Organic Views on Institutions: Has Carl Menger Anticipated Complex Adaptive Systems? The Case of Money
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2016 – 2, n° 2. varia - Authors: Campagnolo (Gilles), Tosi (Gilbert)
- Pages: 41 to 71
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
La conception organique
des institutions de Carl Menger
a-t-elle anticipé ce qu’est un système adaptatif complexe ?
Étude sur l’exemple de la théorie de la monnaie
Gilles Campagnolo & Gilbert Tosi
Aix-Marseille University (Aix-Marseille School of Economics)
CNRS & EHESS1
Introduction
Depuis plusieurs décennies que l’étude des systèmes complexes a retenu l’attention de nombre de chercheurs de disciplines diverses, des économistes ont cherché à comprendre les caractéristiques et le fonctionnement de systèmes qui comportent un grand nombre d’éléments en interaction, qui s’adaptent à leur environnement et dont il a semblé difficile d’acquérir une bonne intelligence, qui soit en adéquation avec la réalité, en ayant uniquement recours aux outils de l’analyse classique, ou standard, fondée sur quelques principes fondamentaux tels que le déterminisme, le réductionnisme, l’idée d’un temps isotrope ou réversible et la notion d’équilibre. Le théoricien contemporain de la complexité W. Brian Arthur est très explicite quant à ce constat :
42Des indications se manifestent partout de nos jours en économie que la discipline est en train de perdre son orientation déterministe rigide, que la longue domination de la pensée positiviste est en train de s’affaiblir et que les sciences économiques s’ouvrent à une approche moins mécanique, plus organique [Arthur (1994), p. 1 de l’original anglais ; nous traduisons].
Certains auteurs vont plus loin, estimant même que la discipline économique est entrée délibérément dans une nouvelle ère, où l’« impérialisme néoclassique » se trouve ainsi supplanté : « Nous croyons que ce qui caractérise le mieux cette nouvelle époque, c’est qu’on y accepte que l’économie est de nature complexe, et qu’en conséquence il serait loisible de l’appeler une ère de la complexité » [Holt, Rosser & Colander (2010), p. 1 de l’original anglais ; nous traduisons et soulignons]. Dans cette perspective, parmi les approches économiques qui se sont développées pour donner corps à une théorie de la complexité [voir Rosser (1999)], il convient de porter une attention particulière aux contributions de l’Institut de Santa Fe, créé dans les années 1980 en regroupant des chercheurs de différents horizons scientifiques parmi lesquels figurait le prix Nobel d’économie Kenneth Arrow2.
Il est notoire qu’en économie, une grande partie de la recherche académique s’est orientée vers la compréhension des mécanismes d’échange dans le cadre d’une économie décentralisée, ainsi que, corrélativement, vers la genèse des institutions. Ce questionnement n’est pas neuf, il a été déjà formulé avec profondeur, et notamment chez Bernard Mandeville, David Hume et, naturellement, Adam Smith dans La Richesse des nations (1776). Plus proche de nous, il a été au cœur des réflexions de l’école néoclassique et de l’école autrichienne avec, pour cette dernière, une relation toute particulière entre son fondateur, Carl Menger (1840-1921) et son disciple (de « seconde génération » ou Enkelschüler, en allemand), Friedrich Hayek. La pensée de ce dernier pouvait, notamment selon Roger Koppl [(2006) et (2010) avec Horwitz et Desrochers] mener en droit fil à l’étude contemporaine de la complexité. Nous entendons montrer qu’il est possible de repérer certains éléments pertinents déjà dans la réflexion initiale qu’on lit dans l’œuvre de Menger, et que cette dernière manifeste au moins à ce titre encore aujourd’hui pertinence et utilité pour la communauté des économistes.
43Ce qui paraît neuf chez les partisans des théories de la complexité [Fontana (2008), (2009)], notamment ceux appartenant à l’Institut de Santa Fe, c’est de concevoir l’économie décentralisée comme un système adaptatif complexe. Une économie décentralisée qui forme système est composée d’un grand nombre d’agents hétérogènes et/ou autonomes qui interagissent localement par les échanges multiples qu’ils réalisent. Ces interactions produisent des régularités globales qui influencent à leur tour les interactions jusqu’au plus bas niveau de leur effectuation. Ce système se révèle adaptatif lorsque les agents modifient – délibérément ou pas, et en s’insérant dans un cadre temporel par nature irréversible – leurs comportements en fonction d’événements qui surviennent lors de ces interactions.
Différents auteurs ont relevé de nombreux points de convergence qu’il pouvait y avoir entre certains thèmes développés par le courant de « l’économie autrichienne » et la pensée complexe [Rosser (2010), (2012) ; Koppl (2006) ; Vriend (2002)]. Il est également bien établi aujourd’hui que Hayek a beaucoup contribué à avancer et à diffuser des idées sur ce thème : son article le plus remarqué sur la complexité est assurément The Theory of Complex Phenomena [Hayek (1967)], mais le contenu de son ouvrage The Sensory Order [Hayek (1952)] en est également un exemple. L’idée d’« ordre spontané » que l’on retrouve dans nombre de ses écrits [voir sa biographie de référence, Caldwell (2004)] atteste fortement une démarche centrée sur l’intentionnalité des actions individuelles et les effets de croisements entre leurs conséquences.
Ici, nous nous inscrivons dans cette problématique sur l’expression de l’émergence de phénomènes complexes à partir des conceptions tirées de Hayek. Non pour les accepter telles quelles, mais pour en interroger les sources. Nous montrons comment, à l’origine, Carl Menger, s’est engagé dans une réflexion qui peut anticiper des éléments décisifs dans l’étude contemporaine de la complexité.
À cet effet, les pages qui suivent s’organisent en deux sections : dans la première, nous brossons certains traits principaux caractérisant un système adaptatif complexe, en nous limitant sciemment aux caractéristiques principales de l’état de l’art contemporain. La section suivante s’attache à montrer d’abord ce que signifie selon Menger la nature complexe de nombreuses institutions structurant la vie en société ; cela nous conduit au moins à un parallèle suggestif à titre général. Dans l’analyse de cas proposée 44par Menger lui-même, une série de rapprochements significatifs émerge quant à la théorie de l’origine de la monnaie. Si cette dernière peut alors être interprétée, adaptée et en fait déclinée dans le cadre d’une théorisation économique moderne plus formalisée des phénomènes complexes, preuve sera faite qu’au moins un élément (majeur) de l’analyse par Menger des relations économiques « anticipe » les critères de la complexité utilisés de nos jours. Nous ne prétendons nullement à l’exhaustivité de cette analyse.
I. Principales caractéristiques
des systèmes adaptatifs complexes
Une première définition d’un système complexe, que nous choisissons sciemment large, y voit un ensemble d’éléments (d’agents) hétérogènes interagissant (fortement) mutuellement entre eux et avec leur environnement, de sorte à produire des structures globales dont les propriétés ne sont pas réductibles à celles issues des comportements individuels des éléments de ce système. Ce système génère alors des structures neuves ou des propriétés émergentes. La question de l’impossibilité de leur réduction aux éléments constitutifs est tout sauf évidente ; elle reste débattue, aussi ne prétendons-nous ici à rien d’autre, d’abord, qu’à poser et utiliser cette définition, en nous appuyant à cet effet sur les propos de Herbert Simon et en ramenant la question, non à quelque position ontologique et/ou métaphysique – qu’à ce stade nous ne prenons pas plus que Simon, mais à des considérations méthodologiques et pragmatiques, en mesurant la difficulté à saisir les propriétés nouvelles lorsque seuls des éléments primordiaux sont donnés :
Grosso modo, par système complexe, j’entends un système composé d’un grand nombre de parties qui interagissent d’une manière qui n’est pas simple ([a system] made up of a large number of parts that interact in a non simple way). Dans de tels systèmes, le tout est plus que la somme des parties – cela, non pas en un sens métaphysique en dernière instance, mais principalement au sens pragmatique que, étant donné les propriétés des parties et les lois de leurs interactions, ce n’est absolument pas chose triviale que d’en inférer les propriétés du tout. En ce qui concerne la complexité, un tenant par principe du réductionnisme peut bien être en même temps et tout à la fois holiste par pragmatisme [Simon (1962), p. 267 ; nous traduisons et soulignons].
