Is Smith an Calvin’s disciple?
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2017 – 2, n° 4. varia - Author: Dermange (François)
- Pages: 53 to 74
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
Smith est-il disciple de Calvin ?
François Dermange
Université de Genève
C’est en Écosse qu’Adam Smith a passé l’essentiel de sa vie, une terre qu’il présente lui-même comme le plus vaste pays réformé de son temps. Est-ce à dire que Smith est presbytérien ? Divers arguments dans les deux sens ont été avancés depuis longtemps (Coase, 1976 ; Oslington, 2011). C’est à l’Université de Glasgow que Smith a d’abord élaboré ses thèses. La philosophie qu’il enseignait était alors conçue comme une propédeutique à la théologie, et c’est devant un parterre principalement composé de futurs pasteurs qu’il l’a d’abord exposée. À côté de ce qui donnera lieu à la Théorie des sentiments moraux et à la Richesse des nations figuraient alors un cours de jurisprudence naturelle et un cours de théologie naturelle aujourd’hui perdu. Smith n’aurait d’ailleurs jamais été nommé s’il n’avait souscrit à l’Église d’Écosse. D’un autre côté, on souligne son amitié avec Hume, ouvertement critique de la religion (Simon, 2009). C’est lui que Hume chargea d’abord, avant que Smith ne l’en dissuade, de publier après sa mort les Dialogues sur la religion naturelle, un texte qui attaque les principes mêmes de la théologie naturelle1. Et si plus tard Smith vanta la bonne humeur et le courage de son ami dans ses derniers instants (Corr., lettre 163), il n’en continua pas moins de tout faire pour différer la publication de ce texte, bien qu’il n’ait finalement été qu’en troisième ligne, au cas où ni Stahan, l’éditeur 54de Hume, ni son neveu n’auraient pas publié le texte dans les cinq ans. Ce n’est qu’en 1779, trois ans après la mort de Hume, que les Dialogues parurent finalement, sans que Smith y soit mêlé2. Pourquoi Smith biffe-t-il à la fin de sa vie le passage sur la rédemption qui figurait dans la Théorie des sentiments moraux jusque-là ? Est-ce parce qu’il n’y croyait plus (Raphael & Macfie, 1976, p. 400), ou parce qu’il estimait finalement que le sujet ne voulait pas seulement être loué, mais qu’il désirerait naturellement être loué pour de justes motifs (MS, III, 2, p. 1-3 ; III, p. 2, 7-8), donnant ainsi un nouvel argument éthico-théologique qui rendait superflu dans ce contexte le recours à la rédemption (Cockfield & al., 2007 ; Dickey, 1986, p. 603) ?
Dans ce débat complexe, il n’est pas inutile de relever les passages où Smith défend les réformés contre les catholiques et les anglicans ; ce sera le premier moment de cette contribution. Peut-on deviner derrière ce parti pris les traces d’un ethos calviniste qui aurait une incidence sur la théorie économique même ? C’est une chose difficile à établir. On ne saurait passer sans autre forme de procès de Calvin au calvinisme, du calvinisme aux presbytériens écossais du xviiie siècle, et finalement au philosophe. Si influence il y a, deux siècles après la mort des Réformateurs, c’est à travers une culture partagée dans l’Écosse de son temps. Plutôt que de dette, il faut ici parler d’assonance ou d’écho ; ce sera notre second point. Nous nous demanderons enfin si, à l’inverse, les idées libérales de Smith en économie peuvent avoir eu en retour un effet sur ses idées religieuses.
I. L’économie au service
de l’apologétique réformée
Pour ses contemporains, la chose ne faisait aucun doute : les thèses de Smith n’avaient pas seulement une portée économique, elles renouvelaient l’apologétique réformée par des arguments aussi décisifs qu’inédits (Millar, 1787).
55À dire vrai, le plus souvent Smith reprend simplement à son compte les arguments des newtoniens. On les trouve, par exemple, dans la bouche de Colin MacLaurin (1698-1746)3 : « les faux systèmes de physique ne peuvent conduire qu’à l’athéisme ou du moins faire naître des opinions sur la Divinité et sur l’Univers d’une dangereuse conséquence pour le genre humain » (MacLaurin, 1748, p. 3).
Le renouvellement de la physique par Descartes et Newton obligeait en effet à remettre en cause les constructions théologiques qui s’appuyaient sur celle des Anciens. Or si les universités protestantes ont fait le pas à l’époque de Smith, comme il l’indique au chap. V de Wealth of Nations, les universités catholiques y étaient toujours opposées. Rejetant l’empirisme et ne démordant pas d’Aristote et de Platon, elles continuaient d’affirmer que la matière n’avait pas de qualité propre, mais qu’elle la recevait de ce qui lui donnait forme. L’essence comptait donc plus que la matière, les propriétés que les accidents, l’âme que le corps4. Ne pouvant proposer qu’« un petit nombre de vérités fort simples et presque évidentes », la théologie catholique n’était pour le reste qu’un galimatias « de sophismes et de subtilités », « de ténèbres et d’incertitudes » (WN, V, i, f, p. 28)5.
Or cela avait des conséquences pratiques. Si la béatitude en l’autre monde importait plus que le bonheur en celui-ci, lorsqu’il ne lui était pas simplement opposé, l’éthique risquait fort d’avoir moins d’importance que les actes de piété, ou bien elle se perdait dans les méandres d’une casuistique trompeuse. Dans tous les cas, au lieu d’être la branche la plus haute de l’arbre philosophique, elle était menacée de devenir la plus corrompue de toutes. « Lorsque la philosophie morale et la philosophie naturelle devinrent relatives à la théologie […], on ne put gagner le ciel que par la pénitence et la mortification, par les austérités et les abaissements des moines et non plus par la conduite libérale, généreuse et courageuse [spirited] » (WN, V, i, f, p. 30). Smith s’offusque ainsi d’un sermon que le grand Massillon (1663-1742) adresse à des soldats : alors que pour l’évêque de Clermont la bravoure et le courage n’ont devant Dieu qu’une valeur relative, les actes de piété assurent « l’héritage des 56saints6 ». Smith y voit l’aveu que Dieu n’est pour lui qu’un despote qui récompense ceux qui le flattent plutôt que ceux qui le servent :
C’est cet esprit qui réserve le ciel aux moines et aux réguliers, ou à ceux qui leur ressemblent par leur conduite et leur conversation, et qui voue aux enfers tous les héros, les hommes d’État et les législateurs, les poètes et les philosophes des âges du passé, tous ceux qui ont inventé, amélioré et parfait les arts qui nous permettent de mieux subsister, d’avoir une vie plus facile ou plus belle, tous les meilleurs protecteurs, instructeurs et bienfaiteurs de l’humanité, tous ceux à qui notre sens naturel de ce qui est digne d’être loué reconnaît le mérite le plus haut et la vertu la plus grande. (MS, III, 2, p. 35).
