Rest at the Crossroads of Religion and Economy
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2017 – 2, n° 4. varia - Author: Pouchain (Delphine)
- Pages: 97 to 121
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
Le repos au croisement
de la religion et de l’économie
Delphine Pouchain
Université de Cergy-Pontoise
Dans sa dernière encyclique Laudato Si’, le pape François revient à plusieurs reprises sur une notion à laquelle il confère une place essentielle, mais qu’ont pourtant toujours négligée les économistes : la notion de repos. Ainsi, il rappelle que :
Le septième jour, Dieu se reposa de toutes ses œuvres. Il ordonna à Israël que chaque septième jour soit un jour de repos, un Sabbat (cf. Gn. 2, 2-3 ; Ex. 16, 23 ; 20, 10). Par ailleurs, une année sabbatique fut également instituée pour Israël et sa terre, tous les sept ans (cf. Lv. 25, 1-4), pendant laquelle un repos complet était accordé à la terre. (Laudato Si’, § 71, souligné par nous)
Le terme de « repos » et le verbe « se reposer » apparaissent plus d’une quinzaine fois dans l’Encyclique, et les réflexions sur le repos sont présentes plus généralement dans la plupart des encycliques, au moins depuis la publication de Rerum Novarum en 18911. En 1963, l’encyclique Pacem in Terris fait du repos une composante du « droit à l’existence et à un niveau de vie décent » (§ 11). Le droit au repos est réaffirmé avec force en 1981 par l’encyclique Laborem Exercens2. L’homme doit imiter 98Dieu tant dans son travail que dans son repos, « étant donné que Dieu lui-même a voulu lui présenter son œuvre créatrice sous la forme du travail et sous celle du repos. » (Laborem Exercens, § 32). La centralité de la notion de repos dans les différentes encycliques ainsi que dans les textes bibliques contraste ainsi très fortement avec le peu d’attention que lui ont accordé la plupart des économistes.
Ces derniers ont en effet traditionnellement fait peu de cas de cette notion de repos, qui ne semblait pas relever de la catégorie des concepts économiques. L’économiste analyse, même sommairement, le loisir (généralement sous le biais de l’arbitrage consommation/loisir du travailleur). L’économiste convoque également (même si c’est dans le but de les vilipender) la paresse et l’oisiveté. Mais il ne dit rien ou presque du repos, notion qui ne semble mériter qu’une indifférence légèrement teintée de mépris. Si le loisir est l’envers du travail, le repos se comprend dans un premier temps comme étant le contraire de l’activité, de toute activité. Il s’agirait avant tout d’un temps vide. Le temps de l’agent économique s’apparentant à une ressource rare, il importe d’en optimiser l’usage : le repos serait alors un temps perdu pour l’activité économique, simplement une sorte de mal nécessaire. Tout ce qu’il y a à dire du repos d’un point de vue économique tiendrait en ces quelques mots, lapidaires. Dès lors, la notion de repos ne serait pas une notion économique et ne mériterait pas l’intérêt des économistes3, eux-mêmes étant sans doute trop occupés pour réfléchir à la notion de repos.
Que peuvent retirer les économistes d’une réflexion sur le repos découlant de la lecture des encycliques et de la Bible ? Le Sabbat et le Jubilé comme moments théologiques d’invitation au repos nous semblent riches d’enseignements pour l’économiste et l’économie, ainsi que semble le suggérer, quoiqu’implicitement, le pape François. Selon 99l’économiste tchèque Sedlacek4, « L’une des lectures possibles de la crise est que l’économie réclame un sabbat forcé. […] L’économie est épuisée, comme la nature, nos machines, et nous-mêmes » (Sedlacek, 2013, p. 337). Le repos est présenté ici comme un remède à la crise, et donc comme une solution économique (en tout cas comme une solution à un certain nombre de problèmes économiques). Mais quelle est la nature de ce repos ? Dans quelle mesure ce dernier pourrait-il constituer une solution de nature économique, alors qu’il est présenté traditionnellement comme étant par nature non-économique ? Selon nous, le repos n’est dans son essence ni un temps non-économique ou hors de l’économie, ni un temps économique permettant la reproduction de la force de travail, mais un temps nécessaire pour délimiter l’économie, et finalement un temps de perfectionnement de l’économie, voire de l’agent économique.
Dans quelle mesure la théologie permet-elle d’accéder à une meilleure intelligibilité économique de la notion de repos ? Et surtout, qu’apporte en retour cette notion à l’économie ? Nous essaierons ici de défendre la thèse – paradoxale en apparence – selon laquelle le repos, souvent perçu comme le moment non-économique par excellence, est la condition de possibilité de l’économie, ou du moins d’une certaine économie. Nous partirons pour cela du repos tel que la Bible nous le donne à voir. En effet, selon Sedlacek, « Á l’origine, la vérité se trouvait dans des poèmes et des récits, mais aujourd’hui nous percevons la vérité comme quelque chose de scientifique, de mathématique » (Sedlacek, 2013, p. xxv). C’est cette forme de vérité, inscrite dans les textes religieux, qui nous servira ici de guide. Comme le dit encore Sedlacek, « il y a au moins autant à apprendre de nos philosophes, de nos mythes, de nos religions et de nos poètes que des stricts et exacts modèles mathématiques du comportement économique. » (Sedlacek, 2013, p. xix). On voit donc bien avec cette notion de repos que donnent à voir le Sabbat et le Jubilé que « la pensée économique [s’exprime] aussi dans des formes non théoriques et essentiellement littéraires où prévalent le récit et la métaphore. », pour citer les derniers mots de l’appel à communication du colloque Économie et religion.
100Pour tirer quelques enseignements économiques d’une théologie du repos, nous rappellerons dans un premier temps les principales caractéristiques, notamment économiques, du Sabbat et du Jubilé. Dans un second temps, nous exposerons les arguments généralement avancés pour faire du repos un moment non-économique ou extra-économique. La troisième partie fera apparaître que le repos est essentiellement un temps d’accueil du don, don qui rend possible l’économie. Enfin, nous montrerons que le repos permet de retrouver l’économie sous une forme différente, faisant écho à la bonne économie aristotélicienne. Le Sabbat et le Jubilé mettent en exergue une acception du repos qui ne le fait pas basculer immédiatement dans « un au-delà » ou un « en dehors » de l’économie, et la théologie du repos invite dès lors à une réappropriation de l’idée de repos par l’économiste. Ce faisant, c’est donc la notion même de repos qui verra sa signification évoluer et s’enrichir au gré de sa redécouverte.
I. Sabbat et Jubilé,
invitations au repos et au pardon
I.1. Redécouvrir le temps de repos
Il importe aujourd’hui d’apprendre ou de réapprendre à s’arrêter, notamment en revisitant la notion de Sabbat (Egger, 2010). Le Sabbat est le jour hebdomadaire de repos consacré au Seigneur. Le mot Sabbat vient de l’hébreu shabbath, qui signifie « se reposer, cesser ses activités » : « Sachez-le bien, je vous ai donné le sabbat pour vous reposer, et voilà pourquoi je vous donne, le sixième jour, une ration de nourriture pour deux jours. Le septième jour, que chacun reste donc chez soi, que plus personne n’en sorte. » (Ex. 16, 29). Il s’agit donc d’une forme de repos généralisé : « Le septième jour, c’est le sabbat, qui m’est réservé, à moi, le Seigneur ton Dieu ; tu ne feras aucun travail ce jour-là, ni toi, ni tes enfants, ni tes serviteurs ou servantes, ni ton bœuf, ni ton âne, ni aucune autre de tes bêtes, ni l’étranger qui réside chez toi ; tes serviteurs et servantes doivent pouvoir se reposer comme toi » (Dt. 5, 14).