45I.1 – Quelques caractères définitionnels (non exhaustifs)
des systèmes complexes
Un pas vers l’approfondissement de la complexité en économie peut conduire, en suivant ce qui fut développé par l’Institut de Santa Fe déjà mentionné, à en décliner certaines caractéristiques, dont les suivantes [Arthur (2014)] retiendront notre attention :
a. un système complexe comprend un très grand nombre d’entités morphologiquement différenciées. Pour un système économique, il s’agit des agents ou groupements d’agents, ainsi que des diverses structures institutionnelles le composant. Une modification (même minime) d’une entité quelconque conduit le système à se réorganiser en permanence.
b. Le système complexe est dynamique, évolutif. Sa dynamique est le plus souvent non-linéaire en raison des temporalités et spatialités différentes guidant les diverses entités le composant.
c. Les systèmes complexes sont ouverts à l’environnement, en perpétuel mouvement et ils s’organisent loin de tout état d’équilibre. En raison de la nouveauté de la création et de l’incertitude inhérentes à son ouverture même, le système économique est toujours de type réactif.
d. Les systèmes complexes possèdent une histoire qui leur est propre, par nature irréversible en raison de l’orientation de la « flèche du temps », c’est-à-dire de l’insertion dans une dimension temporelle non isotrope.
Au-delà des nombreuses définitions qui ont été proposées de la complexité [entre autres Fontana (2008) ; Holt, Rosser & Colander (2010) ; Rosser (2012)], notre analyse s’appuie sur la démarche générale dont l’axe central souligne l’interaction d’éléments différenciés au sein du système. La connexion de ces éléments et leur changement dans le temps (via un processus d’adaptation et de « destruction créatrice ») permettent l’émergence de certaines régularités structurelles, tandis que d’autres disparaissent – ou, pour reprendre l’expression hayékienne, un « ordre spontané » lui-même soumis au changement. Cette démarche est parfois nommée dans la littérature « complexité de connexion » 46[« connective complexity », Foster (2005) ; Fontana (2008)]. Nous préférons l’appeler « complexité d’interaction ».
Un trait constitutif de cette approche consiste à concevoir les systèmes complexes (parmi lesquels les systèmes économiques) comme des organismes qui ont une histoire propre, qui créent de la nouveauté, qui s’adaptent et qui évoluent. Il n’est pas étonnant que cette « approche organique » emprunte certains éléments analytiques à la biologie et use parfois de métaphores tirées des sciences du vivant, sans pour autant adopter entièrement leur méthodologie3. Quant à la science de la complexité en économie, c’est la voie proposée notamment par Arthur :
Je soutiendrai que cette approche nouvelle d’économie de la complexité [« complexity economics », nous soulignons] n’est pas seulement une simple extension de l’économie standard (…) Elle offre une vision différente, où actions et stratégies évoluent constamment, où le temps a son importance, où les structures se forment et se reforment sans cesse, où surgissent des phénomènes non-repérables dans une analyse d’équilibre standard (…) En d’autres termes, cette vision nous présente un monde plus proche de la théorie des sciences politiques que de la théorie économique néoclassique [neoclassical theory], un monde à la fois organique, en évolution et marqué par la contingence historique [Arthur (2014), p. 1 de l’original anglais ; nous traduisons].
Toujours selon ce membre éminent de l’Institut de Santa Fe, dont nous pensons que le projet peut se rapprocher de sources européennes plus anciennes, la complexité d’un système est foncièrement associée aux interactions qu’entretiennent les éléments le composant – Arthur poursuit : « La complexité (…) est l’étude des conséquences de l’interaction ; elle étudie les configurations [patterns] ou encore les structures, ou encore les phénomènes qui émergent de ces interactions entre éléments – qu’il s’agisse de particules, de cellules, de dipôles, ou d’agents et de firmes » [Arthur (2014), p. 14].
En ce qui concerne un système économique, les configurations ou structures agrégées (aggregate patterns) produites à un niveau supérieur apparaissent comme le résultat (inattendu) des interactions des agents économiques qui se situent à un niveau inférieur ; et l’auteur de préciser :
47Une des intuitions venues le plus tôt en économie – nous ramenant certainement à Smith – est que les structures agrégées [aggregate patterns] se constituent à partir du comportement individuel [individual behavior], et que ce comportement individuel correspond à son tour à ces structures agrégées : il y a là une boucle récursive [recursive loop]. La complexité n’est pas une théorie, mais un mouvement qui étudie, en sciences, comment les éléments en interaction dans un système conduisent à créer des motifs généraux [overall patterns], et comment ces motifs généraux entraînent les éléments en interaction à se modifier ou à s’adapter […] Regarder du point de vue de la complexité les sciences économiques ou, en elles, des champs régionaux, signifiera alors demander comment ils évoluent, c’est-à-dire comment, dans le détail, les comportements des agents individuels donnent ensemble un résultat et comment il peut s’ensuivre que ce dernier modifie à son tour les comportements. En d’autres termes, la complexité interroge la façon dont les comportements individuels pourraient à leur tour réagir aux structures qu’ils co-engendrent, et comment le motif résultant conduirait à les modifier. C’est là une question souvent difficile, car nous demandons en somme comment un processus se crée à partir des actions intentionnelles d’une multiplicité d’agents [from the purposed actions of multiple agents] [Arthur (2014), p. 3 ; nous traduisons ; l’auteur souligne].
Rapprochons cette déclaration de l’annotation manuscrite portée par Menger sur son propre exemplaire de ses Principes d’économie politique (Grundsätze der Volkswirtschaftslehre) de 1871 (envoyé à lui pour corrections par son éditeur de Vienne, Wilhelm Braumüller). En commentant le Cours d’économie politique de Pellegrino Rossi de 18524, Menger note :
Très juste [Sehr richtig] Rossi (vol. I, p. 53). Si vous pouviez suivre à travers les mille vicissitudes du marché, les parties contractantes, en analyser rigoureusement la position, en peser pour ainsi dire les besoins, vous auriez la solution vraie du problème [Menger, notes manuscrites portées sur le volume de ses archives conservées au Centre des écrits en sciences sociales de l’Université Hitotsubashi, Japon ; note relevée par Campagnolo sur la page intercalaire blanche faisant face à la p. 108 ; c’est Menger qui souligne].
En rapprochant ce terme de « vicissitudes » de la notion moderne de complexité d’interaction, les traits des systèmes économiques complexes sont décisifs. L’étude du cas de la monnaie chez Menger le montrera. Mais c’est d’abord au sujet de la nature épistémique générale des systèmes évolutifs et du rôle des agents (ou « parties contractantes » dans la citation de Menger ci-dessus) qu’il convient de poursuivre.
48I.2 – Quelques indications sur le rôle des agents
(ou « parties contractantes ») dans les systèmes complexes
Les systèmes complexes évoluent en raison des comportements individuels, dont on peut qualifier certains de « stratégiques » de la part des agents constituant ces systèmes. Parmi toutes les actions des individus, ce sont là celles qui sont intentionnelles (à la différence d’actions réflexes, par exemple), sans garantie d’ailleurs que les agents obtiennent en conséquence de leurs actes les résultats qu’ils ambitionnaient, d’une part car leurs calculs pouvaient être mal fondés (même en mesure des connaissances qu’ils possédaient) et, d’autre part, parce que les interactions avec les autres agents (qu’on ne peut guère anticiper) sont toujours foison et que la connaissance qu’on en peut prendre est nécessairement limitée d’emblée par construction du fait de l’irrémédiable finitude propre aux acteurs humains.