Même lorsque l’Église de Rome a paru défendre la justice, elle s’est empressée d’émettre toutes sortes d’exceptions, excusant ceux qui en violaient les principes. Ainsi, par exemple, les bulles d’Alexandre III et d’Innocent III proclamant l’affranchissement des esclaves, ne furent pas suivies d’effet et n’entraînèrent aucune sanction contre les transgresseurs : la servitude subsista donc pour de nombreux siècles dans les terres catholiques (WN, III, ii, p. 12 ; LJ (A), iii, p. 127-128).
Quant à la valorisation de la charité, elle est si excessive qu’elle finit par désigner comme vicieux tout ce qui n’est pas oblation de soi-même. Que Smith mette en parallèle La Rochefoucauld et Mandeville dans les premières éditions de la Théorie des sentiments moraux n’est pas anodin7. C’est bien dans la morale catholique du siècle précédent que le « système licencieux » (MS, VII, ii, 4, p. 12) de Mandeville a sa source. Jamais celui-ci n’aurait pu prétendre que les vices privés font les vertus publiques s’il avait compris que le vice renvoie à l’injustice et non à l’intérêt.
Mais à côté de ces arguments somme toute classiques, l’analyse économique qu’on trouve dans la Richesse des nations est bien plus originale. L’Église catholique y est présentée comme un instrument qui n’a pas d’autre but que la puissance et l’argent.
Pourquoi l’Évangélisation du Nouveau Monde sinon par la soif de l’or. Pourquoi même l’obstination des catholiques à prêcher l’ascèse 57plutôt que la justice ? C’est que plus une morale est sévère, plus elle est « admirée et révérée par le peuple » (WN, V, i, g, p. 10-11), à la fois parce que celui-ci sait d’expérience que la légèreté lui est ruineuse, mais surtout parce l’austérité force la vénération. L’ascèse permet ainsi aux catholiques de « cultiver les finesses de la popularité » et leur assure le soutien d’une foule d’« enthousiastes ardents et populaires, stupides et ignorants » (WN, V, i, g, p. 1-2) qui n’écoute que ses passions. Or le bas-clergé et les ordres mendiants ont besoin de ce soutien pour survivre :
Les ordres mendiants tirent toute leur subsistance de telles offrandes. Ils sont comme les hussards et l’infanterie légère de toute armée : point de pillage, point de paie. […] Ils sont contraints d’user de tout leur art pour animer la dévotion du commun peuple. (WN, V, i, g, p. 2).
Si donc le bas-clergé valorise les actes de « piété », c’est que la confession, par exemple, lui permet de s’immiscer dans les consciences, de les terroriser et finalement d’obtenir des réparations pécuniaires « pour être absous au nom de la Divinité offensée » (MS, VII, iv, p. 16)8. Smith se montre ici ouvertement protestant : non seulement nul acte religieux ne peut compenser la fraude, la perfidie ou la violence, mais c’est à Dieu seul d’être l’arbitre du bien et du mal. La même chose vaut pour la casuistique, qui détourne les consciences du sens naturel du juste et de l’injuste, et les perd dans le doute pour mieux les asservir :
Aucun des ouvrages des casuistes ne nous porte vers ce qui est grand et noble. Aucun ne tend à nous conduire vers ce qui est doux et humain. Beaucoup, au contraire, ont pour seule fin de nous apprendre à chicaner avec nos consciences, et leurs vaines subtilités ne tendent qu’à autoriser quantité de subterfuges raffinés pour esquiver ce qu’il y a de plus essentiel dans notre devoir. (MS, VII, iv, p. 33).
On pourrait s’étonner de la nécessité pour le bas-clergé de trouver des ressources, étant donnée la richesse foncière de l’Église de Rome à cette époque, sans compter la dîme qu’elle reçoit. Smith, en voit la raison dans la hiérarchie même de l’Église, le haut-clergé et les monastères accaparant la richesse et laissant les autres dans la misère (WN, V, i, g, p. 2).
58L’auteur décrit alors le catholicisme comme contraire aux intérêts des particuliers. Ainsi la dîme fait-elle obstacle à la liberté naturelle de l’agriculteur. Celui qui voudra améliorer la productivité de ses terres par l’emprunt verra sa dîme augmenter tandis qu’il sera seul à supporter la charge de sa dette. La dîme a donc un effet dissuasif sur l’investissement et freine le progrès. Mais c’est surtout les pauvres que l’Église prétérite, car si elle n’avait pas approprié les « immenses domaines dont la piété trompée, tant des princes que des particuliers, a gratifié l’Église » (WN, V, i, g, p. 22), ces terres auraient naturellement dû servir au bien-être de tous. Si les terres avaient été aux mains des agriculteurs, le cours naturel des choses aurait permis l’amélioration de la productivité agricole, ce qui aurait permis de nourrir une population toujours plus nombreuse. Or l’Église n’y avait aucun intérêt, puisqu’elle tirait de ses terres des revenus suffisants pour couvrir ses besoins et dégager même des excédents. Mal nourris, affaiblis, les pauvres furent décimés par sa faute par la maladie, lorsqu’ils ne pratiquèrent pas simplement l’infanticide. Tant que l’Église de Rome régna en maître sur l’Europe, la population, s’adaptant à la richesse disponible, ne put que rester constante, bien que la fécondité ait été paradoxalement d’autant plus élevée que les peuples étaient pauvres.