Le Sabbat comme temps de repos est là pour rappeler à l’homme que Dieu l’a libéré, lui a donné la liberté. En effet, « Tu te souviendras 101que tu as été esclave au pays d’Égypte, et que l’Éternel, ton Dieu, t’en a fait sortir à main forte et à bras étendu : c’est pourquoi l’Éternel, ton Dieu, t’a ordonné d’observer le jour du repos. » (Dt. 5, 15). Le jour du repos l’homme, à l’image de Dieu, est libre.
Le Jubilé est quant à lui une année de repos et de pardon qui a lieu tous les cinquante ans (après la quarante-neuvième année). Il est d’abord un appel à réparer et perfectionner le monde (tikkoun olam). Dieu nous ordonne ici de nous reposer de ses œuvres et des nôtres. Le Jubilé permet une certaine forme de « remise à zéro des compteurs de l’économie », et a en cela des implications économiques évidentes. Les répercussions économiques du Jubilé peuvent comme nous allons le montrer s’avérer radicales, voire révolutionnaires.
I.2. Les conséquences économiques du Jubilé
Lors du Jubilé, premièrement, les esclaves sont libérés. En effet, rappelons que lorsque les dettes ne pouvaient être remboursées, il y avait un risque de confiscation des terres et de réduction au servage. Deuxièmement, les dettes sont annulées. Comme le rappelle Sarthou-Lajus, « Les occurrences de la dette et de la remise de dette sont fréquentes dans la Bible pour désigner l’expiation du péché et le pardon. » (Sarthou-Lajus, 2012, p. 50)5. Tous les cinquante ans les dettes sont annulées, donc les enfants de parents endettés n’étaient pas responsables de l’endettement de leurs parents, il s’agit ici d’un instrument de pardon qui permet d’annuler le poids de la dette. Richesse, pauvreté et endettement ne sont plus transmis de génération en génération. Cela débouche sur un nouveau principe de gestion du risque et de la dette 102dans le sens d’un partage plus équilibré des responsabilités. La remise de dette s’apparente à un don, à une grâce. La rémission des dettes bute forcément sur des problèmes qui ne manqueront pas d’advenir si les créanciers anticipent l’annulation des dettes. Comment garantir que l’annulation des dettes ne dés-incitera pas tout créancier à prêter ? Rappelons d’ailleurs que le fait de prêter relève d’un commandement biblique, que la rémission des dettes peut conduire à transgresser. Le principe de la rémission des dettes semble en effet rendre incompatibles le principe de responsabilité d’une part, qui impose de payer ses dettes, et le principe de générosité d’autre part, qui autorise le débiteur à ne pas rembourser. La solution suggérée s’inspire du principe talmudique du prosboul (Mosès, 2005). L’annulation de la dette est ici remplacée par un contrat à travers lequel le débiteur s’engage, malgré la rémission des dettes, à rembourser son emprunt auprès d’un tribunal. Le débiteur, malgré son droit au non-remboursement de la dette, choisit néanmoins d’honorer son engagement, comme pour témoigner qu’il a conscience de ses responsabilités, et le remboursement ainsi effectué prend de facto l’allure d’un don.
L’année du Jubilé, la terre revient à ses propriétaires d’origine. La vente d’une terre n’est jamais autre chose qu’une location (dont le prix dépend du temps restant avant le prochain Jubilé – Lév. 25, 15 et 25, 16) : « Les terres ne se vendront point à perpétuité ; car le pays est à moi, car vous êtes chez moi comme étrangers et comme habitants » (Lév. 25, 23). Le Jubilé vient donc rappeler que la terre n’appartient jamais à ses propriétaires humains apparents : « nous ne sommes là qu’en vagabonds : rien de matériel ne nous sauvera dans ce monde, nous n’emportons rien avec nous et nous sommes locataires de tout ce que nous avons. » (Sedlacek, 2013, p. 64, souligné par nous). Ce don de la terre que Dieu fait aux hommes n’est ni irréversible, ni inconditionnel, mais suppose l’exercice de la justice, envers la Terre elle-même comme envers le pauvre.
Enfin, durant le Jubilé, ce n’est pas l’économie qui impose son rythme aux hommes, elle le subit. Le Jubilé donne à voir une nouvelle conception du temps : l’inscription de l’économie dans un temps « non économique », ou disons plus exactement l’acceptation par l’économie d’un temps non consacré à la production. Comme le remarque par ailleurs Crary, le repos se transforme parfois en un temps de sommeil, et le « scandale du sommeil » révèle la persistance d’un temps sur lequel 103l’économie n’a pas ou peu de prise6. A contrario, l’absence de repos donne à voir « un temps sans temps, un temps qui aurait été arraché à toutes démarcations matérielles repérables, un temps qui ne connaîtrait plus ni séquences ni récurrences » (Crary, 2014, p. 41). La conception du temps, du rythme, de la succession des périodes, se donne à voir ici de manière différente.
I.3. Jubilé et justice
L’année du Jubilé doit se manifester un souci exacerbé du pauvre : « Si ton frère devient pauvre, et que sa main fléchisse près de toi, tu le soutiendras ; tu feras de même pour celui qui est étranger et qui demeure dans le pays, afin qu’il vive avec toi. Tu ne tireras de lui ni intérêt ni usure, tu craindras ton Dieu, et ton frère vivra avec toi. Tu ne lui prêteras point ton argent à intérêt, et tu ne lui prêteras point tes vivres à usure. » (Lév., 25, 35-37). Qui fait écho au Lévitique 19, 9-10 : « Quand vous ferez la moisson dans votre pays, tu laisseras un coin de ton champ sans le moissonner, et tu ne ramasseras pas ce qui reste à glaner. Tu ne cueilleras pas non plus les grappes restées dans ta vigne, et tu ne ramasseras pas les grains qui en seront tombés. Tu abandonneras cela au pauvre et à l’étranger ». Le souci de justice est exacerbé durant le Jubilé, durant lequel l’échange doit être juste : « Si vous vendez à votre prochain, ou si vous achetez de votre prochain, qu’aucun de vous ne trompe son frère. » (Lév. 25,14). L’éthique du Jubilé s’inscrit dès lors dans l’objectif d’une quête continue et exigeante de justice sociale.
Dans sa dernière encyclique Laudato Si’, le pape François revient sur les caractéristiques du Jubilé et met ainsi en exergue la place qu’y revêt la justice :
Le développement de cette législation [Le Jubilé, DP] a cherché à assurer l’équilibre et l’équité dans les relations de l’être humain avec ses semblables et avec la terre où il vivait et travaillait. Mais en même temps c’était une reconnaissance que le don de la terre, avec ses fruits, appartient à tout le peuple. Ceux qui cultivaient et gardaient le territoire devaient en partager les fruits, spécialement avec les pauvres, les veuves, les orphelins et les étrangers (Laudato Si’, § 71).