Dans la plupart des cas, en économie notamment, ces agents sont définis comme des personnes, ou des personnes réunies en groupements, et ils assument des fonctions particulières au sein du système. Chaque agent, doté d’une certaine rationalité et d’informations variées, s’emploie à établir et à modifier des stratégies, qui sont pour lui (ou elle) autant de manières de réagir face à son environnement.
En outre, il est ici supposé, selon un principe cette fois fondamentalement métaphysique, que chaque être cherche à persister dans son être, voire à augmenter sa puissance d’être. En d’autres termes, plus prosaïques peut-être, chaque agent rationnel cherche tout simplement à améliorer sa propre situation au regard de l’utilité qu’il conçoit y trouver. Le changement de ses stratégies au fil du temps s’opère sur la base de l’expérience que l’agent accumule, en observant son environnement, et plus particulièrement les stratégies employées par les autres agents avec qui il est en interaction étroite. Dans de nombreuses situations, cette évolution des stratégies (via leur sélection subjective) s’effectue selon un mécanisme d’essais et d’erreurs, ou encore par simple imitation de celles dont il est possible d’observer qu’elles réussissent le mieux. Les stratégies les plus efficientes sont en conséquence certainement suivies par un plus grand nombre d’agents que celles qui échouent (conduisant à éliminer ceux qui suivent ces dernières). Ce processus simple, réitéré encore et encore, génère ce qu’on nomme les populations d’agents.
49Mettons alors à l’épreuve les définitions suivantes avancées par Axelrod et Cohen [(1999) ; traduction française (2001), p. 34)] : « lorsqu’un processus de sélection conduit à une amélioration selon une certaine mesure de succès, nous l’appellerons adaptation » (nous soulignons), d’une part, et « c’est lorsqu’un système comporte des agents ou des populations qui cherchent à s’adapter que nous utiliserons le terme de système adaptatif complexe », d’autre part [(2001), p. 35 ; nous soulignons]. Elles nous serviront dans l’analyse de l’émergence de la monnaie chez Menger en soutenant la possibilité d’appliquer la grille de lecture de la complexité aux « agents ou populations d’agents » conscients et dotés d’intentionnalité que sont les agents économiques.
Une raison les rendant applicables tient à l’adaptabilité du comportement des agents qui sont conscients de leurs actions stratégiques et qui observent les résultats (désirés comme non désirés) de ces actions, afin de réviser sciemment leurs plans dans un avenir qui se situe au-delà des conséquences dont ils seront eux-mêmes témoin (ou du moins dont ils peuvent, pourront ou pourraient prendre, directement ou indirectement, connaissance). Toute expérience du monde est, ici, irréversible et les agents s’y adaptent (ou bien ils disparaissent – un point qui, dans toute sa rigueur, converge avec l’expérience de la vie en cadre concurrentiel, par exemple sur les marchés économiques où ont lieu les « vicissitudes » citées plus haut sous la plume de Menger).
Aussi un système est-il à nos yeux adaptatif et complexe à la fois lorsque les agents qui en font partie sont capables de s’y adapter, de modifier leurs stratégies dans le temps et en réaction à leur environnement ainsi qu’aux comportements des autres agents. Le transfert d’information entre agents connectés par des liens sociaux divers est un élément-clef des systèmes adaptatifs complexes, car il permet notamment d’assurer la dynamique (l’évolution) du système. Si nous repérons donc des éléments communs à la plupart des analyses des systèmes adaptatifs complexes qui soient suffisants et clairement adaptés à comprendre les phénomènes économiques tels que Menger les décrit, alors nous aurons identifié chez lui des caractéristiques, peut-être non exhaustives mais effectives, pouvant mener à l’analyse contemporaine.
La problématique adoptée ici des agents (ou « parties contractantes ») au sein des systèmes complexes et la pensée de Menger portant sur les « institutions organiques » (dont la monnaie) se croisent dans la 50notion d’agents économiques dotés de rationalité cognitive à travers les anticipations qu’ils forment sur leur environnement ainsi que d’une intentionnalité concernant les stratégies qu’ils poursuivent. Ces agents ne sont pas forcément des êtres optimisateurs au sens de la théorie dite « néoclassique », mais ils adaptent activement leurs comportements à l’évolution de leur environnement, tout en suscitant cette évolution et en contribuant à forger cet environnement. Leurs pouvoirs d’innovation et de créativité au plan individuel caractérisent essentiellement le processus économique évolutif.
L’usage de la thématique de la complexité en économie étant un élément majeur pour différencier les analyses des systèmes complexes adaptatifs (ou évolutifs) d’autres types d’analyses (notamment celles relatives à l’évolution biologique), il conviendrait de retracer le débat animé qui a opposé les partisans de la complexité à ceux de l’extension des théories de l’évolution biologique à l’économie [Foster (1997) ; Hodgson & Knudsen (2002)]. Quoique fort intéressant, nous ne le reprendrons pas ici, car il nous suffit de prendre acte des contiguïtés présentes – quelle que soit la difficulté à s’accorder sur une définition largement partagée de ce qu’est un système adaptatif complexe. Leigh Tesfatsion a souligné ce point et relevé des convergences entre diverses contributions sur le sujet [Tesfatsion (2005)]. Nous soutenons que trois principes, à savoir la variation, l’interaction et la sélection, suffisent comme éléments communs à la plupart des analyses des systèmes adaptatifs complexes qui nous intéressent et qu’ils sont simultanément suffisants et clairement adaptés pour saisir l’origine des institutions selon Menger, en particulier celle de la monnaie.
Naturellement, il est loisible de chercher d’autres éléments ; ils viendraient conforter notre démonstration puisqu’ils consisteraient en ajouts à la base substantielle que nous cernons. Inversement, nous soutenons que les critères retenus ne sont pas non plus si larges qu’ils nuiraient à la démonstration car ils suffisent à discriminer les travaux de Menger de ceux d’autres économistes de son temps (qu’il s’agisse de « classiques », d’historicistes, de socialistes ou de « marginalistes »). La deuxième section montrera dans la conjugaison de ces critères une clef de l’émergence de la subjectivité de l’intentionnalité chez les acteurs économiques selon Menger, sous la forme d’un « évolutionnisme » qui lui est particulier – et distinct de l’historicisme comme du darwinisme. 51Cet usage précautionneux nous permet de nous en tenir à une définition qui, au final, doit beaucoup (et, en tous cas, assez) à l’approche d’Axelrod et Cohen : celle-ci suffit donc à notre heuristique car, si générale soit-elle, elle autorise à différencier rétrospectivement Menger de ses propres contemporains. Dans cet esprit, nous décrivons brièvement les trois critères retenus par Axelrod et Cohen.
I.3 – Variation, interaction et sélection
Appréhender un phénomène socio-économique comme un système adaptatif complexe suppose pour Axelrod et Cohen que les agents n’aient les mêmes caractéristiques ni initialement, ni dans le futur. Bref, ils sont radicalement hétérogènes. Il existe donc intrinsèquement de la variété au sein de la population d’agents étudiée. La diversité des agents entraîne la variation des stratégies qu’ils mettent en œuvre comme une condition nécessaire pour regarder comme pertinents l’adaptation de leurs comportements et l’entrelacement de leurs plans d’actions. En d’autres termes : « C’est la variation qui fournit la matière première de l’adaptation » [Axelrod & Cohen (2001), p. 73].
C’est également là un résultat du processus d’adaptation lui-même : en effet, l’étendue des alternatives possibles résulte des comportements adaptatifs des agents qui réagissent à leur environnement. Un facteur essentiel de cette adaptation est l’apprentissage. Il se manifeste via la transmission des informations. Une forme possible de cet apprentissage – déjà présente chez Menger, notons-le par anticipation – consiste dans l’imitation. En général, l’imitation accroît la fréquence de certaines caractéristiques dans une population, conséquence qui peut être accentuée par des effets de réseau qui sont en quelque sorte des externalités économiques.
