mais lorsque le calcul économique est séparé de la raison du monde, qu’il ne s’inscrit plus dans une harmonie préétablie, mais qu’il est lui-même instrumenté pour produire une harmonie et construire une justice, alors on retombe dans le mécanisme cartésien, sans finalité, c’est-à-dire sans la finalité de « l’amour [qui] appartient à la nature de la justice » (Leibniz, 1670-1671, in 1994, p. 104) : le monde devient une machine qui n’a pas de sens, le calcul économique devient une simple technique de rationalisation au service de la seule performance pour lequel il faut convenir d’une mesure unique préalable pour soumettre toutes les actions des monades à une évaluation par le calcul de performance : cette mesure est la monnaie, qui précisément nous fait perdre l’individualité et la pluralité, l’amour et la justice. L’efficacité ne peut plus se fondre avec la justice et le bonheur, elle ne contribue plus à de nouvelles perfections (IVe partie). Dieu peut dans son calcul et son choix créer le meilleur des mondes possibles, qui pour son entendement constitue un système, parce que ce choix est amour ; les hommes ne peuvent pas créer un système complet de l’économie par le calcul économique, ni a fortiori un monde qui soit le meilleur possible.
II. LE CALCUL D’OPTIMUM ET L’OPTIMISME
L’optimisme est un trait caractéristique du siècle des Lumières qui désigne la croyance dans la capacité de l’homme à maîtriser les conditions de son existence au moyen de la raison. On en trouve encore trace chez les économistes jusqu’à la Richesse des Nations, après quoi 187cet optimisme sera éclipsé ou à tout le moins tempéré par les auteurs classiques, avant qu’au xxe siècle les théories de la croissance ne fondent un nouvel optimisme, reposant alors essentiellement sur un rationalisme positiviste et une technophilie sans mesure que l’on voit encore à l’œuvre dans les théories économiques des ressources naturelles et de l’environnement. Le terme d’optimisme est apparu à des fins polémiques précisément pour tempérer la valorisation positive du monde et de la réalité, dans les milieux jésuites. Si l’on en croit Luca Fonnesu (1994), c’est dans le journal Mémoires de Trévoux fondé en 1701 par des jésuites à Trévoux que le terme est apparu pour la première fois sous la plume de Louis-Bertrand Castel à l’occasion précisément d’une recension de la deuxième édition de la Théodicée de Leibniz9. Le néologisme a donc été inventé en vue de présenter de manière critique la thèse de Leibniz dont l’essence du système est dite être « la raison du meilleur ou plus savamment encore, et théologiquement autant que géométriquement, le système de l’optimum, ou l’optimisme. » (Castel, p. 207, cité in Fonnesu, 1994, p. 133). Cet optimisme sera surtout systématisé, simplifié et diffusé par les écrits du disciple de Leibniz, Christian Wolff. L’optimisme prend plusieurs formes et peut désigner plusieurs choses et ce n’est que tardivement qu’il désignera un trait de caractère, mais cela n’est pas notre objet. Ici, l’optimisme est une signature philosophique qui rattache un enseignement – confiance dans la justice de Dieu, confiance dans la raison humaine – à un principe de calcul, le calcul de l’optimum qui renvoie à une disposition universelle de l’esprit, de Dieu comme des hommes ou de toute autre monade douée de raison, qui définit l’esprit économique. L’optimisme se rattache donc au fait que tous les esprits sont économes ou que leur intelligence est économique, ce qui veut dire qu’ils sont portés au choix du meilleur. Pour Dieu le choix porte sur les mondes possibles : puisque d’autres mondes sont possibles qui tous ont une prétention à l’existence (les notions des substances possibles qui se trouvent dans l’entendement de Dieu à l’état de notions et qui tissent le réseau complexe d’un monde possible réalisable sont des existentiables, cf. de Gaudemar, 1994, p. 34), il faut que celui qui existe ait une raison 188d’exister supérieure à tous les autres afin d’apporter une réponse à la question : « Pourquoy il y a plutôt quelque chose que rien ? » (2013 [1714], vol. 1, p. 426). Ce qui existe, ce qui est réel résulte en conséquence d’un choix : au niveau le plus radical, métaphysique, il s’agit du choix de Dieu, « première raison des choses » selon le titre du paragraphe 7 des Essais, qui concentre sa puissance, sa sagesse et sa bonté ; sa volonté ne pouvant que prendre le parti de la raison du meilleur, car « en matière de parfaite sagesse, qui n’est pas moins réglée que les mathématiques, (…) s’il n’y avait pas le meilleur (optimum) parmi tous les mondes possible, Dieu n’en aurait produit aucun. » (2013 [1710] vol. II, t. 1, p. 218) ; à l’intérieur de ce monde, les hommes ne choisissent pas autrement. Le monde, Leibniz le définit comme « toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes » (id., p. 218-219). Cette collection est la meilleure possible parce qu’elle concentre le maximum de réalités et de perfections, et qu’elle enferme ou contient le maximum de potentialités de perfectionnement de cette réalité.
Car ce monde, le meilleur de tous les possibles, n’est pas figé ou donné tel quel une fois pour toute, il contient des possibilités de perfectionnement dans la collection de toutes les choses existantes, Leibniz écrit « que le présent est gros de l’avenir » (2013 [1710] vol. II, t. 2, p. 178), et les actions des monades douées d’intelligence actualisent ces possibles, qui sont des prédicats des choses existantes en choisissant sous le principe du meilleur qui ne souffre aucune exception (2013 [1710] vol. II, t. 1, p. 246). Il n’y pas de différence de nature entre l’entendement des hommes et l’entendement divin, il n’y a qu’une différence de degré, celui de Dieu étant infini alors que l’entendement humain connaît des privations qui l’exposent aux passions, permettant ainsi d’expliquer ses erreurs et ses fautes. Les actions des hommes déterminées par le principe universel du choix – l’intelligence économique – participent donc à l’optimisation de ce meilleur des mondes, s’inscrivant dans le schéma d’une conception dynamique (autre néologisme de Leibniz) de la Création. Comme l’écrit Martine de Gaudemar : « Les créatures, sans le savoir – et la morale les appelle quand elles ont les moyens intellectuels, à le savoir – participent au développement et à la mise en évidence progressive de toute les potentialités de l’univers créé. » (2007, p. 449) Ce développement est de nature progressive, il faut comprendre qu’il y a progrès, idée centrale de la philosophie des Lumières. Les témoignages de Leibniz en ce sens 189sont nombreux et ne laissent pas de doute. Ainsi (2001 [1697], p. 191) : « Pour que la beauté et la perfection universelle des œuvres de Dieu atteignent leur plus haut degré, tout l’univers, il faut le reconnaître, progresse perpétuellement et avec une liberté entière, de sorte qu’il s’avance toujours vers une civilisation supérieure. » (Je souligne, PM).