104Il est ainsi pertinent aujourd’hui « de s’inspirer des qualités universelles propres au Jubilé, telles que la reconnaissance et la pratique d’un idéal de justice commutative et distributive […] » (Barrientos-Parra, 2005, p. 22-23).
Durant ce temps de repos, on sort donc du malheur de l’endettement, de la pauvreté, de l’injustice. Il y a toujours consommation et donc il y a encore de l’économie, mais on sort du malheur économique. L’économie ne se donne à voir que comme moment pour la contemplation et la jouissance. C’est ainsi une autre conception de l’économie que le temps de repos nous invite à considérer, une conception dans laquelle le repos, la beauté, la contemplation, ne sont plus étrangers à l’activité économique. Le Jubilé nous révèle implicitement un autre visage de l’économie, et nous rappelle qu’existe une autre économie que celle que nous connaissons et dont nous sommes familiers.
Pourtant, c’est toujours comme temps « non-économique » et peu utile (voire inutile) pour l’économie que le repos a traditionnellement été perçu. Il s’agirait presque d’une disqualification économique du repos que nous pouvons maintenant par contraste faire apparaitre. La valorisation du travail, de l’activité et de la production, bien documentée chez Weber (2004) par exemple, a ainsi conduit à faire du repos une sorte de moment « non-économique ». L’absence de travail et de production signifierait de facto absence d’économie, signalant ainsi un rapprochement (voire une assimilation) factice entre temps économique et temps productif.
II. Le repos comme moment non-économique ?
II.1. Sabbat et Jubilé, des temps hors de l’économie
Si ce temps de repos paraît donc avoir de nombreuses répercussions économiques, comment rendre compte de l’indifférence dont le repos a toujours fait l’objet de la part des économistes ? En effet, le repos a toujours été perçu comme étant non- ou extra-économique. Cette sortie apparente de l’économie est redevable d’une acception spécifique de l’économie.
105Sabbat et Jubilé, en tant que temps de repos, sont généralement assimilés par les commentateurs à des temps de suspension des activités économiques. Le Sabbat a pu ainsi être assimilé à un temps non-économique : le Sabbat
nie, pendant un jour, l’homme comme agent économique aussi bien producteur que consommateur […]. La société sans argent, rêve de tous les utopistes, le shabbat l’institue provisoirement, mais intégralement. En même temps, il est une prophylaxie contre le vertige technique qui est le risque majeur de notre temps. […] le jour du shabbat, l’homme, libéré des esclaves mécaniques qui l’asservissent, affranchi des servitudes du rendement et de celles de la satisfaction des besoins superflus et artificiels, doit retrouver en lui-même sa pleine dignité d’homme, en cessant même de commander à la nature (Touati, 1974, p. 67-68).
Le Jubilé s’apparente selon certaines interprétations à une sortie de la « quotidienneté du monde », (Cohen-Solal, 2005). Il s’agirait d’une forme de libération vis-à-vis des impératifs économiques. Si l’économie est vue avant tout comme une activité productive, par le biais du travail, alors le Jubilé nous libère des contraintes du travail et de la production, et nous fait sortir d’une économie définie principalement sous l’angle de la production.
Chez les économistes, le repos est perçu soit à la manière d’un temps vide, un temps d’inactivité, soit il est mis au service de l’économie, comme condition de possibilité d’une activité économique plus efficace ultérieurement. Le repos s’apparente dès lors au pire à un temps volé ou dérobé à l’activité économique, ou au mieux à un mal nécessaire pour que l’activité économique puisse perdurer.
II.2. Le repos comme non travail
Dans le premier cas, le repos est assimilé à un « non-temps », un temps vide, durant lequel il ne se passe rien. Il se définit d’abord par l’absence de mouvement et/ou de travail. Le repos est assimilé ici à une « stérile oisiveté », dans une confusion que critiquait déjà en 1891 l’encyclique Rerum Novarum (§ 36). Tout se passe aujourd’hui « Comme si le seul temps valable était celui du faire » (Egger, 2010, p. 1587), au 106cours duquel le « non faire » est systématiquement et intrinsèquement disqualifié. Dans ce contexte, le repos se définit d’abord par ce qu’il n’est pas : il s’apparente à un manque, à une absence, c’est-à-dire à une absence de travail. C’est le cas par exemple chez Thomas d’Aquin : « Le repos s’oppose au mouvement, ou au travail qui a parfois le mouvement pour cause. », « le repos s’oppose en propre au mouvement, et par suite au travail engendré par le mouvement8. ». Cette absence de travail nous prive des promesses de consommation (et de croissance) qu’il contenait potentiellement en son sein, et que le temps de repos n’a pas fait advenir. L’économie a contrario s’incarnerait dans le mouvement permanent que constitue la croissance de la production de richesses. L’économie est redevable de l’« illusion d’une sorte de mouvement perpétuel » (Blay, 2013, p. 1019), illusion entretenue par exemple par les fameux automates de Vaucanson et contre laquelle se comprend le temps de repos. L’homme, comme l’automate, comme la roue tournant sur son axe, devrait idéalement pouvoir fournir indéfiniment son travail. L’homme est ici assujetti à la vitesse, il est arraché à la rêverie assimilée à du temps improductif donc perdu (Blay, 2013). On s’aperçoit donc en lisant la dernière encyclique que « L’être humain tend à réduire le repos contemplatif au domaine de l’improductif ou de l’inutile, en oubliant qu’ainsi il retire à l’œuvre qu’il réalise le plus important : son sens » (§ 237).
Machine et homme subissent le même rythme, celui imposé par l’économie. L’agent économique en lutte contre la rareté du temps ne peut s’accorder le temps du repos au-delà du strict nécessaire vital. Face à la rareté du temps, le repos ne peut être qu’une incongruité pour tout véritable agent économique. L’agent économique se meut continuellement, travaille, court, accumule, mais ne se repose pas. 107Crary (2014) explore bien les ressorts par lesquels notre système économique tente de réduire toujours plus notre temps de sommeil. Notre économie se rapprocherait toujours plus de son rêve d’une vie sans temps de pause, durant laquelle l’agent travaille et consomme vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L’agent économique ne peut pas prendre son temps, il ne peut être que pressé. Rappelons par exemple ce que nous en disait déjà Tocqueville :
Celui qui a renfermé son cœur dans la seule recherche des biens de ce monde est toujours pressé, car il n’a qu’un temps limité pour les trouver, s’en emparer et en jouir. Le souvenir de la brièveté de la vie l’aiguillonne sans cesse. Indépendamment des biens qu’il possède, il en imagine à chaque instant mille autres que la mort l’empêchera de goûter, s’il ne se hâte. Cette pensée le remplit de trouble, de crainte et de regrets, et maintient son âme dans une sorte de trépidation incessante (Cité par Schaer, 2013, p. 186, souligné par nous).