Dans le cadre d’un tel système complexe, l’interaction joue le rôle-clef. Elle se définit par les liens existants entre différents agents comme par les procédures à travers lesquelles ces agents peuvent influencer mutuellement leurs stratégies. La structure des interactions explique en grande part la dynamique du système :
Ce sont les interactions qui donnent vie à un système adaptatif complexe. Ce dernier n’est pas alors un simple agrégat d’agents appartenant à divers types ; il forme une population qui produit des événements et a une histoire [Axelrod & Cohen (2001), p. 116].
52Les interactions sont structurées à partir des liens de proximité entre les différents agents du système, également par les relations fonctionnelles qui les unissent, qui les conduisent à agir, et donc à créer derechef du changement. Ces structures d’interaction au sein d’un système donnent lieu à des phénomènes émergents. Dans les sciences sociales, et en économie en particulier, ces phénomènes émergents renvoient aux concepts d’auto-organisation, d’ordre spontané ou encore de « main invisible ».
Malgré les différences entre diverses notions de « phénomène émergent » [Nozick (1994) ; Magnan de Bornier & Tosi (2000) ; Axtell (2007)], nous retenons ici celle qui désigne une structure globale issue des interactions locales des éléments d’un système ; cette structure n’est ni imposée par une autorité extérieure/« supérieure », ni établie délibérément par les éléments de base (à travers une délibération commune de type « pragmatique »). Un tel phénomène présente déjà en tant que tel une conséquence non intentionnelle des interactions entre éléments du système. Les propriétés de la structure globale engendrée par ces interactions ne sont pas réductibles à celles issues des comportements individuels des éléments du système.
La troisième caractéristique fondamentale pour l’étude d’un système adaptatif complexe est la sélection, qui consiste en un processus d’élection (un « choix », au sens que les économistes donnent à ce terme) et de diffusion (ou inversement d’élimination) de certaines propriétés caractérisant les agents et leurs stratégies. Dans un cadre résolument dynamique, il faut en effet notamment expliquer comment certaines entités du système ont des longévités et des fréquences différentes. D’une façon générale, la sélection peut être définie de la manière suivante :
La sélection implique un ensemble préalable d’entités qui se trouvent de quelque manière changées en un ensemble ultérieur, dans lequel tous les membres de cet ensemble ultérieur ressemblent suffisamment à certains des membres de l’ensemble préalable antérieur, et où les fréquences dans l’apparition qui est la résultante des entités ultérieures sont corrélées positivement et causalement à leur adaptation au contexte de leur environnement. La transformation qui s’opère de l’ensemble préalable à l’ensemble ultérieur trouve sa cause dans l’interaction des entités avec cet environnement particulier [Hodgson & Knudsen, (2006), p. 478 ; nous traduisons]5.
53Les différences entre les ensembles « préalable » et « ultérieur » d’entités qui demeurent identifiables, tout en étant transformées par l’événement survenu, déterminent la nature de la transformation. En société, cette sélection est souvent le résultat de mécanismes d’apprentissage les plus divers. Par exemple, l’imitation des stratégies élaborées par autrui, en particulier par les agents qui paraissent réussir le mieux dans leur activité, constitue un tel apprentissage. La sélection apparaît alors comme un résultat du processus d’adaptation.
De nature globale, le cadre dressé par Axelrod et Cohen n’est pas si fruste qu’il ne nous fournisse ces critères de base.
Il convient d’ailleurs, les considérations précédentes le montrent, de manipuler la notion de sélection avec précaution en évitant les confusions avec des considérations morales ou avec l’hypothèse d’efficience, à laquelle elle ne conduit pas nécessairement (nous ne reconnaissons ici ni une identité, ni une déduction soi-disant implacable de l’une à l’autre). Ces précautions une fois énoncées, nous sommes en mesure de mieux saisir l’analyse du phénomène institutionnel, notamment monétaire, que donne Menger en l’envisageant comme un système adaptatif complexe au regard de ces trois critères, nécessaires et suffisants. Cette perspective générale d’épistémologie et de méthodologie des sciences économiques, telle qu’elle est préconisée par l’économiste autrichien, précède alors concrètement déjà ce que les définitions contemporaines manifestent.
II. La nature complexe des institutions
socio-économiques humaines : Carl Menger
Les Principes d’économie politique, l’ouvrage théorique fondateur du courant « autrichien » par Menger (1871) comportait déjà quelques considérations méthodologiques. Celles-ci serviront à éprouver l’intuition que l’analyse de la complexité des institutions socio-économiques humaines s’anticipe dans la méthodologie mengérienne, développée plus au long dans l’autre grand ouvrage du fondateur de l’école autrichienne, les Recherches sur la Méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier (1883). On trouve là selon nous les preuves textuelles qui 54confirment la correspondance des principes mengériens et des critères fondamentaux des systèmes adaptatifs dans la théorie contemporaine de la complexité.
Menger préconise d’emblée la démarche théorique en économie politique pour sa justesse dans l’analyse conceptuelle, seule légitime dans le but de déterminer les lois exactes d’un savoir d’ordre général qui, lui-même, dans la lignée d’Aristote, peut seul avoir rang et dignité de science. La théorie a deux dimensions : exacte ou « pure » et « empirico-réaliste ». Également envisagées par Menger, ces deux orientations traitent les phénomènes dans leur généralité. La direction exacte développe toutefois une appréhension idéalisée, abstraite et « pure » tandis que la recherche empirique-réaliste analyse les types et les relations typiques des phénomènes. Elles permettent de comprendre les phénomènes socioéconomiques dans leur généralité, la première dans leur caractère « essentiel » (wesentlich), la seconde tels qu’ils se présentent eux-mêmes dans leur pleine réalité empirique (mais pas pour autant « historique », car ce n’est pas pour ce qu’ils ont de particulier dans le cadre spatio-temporel, mais avec la vocation de parvenir à une connaissance générale des phénomènes) afin d’établir des relations mutuelles entre les types d’agents et d’actions qui ont été isolés par l’économiste.
Les phénomènes concrets ne se manifestant jamais empiriquement en isolation complète des spécificités liées au contexte où ils se produisent, cette recherche découvre des « types réels » et des lois empiriques à un niveau limité de généralité : ces lois (ou « relations typiques » entre « types réels », ou Realtypen) ne sont pas la forme ultime de connaissance. Menger réserve la connaissance aux « types exacts » et la découverte des lois (ou relations typiques exactes) qui caractérisent les phénomènes complexes exige de les décomposer en leurs éléments les plus simples, qui sont, en économie, les agents. Un phénomène social complexe ne peut se comprendre, dit Menger, qu’au travers des seuls comportements individuels des agents impliqués, compris dans leur nature essentielle :
La recherche théorique vise à sonder les éléments les plus simples de tout le réel, des éléments qu’il faut concevoir comme rigoureusement typiques, du fait même que ce sont les plus simples (…) La tâche de la susdite direction de la recherche ne peut ainsi donc être autre que la découverte des facteurs les plus originels, les plus élémentaires de l’économie humaine, l’établissement ferme de la mesure des phénomènes concernés, et la découverte des lois d’après 55lesquelles les formes phénoménales complexes de l’économie humaine se développent à partir de ces éléments les plus simples [Menger (1883), p. 201, 203-204 ; c’est Menger qui souligne].
Et d’ajouter :
Dans sa forme la plus générale, elle [l’économie politique] est un complexe spécifique d’économies singulières (…) Qui veut comprendre de manière théorique les phénomènes de « l’économie politique », ces phénomènes humains complexes que nous sommes habitués à désigner sous cette expression, celui-là doit, pour ce faire, chercher à revenir à leurs éléments véritables, aux économies singulières au sein du peuple, et chercher à découvrir les lois selon lesquelles celles-là s’édifient à partir de celles-ci [Menger (1883), p. 234].
Pour Menger, les agents individuels ne sont, en raison de leur nature finie, nullement omniscients ; ils n’ont pas la connaissance parfaite et objective des facteurs ou événements conditionnant leur environnement. Ils ont des préférences sur leurs besoins, toujours par définition propres à eux, et des perceptions subjectives de leur environnement, qui varient fortement d’un individu à l’autre. La plupart des faits de l’action humaine ne sont donc pas des faits objectifs en soi, mais des réalisations de ce que les agents pensent eux-mêmes être et de la façon dont ils évaluent ce qu’ils font. Cet élément majeur de la conception mengérienne consiste dans l’hétérogénéité, c’est-à-dire la variété des agents économiques.