Le meilleur des mondes possibles, celui qui existe, se parfait donc perpétuellement par l’activité des créatures, dont les intelligentes agissent selon le principe du meilleur, suivant leur intelligence économique. Dans toutes leurs activités, pas seulement économiques, les hommes penchent pour le choix du meilleur, révélant et réalisant le meilleur que ce monde recèle. La réalité du monde s’enrichit ainsi de possibilités qui sont enfermées à titre de prédicats dans la réalité des choses déjà existantes et qui composent la trame de ce monde. À proprement parler ils contribuent ainsi au développement de ce que la réalité des choses enveloppe, à faire exister les possibles en sommeil dans notre monde :
Bien que beaucoup de substances aient déjà atteint une grande perfection, la divisibilité du continu à l’infini fait que toujours demeure dans l’insondable profondeur des choses des éléments qui sommeillent, qu’il faut encore réveiller, développer, améliorer et, si je puis dire, promouvoir à un degré supérieur de culture. C’est pourquoi le progrès ne sera jamais achevé. (Ibid.)
Le calcul de l’optimum qui nous incline à faire le choix du meilleur réalise ce que ce monde a de meilleur, même quand cela nous est caché et que nous ne l’apercevons pas. L’intelligence économique est donc une intelligence de la réalité qui démultiplie en elle les réalités qui y sont contenues à l’état de potentialités pour notre joie et notre jouissance. Ce monde est le meilleur possible parce qu’il contient aussi le plus de possibles actualisables et donc le plus de nouveautés possibles, comme l’affirme justement Deleuze :
le meilleur des mondes (…) ce n’était pas le moins abominable ou le moins laid, mais celui dont le Tout laissait possible une production de nouveauté, une libération de véritables quanta de subjectivité « privée » (…). Le meilleur des mondes n’est pas celui qui reproduit l’éternel, mais celui où se produit le nouveau, celui qui a une capacité de nouveauté, de créativité (1988, p. 107).
À l’appui de cette lecture on peut citer Leibniz lui-même (2001 [1697], p. 179) :
190Et de même que tous les possibles tendent d’un droit égal à exister, en proportion de leur réalité, ainsi tous les poids tendent aussi d’un droit égal à descendre, en proportion de leur gravité ; de même qu’ici se produit le mouvement dans lequel se remarque le maximum de descente des graves, de même le monde qui se réalise est celui qui réalise le maximum de possibles. (Je souligne, PM).
Il est certes question de quantité, puisqu’il s’agit de créer le maximum de réalités et d’existences, mais le meilleur est qualitatif autant que quantitatif, il réside dans la perfection qui est l’objet de notre plaisir. Principe de réalité et principe de plaisir si l’on peut dire ne divorcent pas ici, bien au contraire ils se renforcent, et la médiation entre les deux est en quelque sorte l’intelligence économique. L’action, dont l’activité économique, constitue donc un effort constant en vue d’accroître la réalité qui perfectionne le monde. Par ce perfectionnement du monde, les hommes accroissent la jouissance qu’ils en tirent, ce qui participe à leur félicité comme l’indique la fin des Principes de la nature et de la grâce (2013 [1714], p. 438) : « Ainsi notre bonheur ne consistera jamais, et ne doit point consister dans une pleine jouissance, où il n’y aurait plus rien à désirer, et qui rendrait notre esprit stupide, mais dans un progrès perpétuel à de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections. »
Mais ces nouvelles perfections ne sont pas des créations ex nihilo des hommes. Si elles contribuent bien à l’amélioration de leurs conditions d’existence, il faut bien conserver à l’esprit que pour Leibniz ces nouvelles réalités sont contenues en semence dans la réalité du monde créé par Dieu, en quelque sorte. Autrement dit, il s’agit d’un donné inscrit dans les plis de l’univers créé qu’il convient aux hommes par l’application de leur raison sous le principe du meilleur de déplier10. L’intelligence économique ne s’applique pas à partir d’une table rase : il y a le monde, il y a dans la texture de ce monde toutes les séries infinies des nouvelles perfections possibles. Cela est donné et cette donation remonte à la raison suffisante du monde qui lui est extérieure, Dieu, c’est-à-dire un infini par rapport à toute la suite des choses contingentes qui constituent le tissu du monde : il n’y a pas de totalisation possible du monde sur lui-même, le monde en sa raison s’ouvre sur un infini. Si le principe économique donne au monde la loi de sa raison, il ne permet pas de clore le monde sur lui-même comme un système sans extériorité.
191L’économie et l’organisation politique et juridique de la société doivent créer les conditions optimales à l’actualisation des potentialités qui sont contenues dans les plis de la texture du monde qui a été porté à l’existence par Dieu. Il s’agit par là d’accroître au maximum le Bien commun. Ainsi, « les raisons premières de la justice ou, ce qui est la même chose, les principes du droit doivent être tirés de ce qui est le meilleur au total pour que naisse la plus grande perfection possible de la société toute entière, qui puisse être espérée du moins dans l’état actuel des choses humaines11. »
Ce qui est dit ici du droit vaut pour l’organisation de la société, qu’il s’agisse de la société politique ou de sociétés savantes, comme cela vaut pour l’économie. Leibniz donne un exemple assez poussé d’une réflexion sur l’organisation concrète d’une société, en vue d’une optimisation des conditions d’actualisation des possibilités de perfectionnement des conditions d’existence pour la félicité commune, dans le mémoire sur l’édification d’une société en vue du progrès des arts et des sciences en Allemagne (1983 [1671 ?], p. 530-543)12, qu’il est inutile de développer ici. Mais toute cette efficacité de la raison économique et des préceptes de politique dans les domaines économiques, juridiques, scientifiques, etc. en vue d’accroître la perfection du monde repose in fine sur la présupposition d’un ordre divin du monde à l’actualisation duquel les hommes travaillent. C’est vers ce soubassement ontologique que je me tourne maintenant.