Ainsi, puisque le temps, c’est de l’argent, alors toute interruption du travail est ressentie comme manque, comme une perte potentielle10. Le temps de repos est un temps perdu, définitivement perdu, et il n’y a rien de pire pour l’agent économique que de « perdre son temps ». L’agent économique doit consommer vite pour consommer plus, et travailler vite. Dès lors, « Il semble bien que le travail n’ait plus de limite, qu’il soumette toutes nos vies. L’alternance du jour et de la nuit ne signale plus de temps mort pour le travail ; le rythme des jours n’est plus nettement marqué par le jour du repos […]. » (Mardellat, 2012, p. 205), ce dont témoignent évidemment les débats actuels sur l’autorisation du travail le dimanche. En 1991, dans Centisumus Annus, 108Jean-Paul II s’en inquiétait déjà : « nous devons nous demander si les dispositions légales en vigueur et les pratiques des sociétés industrialisées permettent aujourd’hui d’assurer effectivement l’exercice de ce droit élémentaire au repos dominical. » (§ 9). Le repos, en tant que non activité ou non travail, n’intéresse pas l’économiste qui n’a rien à en dire. Le repos serait une sortie du temps consacré à l’économie, voire une libération. Il se comprend dans tous les cas comme une sortie de l’économie, comme une mise en suspend regrettable des activités économiques.
Finalement, le repos comme non-activité ou non-travail ne peut avoir d’intérêt pour l’économiste que si ce temps « perdu » s’avère néanmoins utile, notamment en permettant une perpétuation de l’activité économique, voire un accroissement de la productivité du travailleur, plus reposé donc plus efficace. Si le travailleur bien reposé s’avère plus productif, alors le repos peut se révéler digne d’intérêt pour l’économiste, se rapprochant ici d’une sorte de « détour de production ».
II.3. Le repos comme temps au service de l’économie
Dans le second cas, le repos est considéré comme un temps au service de l’économie : c’est le temps nécessaire à la reproduction de la force de travail. Le repos devient ici pour l’économiste un mal nécessaire. Le repos est une suspension des activités économiques mise au service de l’économie. Le repos devient une condition préalable à la production. Le repos s’assimile alors à une production au sens de poïésis11 ; il n’a pas sa fin en lui-même, il est mis au service d’une autre activité. C’est un 109repos instrumentalisé. Le repos s’apparente ici au repos de la machine épuisée, en surchauffe. L’homme (comme la Nature), réduit à sa force productive, doit alors travailler jusqu’à épuisement. Il importe ici de récupérer le plus rapidement possible de sa fatigue pour être à nouveau opérationnel dans les délais les plus brefs. L’encyclique Rerum Novarum critiquait déjà très explicitement l’assimilation de l’homme à la machine, et la disqualification du temps de repos :
Pour ce qui est des intérêts physiques et corporels, l’autorité publique doit tout d’abord les sauvegarder en arrachant les malheureux ouvriers des mains de ces spéculateurs qui, ne faisant point de différence entre un homme et une machine, abusent sans mesure de leurs personnes pour satisfaire d’insatiables cupidités. Exiger une somme de travail qui, en émoussant toutes les facultés de l’âme, écrase le corps et en consume les forces jusqu’à épuisement, c’est une conduite que ne peuvent tolérer ni la justice ni l’humanité. L’activité de l’homme, bornée comme sa nature, a des limites qu’elle ne peut franchir. Elle s’accroît sans doute par l’exercice et l’habitude, mais à condition qu’on lui donne des relâches et des intervalles de repos (Rerum Novarum, § 38, souligné par nous).
Dans ces deux cas, le repos n’a pas d’existence propre ni d’intérêt en lui-même. L’économie/économiste soit nie, soit instrumentalise le temps du repos. Pourtant, « se désister de ses œuvres ne veut pas dire inactivité, mais plutôt une activité qui n’est pas productive comme l’est le travail, une activité qui n’est pas de la poïésis, pour le dire avec Aristote. » (Mardellat, 2012, p. 211). Or dans l’économie, le repos compris non comme poïésis mais comme praxis est perdu.
Le Sabbat et le Jubilé font pourtant apparaître une toute autre signification du repos, au travers d’une acception très stimulante pour repenser l’économie. Le repos permet en effet de concevoir une autre conception de l’économie, voire même de concevoir la possibilité même de l’économie.
110III. Le repos comme condition de possibilité
de l’économie, qui se manifeste
dans la relation entre repos et don
III.1. Le repos comme temps d’accueil du don
Le repos est bien une condition de possibilité de l’économie, mais pas une condition de l’économie au sens habituel d’un repos permettant au travailleur de travailler plus et plus efficacement. Il n’est pas nécessaire pour une économie plus productive, une économie sans limite. Il en est une condition en un sens plus essentiel, au sens où il vient au contraire nous rappeler les limites de l’économie. En cela, le repos n’est pas un moment non-économique. Il est le moment qui rend possible toute économie. On pourrait dire que l’homme ne peut être un agent économique que s’il n’est pas que cela et prend le temps de se reposer. Plus précisément, l’agent économique n’est pas uniquement, voire pas essentiellement, un travailleur ou un producteur. L’agent économique qui se repose ne se repose pas d’abord pour travailler plus et mieux, ou du moins il ne se repose pas avec cet objectif-là. Son repos est la condition pour faire émerger une autre conception de l’économie, qui remet à sa juste place le travail et la production.
Si le repos rend possible l’économie, c’est en tant que temps d’accueil du don. Le repos est un temps nécessaire pour accueillir le don, que le donateur soit Dieu ou la Nature. Le temps de repos vient nous rappeler que l’économie n’est rendue possible que par le donné, que par le « déjà-là ». Durant ce temps de repos, le monde est toujours là, il ne résulte donc pas primordialement du travail de l’homme mais de l’œuvre de Dieu. Durant l’année de repos, les hommes vivent en effet grâce au don de Dieu et de la Nature. Ainsi, « Ce que produira la terre pendant son sabbat vous servira de nourriture, à toi, à ton serviteur et à ta servante, à ton mercenaire et à l’étranger qui demeurent avec toi » (Lév. 25.6). Durant l’année du Jubilé, même sans travail, « Vous mangerez le produit de vos champs. » (Lév. 25.12), « Le pays donnera ses fruits, vous mangerez à satiété, et vous y habiterez en sécurité » (Lév. 25.19). La satiété et la sécurité ne sont donc pas le résultat du 111travail incessant de l’homme, ils lui sont offerts. Elles proviennent davantage d’un don que du travail humain.
Le japonais Masanobu Fukuoka [2004, 2005], précurseur de la permaculture, a d’ailleurs montré qu’un mètre carré de terre très peu cultivé, voire même pas du tout, fournissait néanmoins une quantité de nourriture inattendue. Sa méthode, appelée « agriculture naturelle », est basée sur le « non-agir » : pas de labour, pas d’engrais, pas de sarclage, pas de pesticide, pas de taille. La Nature, sans travail de l’homme, lui fournit néanmoins une production agricole très riche. Masanobu Fukuoka vient donc nous rappeler que le respect implique parfois une forme de non-action. La Nature demeure généreuse y compris lorsque nous ne la travaillons pas, et le repos met en évidence cette générosité de la Nature à notre égard, à condition que l’on la respecte.
