Au bonheur des dames, l'entrepreneur et les destructions créatrices
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2016 – 2, n° 2. varia - Auteur : Gallois (Nicolas)
- Pages : 167 à 187
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Au bonheur des dames, l’entrepreneur et les destructions créatrices1
Nicolas Gallois
Au travers du cycle des Rougon-Macquart qui débute en 1871, Émile Zola décrit l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire. Par ce travail et bien d’autres, il s’inscrit dans une nouvelle école de pensée, le naturalisme qui, en complément du réalisme, étudie la nature humaine en s’attachant surtout à peindre les différents milieux sociaux : des classes les plus aisées [L’Argent, (1891) ; Pot-Bouille (1882) ; Nana (1880)] jusqu’aux plus populaires [Germinal (1885] ; L’Assommoir (1877)]. Il décrit ainsi non plus l’homme abstrait du xviiie siècle, mais l’homme naturel influencé par son milieu social ; la machine humaine produite par les influences conjuguées de l’hérédité et du milieu2.
Pour coller à la réalité des personnages ou des situations sociales diverses, Zola s’inspire du contexte culturel, intellectuel, moral, psychologique et économique de son époque. Ce dernier joue une place importante pour notre étude à la fois à travers la transformation des échanges avec l’apparition progressive des grands magasins (I – Du petit commerce au grand magasin) mais également avec la prise en compte d’une nouvelle facette de la concurrence : la concurrence vitale (II – Une nouvelle facette de la concurrence).
168Zola, dans un de ses romans les plus optimistes sur le progrès, va combiner de manière remarquable ces deux nouvelles facettes économiques à travers son roman Au bonheur des dames (1883). Cet ouvrage peut être considéré non seulement comme un précurseur de l’analyse entrepreneuriale défendue quelques décennies après par Joseph Schumpeter pour l’aspect purement économique, mais également comme un parfait illustrateur de l’ensemble des impacts de la destruction créatrice (III – De l’entrepreneur à la destruction créatrice). Ce sera ainsi rendre hommage à Zola que d’illustrer le processus de destruction créatrice par les prix à travers l’exemple des grands magasins mais également d’examiner le processus de destruction créatrice sur l’aspect cognitif, matériel, social, humain et institutionnel. C’est ainsi que nous souhaitons proposer un regard global sur les bouleversements initiés par l’entrepreneur dans ce processus d’apparition d’une nouvelle technique de vente. Le lien entre l’économie et la littérature se trouvera ainsi enrichi d’une multitude d’autres approches centrées sur le rôle initiatique de l’entrepreneur.
I. Du petit commerce au grand magasin
I.1 – Aristide Boucicaut
Dans son roman Au bonheur des dames, Émile Zola décrit l’univers de la distribution, exposant le passage du petit commerce au grand magasin. L’histoire de Denise Baudu et Octave Mouret retrace ce cheminement vers le commerce de grande taille, vers l’industrialisation de la distribution. Pour écrire son ouvrage, Zola s’inspire de la vie d’Aristide Boucicaut, né le 14 Juillet 1810 à Bellême, dans le Perche et qui s’installe à Paris en 1829. Ce dernier commence commis dans la boutique de son père, puis devient colporteur et vendeur au rayon des châles au Petit Saint-Thomas, un magasin de nouveautés situé rue du Bac. C’est en 1852, grâce à des économies et aidé d’un associé (Paul Videau), qu’il instaure, à l’angle de la rue de Sèvres et de la rue du Bac, Le Bon Marché qui constitue le cœur de l’ouvrage.
169I.2 – La révolution du commerce
Pendant des siècles, le commerce de détail est régi par le système des corporations qui réglemente l’accès aux professions et fait obligation aux commerçants de rester confinés à une seule spécialité. Leur suppression en 1790 n’a rien changé à cette situation ; la plupart des commerçants restant fidèles aux pratiques traditionnelles. Le commerce se définit alors par un choix restreint d’articles, l’absence de vitrines d’exposition, le refus de la publicité, le prix non affiché (ce qui implique d’interminables marchandages), la très mauvaise rotation des stocks et surtout la vente à « la bobine », c’est-à-dire à la tête du client. La première moitié du xixe siècle est donc caractérisée par un monde vieillot qui refuse, à quelques exceptions près, toute forme d’innovation.