L’Église comprit même qu’en distribuant ces excédents elle pouvait s’attacher la reconnaissance de ceux qu’elle spoliait, et si quelques-uns pouvaient dénoncer l’injustice de ce système, ils étaient incapables d’anéantir les liens de l’intérêt de ceux qui bénéficiaient de « l’hospitalité la plus libérale » et de « charité sans bornes » :
L’hospitalité et la charité de l’ancien clergé étaient, dit-on, immenses. Non seulement celui-ci entretenait presque tous les pauvres de chaque royaume, mais également un grand nombre de chevaliers et de gentilshommes qui n’avaient souvent pas d’autre moyen de subsistance que d’aller de monastère en monastère, sous prétexte de dévotion, pour profiter de l’hospitalité du clergé. […] Ces vertus lui assuraient le plus grand respect et la vénération de toutes les classes inférieures du peuple, parmi lesquelles beaucoup étaient régulièrement ou au moins occasionnellement nourris. […] Tout ce qui appartenait ou qui était lié à un ordre aussi populaire, ses possessions, ses privilèges, ses doctrines, paraissait nécessairement sacré aux yeux du commun peuple […]. (WN, V, i, g, p. 22).
Dommageable aux particuliers, l’Église de Rome l’est aussi aux États, car ses dépenses somptuaires sont inutiles lorsqu’elles ne sont 59pas dommageables, comme l’ont été les croisades. La règle est donc simple, « plus l’Église est riche, plus le souverain est pauvre » (WN, V, i, g, p. 41). Mais surtout, le clergé catholique n’est jamais loyal, relevant d’une autre juridiction que celle du souverain. Et Smith de conclure :
La constitution de l’Église de Rome peut être regardée comme la combinaison la plus formidable qu’on ait jamais formée contre l’autorité et la sécurité du gouvernement civil, et même contre la liberté, la raison et le bonheur du genre humain, qui ne peuvent jamais s’épanouir sans qu’un gouvernement civil les protège. (WN, V, i, g, p. 24).
Qu’en est-il alors des protestants ? D’emblée le ton est tout différent quelques paragraphes plus loin :
Il serait difficile de trouver en Europe un groupe d’hommes plus cultivés, plus décents, plus indépendants et plus respectables que la majeure partie du clergé presbytérien de Hollande, de Genève, de la Suisse et de l’Écosse. (WN, V, i, g, p. 37).
Cet éloge a de quoi surprendre puisque la Réforme semble être mal partie. Réagissant à l’« état de décadence » (WN, V, i, g, 29) dans lequel était tombée l’Église de Rome, les réformateurs étaient sans doute plus savants que leurs adversaires, mais jamais ils n’auraient pu mettre en cause l’Église établie par de simples arguments. Les disputes théologiques avaient beau leur donner l’avantage, elles restaient inaccessibles au plus grand nombre, or seul un soutien populaire pouvait donner la victoire. C’est donc en flattant eux aussi les préjugés populaires par la prédication de l’austérité des mœurs que les réformateurs ont fini par s’imposer.
L’ambiguïté des premiers débuts de la Réforme fut encore accentuée par la volonté d’émancipation des communautés du pouvoir civil. Smith dénonce ici la revendication des paroisses de pouvoir choisir leurs pasteurs, un « mode populaire d’élection » qui ne peut qu’engendrer « la confusion et le désordre » (WN, V, i, g, p. 35-36) et de nouvelles factions tant dans l’Église que dans l’État. Fort heureusement, « le magistrat sentit de bonne heure la nécessité de se saisir lui-même du droit de présenter à tous les bénéfices vacants, pour maintenir la tranquillité publique » (WN, V, i, g, p. 36), et Smith loue implicitement la formule de compromis trouvée, dès 1540 à Genève, puis dans la plupart des autres Églises réformées.
60Il se félicite aussi que les anciens biens ecclésiastiques aient été remis à l’État et la dîme abrogée, ce qui a permis aux États modernes de couvrir leurs charges9, mais ce qui a eu également un effet positif sur la religion. Dans le nouveau système, les pasteurs restent certes à la charge de l’État, mais ils sont plus pauvres qu’auparavant10, d’autant qu’on leur a confié de nouvelles tâches, comme le soin des plus démunis11. Moins bien payés que leurs collègues anglais, les pasteurs écossais gagnent environ la moitié du salaire d’un cordonnier londonien. Mais ce qui pourrait paraître injuste, au vu des études universitaires longues et difficiles que doivent faire les ministres, ne présente que des avantages, et « n’a jamais eu que des effets parfaitement conformes au but de l’institution [ecclésiastique] » (WN, V, i, g, p. 35). En effet, la « parfaite égalité d’autorité » des pasteurs et leur quasi égalité de salaire, prévient toute ambition de pouvoir ou d’argent, qu’on voit si communément dans l’Église catholique et dans l’Église anglicane12, où le clergé est tenté de « faire bassement la cour à ses patrons pour obtenir un meilleur bénéfice » (WN, V, i, g, 37).
Contrairement à celle du bas-clergé catholique, la pauvreté des pasteurs réformés, « quoi qu’il ne faille pas la porter trop loin » (WN, V, i, g, p. 38), les engage à trouver d’autres voies pour se distinguer : l’exemplarité morale ou la science.
La première voie est la plus courante. Puisque seules des mœurs exemplaires peuvent donner de la dignité à un homme de fortune modeste, le bon ministre sait qu’il ne gagnera l’estime que « par une conduite irréprochable et par la fidélité et l’exactitude avec laquelle il remplit ses devoirs » (WN, V, i, g, p. 37), repoussant les plaisirs, la vanité et la dissipation :
On attend que son esprit soit constamment occupé à ce qui est trop grand et solennel pour laisser un quelconque espace aux impressions que donnent ces objets frivoles qui captivent l’attention l’homme dissipé et enjoué. […] Rien ne convient mieux au caractère d’un homme d’Église que la sévérité grave, austère et abstraite qu’on attend ordinairement de lui. (MS, V, 2, p. 5).
61En s’approchant de lui, ses fidèles éprouveront « ce sentiment de bienveillance que nous portons naturellement à celui qui s’approche de notre condition, quoiqu’il nous semble fait pour une condition plus élevée » (WN, V, i, g, p. 38), et en retour le ministre mettra d’autant plus de soin à les instruire et à les soulager. Smith n’hésite donc pas à placer la voie réformée au-dessus de toutes les autres :
Dans sa propre conduite, le ministre est obligé de suivre ce système de morale que le peuple respecte le plus. […] Aussi le clergé presbytérien a-t-il plus d’influence sur l’esprit du commun peuple que n’en a jamais eu le clergé d’aucune Église établie. Et ce n’est que dans les pays presbytériens que nous verrons jamais le peuple converti, sans persécution, dans son entier et presque comme un seul homme, à l’Église établie. (WN, V, i, g, p. 38).