Or, contre l’idée smithienne d’un « penchant à l’échange » qu’il critique dans l’incipit du chapitre iv « théorie de l’échange » de ses Principes [Menger (1871), p. 153], Menger soutient que les individus se passeraient bien d’échanger s’ils avaient déjà tout ce qu’il leur faut ; c’est la variété de leurs dotations, et le manque (dû à l’indisponibilité des biens, l’ignorance des moyens de se les procurer, le manque d’information ou de temps) qui rend inévitable l’interaction mutuelle entre individus. L’hétérogénéité des préférences, des ressources et des connaissances, et la poursuite de l’intérêt personnel (par définition même de l’action économique) se précisent au cours du temps et, ce faisant, constituent les moteurs des interactions en société ainsi que de la sélection par laquelle passent, se stabilisent et/ou se modifient les actions de l’entrecroisement desquelles résultent des institutions.
56II.1 – Les institutions, des systèmes adaptatifs
complexes déjà chez Menger
Au livre III des Recherches sur la méthode de 1883, intitulé « La compréhension organique des phénomènes sociaux », les institutions sont présentes chez Menger avec des traits très similaires à ceux des systèmes adaptatifs complexes. Intégralement dédié aux institutions, à leur origine, leur essor, leurs propriétés, ce livre III fournit « l’interprétation de l’origine des produits sociaux formés de manière non réfléchie et qui les fait désigner comme “organiques”, comme “primitifs” » [Menger (1883), p. 292]6. Ce livre ne déparerait pas, sinon pour la différence dans le style d’exposition, les débats contemporains. En d’autres termes, la conception que Menger propose fait rétrospectivement voir des similitudes qui conduisent à affirmer qu’elles étaient déjà vues alors comme elles le sont aujourd’hui. La situation paraît à ce titre assez analogue avec le cas de la « notion-phare » qu’est l’« individualisme méthodologique » où, sauf l’usage littéral du terme, tous les éléments la caractérisant étaient déjà présents chez Menger quoique la dénomination proprement dite n’intervint que plus tard (chez Friedrich von Wieser et Josef Schumpeter). Du fait que les termes modernes sont présents dans leur caractérisation, sinon dans leur lettre, la démonstration repose sur l’intelligence même des textes.
Il est donc possible de renchérir sur la tentative de Koppl notamment, qui tira le fil des notions de Hayek aux théories modernes de la complexité, et cela, en repoussant pour notre part l’analyse jusque chez Menger – les deux fils peuvent d’ailleurs demeurer en partie parallèles en suivant la reconstruction dans les textes ; nous nous concentrons sur Menger, plus spécifiquement, d’une part, sur les « construits sociaux » ou « produits sociaux » (Socialgebilde) originairement spontanés et, d’autre part, sur les agents et les institutions en général, ce qui mène à l’étude du cas de la monnaie.
L’économie en tant que discipline traitant des échanges (de biens et de services indifféremment) manifeste la coordination spatiale et temporelle des actions individuelles. En interagissant les agents diffusent des connaissances à la fois éparses et jamais susceptibles d’une 57concentration parfaite ni exhaustive (et ce, en dépit de toute avancée des moyens techniques), en raison de la finitude essentielle du contenu, de la diffusion et du traitement de l’information humaine comme devait le montrer Hayek après Menger. Les interactions ont des effets sur l’information qui, à son tour, en a sur le processus d’échange, aboutissant à l’émergence d’institutions complexes ou « organiques », selon la terminologie qu’employait Menger. Le système des prix, l’État, le droit, la concurrence en sont notamment des exemples, ainsi que la monnaie.
Le rôle que joue le temps dans la réalisation des échanges influence l’interaction et la sélection dans ce processus, car les ajustements temporels des actions économiques individuelles sont fortement favorisés par la « coexistence » des institutions sociales. Leur nature est diverse selon Menger, soit « pragmatiques » (moins nombreuses que ne le pensent les historicistes), soit « organiques » et Menger entend attirer l’attention sur ces dernières. Il opère ainsi la distinction fondamentale devenue depuis lors notoire suscitant l’abondante littérature sur le « résultat inattendu des actions individuelles réfléchies7 » :
Dans le premier cas [pragmatique], les phénomènes sociaux se forment au moyen de la volonté générale qui était dirigée vers leur fondation (ils sont le produit attendu de celle-ci) ; dans l’autre, les phénomènes sociaux se constituent, en tant que résultat inattendu d’efforts humains individuels (poursuivant des intérêts individuels), sans qu’il y ait de volonté générale qui ait été dirigée vers leur fondation [Menger (1883), p. 277 ; c’est Menger qui souligne].
Les institutions organiques sont donc autant d’exemples de « phénomènes émergents ». Et c’est ainsi que les appellent les partisans de la science de la complexité, nos contemporains. Les institutions organiques évoquées par Menger peuvent dès lors relever d’une approche en termes de complexité et bénéficier à ce titre de l’application des résultats des sciences modernes de la complexité. Ce qui se donne comme résultats d’aujourd’hui constitue un corpus de savoir notable qui trouve un 58antécédent. Que ce corpus soit décrié (parfois) ou reconnu comme significativement instructif au regard de son usage dans d’autres sciences, qu’il y ait lieu de discuter l’analogie biologico-organique et socio-organique, ainsi que ses limites, dans des champs des sciences économiques comme l’économie expérimentale (quoiqu’elle ne soit en général pas regardée comme relative aux sciences de la complexité), ou encore dans la modélisation multi-agents8, il est envisageable que des programmes de recherche repèrent des éléments et/ou de fortes similarités avec ce que Menger observait entre les organismes naturels et ces institutions sociales qu’il nommait « organiques ». Cette perspective fait également voir des interdépendances entre théories évolutionnistes en biologie et en économie ; sans s’identifier, leurs heuristiques peuvent être mutuellement profitables9. La question fondamentale est :
Comment se trouve-t-il des institutions qui servent le bien commun et dont le développement est de la plus haute importance pour celui-ci, sans qu’il y ait de volonté générale orientée visant à les fonder ? [Menger (1883), p. 289 ; c’est Menger qui souligne].
Menger mentionne des caractéristiques utilisables et effectivement utilisées de nos jours par les théoriciens de l’économie. Les textes du passé, hors leur intérêt historique ou épistémologique, trouvent un écho contemporain, comme celui qui suit :
Nous pouvons, à propos de toute une série de phénomènes sociaux en général, et ceux de l’économie humaine en particulier, procéder à une observation à maints égards similaire. Ici se présentent aussi à nos yeux, dans de nombreux cas, des phénomènes dont les parties servent le maintien, le fonctionnement normal et le développement du tout, voire servent à conditionner ces derniers (…) Le fait que les parties d’un tout, et que le tout lui-même soient en même temps réciproquement la cause et l’effet (qu’il y ait un phénomène de causalité réciproque de leur part), soit une conception qui a fréquemment conquis sa place dans la direction organique de la recherche en sciences sociales, c’est là une idée si obscure et si inadéquate aux lois de notre pensée que nous ne risquons pas de faire erreur en la désignant comme un témoignage probant en faveur de ce que notre époque manque encore à maints égards de la compréhension 59en profondeur tant de l’essence des organismes naturels, que de celle des phénomènes sociaux [Menger (1883), p. 274 et 276 ; c’est Menger qui souligne].
Comment ces thèses générales effectivement rendent possible d’utiliser les prémisses de Menger, cela peut se voir sur un cas précis en rapport à la théorie de la complexité : un exemple probant suffit alors à montrer que cette possibilité existe. Nous le trouvons dans le cas de la monnaie, qui satisfait les trois principes généraux caractérisant un système adaptatif complexe.