Iii. L’harmonie préétablie :
Une ontologie pour l’économie
Le calcul de l’optimum, qui ne se limite pas à la seule réalité économique, mais que l’on voit à l’œuvre aussi bien dans le droit, les sciences que les arts, contribue à l’actualisation des perfections logées dans le monde. L’efficacité de l’intelligence économique se mesure précisément à l’aune de ce perfectionnement : des mondes hier inconnus et 192insoupçonnés bourgeonnent et sont sortis de leur sommeil où ils étaient depuis la Création, et de nouveaux mondes sont à venir. Le monde le meilleur de tous les possibles doit en fait être compris comme une suite ou une collection de mondes actualisables. Il est le meilleur possible car il comprend le maximum de mondes ou de configurations de mondes à venir. C’est un maximum d’effets, d’effectivités et de réalités. Les hommes sont des agents (monades) de ce déploiement des perfections contenues dans le monde. Du point de vue de l’entendement de Dieu, cela ne fait qu’un monde ou qu’un système du monde ; du point de vue limité de l’entendement humain cela se passe comme s’il y avait plusieurs mondes se côtoyant et se succédant. Dans cette profusion admirable, tous ces mondes sont compossibles, comme si le temps et l’espace – la réceptivité du monde – se dilataient par l’activité des hommes. Ce monde, que Dieu a créé parce qu’il est le meilleur, consent donc à l’activité des hommes, il accueille cette activité en vue de son propre déploiement et perfectionnement. Toutes les actions des monades (qui sont des substances simples et indivisibles), dont les hommes, sont reliées entre elles par une harmonie préétablie et concourent, sans le savoir, si l’on peut employer cette référence smithienne, au perfectionnement du monde, à la réalisation de ses merveilles : cette harmonie préétablie n’est que la « traduction » empirique dans le monde concret de la notion métaphysique de compossibilité entre les notions dans l’entendement divin. Ces notions forment « l’alphabet notionnel », le matériau de la création, selon M. de Gaudemar (1994, p. 38), à partir duquel Dieu en son entendement se livre au calcul de l’optimum. Le maximum de notions compossibles détermine le meilleur possible parmi les mondes contingents : ces notions en parvenant à l’existence par la puissance de Dieu deviennent les substances agissantes dans l’univers. La compossibilité notionnelle se concrétise en harmonie substantielle ou monadique, et donc, puisque toute substance est toujours agissante, en harmonie des actions individuelles, même si nous en avons trop peu de connaissance et que trop de raisons nous en restent cachées (1988, p. 39). Puisque ce monde est celui qui contient le maximum d’êtres et de réalités, c’est aussi celui où il y a le plus d’actions possibles. Or cela ne conduit pas à un éclatement infini ou un chaos, mais constitue un ordre, « le plus grand ordre » (2013 [1714], p. 428) selon l’harmonie préétablie, soit précisément un monde. Le monde, son ordre et sa raison, ne sont pas 193produits par les hommes, mais avec leurs actions ils s’inscrivent dans le plan divin qui se dévoile et se déploie avec le temps :
Car tout est réglé dans les choses une fois pour toutes avec autant d’ordre et de correspondance qu’il est possible, la suprême Sagesse et Bonté ne pouvant agir qu’avec une parfaite harmonie : le présent est gros de l’avenir, le futur se pouvait lire dans le passé, l’éloigné est exprimé dans le prochain. On pourrait connaître la beauté de l’univers dans chaque âme, si l’on pouvait déplier tous ses replis, qui ne se développent sensiblement qu’avec le temps13.
Ce développement ne se fait bien entendu pas sans le concours de l’action des substances et en particulier des monades rationnelles. Par leur action, les hommes accomplissent ce plan divin, réalisent cette harmonie préétablie qui est donnée. Toutes les créations et compositions des arts, les découvertes des sciences et des techniques, les actions publiques, etc. contribuent ainsi à révéler plus clairement cette harmonie universelle, à la porter au jour afin que les hommes puissent s’en apercevoir (Leibniz, 1859-1875, p. 27-63). Pour qui est cette harmonie ? Qui en est le bénéficiaire, si l’on peut dire ? Ou encore, quel est le dessein de ce plan ? S’agit-il seulement d’efficacité ou d’efficience, autrement dit de performance mécanique dans l’univers ? Ne s’agit-il que de perfectionner des mouvements d’horloge ? Le principe du meilleur n’est-il qu’un principe d’efficience ?
Ce qu’il s’agit par là d’interroger, c’est la finalité de l’intelligence économique, du calcul. N’est-il qu’instrumental ? La rationalité économique n’est pas la simple puissance de calcul que l’on peut rencontrer dans une machine, comme celle que Leibniz lui-même avait mise au point : calculer un maximum, maximiser un calcul sous contrainte, optimiser une fonction, ce n’est pas là ce qui définit essentiellement l’intelligence économique. Ces opérations sont celles du calcul, c’est des mathématiques, pas encore de l’économie. D’ailleurs, Leibniz ne s’y trompe pas, il parle de mathématique et la comparaison le plus fréquente qu’il emploie est celle du géomètre ou bien de l’algèbre. Dans ce calcul précisément il n’y a pas encore d’intelligence économique. Lorsque Leibniz emploie le terme d’économie, par exemple en parlant de l’économie du monde ou de la Création, il désigne toujours le résultat, donc la fin de ce calcul qui se manifeste dans le passage à l’existence des notions qui ont été « calculées » ou optimisées, le calcul ne devenant économique que par 194extension en prenant en compte la finalité de ce calcul, qui précisément permet de parler du choix du meilleur. C’est le choix précisément qui est économique, pas le calcul lui-même, calcul qui est intérieur au choix. C’est ainsi que Leibniz parle de « l’admirable économie de ce choix » (o. c.). Or, cette finalité du calcul n’est pas simplement la rationalité ou le rationnel, car la rationalité est par essence dans les notions de l’entendement divin, qui constitue le milieu des vérités éternelles : dans l’entendement divin toutes les notions sont parfaitement distinctes, elles sont donc rationnelles. Le passage à l’existence ne modifie pas l’essence de ce qui est créé, c’est dire que la Création n’ajoute pas de rationalité, ni de cohérence ; rationalité et cohérence (compossibilité) sont déjà présentes dans et entre les notions. Donc le choix ne porte pas sur le rationnel, c’est-à-dire sur le mécanisme ou la mécanique du monde, il convient plutôt de dire que le rationnel est nécessité dans le choix, d’une certaine manière. Le choix porte sur autre chose, la Création vise autre chose. La fin est autre que le mécanisme qui est aveugle, puisqu’une fois créées les substances se développent selon leur puissance qui engendre les prédicats qui sont dans leur notion. Si le choix est économique, si la raison est économique, c’est que quelque chose est visé au-delà de la rationalité instrumentale ou mécanique, qui en manifeste la finalité.