Si donc le protestantisme naissant a partagé certains traits « populaires » du catholicisme, il s’en est affranchi avec le temps. La même chose s’est produite un siècle plus tard avec les dissidents qui firent sécession avec l’Église d’Angleterre. D’abord « secte d’enthousiastes effrénés », ce sont à l’époque de Smith « des gens savants, plein d’esprit et leurs pasteurs respectables » (WN, V, i, g, p. 1 et p. 8), et il a fallu moins de cinquante ans pour que les méthodistes se présentent sous un jour parfaitement acceptable.
À côté de la morale, il est une autre voie par laquelle les pasteurs peuvent se distinguer. Alors que dans les pays catholiques les enseignants les plus savants préfèrent, comme Gassendi, quitter l’université pour embrasser une carrière ecclésiastique, les plus brillants parmi les pasteurs aspirent à y entrer. Ils rivalisent donc de science, et c’est parmi eux que les universités des pays protestants choisissent leurs professeurs :
À Genève, dans les cantons suisses protestants, dans les pays protestants d’Allemagne, en Hollande, en Écosse, en Suède et au Danemark, les gens de lettres les plus éminents que ces pays aient produits, ont été, non pas tous, mais la plupart, professeurs dans les universités. Dans ces pays, les universités puisent continuellement dans l’Église les gens de lettres éminents qui s’y trouvent. (WN, V, i, g, p. 39).
Sans doute les universitaires ne sont-ils guère mieux payés que leurs collègues et pour améliorer leur ordinaire, ils doivent donner des cours privés. Mais cela encore n’a que d’heureux effets, puisqu’ils doivent ainsi 62prendre un soin particulier à leur réputation dans leur branche pour garder leurs élèves. Au contraire des universités catholiques et anglicanes, dont le niveau reste faible13, celles des pays protestants, à commencer par celles d’Écosse ou de Genève, sont « les meilleurs lieux d’apprentissage qu’on puisse trouver en Europe » (WN, V, i, g, p. 39), même si Smith souhaiterait qu’on renonçât à l’étude du grec et de l’hébreu au profit de la philosophie naturelle et d’une morale plus universelle que celle destinée aux gens de bien (MS, VII, 4, p. 11). Une fois de plus « la médiocrité des bénéfices ecclésiastiques tend naturellement à attirer la plupart des gens de lettres vers le genre d’emplois qui peuvent être le plus utiles au public » (WN, V, i, g, p. 40).
La limite de cette apologie d’une Église pauvre est évidemment économique, et Smith en est parfaitement conscient. Pourra-t-on avec des moyens si modestes, trouver encore des candidats ? Cela n’inquiète pas trop le philosophe. Du moment que l’offre des vocations l’emporte sur la demande, on pourra sans difficulté ajuster les salaires à la baisse, et compenser le manque de revenu des étudiants par des bourses (WN, I, x, c, p. 34) :
L’exemple des Églises d’Écosse, de Genève et de plusieurs autres Églises protestantes démontre assez que dans une profession aussi estimable, où l’éducation est si facile d’accès, il n’est pas nécessaire de faire miroiter de gros bénéfices pour attirer dans les ordres sacrés un nombre suffisant d’hommes instruits, décents et respectables. (WN, I, x, c, p. 35).
La position si différente de Smith à l’égard des catholiques et des protestants trahit un évident parti-pris, pas toujours d’ailleurs de bonne foi. La position est sans doute politique. L’Église d’Écosse servait la paix et le bon ordre en assurant le contrôle du clergé, alors que le clergé de l’Église de Rome restait plus incontrôlable « que dans aucune Église protestante établie par la loi » (WN, V, i, g, p. 2). Peut-être même Smith vise-t-il ainsi indirectement les jacobites. Après tout, le souvenir de la bataille de Culloden contre Charles Édouard (1720-1788), le dernier Stuart catholique prétendant aux couronnes anglaise et écossaise, en 1746 pouvait encore marquer les esprits. Mais la position est aussi religieuse. Dans les Églises indépendantes comme dans l’Église catholique, le clergé était poussé à prêcher des superstitions, des sottises et des tromperies 63qui dénaturaient la « vraie religion » (WN, V, i, g, p. 6), et il me semble qu’il faut faire crédit à Smith lorsqu’il affirme que :
Toutes les fois que les principes naturels de la religion ne sont pas corrompus par le zèle factieux et partisan de quelque cabale sans valeur, que le premier devoir exigé par la religion est de satisfaire à toutes les obligations de la moralité, qu’on n’enseigne pas aux hommes à regarder des observances frivoles comme des devoirs religieux plus immédiats que la justice et la bonté, et à imaginer qu’ils peuvent marchander avec la Divinité leur fraude, leur perfidie et leur violence, par des sacrifices, des cérémonies et de vaines supplications, alors il faut donner raison au jugement du monde et penser qu’il est juste de placer deux fois sa confiance dans la rectitude de conduite de l’homme religieux. (MS, III, 5, p. 13).
II. La dette calvinienne
de l’économie libérale
Une telle position est celle de la Théorie des sentiments moraux. Appliquant la méthode newtonienne à la philosophie morale, Smith entend y montrer que le jeu de la sympathie découvre naturellement certaines « règles générales de justice » (MS, VII, iii, p. 2, 6), qui posent un principe universel de morale analogue à la gravitation (MS, III, 5, p. 6), et qui sont plus sacrées encore si on les regarde comme venant de Dieu (MS, III, 5, p. 12). Ces règles commandent d’abord de ne pas nuire à autrui dans sa personne, sa réputation ou ses biens, mais sous cette réserve, à se montrer généreux envers les autres (MS, VII, ii, 1, p. 10). La bienveillance est l’accomplissement de ce mouvement qui passe de la justice commutative à la justice distributive d’Aristote (MS, VII, ii, 1, p. 10), lorsque la sympathie du spectateur pour les sentiments de l’acteur se double d’une sympathie pour la reconnaissance des tiers.