III.2. Le monde comme donné
L’accueil de ce don rappelle à l’homme sa dépendance à l’égard de Dieu et de la Nature. L’homme prend ainsi conscience de sa vulnérabilité et évite de pécher par orgueil en se croyant surpuissant et à l’origine de tout ce que l’environne : l’homme n’est pas le créateur du monde dans lequel il vit, il n’est pas le producteur en dernière instance de tout ce qui l’entoure. Comme le rappelle le pape François dans sa dernière encyclique, « La terre nous précède et nous a été donnée12 ». Progressivement, beaucoup de personnes prennent conscience « du fait que nous vivons et agissons à partir d’une réalité qui nous a été offerte au préalable, qui est antérieure à nos capacités et à notre existence » (Laudato Si’, § 140, souligné par nous). Le monde reste là quand l’homme arrête de travailler pour se reposer. Comme le dit Mardellat, « le travail humain n’est pas l’origine de toute chose, […] le monde ne repose pas sur l’activité laborieuse des hommes, mais […] le monde est déjà là, donné aux hommes, et […] c’est ce cadre donné et reçu qui rend possible la productivité du travail. Le travail n’est pas producteur de nos conditions d’existence, qui nous sont données » (Mardelllat, 2012, p. 213), ce que seul le repos vient rendre manifeste.
112Ce que révèle à l’homme ce jour d’improductivité du repos, ce jour de désœuvrement, c’est que la vraie source de la productivité du travail n’est pas le travailleur lui-même qui est à la peine, mais que c’est Dieu. Le désœuvrement du jour du repos rend manifeste à l’homme que Dieu besogne en nous, qu’Il besogne en nous chaque jour, jours de travail compris, et que c’est Lui qui est la source de notre productivité, ce que masque la peine dans laquelle nous œuvrons pendant les six jours. (Mardellat, 2012, p. 209) :
Ainsi, durant son temps de repos, l’homme prend le temps de réaliser que le monde reste là et ne s’effondre pas malgré l’absence de travail. Le temps de repos est donc un temps d’accueil et de reconnaissance du don de Dieu et de la Nature. Il importe dès lors de garder en mémoire que « Nous dépendons entièrement de ce que ancêtres appelaient “les dons du Créateur” ou “les bontés de la Nature” » (Jouvenel, 2002, p. 14).
Le repos est également un temps pour prendre conscience de l’abondance. Dieu et la Nature ne sont pas avares comme le considèrent la plupart des économistes classiques et néoclassiques, mais bien généreux à l’égard de l’homme. Le fait premier de l’économie n’est pas la rareté. Godin (2012) explique d’ailleurs le sentiment qu’il nomme « haine de la nature » par notre refus d’accepter un réel qui ne viendrait pas de nous, comme si le seul monde acceptable pour nous était celui que nous pourrions entièrement fabriquer nous-mêmes. Le temps de repos nous rappelle pourtant que l’économie ne commence pas avec la production mais avec le don. Comme le dit Ost,
Pour retrouver le sens de la mesure, il nous faudra d’abord accepter qu’« il y a encore du donné », car tel est le sens premier de la nature. La nature est précisément, dans la φυσις grecque comme dans la natura latine, ce qui naît, ce qui n’arrête pas de venir à l’existence, ce qui se donne en permanence. Ce donné est aussi un don qui en appelle d’abord à la passivité de l’accueil et à l’ouverture de la gratitude (Ost, 2003, p. 11).
Ce don vient nous rappeler que tout n’est pas indéfiniment disponible ni fabricable. Le temps de repos est un temps de contemplation, durant lequel l’homme s’arrête pour admirer et accueillir l’œuvre de Dieu.
113III.3. Accueillir et respecter le monde donné
Enfin, apprendre à accueillir ce don, c’est également apprendre à le respecter et donc à en prendre soin. Durant ce temps de repos, les hommes prennent conscience de l’immensité de leur responsabilité à l’égard de l’état du monde. L’année du Jubilé est donc également l’occasion d’une prise de conscience écologique, ou du moins d’une prise de conscience de la responsabilité de l’homme et de ses devoirs envers la Nature :
la jachère de la terre relève en premier lieu d’une préoccupation écologique. Pour la Bible, la terre a droit au repos au même titre que les hommes et les animaux. Comme toute la nature, elle ne doit pas être la victime d’une exploitation intensive. […] L’absence de période régulière de repos condamnerait la terre à mourir d’exténuation (Mosès, 2005, p. 162-163).
C’est durant ce temps de repos que l’homme peut comprendre qu’il n’est que (même si la tâche s’avère déjà énorme) le gérant de la création divine.
Le temps de repos permet à l’homme de se rappeler sa juste place dans le monde et dans la nature. C’est à partir de ce don, de ce déjà-là, que peut commencer à se déployer l’économie. Le repos n’est ni économique ni non-économique, c’est un temps a-économique mais qui a des répercussions économiques. En limitant l’emprise de l’économie, il la rend finalement possible en la circonscrivant. C’est parce que l’économie est limitée qu’elle est en même temps finalement rendue possible, sous la forme d’une autre économie, une bonne économie, qui ne se définit pas prioritairement à partir de la production mais de la consommation.
Le temps de repos ainsi conçu invite finalement à soulever la question complexe et passionnante (et qui ne peut malheureusement être qu’effleurée ici) des correspondances entre économie biblique et économie aristotélicienne. L’économie que fait apparaître en filigranes le Jubilé s’apparente à une économie qui se rapproche davantage de la bonne économie aristotélicienne que de la chrématistique, selon les termes de la célèbre distinction d’Aristote13.
114IV. Sous le repos, la bonne économie ?
La reconnaissance de ce repos entre en résonnance avec la conception aristotélicienne de la bonne économie. Retrouver le repos auquel le Jubilé nous invite, c’est retrouver certaines caractéristiques de la bonne économie. Sabbat et Jubilé constituent des temps de repos, et donc une suspension apparente des activités économiques. Mais durant ce temps de repos, l’agent demeure un agent économique, même s’il ne travaille pas et n’échange pas. L’agent consomme et jouit de ses richesses ou plutôt s’en réjouit. Il s’agirait alors d’un repos comme praxis et non comme poïésis. D’ailleurs, Aristote (2007) fait bien du repos « une activité », une « activité d’immobilité » (Aristote, Éthique à Nicomaque, vii 15, 1154 b 21-31). L’économie est mise au service d’un temps de repos, ce n’est pas le repos qui vient servir l’économie. La Slow économie14, telle qu’elle commence à émerger, pourrait peut-être incarner une composante de cette bonne économie qui change la conception du temps pour nous inciter (ou nous (ré)apprendre) à prendre notre temps.