L’hypothèse de l’harmonie préétablie vise précisément à concilier le mécanisme et le finalisme, l’ordre physique et l’ordre métaphysique, ou encore l’ordre de la Nature et celui de la Grâce. Leibniz ne peut pas ignorer le mécanisme cartésien : le règne physique de la nature est soumis aux lois mécaniques des causes efficientes, il n’est plus possible de renoncer à cet acquis de la science moderne. Mais les étants soumis aux lois mécaniques sont contingents, non nécessaires, et le principe de raison suffisante qui doit être en dehors des suites contingentes est ce qui en donne le chiffre, à savoir Dieu. Dieu choisit selon le principe du meilleur, comme nous l’avons vu, mais ce n’est là que le principe du choix ou la règle de calcul. Ou, si l’on veut, ce n’est là encore que la cause formelle. La raison divine ou l’entendement de Dieu ne donne pas le fin mot de la Création du monde, il y faut encore sa volonté. Or la volonté cherche le bien. Leibniz écrit : « La puissance va à l’être, la sagesse ou l’entendement va au vrai, et la volonté va au bien. » (2013 [1710], p. 218). Dans l’entendement divin se trouve l’alphabet notionnel à partir duquel se fait le calcul du meilleur, et la volonté est à l’origine des existences. Dieu crée le monde par bonté : le 195monde créé lui est extérieur. Il s’agit d’une altérité, puisque par sa volonté les notions de son entendement passent à l’existence, hors de l’entendement divin. Le monde n’existe pas simplement parce qu’il satisfait à la règle de calcul, car si l’on tient là une cause efficiente on n’en a pas encore la raison suffisante : il faut encore que dieu veuille créer ce monde. Leibniz est très explicite là-dessus (2001 [1697], p. 183) : « On voit clairement aussi, comment Dieu agit, non pas seulement physiquement, mais encore librement, qu’en lui n’est pas seulement la cause efficiente, mais aussi la fin des choses, et qu’il ne manifeste pas seulement sa grandeur ou puissance dans la machine de l’univers déjà conduite, mais aussi sa bonté ou sagesse dans le plan de la construction. »
Cette réalité mondaine est extérieure à son entendement, et la contemplation de ce monde lui procure une satisfaction : c’est bon. Si le principe du choix est celui du meilleur, la finalité de ce choix est le Bien. Ce Bien, c’est la propre gloire de Dieu. Puisque l’existence des choses est plus parfaite que leur néant : « car quoique le monde ne soit pas métaphysiquement nécessaire, en ce sens que sa non-existence impliquerait contradiction ou absurdité logique, il est cependant physiquement nécessaire ou déterminé, en ce sens que le contraire impliquerait imperfection ou absurdité morale14. »
En créant le monde Dieu accroît sa propre gloire. De cette perfection maximale il se réjouit. En ayant choisi le meilleur dont la perfection va en s’accroissant sans fin, la gloire de Dieu est démultipliée à l’infini, grâce aux monades douées d’esprit qui sont comme des miroirs qui réfléchissent la perfection du monde à travers le bonheur qu’ils éprouvent de cette perfection, ce qui, d’une certaine façon, et cela ne peut se dire que par métaphore, réfléchit en autant de faisceaux lumineux qu’il y a de substances la lumière du monde en un merveilleux tableau pour le regard de Dieu, ou bien fait vibrer l’univers en une harmonie parfaite dont Dieu est l’écoute absolue. Quelques citations sont ici nécessaires :
Toute substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l’univers, qu’elle exprime chacune à sa façon, à peu près comme une ville est diversement représentée selon les différentes situations de celui qui regarde. Ainsi l’univers est en quelque façon multiplié autant de fois qu’il y a de substances, et la gloire de Dieu est redoublée de même par autant de représentations toutes différentes de son ouvrage. (1988, p. 44)
196Et :
(…) ainsi dans la pensée la réflexion est double, en effet puisque tout esprit est une sorte de miroir, l’un sera dans notre esprit, l’autre dans celui d’autrui, et s’il y a plusieurs miroirs, c’est-à-dire s’il y a plusieurs esprits reconnaissant nos biens, la lumière sera plus grande, les miroirs concentrant la lumière non seulement dans l’œil mais aussi entre eux, cet éclat rassemblé constitue la gloire. (1994, p. 103-104)
Ces citations montrent suffisamment que le monde n’est pas produit comme un objet offert à la jouissance par utilité et qui s’userait par cet usage. Dans sa durée il y a comme une majoration de la perfection et de l’excellence du monde par l’action et la pensée des substances qui le composent. Cela signifie que le monde dure comme Création, ce qui peut se dire sur le modèle de la praxis : le monde pris dans son ensemble est une sorte de praxis puisqu’il tend constamment à son propre perfectionnement. Perfectionnement qui augmente la gloire de son auteur. C’est précisément cela qui permet de parler de principe du meilleur et de meilleur des mondes, ce monde est en constante amélioration pour la gloire de Dieu. Si le monde n’était qu’un produit15, un objet d’une poiésis comme il en va avec le démiurge du Timée, le monde ne serait effectivement qu’une belle machine, une merveilleuse horloge, nécessitant des interventions occasionnelles de son fabriquant, pour en garantir la fonctionnalité. Mais là, selon la conception de Leibniz, le monde se déploie dans son existence de manière coextensive à l’acte créateur de Dieu selon la belle harmonie qu’il y a mis. L’acte de Création se parfait lui-même et se continue dans et par les créatures : « Il s’y conserve la même quantité de la force totale et absolue, ou de l’action ; la même quantité de la force respective, ou de la réaction ; la même quantité enfin de la force directive. » (2013 [1714], p. 428)