Le clivage dans l’organisation du commerce est initié avec l’arrivée des boutiques appelées les « magasins de nouveautés » à partir de 1825. Ce type de magasin, qui regroupe sous un même toit une multitude d’articles textiles, utilise des méthodes commerciales inédites : l’entrée libre, l’aménagement de vitrines attrayantes, l’affichage des prix, la présentation de la marchandise en rayon, etc. Le jeune Boucicaut, a travaillé dans un de ces magasins et a ainsi mûri des idées qu’il va bientôt mettre en pratique.
L’essor du Bon Marché est accentué par le contexte de croissance économique des années 1840-1860 dominé par les travaux gigantesques d’urbanisation à Paris inaugurés par le baron Haussmann (qui permettent un déplacement de foule beaucoup plus conséquent), les nouveaux moyens de transports et surtout la révolution industrielle qui, grâce à son machinisme, permet de fabriquer à faibles coûts et en grande série les vêtements en prêt-à-porter qui est l’une des bases du succès des grands magasins. Cette nouvelle forme de distribution est ainsi le fruit de toute une époque.
I.3 – L’introduction d’un nouveau paradigme
La révolution du commerce ne s’arrête pas là. L’entrepreneur Aristide Boucicaut décide de transformer l’ancien magasin de nouveauté en un établissement beaucoup plus grand ; offrant toute sorte de marchandises, et pas seulement du textile. Le Bon Marché de Boucicaut met à disposition de la clientèle de la confection aux tissus, en passant par la ganterie, 170la lingerie, les accessoires de mode, les objets de décoration, les jouets, les articles de papeterie, la bijouterie, la brosserie, la sellerie et même le mobilier. Cette nouvelle structure fonctionne sur des bases beaucoup plus ambitieuses que les magasins de nouveautés. Pour apporter un côté féerique à son premier magasin parisien édifié en 1869, Boucicaut fait appel à Louis-Charles Boileau et à Gustave Eiffel, deux pionniers à l’époque de l’utilisation fonctionnelle du fer et du verre qui permet notamment d’offrir aux consommateurs de très grandes baies vitrées.
Aristide Boucicaut rajoute aux innovations commerciales précédentes (entrée libre, affichage des prix, ventes à petits bénéfices) des procédés de vente totalement nouveaux : expédition gratuite au domicile des clients, reprise des marchandises ne convenant pas (« satisfait ou remboursé »). Il n’oublie pas la publicité dont notamment la fabrication de catalogues. Pour organiser une rotation toujours plus importante des marchandises et pour que le grand magasin soit toujours en fête, Boucicaut organise des manifestations spéciales comme les soldes d’été et le mois du blanc en hiver. Il procède également par des manipulations d’espace : « La création délibérée d’un certain désordre, d’une certaine discontinuité dans la logique de l’agencement des différents rayons. Cela forçait le client à se déplacer de long en large dans le magasin pour trouver l’article qu’il était venu acheter » [Nelson (1996), p. 21].
Cette disposition permet d’attirer le client vers des produits qu’il n’avait pas songé à découvrir et surtout à acheter. C’est ainsi que cet entrepreneur est à l’origine de la consommation de masse, basée sur une rotation très importante des stocks grâce à une organisation parfaitement rodée et hiérarchisée à travers la constitution de rayons3. L’accent est mis sur la quantité vendue au détriment des marges pharaoniques (effet volume).
171Pour les économistes, ce développement extraordinaire du commerce n’est le fruit que du développement de la concurrence, de la suppression de tout monopole de fait ou de droit. Cette concurrence, tant convoitée pour ses effets bénéfiques, va être analysée, durant la seconde moitié du xixe siècle, dans une vision évolutionniste.