En privilégiant ainsi le devoir d’être juste sur de prétendues obligations religieuses, Smith n’est pas seulement homme des Lumières. On peut également voir dans cette position un écho de l’éthique de Calvin. La Règle d’or, qui commande de ne pas faire à autrui ce qu’il ne voudrait pas lui être fait, ne donne-t-elle pas selon lui une « définition brève et facile » du devoir, qui dénonce « toutes vaines excuses – en particulier 64religieuses – lesquelles les hommes inventent pour couvrir ou déguiser leur injustice » (Com. NT, t. 1, p. 201) ? Et n’est-ce pas déjà une exigence de justice de se montrer libéral en interprétant la Règle d’or de manière positive (Com. NT, t. 4, p. 616-617) ? Par sa conscience, chacun sait donc qu’il est tenu à des devoirs de justice qui l’emportent sur ses prétendues obligations religieuses. Pour Calvin aussi la justice appelle à la libéralité et porte déjà, comme pour Smith (MS, VII, ii, 1, 10), quelque chose de la « charité », en référence à la justice distributive, sans qu’il soit besoin d’en appeler à la révélation, puisque les « philosophes profanes » et même de « méchants contempteurs de toute religion » ont pu dire que rien ne peut nous rendre plus semblables aux dieux que de se faire du bien les uns aux autres (Com. NT, t. 1, p. 173).
Nous ne prétendons pas ainsi que Smith ait été directement influencé par Calvin, qu’il n’a sans doute jamais lu, mais qu’il baignait dans un ethos réformé nourri par une longue liste de moralistes protestants, que Smith a bien connus, de Hotman à La Placette, d’Abbadie à Hutcheson.
Est-il alors possible de faire un pas de plus en repérant des parentés entre les idées économiques de Smith et celles de Calvin ? Certains soulignent ainsi le calvinisme de Smith, valorisant le travail et l’épargne, et discréditant le luxe. Smith appartiendrait bien à cette culture qui est aussi celle des Hollandais et qui est si différente de celle des Polonais. Murray N. Rothbard, par exemple, joue ainsi sur ces stéréotypes (Rothbard, 1995, p. xii s.). Peut-on en dire davantage si on s’intéresse à la pensée de Calvin plutôt qu’au calvinisme en général ? Il nous semble que oui, sur quatre points au moins.
Le premier est la conviction d’un providentialisme fort, dont la main invisible est la métaphore (Dermange, 2003).
Le second est la mise en évidence d’enjeux économiques par-delà les dissensions proprement théologiques. Le point est ainsi explicite chez Calvin :
Ils [le pape et tous ses évêques cornus] enrageaient du tout [entièrement] quand on leur disait qu’il y avait plusieurs villes et quelques princes en Allemagne qui se retiraient de leur obéissance, mais d’autant qu’ils ne pouvaient les gagner par force, « laissons ces barbares » ont-ils dit. « Quoi ? Par ci-devant, nous avons eu de là beaucoup plus de dommage que de profit ; ça a été une région stérile et bien maigre pour nous. Moyennant que la France, l’Italie et l’Espagne nous demeurent sauves, ce nous est assez, car nous avons peut-être toujours plus perdu en Allemagne que nous n’en avons rapporté de profit 65et pourtant [pour cette raison] qu’ils jouissent de leur liberté ou plutôt de leur licence. Quelque jour, ils reviendront sous notre sujétion. Cependant ne nous en tourmentons pas beaucoup, mais donnons ordre que ce poison n’entre pas en France, d’autant que nous aurions un bras coupé. Qu’Espagne aussi et l’Italie n’en soient point infectées, cela serait pour nous couper la gorge. » (Leçons, p. 373).
Par ailleurs, pour nos deux auteurs, la valeur donnée au travail et à l’épargne, comme la suspicion vis-à-vis du luxe, prennent sens dans un monde vu de manière organique et composé d’individus inégaux et interdépendants. Cela est évident pour Calvin : toute société ne tient que par la cohésion de ses différentes parties, chacune d’elle étant incapable de vivre par elle-même, et si l’une s’en détachait elle risquerait en sectionnant un nerf, de disloquer le corps tout entier (OC, t. 51, col. 734). Rien de spécifiquement chrétien ici, puisqu’on lit chez les écrivains profanes eux-mêmes que « les hommes sont nés les uns pour les autres, et pourtant [pour cette raison] ils doivent communiquer mutuellement ensemble pour maintenir la communauté du genre humain » (Com. Moïse, p. 428-429). Le réformateur reprend ainsi l’apologue par lequel Menenius Agrippa, émissaire des sénateurs, avait réussi à convaincre la plèbe romaine de mettre fin à la sécession de 494 avant J.-C.14. Les parties du corps qui avaient décidé de ne plus satisfaire l’appétit insatiable de l’estomac devaient comprendre qu’en le privant, c’est eux-même qu’ils s’affamaient, et « se voulant séparer d’avec lui, s’en trouvèrent mal les premiers » (Com. NT, p. 451). Calvin en retient que dans le « corps universel » qu’est l’humanité, chacun reçoit sa vie des autres et les fait vivre. Les différentes parties du corps doivent donc « communiquer ensemble », « selon que chacun a le moyen et pouvoir de bien faire » (OC, t. 26, col. 309).