Ce qui vaut des lois mécaniques de la nature peut aussi se dire de la Création qui conserve la même quantité de force directive, et même créative pourrait-on dire. L’action des monades dans le monde lui renvoie l’image de son excellence et de sa bonté en autant de perspectives qu’il y a de substances, offrant chacune depuis sa situation dans la Création le point de vue qui est le sien, chaque point de vue étant lui-même réfléchi et réfléchissant tous les autres et ainsi de suite à l’infini. Si la création 197est bonne, cela doit s’entendre autant du monde créé que de l’acte de création du monde. Et si les substances réfléchissent dans leurs actions et pensées quelque chose de la perfection de Dieu, c’est qu’elles portent en elles, dans leurs prédicats, trace de Dieu (1988, p. 44) :
toute substance porte en quelque façon le caractère de la sagesse infinie et de la toute-puissance de Dieu, et l’imite autant qu’elle en est susceptible. Car elle exprime, quoique confusément, tout ce qui arrive dans l’univers, passé, présent ou avenir, ce qui a quelque ressemblance à une perception ou connaissance infinie ; et comme toutes les autres substances expriment, celle-ci à leur tour, et s’y accommodent, on peut dire qu’elle étend sa puissance sur les autres à l’imitation de la toute-puissance du Créateur.
Les hommes, en tant qu’ils se définissent par leur intelligence économique, ne sont pas seulement des maximisateurs. Ils ne sont pas de simples producteurs calculant un maximum. Ils sont à l’image de Dieu des agents pratiques qui agissent dans le concours de l’harmonie universelle qu’ils font rayonner pour la gloire de Dieu. Cette intelligence économique est donc une intelligence pratique qui s’inscrit dans une harmonie qui préexiste aux agents qu’ils sont. En raison de perceptions confuses ils ne savent pas toujours que leur activité concourt à ce perfectionnement et à cette majoration de l’harmonie universelle, comme le dit à sa façon – et dans un cadre de pensée qui ne correspond pas totalement à celui de Leibniz, mais qui ne lui est pas non plus totalement étranger (Pabst, o. c. ; Gautier, o. c.) – Adam Smith à travers la métaphore de la main invisible. L’économie politique du xviiie siècle a, d’une certaine manière, hérité de ce schéma leibnizien, sans en assumer pleinement tous les présupposés théologiques. Au fur et à mesure que le discours de la science économique s’est dépouillé de ce soubassement théologique, avec l’économie politique classique, de préétablie l’harmonie est devenue l’enjeu d’une construction théorique, l’économie l’objet d’une clôture systématique sur elle-même, le choix économique s’est réduit et confondu avec un simple calcul du plus par le moins, et l’intelligence économique a été rabattue sur une rationalité purement instrumentale. C’est là l’origine et l’explication du retournement des valeurs de la raison et de la rationalité, qui participe de ce que certains penseurs qualifient de crise de l’humanité, de crise de l’esprit, ou de désenchantement. Ces valeurs qui sont perdues sont entre autres celles de justice et d’amour constitutives de l’ordre du monde et de son harmonie.
198IV. UNE ÉCONOMIE DE LA JUSTICE ET DE L’AMOUR
On a vu que le principe du meilleur ou le calcul du maximum par le minimum n’est pas la raison suffisante du monde. Si Dieu a créé le monde, c’est parce qu’il l’a voulu, et sa volonté penchant pour le bien, c’est donc que Dieu l’a trouvé bon, et que finalement Il aime le monde. Comme l’écrit très justement M. de Gaudemar « la création est ainsi justifiée par l’amour, au lieu d’être nécessitée par des raisons mathématiques. » (1994, p. 239). Et par ailleurs, Leibniz dit que « l’amour appartient à la nature de la justice » (Leibniz, 1994, p. 104). Que sont donc l’amour et la justice pour Leibniz ? Commençons par l’amour (je ne discuterai pas ici les distinctions que fait Leibniz entre différentes sortes d’amour : amour concupiscent, amour bienveillant, amour du sage). L’amour doit être distingué de la jouissance, en cela que la jouissance est tirée de l’utilisation d’un objet qui ne rend ou ne renvoie rien en retour, un objet qui ne se rapporte pas non plus à lui-même, alors qu’avec l’amour l’objet de cet amour y éprouve un plaisir et un bonheur en se rapportant à lui-même, ce dont l’aimant se délecte et tire lui aussi une félicité et une joie. Ainsi, l’objet de l’amour est aussi sujet de l’amour. Les objets de la jouissance ne se connaissent pas comme tels et donc ne peuvent eux-mêmes éprouver de la félicité de cette considération qui leur est accordée. La jouissance est utilitaire, les objets de la jouissance sont des outils, des ustensiles. L’amour ne s’adresse donc qu’à des substances capables d’éprouver un plaisir à cet amour dont ils sont l’objet, ce qui suppose qu’ils peuvent se rapporter à eux-mêmes et à la source de cet amour qui leur procure un bonheur. Dans ce bonheur se forme une union entre l’aimé et l’aimant. L’aimé prend plaisir à lui-même en raison et proportion de cet amour qu’il reçoit, et ce plaisir rejaillit sur l’aimant qui en éprouve à son tour une félicité : l’amour prodigué revient donc sur l’aimant, en cela l’amour ne se divise ni ne se soustrait, il démultiplie son effet, effet qui est de bonheur. D’où la définition de l’amour de Leibniz comme « délectation prise au bonheur d’autrui », ou bien « aimer est se plaire à la félicité d’autrui » (Leibniz, 1994, p. 96). On ne peut aimer sans rechercher le bonheur de l’aimé. Il n’y a en conséquence d’amour qu’entre esprits, qui comme vu précédemment sont des esprits qui se réfléchissent les uns et les autres leur image respective.