115IV. 1. Le repos, un temps de joie dans la famille
Le repos « retire l’homme des labeurs et des soucis de la vie quotidienne » (Rerum Novarum, § 36). Retrouver le repos, c’est donc d’abord retrouver un temps de satisfaction, de plaisir et de joie. Il s’agit d’abord d’un repos pour se réjouir, et non pour augmenter sa productivité. Le mot jubilé vient du latin jubilæus (de jubilare, « se réjouir ») : les principes économiques jubilaires donnent à voir une économie comme lieu naturel de jouissances ou de réjouissances. Comme le dit bien Aristote, « Le plaisir consiste plutôt dans le repos que dans le mouvement » (Aristote, Éthique à Nicomaque, vii 15, 1154 b 25-30). Thomas d’Aquin associe également repos et joie, repos et satisfaction du désir : « La joie, c’est le repos de la volonté dans le bien possédé », et il précise plus loin : « Le mot “repos” peut prendre deux acceptions : 1. celle de cessation de toute œuvre ; 2. celle de la satisfaction du désir15. »
Sedlacek assimile également repos et satisfaction : « Devrions-nous nous imposer une sorte d’année de Jubilé, un temps de repos et de satisfaction ? Si les Hébreux de l’époque de l’Ancien Testament, bien plus pauvres, pouvaient se permettre ce genre de choses, pourquoi pas nous ? » (Sedlacek, 2013, p. 250). Il ne s’agit donc plus ici du repos de la machine épuisée, mais du repos du consommateur rassasié, repu, et surtout heureux. Le temps de repos vient rappeler que l’économie se donne à voir autrement que sous la forme d’un malheur économique, et qu’il faut consacrer du temps à se réjouir des œuvres produites par les hommes et données par Dieu. Le temps de repos permet de prendre conscience de ce que nous avons déjà, d’en jouir, plutôt que de regretter ce qui nous manque.
Retrouver le repos, c’est également renouer avec le lieu économique par excellence que constituent la famille, la propriété, ou en d’autres termes le domaine. Le repos et les réjouissances se déroulent dans un lieu déterminé : dans sa famille, sa propriété. Le repos implique le retour dans son foyer, dans sa famille, pour se reposer ensemble : « Chacun de vous retournera dans sa propriété, et chacun de vous retournera dans sa famille » (Lév. 25,10), « Dans cette année de jubilé, chacun de vous retournera dans sa propriété. » (Lév. 25,13). C’est dans la propriété que se ressent ce bien-vivre.
116IV.2. Repos et mesure
Le temps de repos est mis à profit pour réhabiliter l’exercice d’une réflexion sur la mesure des choses et sur la justice : c’est l’idée d’un repos en lien avec l’exercice de la pensée, de la raison. D’ailleurs, Aristote rappelle dans le traité De l’âme que « la pensée ressemble davantage à une sorte de repos et à l’arrêt qu’au mouvement » (Cité in Dufour, 2001, p. 84). Dès lors, « En extrapolant l’idée jubilaire, on peut imaginer que l’année de repos serve à reprendre la véritable mesure des choses […]16 ». Le repos est associé à l’idée d’un perfectionnement du monde mais également de soi-même. Ce temps consacré à la réflexion nous incite à dire que cela suffit et que nous avons assez. Il nous permet de prendre conscience de l’abondance, et du fait que l’économie ne renvoie pas uniquement à une lutte incessante contre une rareté que nous ne ferions que déplacer.
Ce temps de réflexion est donc en lien avec les questions de justice et de sobriété, et ce d’autant plus que le Jubilé était pensé comme moyen d’accroître la justice ou de réduire l’injustice : « En dernière analyse, l’objectif était de redresser la situation sociale et économique du pays par l’application de mesures de justice distributive et commutative » (Barrientos-Parra, 2005, p. 1517). Le souci de justice est exacerbé durant le Jubilé, durant lequel comme nous l’avons mentionné l’échange doit être juste. C’est donc une économie et des échanges inscrits dans une préoccupation pour la justice que le repos fait apparaître.
IV.3. Le repos de la Nature
Enfin, le repos ne concerne pas l’homme uniquement mais également la Nature : repos des animaux, des terres, de la Nature. La nécessité du repos concerne également la biosphère dans son ensemble : « Tu ne moissonneras point ce qui proviendra des grains tombés de ta moisson, et tu ne vendangeras point les raisins de ta vigne non taillée : ce 117sera une année de repos pour la terre. » (Lév. 25, 5), « Oui, le sol se reposera pour compenser toutes les périodes de repos que vous ne lui aurez pas accordées, lorsque vous y habitiez. » (Lév. 26, 35). Le temps du repos fait apparaître une autre conception des rapports entre l’homme et la nature. En effet, et la dernière encyclique nous le rappelle, « Dans cette perspective, le repos du septième jour n’est pas proposé seulement à l’être humain, mais aussi “afin que se reposent ton âne et ton bœuf” » (Ex. 23, 12). Nous nous apercevons ainsi que « la Bible ne donne pas lieu à un anthropocentrisme despotique qui se désintéresserait des autres créatures. » (§ 68, souligné par nous). C’est bien le temps de repos qui constitue ici l’occasion de s’intéresser à nouveau aux « autres créatures ». Le temps de repos vient opportunément nous rappeler l’existence de ces autres créatures, qui ne sont pas sur Terre pour nous fournir leur travail, qui sont autre chose que des facteurs de production. L’Homme, tout comme la Nature toute entière et ses créatures, sont autre chose et surtout plus que des facteurs de production.
Le repos est donc également un temps d’admiration de la Nature, un temps de contemplation. L’homme qui pendant ce temps de repos ne travaille pas la Nature a alors tout loisir de la contempler. A contrario, l’absence de temps de repos, cette recherche effrénée du 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, « fait corps avec la catastrophe écologique, participe de sa promesse de dépense permanente, du gaspillage infini qui l’alimente et du chamboulement profond des cycles et des saisons qui sous-tendent l’intégrité écologique de la planète » (Crary, 2014, p. 20). L’homme comme la Nature souffrent donc conjointement de cette absence de repos, de cette disqualification du repos.
Aujourd’hui, l’homme comme la Nature a perdu le temps du repos : « Le rêveur, le promeneur, peuvent toujours regarder l’eau miroiter sous le soleil, sentir l’air sur leur visage, mais ce regard comme ces sensations sont périmés. Le nouveau regard voit, en lieu et place de cela, des forces mouvantes, des forces productives. » (Blay, 2013, p. 14). Dans la mauvaise économie, tout repos a été proscrit, aussi bien pour les hommes que pour la Nature, assimilée et réduite à un ensemble de forces productives et à une Nature laborieuse18. Assimilée à un capital, 118à des choses mortes, l’idée même d’un repos de la Nature est incongrue et perdue. La mauvaise économie et l’absence de limite mènent à l’épuisement parallèle de l’homme et de la Nature. Le temps de repos laisse au contraire ouvertes la possibilité d’une redécouverte de la Nature par l’homme, la possibilité d’une prise de conscience par l’homme de sa beauté, et suggère l’existence d’un autre type de relations entre la Nature et l’homme, basées sur la contemplation et la protection et non uniquement l’exploitation. Ainsi, « le goût raffiné des choses naturelles est donc accessible à tous ceux qui savent perdre leur temps, oublier l’utilité et l’amour-propre, apprécier la gratuité des choses et des gestes, mettre entre parenthèses, ne serait-ce que le temps d’une échappée belle, la rationalité instrumentale » (Larrère, 2013, p. 28). C’est uniquement en paressant que l’on devient enfin sensible et attentif : prendre son temps, c’est se mettre en situation de voir ce qui en temps normal demeure invisible et donc sans importance. Un lien nécessaire apparaît dès lors entre se reposer, être attentif, et être attentionné. Le temps de repos suggère cette nécessité de l’attention, dans les deux sens du terme.