Enfin, cette communication se fait d’abord par le travail, chacun étant créé pour mettre ses talents au service des autres. « Il est certain que jamais métier ne sera approuvé de lui [Dieu] qu’il ne soit utile et que le commun n’en soit servi et que cela revienne aussi au profit de tous » (OC, t. 51, col. 639), et « il n’y a état plus louable devant Dieu, que ceux qui apportent quelque profit à la société commune des hommes » (Com. NT, t. 1, p. 525). Peu importe alors le type d’activité dans laquelle chacun s’engage :
66Il y a plusieurs espèces de travail ; car quiconque aide et apporte profit, par son industrie à la société des hommes, soit en gouvernant sa famille, soit en administrant affaires publiques ou privées, soit en conseillant, soit en enseignant les autres, ou par quelque autre moyen que ce soit, celui-ci ne doit point être nombré parmi les gens oisifs. (Com. NT, p. 177)
Plutôt que de valorisation du travail, mieux vaudrait parler alors de valorisation des activités diverses et complémentaires qui permettent à l’humanité d’exister, ce qui préfigure la division smithienne du travail, que Smith ne fonde pas sur « une sagesse humaine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulence générale qui en est le résultat », mais sur « un certain penchant naturel à tous les hommes » (WN, I, ii, p. 1). Ce n’est même pas à partir de la situation réelle des manufactures que Smith en développe le principe, mais d’un ordre originel fictif, l’ordre naturel, qui aurait dû se produire s’il n’avait pas été injustement contrarié. Tout se joue alors entre des artisans indépendants. Au lieu de maîtriser seul l’ensemble du processus productif, chacun se spécialise dans la phase pour laquelle il a le plus de talent et il persuade les autres de faire de même. Progressivement la division du travail crée un tissu d’interdépendances, bénéfique à tous :
Cette disposition à échanger […] ne donne pas seulement naissance à la diversité des emplois, mais veille à son utilité. […] Le philosophe et le porteur sont moins différents entre eux, quant à leur génie naturel, que les différentes sortes de chiens. Celles-ci pourtant ne sont les unes pour les autres d’aucune utilité. La rapidité du lévrier, la force et la sagacité du mastiff ou la docilité du chien de berger, parce qu’elles ne donnent pas lieu à une division du travail [division of work] ne facilitent en rien les efforts [labour] de l’espèce. Chacun agit pour lui-même. Mais le philosophe et le porteur profitent l’un de l’autre. Le porteur aide le philosophe en transportant ce qu’il veut, mais aussi lorsqu’il participe à l’empaquetage, au transport et au déballage des biens qui remplissent les boutiques et les magasins des marchands ; il contribue à ce que chaque chose que le philosophe achète soit moins chère que si l’on avait confié ce qu’il fait à un travailleur moins diligent. Le philosophe, quant à lui, profite au porteur en étant parfois son client, mais aussi par les améliorations qu’il apporte aux différents arts. Celui qui brûle du charbon ou qui mange du pain est au bénéfice du travail du philosophe qui a inventé la pompe à incendie et le moulin. (LJ (A), vi, p. 48-49).
Pas plus Smith que Calvin ne s’inquiètent ainsi de la dissymétrie des places de chacun dans la société. Sans doute même pourrait-il 67presque dire avec lui que cela ne fait pas problème du moment que tous peuvent « s’entretenir en distribuant de leurs dons l’un à l’autre, d’autant que Dieu ne leur a point conféré telles grâces afin qu’un chacun jouisse de la sienne à part, mais afin que l’un en aide à l’autre » (Com. NT, t. 3, p. 451). Il est vrai que Smith ne parle pas de « grâces », mais de talents et qu’il prend soin de préciser que « la différence des talents naturels entre les individus est bien moindre que nous ne le croyons », et que ce qui sépare un philosophe, par exemple, et un portefaix, « semble provenir beaucoup moins de la nature que de l’habitude et de l’éducation » (WN, I, ii, p. 4). Il n’empêche ; que ce soit de nature ou par les circonstances, il se trouve au bout du compte que certains ont plus de talents que d’autres, font des arcs et des flèches avec plus d’adresse que d’autres ou excellent à construire et à couvrir des huttes ou des cabanes. De son côté, lorsqu’il écrit que chacun doit s’« assujettir à la providence de Dieu, laquelle a disposé toutes choses tant bien à propos pour notre profit et utilité commune » (Com. NT, t. 3, p. 453-454), Calvin paraît défendre une vision statique des choses, mais on ne doit pas oublier qu’au contraire de Luther, il encourage la mobilité sociale, car « ce serait une chose trop rigoureuse qu’à un cordonnier il ne fut point loisible d’apprendre un autre métier et au marchand de s’adonner au labourage » (Com. NT, t. 3, p. 374). Le providentialisme n’empêche nullement de vouloir améliorer sa condition, en particulier pour celui qui a l’opportunité de se former ou de changer de métier pour mieux subvenir aux besoins de sa famille. L’intérêt a donc ici aussi sa place, même si au contraire de Smith, Calvin fait de l’utilité une exigence morale, et non la conséquence du jeu des intérêts.
La même chose vaut pour le capital. Si le réformateur se méfie du luxe, c’est que l’investissement est un impératif éthique. Dans un monde inégalitaire, les « membres les moins honorables » doivent « aider le corps de leur puissance » en se gardant de jalouser les « membres les plus excellents » (Com. NT, t. 3, p. 454), mais ceux-ci doivent en retour prendre en charge ceux qui dépendent d’eux. Il leur est donc demandé de « rabattre leur orgueil » (Com. NT, t. 3, p. 826) et de vivre sobrement, mais surtout de s’intéresser à ceux qui paraissent moins honorables. Le principe vaut en politique, dans les relations familiales comme en économie :
68Vrai est que la condition du maître et du serviteur n’est pas égale. Nonobstant il y a quelque droit mutuel entre eux, lequel comme il rend le serviteur obligé à son maître, aussi oblige-il aucunement [en quelque façon] le maître, à son serviteur, la proportion toutefois gardée (Com. NT, t. 3, p. 829).
Plus on a de talents, plus on doit proportionnellement à ceux qui en ont moins. Calvin y voit un impératif de justice distributive. Plus l’écart est grand, plus grande est l’obligation de celui qui a, selon le principe (Luc 12, 48) qui veut que « ceux à qui il sera beaucoup donné, il leur sera beaucoup demandé » (Com. NT, t. 3, p. 829). Avoir des ressources – d’intelligence, de culture, d’argent, de pouvoir, etc. – entraîne une responsabilité : celle de mettre ce qu’on a reçu au service du bien de tous. Plus que par l’aumône, c’est alors en investissant dans la production de biens et de services utiles à tous et en créant des emplois que le riche rendra aux « pauvres » – c’est-à-dire ceux qui vivent de leur travail – ce qu’il leur doit.
Cela donne certainement raison à Weber. Pour Smith comme pour Calvin, le défi de la pauvreté ne peut être relevé que par l’effet conjugué du travail et de l’argent, et par une certaine ascèse de celui qui a. Mais cela donne également tort à Weber, puisqu’il n’y a nul besoin d’avoir ici recours à l’angoisse de la prédestination. Le mouvement est une exigence éthique à laquelle même l’athée peut souscrire. En restaurant le cours naturel des choses voulu naturellement par la providence, on créera non seulement de la richesse, mais cette « opulence générale qui se répandra, dit Smith, jusque dans les dernières classes du peuple » (WN, I, i, p. 10). Une seule différence essentielle sépare ici Smith de Calvin. Alors que pour Calvin, cet ordre naturel comprend une éthique de la responsabilité, bien présente dans la Théorie des sentiments moraux, on en voit plus difficilement la place dans la Richesse des nations.