II. Une nouvelle facette de la concurrence
Pendant longtemps, les économistes ont assimilé la concurrence à la liberté du commerce et du travail. « C’est la marque distinctive de l’école optimiste et qui n’a jamais varié pendant près d’un siècle et demi, depuis les physiocrates jusqu’à nos jours » [Gide et Rist (1909), p. 381]. Vers le milieu du xixe siècle, une nouvelle facette de la concurrence émerge comme manifestation de la lutte pour la vie, comme instrument de sélection naturelle avec comme point de rassemblement les travaux de Charles Darwin4. Les différents penseurs de l’époque vont alors parler, pour l’application des thèses évolutionnistes à la société humaine, de darwinisme social. Revenons sur les étapes de ce changement de paradigme5.
II.1 – Des naturalistes à Clémence Royer
Tout commence chez les naturalistes avec des recherches menées dans les années 1850 sur l’évolution des espèces. Plusieurs chercheurs travaillent sur ce domaine dont particulièrement Alfred Wallace et Charles Darwin. Après d’âpres querelles, c’est le nom de ce dernier qui restera dans l’histoire avec la publication en 1859 de son célèbre ouvrage L’Origine des espèces6.
172Pour parvenir dans le champ économique français7, il faut attendre la traduction de cet ouvrage faite en 1862 par Clémence Royer8. Cette féministe, anthropologue et économiste professe des cours de logique (pour femmes) à Lausanne dans l’année 1859-1860. Lorsqu’elle appréhende la partie relative à la philosophie de l’humanité sur les traces de Jean-Baptiste de Lamarck, toutes les auditrices quittent le cours. « Ce fut un tollé général contre moi : et c’est pour répondre aux critiques et aux caricatures qu’on fit de moi alors l’année suivante, que je traduisit L’Origine des espèces, qui venait de paraître, et que j’écrivis la préface qui a fait tant de bruit, où j’ai tiré de la doctrine de Darwin, les conclusions qu’il avait réservé jusque-là » [Bulletin de l’Union Universelle des Femmes (1891), p. 2-3].
En quoi consiste cette introduction qui fut tant controversée9 ? Clémence Royer, lorsqu’elle traduit L’Origine des espèces, n’a que 32 ans mais les dix dernières pages (sur une soixantaine) de sa préface « montrent comment elle applique la théorie de Darwin à l’humanité » [Clark (1984), p. 14] en passant « d’une déduction logique du texte de Darwin à une induction théorique : l’application à l’humanité des lois de l’évolution des espèces » [Fraisse (2002), p. 33].
Elle décrit ainsi pour la première fois « les conséquences sociales, philosophiques, politiques voire épistémologiques de l’œuvre de Darwin » [Bernardini (1997), p. 75]. Cette interprétation s’inscrit alors dans le discours relatif à l’économie en général et à la concurrence en particulier10. 173Cette notion centrale de l’économie devient alors la concurrence vitale ou la concurrence comme lutte pour la vie fondée sur l’évolution des espèces en général et de l’homme en particulier11. C’est ainsi que naît la notion de Darwinisme social12 comme l’application à l’économie en général et à la concurrence en particulier des thèses évolutionnistes de Darwin dans le monde social.
La meilleure définition que l’on peut trouver de cette nouvelle concurrence se trouve dans le livre écrit par Clémence Royer : L’Origine de l’Homme et des Sociétés publié en 1870, dans lequel elle indique à propos de ce concept : « Quels sont ceux qui périront, quels sont ceux qui survivront ? La concurrence vitale en décidera. Les mieux doués, les mieux adaptés à leurs conditions de vie l’emporteront dans le combat, et, seuls reproduisant leur espèce, légueront à leurs descendants une organisation de mieux en mieux préparée pour d’autres victoires » [Royer (1870), p. 14]. La concurrence devient maintenant une lutte, lutte à mort, lutte qui ne laisse que les meilleurs et qui élimine les plus faibles.