199Si l’amour de Dieu « a une importance dans l’économie du système » (Gaudemar, o. c., p. 236), c’est parce que le monde créé comprend des personnes : son amour du monde est à la source de la félicité des hommes, bonheur qui réfléchit en retour la bonté divine. Le monde n’est donc pas un simple instrument de la puissance divine, un simple produit. Par la présence des hommes, des esprits, le monde est agissant, capable d’éprouver un bien ou un plaisir de l’amour qui est reçu de Dieu, et qui d’une certaine façon se manifeste dans l’harmonie, l’ordre, la beauté et surtout la justice. L’amour suppose et implique cette réflexion, qui est une caractéristique des esprits : l’amour ne peut prendre effet qu’entre personnes et entre personnes et Dieu, entre esprits donc, qui sont tous différents et individualisés. Ce sont des monades. L’amour suppose cette différence, l’amour est amour de cette différence, mais par le plaisir qu’il provoque dans l’aimé, et qui rejaillit sur l’aimant, l’amour unit les esprits et augmente leur puissance dans cette union. Cette augmentation est multiplication comme on l’a vu avec la citation sur la réflexion qui est double dans les esprits qui se mirent les uns les autres, on peut même dire qu’elle est élévation à une certaine puissance. Cela créé entre les sujets et Dieu une relation qui n’est pas instrumentale, « d’où il suit que le monde est non seulement une machine très admirable, mais encore qu’il est, en tant que composé d’esprits, la meilleure des républiques, celle qui leur dispense le plus de bonheur et de joie possible, la perfection physique des esprits consistant en cette félicité. » (2001, p. 185) Et, qu’« on ne doit pas non plus s’étonner que, dans l’univers, les esprits soient l’objet d’une telle sollicitude [le fait que le bonheur de chacun importe à Dieu dans les limites de l’harmonie préétablie, PM], puisqu’ils reflètent le plus fidèlement l’image du suprême Auteur et que la relation à celui-ci n’est pas tant celle de la machine au constructeur (ce qui est vrai de toutes les créatures), que celle du citoyen à son prince. » (Id., p. 189)
Il faut retenir ici de ces considérations de Leibniz que le bonheur est la perfection des esprits, ou bien que « la félicité est aux personnes ce que la perfection est aux êtres » (Discours de métaphysique, 1988, p. 75), que cette perfection accroit la gloire de Dieu, donc que Dieu recherche le maximum de félicité dans l’univers pour que sa gloire soit maximale. L’amour de Dieu est donc essentiel à la perfection du monde, puisqu’il est la source de la puissance des substances intelligentes qui travaillent par leurs actions et leurs pensées à cette gloire de Dieu. En recevant cet 200amour de Dieu, à notre insu ou non, toutes les substances reçoivent une puissance d’agir par quoi elles développent les prédicats de leur essence, déployant ainsi le programme divin de ce monde. Si nous sommes des êtres agissants, c’est en vertu de cet amour de Dieu pour le monde existant, qui a voulu des êtres actifs hors de lui. Dieu a créé le monde par amour, car l’amour va vers ce qui peut recevoir cet amour et en éprouver le bonheur dans la différence par rapport à celui qui aime ; Dieu n’éprouve pas d’amour pour les mondes possibles qui sont en son entendement, car il s’agit là de notions qui forment la matière de ses cogitations, qui ne se distinguent pas de Lui : l’amour ne va pas à des possibles, car ils ne sont pas conscients d’eux-mêmes ni susceptible de réfléchir cet amour. L’amour va vers ce qui peut en augmenter la source, ce qui implique que l’objet de l’amour soit une puissance active qui se perfectionne de cet amour. Là encore, M. de Gaudemar exprime justement ces idées de Leibniz : « L’amour de dieu produit dans l’univers créé une majoration » (id., p. 246). L’amour est efficace dans le monde créé, pas dans les possibles, et cette efficacité se déploie par la puissance des substances dans le monde. L’économie de la Création est inspirée par l’amour de Dieu, c’est-à-dire par sa volonté de contribuer à la félicité et à la perfection des créatures, dans leur individualité, chaque monade constituant ainsi un point de vue réfléchissant unique de la totalité du monde. C’est en cela précisément que l’amour appartient à la nature de la justice, vers laquelle je me tourne maintenant.
Il y a chez Leibniz plusieurs niveaux de considération de la justice, et je me contenterai ici de quelques lignes de force. L’idée générale est que la vertu de justice est définie par l’amour, qu’elle est une attention portée au bien ou bonheur d’autrui, qu’elle est donc considération de l’individualité substantielle propre à chaque être, et que, comme pour Aristote (que Leibniz mentionne à ce sujet, 1994, p. 134) le juste n’est pas séparé du bien, et même davantage, le principe de la justice est dans le bien. Ici encore il n’y a pas de différence de nature entre la justice humaine et la justice divine, elle en est même dérivée (id., p 26), la différence n’étant que de degrés : cependant Dieu, dans la création du monde, parvient de la meilleure manière qu’il est possible à concilier l’individualité propre à chaque substance avec l’ordre de l’univers, compte tenu de l’alphabet notionnel qui est en son entendement. Cette conciliation se fait par l’harmonie préétablie qui permet au mieux à 201chacun d’être selon son bien, dans l’harmonie avec le bien d’autrui et le bien général. C’est ce qui fait du monde des esprits, la plus parfaite des républiques, chacun y étant le plus parfaitement soi-même dans l’union.