III. Pour un libre marché religieux
Nous avons présenté jusqu’ici Smith comme un presbytérien, défenseur de l’Église d’Écosse. Smith tient ainsi jusqu’au bout que « le clergé d’une religion bien établie et bien dotée finit par se composer d’hommes 69instruits et agréables » (WN, V, i, g, p. 1). L’argument pouvait être partagé par Hume lui-même. Quelles que soient ses réserves vis-à-vis des Églises, ou plutôt à cause de ces réserves, Hume voit lui aussi l’Église d’État comme la meilleure parade possible à l’activité et au zèle des Églises libres à gagner de nouveaux adeptes15.
Mais cela-même était-il certain ? Ne devait-on pas craindre qu’au lieu d’acheter l’indolence d’un clergé toujours tenté par le fanatisme, celui-ci n’en appelle au bras séculier pour défendre ses intérêts ? Les contemporains de Smith avaient tous été marqués par l’affaire Calas. Le philosophe conservait d’ailleurs dans sa bibliothèque le Traité sur la tolérance que Voltaire avait écrit à cette occasion, et il s’était trouvé lui-même à Toulouse en 1768 au moment du procès de réhabilitation (MS, III, ii, 11). Une telle affaire ne démontre-t-elle pas que loin d’assoupir le clergé romain en le prenant à sa charge, le pouvoir civil en était devenu l’otage ? Par l’ascendant que la religion exerce sur le peuple, l’Église est une force politique, et c’est souvent grâce à elle qu’un parti accède au pouvoir ou qu’il s’y maintient. Il lui doit alors en retour quelque chose. Ce qui s’est passé en France à l’encontre des protestants s’est aussi produit en Angleterre vis-à-vis des dissidents. Bien entendu, Smith précise que cela ne vaut pas pour les réformés qu’il dédouane en édulcorant, par exemple, l’attitude des Bernois vis-à-vis des catholiques :
Dans la plupart des cantons protestants, on ne saurait pas même trouver une seule personne qui ne fasse profession d’être membre de l’Église établie. Il est vrai que si quelqu’un faisait profession d’être membre d’une autre Église, la loi l’obligerait à quitter le canton, mais une loi aussi rigoureuse et même aussi oppressive n’aurait jamais pu être exécutée dans ces pays de liberté, si les soins du clergé n’avaient pas d’avance converti au culte établi tout le corps du peuple, à l’exception peut-être de quelques-uns. (WN, V, i, g, p. 41).
Smith pouvait-il y croire lui-même ? Ne donnait-il pas d’ailleurs des arguments montrant que toute Église d’État portait préjudice non seulement à l’État, mais à la religion, car la religion risquait fort alors de perdre sa réalité spirituelle. Une Église ne pouvait espérer être reconnue qu’en mettant en avant sa forte assise populaire, qu’elle ne pouvait facilement obtenir qu’en flattant les préjugés et les passions du peuple au détriment de la vérité, et lorsqu’elle était reconnue, elle n’était le 70plus souvent qu’un instrument de contrôle des mœurs. En réalité, « les articles de foi ainsi que toutes les matières spirituelles ne doivent pas être du ressort du souverain temporel qui possède rarement les qualités propres à instruire et à éclairer le peuple » (WN, V, i, g, p. 18).
Les arguments avancés par les catholiques et les anglicans, quand ils ont mis en avant le bien public pour obtenir des autorités civiles que leurs adversaires soient persécutés, détruits et chassés, sont parallèles à ceux des grands marchands et des manufacturiers, quand ils ont arraché au législateur des lois écrites avec du sang destinées à protéger leurs absurdes et injustes monopoles. Ne faut-il pas alors lutter de la même manière contre ceux qui prétendent servir l’intérêt de tous, mais ne cherchent qu’à barrer la route à leurs concurrents ?
Du point de vue même de la religion, mieux vaut laisser chacun libre de présenter ses vues pour que la vérité l’emporte. Cela était-il dangereux sur le plan civil ? Oui, répond Smith, lorsqu’une seule religion domine ou que deux ou trois grandes sectes peuvent s’entendre, mais lorsque la société est divisée en un grand nombre de sectes, aucune n’est suffisamment forte pour persécuter les autres et représenter une réelle menace pour l’ordre public (WN, V, i, g, p. 7-8-9 ; V, i, g, p. 16).
On pouvait espérer d’ailleurs que, la concurrence aidant, même ceux qui, comme les dissidents, avaient eu « une origine extrêmement peu philosophique » puissent être gagnés par « cet esprit de modération et de calme que donne la philosophie » (WN, V, i, g, p. 9). Ainsi se rencontreraient la philosophie et la foi, l’esprit de tolérance étant le signe de toute vraie religion. Smith en voit l’illustration dans les colonies multiconfessionnelles d’Amérique du Nord, où « la loi ne favorise aucune confession plutôt qu’une autre » (WN, V, i, g, p. 9). De l’avis de tous, ce régime y a fait naître une situation pacifique, dont les quakers de Pennsylvanie sont les meilleurs exemples.
Cela fait-il de Smith le père d’une approche de la religion comme marché, la production des idées religieuses étant comme n’importe quelle offre de services laissée à la seule appréciation des consommateurs (Iannaccone, 1991) ? Ce serait sans doute aller trop loin. Disons plutôt que Smith apparaît comme un libéral, luttant contre les monopoles et plaidant pour qu’on ne fasse pas obstacle à la concurrence. En économie, comme en religion, l’ordre le meilleur est sans doute celui qui se conforme à la nature, et « si le gouvernement est parfaitement décidé 71à ne pas intervenir dans les sectes, […] il n’y a pas de doute qu’elles finiront par se subdiviser assez vite pour être bientôt aussi nombreuses qu’on peut le souhaiter » (WN, V, i, g, p. 9).