II.2. Un cas de système adaptatif complexe :
l’origine de la monnaie chez Menger
Menger fait l’analyse théorique du phénomène monétaire dans plusieurs textes, à commencer par le dernier chapitre (VIII) de ses Principes de 1871, les Grundsätze der Volkswirtschaftslehre. En outre, des articles nombreux sur les questions pratiques de son temps (comme l’opportunité d’en finir avec le bi-métallisme) portent force tableaux statistiques et réflexions d’intérêt pratique, montrant l’importance que Menger donnait à la politique économique. Enfin, il publia trois articles en 1892, en allemand, français et anglais : l’entrée « Geld » du dictionnaire encyclopédique Handwörterbuch der Staatswissenschaften10, « The origin of money » (The Economic Journal, des trois textes le plus connu des auteurs anglo-saxons) et « La monnaie mesure de la valeur » (Revue d’économie politique, demeuré longtemps assez méconnu, notamment en raison de sa méconnaissance par les mêmes)11. Ces trois textes ne sont pas de simples traductions respectives, s’il est toutefois possible d’identifier des reprises, à savoir dans le texte français d’une partie des sections X et XI de Geld et, dans le texte anglais, de passages des sections I à III12.
Pour Menger, la monnaie consiste en une institution sociale qui relève, à l’instar d’autres phénomènes (système des prix, structure de l’État, texte du droit, mécanismes de la concurrence notamment), 60d’une explication en termes de « produits sociaux » (Socialgebilde) dits « organiques » par un processus d’auto-organisation spontanée des faits sociaux antérieurs, eux-mêmes dotés de leur sens et de leur évolution propres. Les termes que Menger emploie font écho, pour les uns, à la fondation de la discipline par Smith (notamment à la « main invisible »), mais ils engagent également, pour d’autres des conceptions postérieures destinées à large succès, ainsi chez Hayek qui s’en réclama précisément. Or c’est chez le fondateur de l’économie autrichienne qu’on trouve ces éléments déjà discernés.
Le cas de la monnaie se présente aux observateurs comme un phénomène émergent au sein d’un plus vaste processus économique où les agents, guidés par leur intérêt, interagissent du fait des décisions d’échanges qu’ils prennent individuellement, eu égard à leur propre intérêt, et surtout fonction de la connaissance limitée qu’ils ont de celui-ci et de leur propre environnement. En présence et en conscience des plans que forment d’autres agents, sur lesquels ils n’ont qu’une information partielle, ces agents entament le processus institutionnel dans lequel la monnaie trouve son origine.
L’« article anglais » de 1892 décrit le processus mais il est sciemment simplificateur par rapport au texte de Geld. Il n’en livre pas moins une analyse monétaire explicite qu’on peut présenter à juste titre comme étant de type « causal-génétique » [O’Driscoll (1986) ; Vanberg (1989) ; Beaulieu & Prychitko (2006) ; Gloria-Palermo (2013)]. Cette approche d’orientation évolutionniste fait voir le phénomène selon des étapes qu’on schématisera essentiellement comme suit :
a. Identification de l’état initial du système économique sans l’institution monétaire, à savoir économie de troc avec les imperfections que ce système comporte pour la satisfaction des besoins individuels, qui sont par définition variés et témoignent d’intentionnalités subjectives incommensurables (il n’y a pas en somme à prononcer d’un point de vue « objectif » extérieur ce qui est « bon » ou « bien » à cet égard).
b. Analyse du processus d’émergence de la monnaie dans la poursuite des intérêts individuels, conduisant à expliciter les mécanismes d’apprentissage et de diffusion des connaissances comportementales de certains agents par rapport à leur société 61dans son ensemble (il est bien ici question d’agents « novateurs » et d’agents « suiveurs »).
c. Explication par les interactions individuelles de la « règle sociale » qui émerge au cours du temps, et qui demeure si elle est relativement efficiente (par rapport à la situation initiale). Résultant d’un mécanisme de type « main invisible », l’institution monétaire surgit entièrement sous la pression des poursuites indépendantes d’intérêts individuels, sans renvoyer à quelque volonté collective pour la produire. L’économiste n’a pas à se prononcer sur ce qui paraît « bon », mais seulement à saisir les mécanismes d’émergence. Le jugement moral ou politique peut bien s’exprimer, mais ce sera pour d’autres raisons, comme la demande de conseil de la part du « Prince », par exemple. L’économiste, quant à lui, reconnaît seulement la variété initiale et subséquente, ainsi que le jeu des interactions et un processus sélectionnant en fait les rapports qui s’institutionnalisent de manière « organique ».
C’est déjà apporter, pour ainsi dire, beaucoup d’eau au moulin de la démonstration que nous souhaitons donner.
Or il nous semble qu’il y a plus à dire sur l’institution monétaire envisagée par Menger, car elle correspond substantiellement aux principales caractéristiques qui régissent un système adaptatif complexe, telles que nous les avons listées, à savoir variation, interaction et sélection.
Dans une économie de marché13, l’interaction est la pierre angulaire sur laquelle repose le système, à travers la diffusion et l’échange d’informations, de signaux qu’elle permet entre les agents. Outre qu’elle est naturellement liée aux échanges de biens et services entre agents économiques, l’interaction des comportements individuels est source d’approvisionnement et d’apprentissage de la part des agents. Les échanges se traduisent par le transfert des biens, des services et des connaissances, non seulement quant aux biens et services désirés disponibles, mais encore quant aux technologies de transaction elles-mêmes, ce qui alimente à son tour la disposition individuelle et le 62processus d’ensemble par l’adaptation des comportements. Menger porte le concept de disponibilité (Verfügbarkeit) à un degré supérieur car ce ne sont pas seulement les biens et services échangés qui sont en jeu mais leur transfert modifie l’environnement dont ils font partie. Les technologies de transaction, c’est-à-dire les voies de l’échange, se modifient aussi, changeant encore plus l’environnement : variation, interaction et sélection s’observent dans le passage du troc à la monnaie, puis d’une forme de monnaie à une autre. Le rapport à la matérialité des « choses » (blosse Dinge) devenues, de « biens (et services) économiques » qu’elles étaient, des « moyens de transaction » d’emploi croissant, évolue avec le temps. En termes de numéraire, on passe de la monnaie tangible à la monnaie « dématérialisée ». Plus tard, Hayek allait considérer que les transferts d’information en particulier créent de ce fait de nouvelles opportunités pour les agents. On peut différencier les thèses de Menger et de Hayek sur plusieurs points (comme l’idée hayékienne d’« essor et chute du nationalisme monétaire », étrangère à Menger), mais il est légitime de les rapprocher sur ce point et de prolonger ainsi, quant à nous, l’entreprise menée par Koppl à propos du seul disciple autrichien.
Dans la compréhension de l’émergence des institutions sociales, Menger s’intéresse aux aspects involontaires en tant qu’ils sont émergents – sans pour autant que les deux notions s’identifient, elles s’imbriquent au cours du temps. L’émergence de la monnaie s’explique certes par les inconvénients majeurs qui grèvent le système de troc, notamment l’absence habituelle de coïncidences des volontés concernant les objets et les moments où les désirs d’acquisition se manifestent. La solution tient dans le passage de l’échange direct à une nouvelle technologie d’échange, elle, « indirecte ». Sous forme littéraire, Menger dit que le mécanisme transactionnel adéquat consiste pour un individu qui agit dans une perspective économique à continuer de détenir momentanément une marchandise particulière non désirée par lui pour elle-même, car ce bien pourra, toutefois, lors d’une nouvelle transaction, être échangé contre les biens désirés. Cette marchandise spécifique devient un bien intermédiaire. La découverte, puis l’essor d’un mécanisme de ce type se traduit par l’émergence de la monnaie. Le schème conceptuel repose sur une double hétérogénéité et la mise en œuvre d’un principe de variation :
63a. hétérogénéité des marchandises pouvant servir de bien intermédiaire, et
b. hétérogénéité des capacités des agents dont certains sont aptes à initier le processus (« agents novateurs ») et d’autres (« agents suiveurs ») à le généraliser, le processus se renforçant au cours du temps.