Conclusion
Ainsi, la dernière encyclique nous rappelle que le repos nous invite à « un élargissement du regard qui permet de reconnaître à nouveau les droits des autres. Ainsi, le jour du repos […] répand sa lumière sur la semaine tout entière et il nous pousse à intérioriser la protection de la nature et des pauvres » (§ 237). Retrouver le sens du repos, c’est retrouver à la fois les conditions de possibilité et les limites de l’économie. Le repos rend donc possible l’économie pensée davantage en tant que bonne économie. Cette économie limitée et rendue possible par le don, c’est vraisemblablement la bonne économie aristotélicienne. Le repos comme occasion de se réjouir de ses richesses dans sa famille n’a rien dans son essence d’extérieur à l’économie.
119Les économistes ne nous disent rien du repos parce qu’ils n’ont rien à dire sur la manière dont l’agent économique fait usage de ses richesses et en jouit durant son temps de repos. Comme dit Sedlacek,
Le sens, le summum d’une chose créée, ne réside pas dans la création suivante mais dans le repos au milieu de tout ce que nous avons co-créé. Traduit en langage économique, cela donne : le sens de l’utilité n’est pas son propre accroissement permanent mais le repos au milieu des gains existants. Pourquoi apprenons-nous à accroître constamment nos gains mais non à en prendre conscience, à en jouir ? (Sedlacek, 2013, p. 74).
C’est également ce que déplorait déjà Jouvenel : nous avons appris à produire beaucoup plus, nous avons beaucoup gagné en efficacité, mais sans prendre le temps de réfléchir à l’usage que nous devons faire de ces biens supplémentaires, et sans nous interroger sur les richesses les plus utiles à notre bien-être. Absorbés par la production et l’efficacité, nous n’avons pas pris le temps de nous interroger sur les finalités de cette production. Nous avons cherché à « gagner » toujours plus de temps, mais sans que cela libère du temps pour nous poser les bonnes questions19. Cette frénésie, cette agitation constante qui dérive souvent en précipitation, nous empêchent de réaliser que nous ne savons plus transformer notre puissance en bien-être et mieux-vivre. Nous avons en grande partie perdu notre capacité à convertir notre productivité croissante en « bonne vie » (Jouvenel, 2002).
La prise de conscience de l’étendue de nos richesses, de leur fragilité, de la manière d’en jouir, sont autant de thèmes sur lesquels l’économiste demeure silencieux. C’est le temps de repos comme moment économique qui constitue l’occasion de susciter la réflexion sur ces thématiques. Si « C’est à partir de la compréhension de la signification du jour du repos que l’on accède au sens du travail. » (Mardellat, 2012, p. 208), on peut dire plus généralement que c’est à partir de la compréhension de la signification du jour du repos que l’on accède au sens plus fondamental de ce qu’est finalement et réellement l’économie.
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1 En effet, l’encyclique Rerum Novarum met en exergue « la nécessité du repos et de la cessation du travail aux jours du Seigneur » (§ 36). L’absence de droit au repos constitue une « violation des devoirs de l’homme envers Dieu et envers lui-même » (§ 38). Ces idées sont réaffirmées dans Centisumus Annus en 1991.
2 « Un autre secteur qui concerne les prestations est celui du droit au repos : il s’agit avant tout ici du repos hebdomadaire régulier, comprenant au moins le dimanche, et en outre d’un repos plus long, ce qu’on appelle le congé annuel, ou éventuellement le congé pris en plusieurs fois au cours de l’année en périodes plus courtes. Enfin, il s’agit ici du droit à la retraite, à l’assurance vieillesse et à l’assurance pour les accidents du travail. » (§ 19).
3 Les économistes, attentifs aux enjeux d’emploi, de productivité, et d’organisation du travail, se sont évidemment beaucoup intéressés aux questions liées à la durée du temps de travail, et donc, mais de manière souvent implicite, à la thématique du repos. D’un point de vue plus historique, on peut penser également aux luttes syndicales pour la réduction du temps de travail ou l’obtention de congés payés. Les enjeux économiques et politiques autour du repos sont donc nombreux et fondamentaux pour les économistes, même si le temps de repos ne se confond pas forcément avec le « non-travail ».
4 Tomas Sedlacek est responsable de la stratégie macroéconomique de la banque ČSOB. Il a été également membre du Conseil économique national de la République tchèque, et conseiller de Václav Havel. Suite à la publication de son livre L’économie du bien et du mal. La quête du sens économique (2009), devenu un véritable best-seller, il est surtout connu pour ces conceptions iconoclastes de l’économie.
5 Selon Graeber, « chaque fois qu’un conflit politique ouvert a éclaté entre classes sociales, il a pris la forme d’un plaidoyer pour l’annulation des dettes » (Graeber, 2013, p. 108). Il en appelle à sa façon à une annulation des dettes, « un peu dans l’esprit du Jubilé biblique » (Graeber, 2013, p. 9). Aujourd’hui, la crise actuelle nous montre que « nous allons vers le rétablissement de quelque chose qui ressemble beaucoup à la prison pour dettes » (Graeber, 2013, p. 26). Dès lors, l’auteur estime qu’il est temps « de procéder à un jubilé de style biblique – un jubilé qui concernerait à la fois la dette internationale et la dette des consommateurs. Il serait salutaire parce qu’il allégerait quantité de véritables souffrances humaines, mais aussi parce qu’il serait notre façon de nous remémorer certaines réalités : l’argent n’est pas sacré, payer ses dettes n’est pas l’essence de la morale, ces choses-là sont des arrangements humains et, si la démocratie a un sens, c’est de nous permettre de nous mettre d’accord pour ré-agencer les choses autrement » (Graeber, 2013, p. 477).
6 « Le scandale du sommeil tient à ce qu’il inscrit dans nos vies les oscillations rythmiques de la lumière du soleil et de l’obscurité, de l’activité et du repos, du travail et de la récupération, qui ont été éradiquées ou neutralisées ailleurs » (Crary, 2014, p. 21).
7 Pourtant, « Suis-je vraiment cet individu pressé, stressé, épuisé, coupé de lui-même – et finalement des autres et de la nature – à force de tourner comme une hélice ? » (Egger, 2010, p. 161). Egger analyse ainsi ce nouveau régime temporal, qui se décline selon lui sous quatre modalités, à savoir : 1) Le « toujours plus vite » ; 2) Le « tout, tout de suite » ; 3) Le « toujours plus dans le moins de temps possible » ; et enfin 4) Le « toujours là ».
8 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Question 73 – ce qui concerne le septième jour, Article 2 – Le repos de Dieu.
9 Ainsi, « Cet homme s’efface devant sa condition de moteur et les pseudo-impératifs de la productivité économique » (Blay, 2013, p. 100). Dès lors, « Il s’agit d’imposer au corps humain un mode de fonctionnement machinique, aussi bien en termes de durée que d’efficacité » (Crary, 2014, p. 13). Et un peu plus loin : « En ce qui concerne la vie professionnelle, l’idée qu’il faudrait travailler sans relâche, sans limites devient plausible, voire normale. On s’aligne sur l’existence de choses inanimées, inertes ou intemporelles » (Crary, 2014, p. 19).