Quelle a été la réaction de ses coreligionnaires ? Sans doute aux yeux de Smith, les réformés n’avaient rien à craindre, puisqu’ils avaient des avantages compétitifs indéniables sur les autres confessions. Le chef de file de la branche modérée de l’Église d’Écosse, Hugh Blair (1718-1800), craignait que cela facilite l’expansion des indépendants. Après avoir lu la Richesse des nations, il écrit donc à Smith pour le féliciter, sans pourtant masquer son différend :
Avec vos deux chapitres sur les universités et sur l’Église, vous allez réveiller de formidables adversaires qui feront tout ce qui est en leur pouvoir pour vous décrier. Il y a tant de bon sens et de vérité dans votre doctrine sur les universités et elle est si convenable que votre doctrine devrait être prêchée au monde, et quant à moi j’aurais regretté l’absence de ce chapitre. Mais quant à votre système à propos de l’Église, je ne peux vous suivre entièrement. L’indépendance n’a jamais été un système populaire ou pratique. Les petites sectes dont vous parlez, se seraient, pour de multiples raisons, combinées en de plus vastes ensembles, qui auraient causé bien du tort à la société. Vous êtes, je pense, de loin trop favorable au système synodal [presbytery]. Il tient les maîtres trop proches du peuple, et promeut trop volontiers le système austère dont vous parlez, qui n’est jamais favorable aux progrès importants de l’humanité. (Corr., lettre du 3 avril 1776)
Curieux reproche de la part d’un pasteur presbytérien. Sans doute Smith avait-il raison, la logique de l’intérêt dans une grande Église comme celle d’Écosse l’emportait-elle sur des arguments théologiques16.
Que penser au bout du compte de la religion de Smith ? Smith n’est certainement pas un « calviniste » au sens où l’étaient John Knox et les disciples de Calvin au xvie siècle. Sa religion est celle des réformés cultivés et modérés de son temps, celle de son maître Francis Hutcheson (1694-1746) et des théologiens genevois, Jean-Alphonse Turrettini (1671-1737) ou Jacob Vernet (1698-1789), son contemporain. Tous plaident pour cette « pure and rational religion, free from every mixture of absurdity, imposture, or fanatism » (WN, V, i, g, p. 9) et ne retiennent de Calvin que 72sa théologie naturelle et sa morale. Sans doute pouvait-on alors appliquer à Smith l’éloge paradoxal que d’Alembert adresse en octobre 1757 aux pasteurs genevois dans l’article « Genève » de l’Encyclopédie :
Le clergé de Genève a des mœurs exemplaires : les ministres vivent dans une grande union ; on ne les voit point, comme dans d’autres pays, disputer entre eux avec aigreur sur des matières inintelligibles, se persécuter mutuellement, s’accuser indécemment auprès des magistrats. Il s’en faut cependant beaucoup qu’ils pensent tous de même sur les articles qu’on regarde ailleurs comme les plus importants à la religion. Plusieurs ne croient plus en la divinité de Jésus-Christ, dont Calvin leur chef était si zélé défenseur. […] On peut dire encore, sans prétendre approuver d’ailleurs la religion de Genève, qu’il y a peu de pays où les théologiens et les ecclésiastiques soient plus ennemis de la superstition. Mais en récompense, comme l’intolérance et la superstition ne servent qu’à multiplier les incrédules, on se plaint moins à Genève qu’ailleurs des progrès de l’incrédulité, ce qui ne doit pas surprendre. La religion y est presque réduite à l’adoration d’un seul Dieu, du moins chez presque tout ce qui n’est pas le peuple : le respect pour Jésus-Christ et pour les Écritures, sont peut-être la seule chose qui distingue d’un pur déisme le christianisme de Genève.
Pour être philosophique, la tolérance des chrétiens raisonnables se rapprochait du théisme (Rehbein, 1928), risquant de ne laisser au Christ qu’un simple « respect » au lieu d’une adoration.
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1 Les Dialogues sur la religion naturelle sont la dernière œuvre de Hume, publiée à titre posthume et anonymement en 1779. Rédigés à partir de 1750, ils ont été achevés peu avant sa mort en 1776.
2 Sur l’histoire complexe de la publication, voir l’appendice M de l’édition des lettres de Hume par J.-Y. Greig, 1932, t. 2, p. 453-454 et John Valdimir Price, 1976, p. 113-128.
3 C’est de Colin MacLaurin que Smith reprend le plan de son Histoire de l’astronomie.
4 EP, The History of the Ancient Logics and Metaphysics, p. 1, 7, 1-2, 11 ; WN, V, i, f, p. 28 ; V, i, f, p. 21.
5 Toutes les traductions de Smith sont les nôtres.
6 Jean-Baptiste Massillon, Discours prononcé à une bénédiction de drapeaux du régiment de Catinat ; cité par Smith, MS, III, 2, p. 34.
7 Smith ne supprime la référence à La Rochefoucauld dans la dernière édition de Moral Sentiments que par égard à son neveu le duc Louis Alexandre de la Rochefoucauld d’Anville, rencontré en 1765 à Genève, qui s’était froissé du mal que Smith disait ainsi de son ancêtre (Corr., lettre 199 du 6 août 1779).
8 Cf. aussi WN, V, i, f, p. 30 ; V, i, g, p. 2 ; LJ (A), v, p. 30, cf. i, p. 108.
9 Cf. WN, V, ii, c, p. 24, à propos de la Prusse ; WN, V, ii, d, p. 3 ; à propos des Provinces Unies, WN, V, i, g, p. 41.
10 Par exemple, sur le revenu de l’Église d’Écosse WN, V, i, g, p. 41.
11 Les paroisses doivent pourvoir à la subsistance de leurs pauvres et se substituent aux monastères WN, I, x, c, p. 46.
12 Smith associe les luthériens aux anglicans et les anglicans aux catholiques WN, V, i, g, p. 34.
13 Cf. les mauvais souvenirs de Smith du Balliol College d’Oxford WN, V, i, f, p. 8.
14 L’apologue est rapporté par Denys d’Halicarnasse, Tite-Live et Plutarque.
15 Cf. Hume, History of England, III, p. 30-31 ; cf., WN, V, i, g, p. 5.
16 On n’oubliera pas que la séparation des Églises et de l’État, promue en France par les réformés contre les catholiques en 1905, l’a été en 1907 par les catholiques à Genève contre les réformés.
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- Online publication: 12-01-2017
- Periodicity: Biannual
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