Si chacun n’est obligé que par son bien, il faut tout de suite ajouter que le bien d’autrui entre dans son propre bien : le bonheur d’autrui procure à chacun un plaisir qui d’une certaine manière le fait entrer dans notre propre bonheur. Autrement dit, la recherche de son bien ne doit pas se faire dans la négation du bien d’autrui, elle ne peut même se concevoir sans la considération du bien d’autrui qui se définit comme son excellence ou sa félicité, puisque le bonheur est la perfection des esprits. Or, chacun ne peut être heureux qu’en déployant les prédicats de son être, c’est-à-dire en s’individualisant le plus pleinement et conformément à la notion dont il est l’expression substantielle. Mais il ne s’agit pas là d’un individualisme atomique, qui sépare et isole, car les monades sont toutes reliées entre elles par l’harmonie universelle : chacune ne devient plus pleinement elle-même que dans la mesure où toutes les autres monades le deviennent elles aussi en même temps, sachant que toute monade est affectée par toutes les autres et que chacune exprime selon son point de vue la totalité de l’univers. Pour emprunter une métaphore musicale, dans un chœur, chaque voix ne joue pas sa propre partition, mais toute les voix jouent et chantent la même partition, chacune selon sa tessiture et son timbre de voix, et chaque voix coïncide donc plus avec elle-même, que toutes les autres dans l’harmonie de la partition s’individualisent au mieux. C’est donc de manière chorale que chaque individualité devient elle-même. La justice, c’est pour chacun vouloir le plus grand bien d’autrui, c’est-à-dire que chaque personnalité trouve au mieux à s’exprimer et exceller (déployer sa perfection interne) pour la perfection et la beauté générale. Le bien individuel s’agrandit du bien d’autrui, car selon la formule extraordinaire de Leibniz « nous ne sommes pas seulement nés pour nous, mais les autres réclament une part de nous-mêmes, Dieu tout entier. » (1994, p. 32). Si l’on se concentre sur la première partie de la phrase, autrui réclame une partie de chacun d’entre nous : la justice c’est s’offrir à la réclamation d’autrui, tout le contraire de l’individualisme possessif. Il y a donc « dans la justice une considération du bien d’autrui, et aussi du nôtre » (id., p. 101).
La justice ne doit donc pas être détachée du bien. La justice est reliée au bien par l’amour, puisqu’aimer c’est prendre plaisir au bien d’autrui. 202Ce qui signifie encore que son propre bien passe par le bien d’autrui. On peut résumer cela sous deux égalités connectées entre elles : l’amour de soi = être obligé par son bien = vouloir le bien d’autrui. Si pour mon propre bien je dois vouloir le bien d’autrui, c’est parce que par l’harmonie préétablie je suis en relation intime avec toutes les parties de l’univers et donc toutes les monades qui le composent. L’altérité est déjà en moi, d’une certaine façon. S’il est bien vrai qu’en chaque monade se fait entendre l’écho de tout ce qui vibre dans le monde, donc que chaque monade perçoit et est affectée par tous les changements du monde, alors tout ce qui accroit la perfection du monde ne peut que provoquer en chaque monade un augmentation de sa propre perfection, c’est-à-dire en tant qu’esprit, de sa félicité (le mal produisant l’effet inverse, nous sommes affectés par le malheur d’autrui : « ceux qui estiment le problème à sa juste valeur, comprennent que la science du juste et celle de l’utile, c’est-à-dire du bien public et du bien privé, sont mutuellement liées et qu’on ne peut pas être facilement heureux au milieu des misérables », (1994, p. 93). La définition de la justice comprend donc celle de l’amour, ces notions s’enchaînent et se déduisent. En voici deux illustrations : « La justice est une charité conforme à la sagesse. La sagesse est la science de la félicité. La charité est une bienveillance universelle. La bienveillance est une habitude d’aimer. Aimer est trouver du plaisir dans le bien, la perfection et le bonheur d’autrui. » (Lettre à l’Électrice Sophie, citée in Leibniz, 1994, p. 85), et : « La véritable et parfaite définition de la justice est l’habitude d’aimer les autres ou bien de tirer volupté de l’opinion du bien d’autrui, toutes les fois que l’occasion se présente. » (1994, p. 105)
L’amour qui inspire la justice garantit que l’autre soit toujours considéré comme une fin, non pas selon une maxime formelle de devoir, mais parce que le bien d’autrui est immédiatement intégré à notre propre bonheur, et que nous voulons que par notre action le bien d’autrui soit porté à une perfection pour que nous-mêmes excellions. C’est ainsi que se comprend la justice comme habitude d’aimer autrui, ce qui signifie le traiter comme une fin et non comme un moyen ou un instrument : l’esprit économique comprend certes un moment de calcul, de mesure, mais il est aussi une exigence de justice et d’aimer autrui, c’est-à-dire de se porter au secours de son bien ou de sa félicité. De la justice envers autrui dépend aussi mon propre bonheur, ce qui suppose une attention à l’individualité d’autrui, à son être-propre, ses besoins, ses possibilités 203de développement et de perfectionnement et d’accomplissement dans ses choix.
Si le bien d’autrui est dissocié de mon propre bien, et si par extension mon propre bien est coupé du bien public ou général, alors cet amour n’inspire plus les choix économiques, et l’esprit économique, qui est aussi un souci de l’harmonie et de la beauté, s’affaisse en esprit capitaliste. Cela ne se produit pas chez Leibniz, mais arrive avec Mandeville et surtout avec l’économie politique classique. L’éthique et la politique de Leibniz, tout autant que l’économie qui se dessine à partir de son œuvre, est totalement étrangère à l’idée de repli sur soi et de ne se soucier que de soi-même. C’est même tout le contraire qu’il convient d’affirmer. Toute la philosophie de Leibniz est un appel à l’action pour le bien d’autrui qui rejaillit sur le bien de chacun en vue d’accroître la gloire de Dieu, qui fait de la fructification du bien public un devoir, comme tous les efforts de Leibniz à créer des sociétés et académies l’illustre amplement. C’est la perfection de l’univers, l’harmonie universelle et finalement Dieu qui est l’objet avoué ou non de toutes nos pensées et actions.