II.3 – Le concept d’Absatzfähigkeit et la monnaie :
stabilité et évolution d’un système complexe
Dans le mécanisme transactionnel qui fait surgir la monnaie, le paradoxe est qu’un agent est prêt à vendre un bien qu’il possède contre un bien non désiré par lui-même ; il s’explique par le pouvoir de l’échanger par la suite contre une marchandise désirée. L’acceptation de cette idée est tout sauf évidente pour les agents pris dans l’échange direct et elle repose, aux yeux de Menger, d’une part, sur la capacité des agents innovateurs à mettre en séquence les périodes de temps futur (certains individus se projettent ainsi mieux dans l’avenir que d’autres – dans un processus d’anticipation ou Vorgriff, voire Vorsicht, qui dénote aussi la prudence, de foresight en anglais) et, d’autre part, sur l’existence de différences entre les caractéristiques intrinsèques et économiques des diverses marchandises soumises à l’échange. Ces différences essentielles constituent ce qu’il appelle des « degrés divers de capacité d’écoulement [Absatzfähigkeit] des marchandises » sur les marchés – le bien intermédiaire qui devient monnaie à chaque étape historique manifestant au plus haut degré cette capacité.
L’agencement de ces degrés, en partie contingent aux conditions locales, crée une « histoire ». Et Menger donne en vérité toute leur place aux exemples tirés de l’histoire. Des formes particulières de monnaie apparurent dans diverses sociétés : Menger cite les divers métaux précieux (or, argent mais aussi plomb, cuivre, etc.), narre l’histoire des peuples antiques, des civilisations de contrées parmi les plus lointaines (Mexique, Andes, Asie mineure, Birmanie, etc.), dès le chapitre viii de ses Principes. Il a lu les récits des historiens de l’Antiquité et des explorateurs des Temps modernes que contenait sa bibliothèque (conservée au Japon, où nous avons pu l’examiner). Menger montre ce qui a précédé, ce qui coexiste et ce qui est appelé à remplacer chaque forme monétaire, pour aboutir (quasiment partout) à ce que l’on nomme très couramment la monnaie métallique, puis ce qui a conduit à dépasser ce stade avec les 64effets de change – et, nous pourrions ajouter, jusque dans la monnaie « dématérialisée » que Menger ne put pas connaître.
Le concept d’Absatzfähigkeit se traduit par « caractère échangeable » ou « liquidité des marchandises », les deux équivalents anglais souvent proposés étant saleableness/saleability et marketability14. Il est au cœur de la doctrine mengérienne de la monnaie :
La théorie de la monnaie présuppose nécessairement une théorie de la capacité d’écouler les marchandises. Si nous saisissons ce point, alors nous serons en état de comprendre comment la capacité presque illimitée d’écouler la monnaie n’est à son tour qu’un cas spécifique (je veux dire : ne présentant qu’une différence de degré) d’un phénomène générique de la vie économique, à savoir : les différences dans la capacité d’écouler les marchandises en général. [Menger (1892-a), p. 244 ; c’est Menger qui souligne].
C’est au niveau des principales caractéristiques de certaines marchandises, qui les rendent (plus) faciles (que d’autres) à écouler sur les marchés, grâce à la technique innovante de l’échange indirect, qu’intervient le principe de variation. Mais tout est-il variable indifféremment ? La double hétérogénéité des marchandises et des capacités des agents a déjà été relevée. La variation tombe du côté des « degrés divers de capacité d’écoulement des marchandises ». La présence concomitante des variétés sur le marché fournit l’occasion de l’émergence de telle ou telle monnaie selon les conditions locales, l’état des connaissances, la disponibilité et jusqu’aux qualités physiques des biens pouvant servir d’intermédiaires. Au plan théorique, une des premières caractéristiques avancées par Menger est la stabilité relative du pouvoir d’achat de la marchandise intermédiaire utilisée dans l’échange. Une seconde caractéristique est que cette stabilité croît avec la capacité d’écoulement d’une marchandise sélectionnée comme bien intermédiaire. Une marchandise aura une capacité d’autant plus grande à être écoulée sur les marchés (et donc à être acceptée comme bien intermédiaire) que la différence entre son prix d’achat et son prix de vente dans le temps sera plus faible en comparaison d’autres.
Cette stabilité est toujours relative à une double évaluation : celle des marchandises en monnaie et celle de la valeur de la monnaie par la quantité de marchandises qu’elle permet d’acquérir. Menger détaille ce point dans l’« article français » de 1892 : « La monnaie, mesure de 65valeur15 ». L’assurance d’une sorte de « point fixe » qui puisse servir de repère n’est jamais garantie en effet en l’absence d’une valeur étalon standard, ce Graal des économistes classiques en quête duquel Ricardo, Bailey, Marx, entre autres et chacun à leur manière, étaient partis. Menger prend acte de cette impossibilité, mais souligne que la quotité de monnaie émise peut être connue dès lors que l’émission est l’objet d’une standardisation-centralisation par « un État ou un groupe d’États [qui] peuvent décréter la quotité des émissions du numéraire » [Menger (1892-b), p. 218].
La capacité d’échange d’une marchandise dépend encore d’autres facteurs de différentiation dans l’échelle des biens (intensité des besoins, traits intrinsèques,…). Une marchandise se conservant naturellement aisément, longtemps, avec assez de stabilité dans son contenu et sa valeur peut raisonnablement s’utiliser comme bien intermédiaire dans les échanges entre agents. Mais cet intermédiaire des échanges ne peut à son tour devenir de la monnaie que si, pour l’ensemble des individus qui l’utilisent, il correspond à la marchandise ayant la plus grande capacité d’écoulement sur les marchés (Menger dit : « presque illimitée »). Et il importe de noter que la capacité d’écoulement se rapporte ainsi davantage à l’échange et la coordination économiques qu’aux propriétés physiques des marchandises. Principe de variation et principe d’interaction entrent donc en scène à travers cette description.
En dernière analyse, le principe d’interaction met en jeu la coordination des agents pour l’emporter même sur le principe de variation : lorsque les « agents suiveurs » finissent par comprendre combien les idées novatrices facilitent l’échange, ils les adoptent, de sorte qu’un consensus spontané se construit au cours du temps, par lequel au final l’interaction même prime sur les caractères physiques des biens. À ce point, Menger fait savoir comment une (ou des) marchandise(s) devien(nen)t plus échangeable(s) (ou encore « acceptable(s) ») que d’autres au sein même du processus des échanges indirects, et cela, pour devenir monnaie. Il souligne :
Et, puisqu’il n’y a pas de meilleur moyen d’éclairer les hommes sur leur intérêt économique que de leur faire considérer le succès économique de ceux qui mettent en œuvre les moyens corrects appropriés à l’obtenir, alors il est tout aussi clair 66que rien n’est plus favorable à l’émergence de l’argent que l’acceptation, à force d’entraînement, de marchandises éminemment faciles à écouler contre toutes les autres, et cela par les sujets économiques les plus perspicaces et les plus aptes à saisir leur intérêt économique sur le long terme. De la sorte, l’entraînement et l’habitude n’ont assurément pas peu, mais beaucoup contribué à faire que les marchandises les plus faciles à écouler dans l’instant ont été acceptées, en échange de leurs propres marchandises, et non pas seulement par de nombreux individus agissant économiquement, mais plutôt par eux tous. [Menger (1871), p. 255 pour le texte original allemand ; nous traduisons].