10 Comme le rappelle Mardellat (2012), « Cela est déjà sensible dans le sermon de Benjamin Franklin que nous restitue Weber : “Songe que le temps c’est de l’argent. Quiconque pourrait, par son travail, gagner 10 shillings par jour, mais se promener ou paresser dans sa chambre pendant la moitié du jour, celui-là ne doit pas prendre seulement en compte, même si c’est le cas, le fait qu’il ne dépense que 6 pence pour son plaisir : il a en effet aussi dépensé ou plutôt dilapidé 5 shillings”. » Et plus loin : « “Quiconque dilapide quotidiennement une partie de son temps qui lui rapporterait la valeur d’un sou (et cela peut ne représenter que quelques minutes) perd, un jour dans l’autre, le privilège d’user de 100 livres par an. Quiconque perd inutilement du temps pour la valeur de 5 shillings dissipe 5 shillings et pourrait aussi bien les jeter à la mer. Quiconque perd 5 shillings ne perd pas seulement cette somme, mais tout ce qu’il aurait pu gagner avec en l’utilisant dans le commerce – ce qui, quand un jeune homme atteint l’âge avancé, se monte à une somme tout à fait considérable” (cité par Weber, 2004, p. 21-23). Ce que présente ce sermon, c’est une comptabilité de la culpabilisation et une comptabilité anxiogène » (Mardellat, 2012, p. 212).
11 Aristote, dans une distinction devenue très célèbre, oppose poïésis et praxis. Certaines activités ont leur fin en elles-mêmes, d’autres ont leurs fins dans des œuvres distinctes des activités. Les premières relèvent de l’action, de la praxis, les secondes de la production, de la poïésis. Dans la production, « l’artiste agit toujours en vue d’une fin ; la production n’est pas une fin au sens absolu, mais est quelque chose de relatif et production d’une fin déterminée. Au contraire, dans l’action, ce qu’on fait est une fin au sens absolu, car la vie vertueuse est une fin, et le désir a cette fin pour objet » (Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 2, 1139-b, 0-5). La praxis est une activité qui ne produit aucune œuvre que l’on pourrait séparer de l’agent. La production, poïésis, au contraire, est une activité visant la transformation, elle ne possède pas en elle-même sa propre fin, ce qui signifie qu’elle se réalise dans un résultat qui s’incarne hors d’elle. La production ou poïésis a donc une fin autre qu’elle même, alors que l’action ou praxis est à elle-même sa propre fin. On retrouve ici la célèbre distinction aristotélicienne entre le producteur de flûte, qui cherche à produire toujours davantage de flûtes, et le joueur de flûte, qui cherche à atteindre l’excellence et à jouer toujours mieux. Son objectif ne peut être que la recherche de la perfection. Celui qui construit la flûte est un producteur, il produit, et la production s’apparente ici à un art, qui obéit à des règles à la fois strictes et que l’on peut transmettre.
12 Lettre encyclique Laudato Si’ du pape François sur la sauvegarde de la maison commune, § 67. Ainsi, « La création peut seulement être comprise comme un don qui surgit de la main ouverte du Père de tous, comme une réalité illuminée par l’amour qui nous appelle à une communion universelle » (§ 76).
13 Il existe pour Aristote une forme d’économie naturelle, organisée par le chef de famille, qui a pour objectif le bien-vivre de la famille au sein du domaine. Cette économie est l’économie domestique, encore appelée parfois « bonne économie », « bonne chrématistique » ou « économie naturelle ». Il s’agit en effet d’un art naturel d’acquérir, « une espèce de l’art d’acquérir qui naturellement est une partie de l’administration familiale : elle doit tenir à la disposition de ceux qui administrent la maison, ou leur donner les moyens de se procurer les biens qu’il faut mettre en réserve, et qui sont indispensables à la vie […]. » (Aristote, Les Politiques, i, 8, 1256-b, 25-30). Cette économie – qui est en réalité la seule économie véritable – questionne l’acquisition de biens permettant d’accéder à la véritable richesse et à la vie heureuse. La quantité de biens nécessaire au bonheur est limitée, il importe au consommateur d’en connaître le terme. La bonne économie est donc intrinsèquement liée à la question de la limite, de la mesure. Cependant, Aristote explique que cette « première » forme d’économie peut être subvertie et dériver en une « mauvaise chrématistique » non naturelle. Dans ce cas, la finalité n’est plus alors le bien-vivre mais l’accumulation illimitée de richesses. Ici, l’échange n’a plus pour objectif la satisfaction d’une valeur d’usage, mais seulement une accumulation sans fin de valeur d’échange. Cette économie n’a pas de fin en elle-même, et représente une forme d’économie non naturelle et pervertie.
14 Cette dernière prend son essor à la fin des années 80, et s’incarne d’abord dans le mouvement Slow Food, qui s’opposa à l’instauration d’un McDonald’s à Rome. Il s’agissait alors de lutter prioritairement contre la standardisation et de favoriser le rapprochement des producteurs et des consommateurs. Existent aujourd’hui également le mouvement Slow Money, le Slow Management, le Slow Tourisme, le Slow Made… Notons que la recherche du prix juste fait partie intégrante des principes du Slow Made. Il s’agit donc globalement de réintroduire le temps long et la patience dans l’économie.
15 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Question 59 – La volonté des anges, Article 4 – L’irascible et le concupiscible existent-ils chez les anges ?
16 Dembinski & Bonvin, « Le Jubilé : une idée pour imposer un rythme à l’économie. », Observatoire de la Finance, Genève, souligné par nous. En ligne sur : http://base.socioeco.org/docs/doc-197_fr.pdf
17 Pour l’auteur : « Toutes ces lois jouaient un rôle primordial pour l’équilibre socioéconomique de la société, en permettant aux individus surendettés et à leur famille de s’intégrer à nouveau dans le système économique, tout en évitant ainsi l’exclusion sociale, conséquence de la concentration de la richesse. Autrement dit, elles étaient des instruments de justice distributive et d’humanisation du système » (Barrientos-Parra, 2005, p. 17).
18 Dès lors, « Elle se dévoile, au début du xixe siècle, comme pur entrepôt et réserve d’énergie à utiliser. Son épuisement est à l’horizon, comme consubstantiel à l’idée même de la nature qui vient d’être forgée et qui reste la nôtre, celle de la civilisation occidentale. Comment dorénavant proposer des réponses à l’épuisement de la nature, puisque l’idée même que nous nous faisons de la nature est consubstantiellement pensée dans son épuisement ? » (Blay, 2013, p. 14-15). Ainsi, « L’épuisement est à l’horizon et, si l’on peut dire, inscrit dans l’idée de nature du monde occidental assujettie à l’énergétisme utilitariste […]. » (Blay, 2013, p. 105).
19 Ainsi, « Tant de recherches pour améliorer les procédés de production jurent avec l’absence de réflexion quant à la nature des biens à offrir et des styles de vie à proposer » (Jouvenel, 2002, p. 110). Pourtant, « à mesure que nos forces productives s’accroissent, l’esprit humain devrait être de plus en plus porté à les diriger vers des fins salutaires » (Jouvenel, 2002, p. 163).
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-07355-0
- EAN: 9782406073550
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07355-0.p.0097
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-01-2017
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Rest, Theology, Religion, Gift, Aristotle.