Si ce monde est le meilleur des mondes possibles, c’est qu’il est issu de la loi de l’amour qui inspire la justice, celle de Dieu, celle des hommes. C’est ce qui permet de parler de l’admirable économie du monde. Sous la loi de l’amour il est juste et harmonieux, il est ordonné, il est beau. Le monde est ordonné à et par l’amour. Chaque partie, chaque parcelle du monde réfléchit la totalité du système. C’est ce qui lui vaut d’être qualifié d’économie, de bonne économie ou d’admirable économie : il n’est pas fait comme une somme d’éléments que l’on totalise et maximise sous un instrument de mesure homogénéisant, comme dans l’utilitarisme. Le leibnizianisme n’est pas un utilitarisme et il n’y conduit pas (Gaudemar, 2007, p. 463). Ce que j’ai appelé l’esprit économique pour l’opposer à l’esprit capitaliste, qui réunit le calcul de l’optimum avec la vertu de justice conduite par l’amour, transpose dans une pensée profondément chrétienne une idée de la justice et une notion de l’action qui est héritée d’Aristote. Des effets de cette synthèse se retrouveront dans l’économie politique naissante : le rôle du calcul dans le choix, l’optimisme, l’harmonie entre les intérêts individuels et le bien général. Mais à mesure que le discours de l’économie politique va se couper de cette racine qui plonge dans la théodicée de Leibniz, pour affirmer toujours plus son positivisme, la science économique va 204perdre son attache à la pensée pratique et se réclamer toujours plus du rationalisme de Descartes qui va d’une certaine manière conduire celle-ci jusqu’au positivisme logique et à la philosophie analytique. La rationalité calculante coupée de l’Idée de justice et d’amour enveloppée dans le système de l’harmonie préétablie du monde, va se trouver orpheline de toute finalité autre que sa propre promotion. Soumettant tout à une mesure commune construite en vue d’évaluer les performances – la monnaie – l’amour de soi sera dissocier de l’amour d’autrui et de son bien, et la convention de mesure va paradoxalement devenir la quantité à maximiser : cette mesure au lieu d’inscrire les choix et les actions dans une limite ou un horizon – celui de la justice et de l’amour chez Leibniz – va les aspirer dans une suite sans fin, un mauvais infini, qui réduit le monde à un simple objet de jouissance. Aussi, l’activité économique au lieu d’augmenter le monde, à force de croissance (des profits) ne fait que le réduire au point que ce monde ne nous suffit plus et qu’il semble se rétrécir et s’appauvrir de jour en jour. Le calcul d’optimum qui chez Leibniz contribue au perfectionnement du monde, concourt dans la civilisation capitaliste à son épuisement. L’esprit capitaliste n’a pas cette capacité d’émerveillement et d’admiration devant le monde que l’on trouve chez Leibniz et qui pour dire cela employait à dessein le terme d’économie, d’admirable économie. Ce qui semble aussi être perdu dans ce travestissement de la raison économique en rationalité capitaliste, c’est le sens du Beau devant ce monde donné.
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1 Je remercie vivement les deux rapporteurs anonymes de la revue pour leur lecture attentive et leurs remarques, dont la prise en compte a permis l’amélioration de ce texte. Toutes les erreurs ou approximations résiduelles restent de mon entière responsabilité.
2 Ce recours à la figure de Pangloss pour dénoncer, plus que critiquer, des théories économiques qui par esprit de système seraient aveugles à la réalité et à ses défauts ou maux, ne se limite d’ailleurs pas à l’opposition à la théorie néoclassique, à la nouvelle macroéconomie classique ou aux théories de la finance. Les hétérodoxies n’en sont pas elles-mêmes préservées : l’économie autrichienne, la théorie des conventions, et bien sûr la théorie keynésienne se sont toutes vu reprocher sur un point ou un autre une espèce d’aveuglement panglossien.
3 Sur tous ces sujets on consultera Leibniz (1995) avec une introduction de Marc Parmentier.
4 Pour la création du monde il s’agit de l’espace et du temps (cf. De rerum originatione radicali, in Leibniz, 2001, p. 173-175) : « Dans le cas actuel, le temps et le lieu ou, en un mot, la réceptivité ou capacité du monde peut être considérée comme la dépense, c’est-à-dire le terrain sur lequel il s’agit de construire le plus avantageusement, et les variétés des formes dans le monde correspondent à la commodité de l’édifice, à la multitude et à la beauté des chambres. »
5 Un des mérites de l’ouvrage de Jon Elster est d’en montrer toute l’ampleur dans le chapitre 3 de son livre, chapitre consacré aux activités de Leibniz à la direction des mines de Harz.
6 « De la production originelle des choses prise à sa racine » (1697), in Opuscules philosophiques choisis, 2001, p. 177.
7 Dans le Discours de métaphysique Leibniz parle bien de « l’admirable économie de ce choix » (1988, p. 68).
8 Dans le Causa Dei (1710) Leibniz écrit au paragraphe 98 : « Reliquiae Divinae imaginis constitunt tum in Lumine innato intellectus, tum etiam in Libertate congenita voluntatis. », soit : « Les vestiges de l’image divine consistent dans la lumière innée de l’entendement aussi bien que dans la liberté, attribut essentiel de la volonté. », selon la traduction de P. Schrecker (Leibniz, 2001, p. 288-289).
9 Il s’agit de l’édition de 1734 parue à Amsterdam dont la recension de plus de cent pages paraît dans le volume 37 des Mémoires de Trévoux en 1737. Le texte de Castel se trouve aux pages 198-241. De manière plus générale sur les origines de l’optimisme, cf. la thèse de Laurent Loty (1995).
10 Deleuze définit le dépli comme suit : « ce n’est certes pas le contraire du pli, ni son effacement, mais la continuation ou l’extension de son acte, la condition de sa manifestation. » (id., p. 50).
11 De tribus iuris praeceptis sive gradibus, in Grua (1948), vol. II, p. 610, cité in Leibniz (1994, p. 88).
12 On en trouve une traduction au volume 7 (Leibniz et les académies) p. 64-93 des Œuvres de Leibniz (1859-1875) réunies, annotées et traduites par Foucher de Careil.
13 Principes de la nature et de la grâce, fondés en raison (2013 [1714]), p. 430).
14 Ibid., p. 179.
15 Ce qu’il n’est pas, car comme l’écrit M. de Gaudemar, « il y a création et non simple production » (1994, p. 239).
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-07355-0
- EAN: 9782406073550
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07355-0.p.0179
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-01-2017
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Leibniz, economic calculation, rationality, optimism, justice.