Ainsi, en percevant le succès des pratiques utilisées par d’autres agents plus sagaces, certains agents s’engagent eux-mêmes, par un phénomène de mimétisme, dans la technologie de l’échange indirect. Ils utilisent à leur tour des biens intermédiaires facilement échangeables. Avec le temps et la force de l’habitude, certaines marchandises deviennent beaucoup plus faciles à écouler sur les marchés que d’autres. Progressivement, le développement de l’échange indirect conduit à l’émergence d’un intermédiaire généralisé des échanges, c’est-à-dire finalement à ce qui allait être nommé la monnaie16. Le processus évolutif conduisant à l’émergence de la monnaie aboutit car il est « auto-renforçant », c’est-à-dire que, lorsqu’une marchandise devient largement échangeable, par l’effet de réseau ainsi décrit, elle devient encore toujours plus échangeable. Et cela contribue encore à rapprocher, à l’instar de l’usage des trois critères que nous avons reconnus comme constitutifs d’un système adaptatif complexe, ce que Menger écrivait à la fin du xixe siècle des développements beaucoup plus récents que nous connaissons ; les concepts de Menger sont bien les nôtres :
Une fois que les marchandises comparativement les plus aptes à être écoulées sont devenues de la « monnaie », l’événement a en premier lieu pour effet d’accroître substantiellement leur propre aptitude originelle, déjà élevée, à être écoulées. Chaque agent économique qui porte au marché des articles dotés d’une aptitude moindre, dans le but d’acquérir des biens d’un autre type, a [dorénavant], de ce fait, un intérêt d’autant plus grand à convertir d’emblée ce qu’il possède en articles qui sont devenus la monnaie. [Menger (1892-a), p. 252].
67Conclusion
La monnaie apparaît comme une véritable institution sociale de nature complexe. Carl Menger l’a montré en son temps. Le succès de ses réflexions a eu pour rançon qu’elles sont passées dans la réflexion commune au sein des sciences économiques, mais on peut les repérer, au-delà de l’usage courant, dans des caractéristiques spécifiquement exprimées depuis lors pour définir les systèmes adaptatifs complexes. Au fil des progrès de la science économique et de sa rencontre avec d’autres sciences, comme la cybernétique, les sciences de la complexité et les technologies computationnelles, des traits se sont développés que les textes de Menger montrent clairement qu’il avait, dans la mesure du vocabulaire de son temps et pour son propos, anticipés.
Il a paru ici utile de le montrer et d’en présenter des preuves, non seulement par intérêt historiographique et épistémologique (légitime), mais aussi parce que se profile une conception propre de la complexité, la sienne, qui offre un outil qu’il est possible de reprendre après lui. Elle met en œuvre trois principes qui opèrent dans la genèse de l’institution monétaire, à savoir : la variation, l’interaction et la sélection, tous trois imbriqués dans le processus en son entier comme en son détail. Elle a en commun ces caractères et leur croisement avec l’intentionnalité des agents. Des théories contemporaines de la complexité, comme également la conception de Hayek, son Enkelschüler, le manifestent encore.
Pour tracer le fil qui conduit selon nous des textes de Menger aux théories contemporaines, nous avons montré sur l’exemple de la monnaie comment l’application des principes mengériens conduisait effectivement à expliquer son émergence décentralisée. Se retrouvent dans la théorie monétaire de Menger les composantes des systèmes adaptatifs complexes (variation, interaction, sélection) et inversement, les concepts mengériens tranchent sur ceux dominants en son temps (dans l’école classique ou dans l’historicisme allemand). La voie ainsi ouverte offre de l’intérêt pour la science de nos jours puisque les concepts d’Absatzfäigkeit, ou capacité d’écouler les biens, et de Verfügbarkeit, ou caractère de disponibilité dans l’environnement qui existe et dans la connaissance qu’on en prend subjectivement, peuvent être associés dans l’analyse des systèmes complexes.
68Ces notions témoignent du bien-fondé d’une approche en termes de systèmes adaptatifs complexes à la fois des institutions en général comme du phénomène monétaire en particulier, tel que le proposait déjà Menger, et tel qu’il est toujours loisible, possible et assurément fécond aujourd’hui de le reprendre pour un usage contemporain – si nous esquissons de la sorte le programme d’une tâche à accomplir, notre texte aura atteint son but.
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1 Gilles Campagnolo est directeur de recherches CNRS au GREQAM (UMR7613). Gilbert Tosi est maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille et chercheur au GREQAM (UMR7613). Tous deux travaillent à Aix-Marseille University (Aix-Marseille School of Economics) CNRS & l’EHESS. Nous remercions les rapporteurs anonymes ayant contribué à l’amélioration de ce texte par leurs commentaires.
2 Signalons la publication, dans les séries de cet Institut sur les sciences de la complexité, de trois volumes sous le titre explicite, Economy as an Evolving Complex System.
3 Seul un positivisme poussé à l’extrême, et dont nous sommes bien éloignés, attribuerait une méthodologie strictement similaire aux différentes sciences. Toute analogie, si grand soit son intérêt heuristique, a ses limites et il en va de même quant à celle qui lie évolution biologique et évolution sociale.
4 Rossi succéda à Jean-Baptiste Say à la chaire d’économie du Collège de France.
5 Des développements de cette définition se trouvent dans Hodgson et Knudsen [(2010), p. 92 et suivantes].
6 « Die Interpretation des Ursprungs der auf unreflectirtem Wege entstandenen Socialgebilde durch die Kennzeichnung desselben als “organisch” und » [Menger (1883), p. 166 ; (2011), p. 271-303].
7 Résumons l’idée fondamentale : les institutions « pragmatiques » correspondent à des réalisations suivant des règles issues d’une volonté collective exprimée dans des décisions conscientes explicites et concrétisées par des conventions ou une législation, tandis que les autres institutions, dites « organiques », obéissent à un autre processus spontané de formation. L’erreur des historicistes a été de privilégier quasi-exclusivement et naïvement les premières sans saisir le rôle des secondes, pourtant proéminent selon Menger. Pour un commentaire détaillé du Livre III, voir [Campagnolo (2011), p. 112-120 et p. 464-477].
8 Évidemment inconnue de la période pré-computationnelle, elle est désormais applicable à des systèmes sociaux comme à des systèmes biologiques évolutifs et l’on saisit tout l’intérêt de ce champ pour les « Autrichiens ».
9 L’analogie entre évolutionnisme biologique et social se relie à la notion de sélection [Hodgson & Knudsen (2006)].
10 D’une centaine de pages, le texte connaît trois versions : 1892, 1899 et 1909. Cette dernière, reproduite dans les Gesammelte Werke, a servi de base à la traduction anglaise par E. et M. Streissler [Latzer & Schmitz (dir.) (2003), p. 5-125].
11 Ces considérations de langue ne devraient plus jouer aujourd’hui : la traduction française de « The origin of money » se trouve dans [Campagnolo (dir.) (2011), p. 239-258], la traduction anglaise de « La monnaie mesure de la valeur » dans History of Political Economy [Campagnolo (2005)].
12 Une étude comparée est amorcée dans les remarques détaillées accompagnant les traductions indiquées ci-dessus.
13 C’est le cadre où Menger place l’exercice de la volonté libre des agents – mais une situation logiquement antérieure aux marchés modernes est tout autant envisageable, la seule condition déterminante étant le libre choix individuel.
14 Par exemple Alvarez, 2005 ; O’Driscoll, 1986.
15 Le texte, devenu quasi introuvable (les premiers numéros de la Revue d’économie politique ne sont plus conservés que dans très peu de bibliothèques) est reproduit dans Campagnolo [(2008), p. 206-220].
16 Dans ses Principes, et encore plus dans ses notes manuscrites inédites que Campagnolo a examinées, Menger établit une liste des termes désignant la monnaie dans un nombre impressionnant de langues. Rappelons que le terme grec nomisma dérive du mot qui signifie la loi, nomos (Aristote le rappelle au livre V de l’Éthique à Nicomaque ; Menger rappelle donc aussi cette étymologie parmi son étude du mot désignant la monnaie dans différentes langues). Sur ces points, le lecteur trouvera des éléments détaillés [Campagnolo (2002) ; Campagnolo (2014), p. 323-353].
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-06350-6
- EAN: 9782406063506
- ISSN: 2495-991X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06350-6.p.0041
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-13-2016
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Austrian school, adaptive complex systems, epistemology, evolutionism, Friedrich Hayek, money, organicist institutions