II.2 – Le retour chez les économistes
Cette nouvelle forme de concurrence va être complètement oubliée pendant quelques années jusqu’à son acceptation presque immédiate et unanime13 parmi les économistes français pendant une dizaine d’années à partir de la fin des années 1870. C’est Gustave de Molinari (1819-1912)14, qui va redonner à cette notion une place centrale dans l’analyse 174économique15. Il développe alors une vision évolutionniste de la société basée sur les lois naturelles pour indiquer que dans la phase finale de l’évolution, les sociétés, grâce à la nouvelle concurrence, vont connaître le plus grand bonheur possible. La concurrence se trouve alors au cœur de l’évolution des sociétés et se définit sur les bases de la sélection pour devenir la concurrence vitale ou le Struggle for Life. « Est-ce à dire que la concurrence doive inaugurer l’âge d’or du repos et des tranquilles jouissances ? Non ! La concurrence c’est la lutte, c’est la forme civilisée de la guerre, qu’elle est destinée à supprimer en la remplaçant » [Molinari (1880), p. 85].
Ainsi, dans nos sociétés civilisées, la concurrence serait une véritable lutte, une guerre, un combat, avec un vainqueur et des vaincus pour aboutir au progrès. « Les économistes ont été du premier coup conquis. Ils se sont dit : voilà notre affaire ! Jusqu’à cette découverte, la concurrence c’était le bon marché, la liberté, la justice, mais voici maintenant c’est aussi le Progrès, puisque c’est l’élimination des incapables, la survivance des plus aptes, donc la sélection des meilleurs » [Gide (1899), p. 7]. C’est cette vision très militaire que nous propose l’école libérale française avec son représentant Gustave de Molinari qui va être reprise par Émile Zola dans son roman Au bonheur des dames.
III. De l’entrepreneur à la destruction créatrice
Nous venons de voir deux aspects économiques de l’œuvre de Zola dans le Bonheur des dames. Il s’agit de la transformation du commerce qui passe de la vieille boutique lugubre au grand magasin lumineux et plein de vie. La seconde facette concerne la mutation de la concurrence qui, en plus de son aspect prix, arbore les couleurs de l’évolution.
L’exposé proposé par Zola de la thèse évolutionniste illustrée dans le commerce n’est pas sans rappeler certains développements de la fin 175du xixe siècle et du début du xxe siècle. Son ouvrage ne constitue-t-il pas un traité de marketing ? Ne fait-il pas penser à la consommation ostentatoire qu’expose Veblen en 1899 dans la Théorie de la classe de loisir ? N’évoque-t-il pas la thèse de la destruction créatrice exposée par Joseph Schumpeter ? Les champs d’ouverture sont nombreux et pour n’en retenir qu’un ici en lien avec les économistes, ce sera celui centré sur la destruction créatrice initié par l’entrepreneur.
Zola inaugure dans son roman les thèses schumpetériennes qui voient dans les modifications des conditions de l’offre l’innovation à la source du processus évolutif et ici plus particulièrement sur la nouvelle organisation du marché16 autour de la figure de l’entrepreneur. Pour Schumpeter, ce dernier « a d’abord en lui le rêve et la volonté de fonder un royaume privé […] C’est la volonté du vainqueur. D’une part, vouloir lutter, de l’autre vouloir emporter un succès pour le succès même » [Schumpeter (1926), p. 135].
L’entrepreneur n’est pas inconnu des économistes. Michel Marchesnay (2009) par exemple en retrace l’aspect historique. Il est plutôt un agriculteur pour Cantillon, un ré-investisseur de surplus pour Adam Smith, un gestionnaire-investisseur pour Jean-Baptiste Say. L’entrepreneur de Zola prend la facette d’un patron analyste et planificateur. C’est le monde de la bureaucratie, de l’organisation scientifique du travail par le patronat technicien.
Contrairement aux précédents entrepreneurs, celui de Zola initie un nouveau paradigme dans la distribution et se trouve à la source du processus de destruction créatrice attaché au nom de Joseph Schumpeter. Nous souhaitons suivre cette piste ici. Si l’aspect économique est fondamental, nous poursuivrons l’analyse du processus de destruction créatrice, en parallèle des travaux de Sylvain Bureau (2003), à travers une multitude de facettes (cognitive, matérielle, concurrentielle, sociale, humaine et institutionnelle) afin de faire ressortir toute la richesse et l’antériorité de l’œuvre de Zola autour de l’entrepreneur.
176III.1 – Le processus de destruction créatrice
Avant toute chose, il convient de comprendre ce que constitue le processus de destruction créatrice qu’initie l’entrepreneur. Le changement de paradigme initié par une nouveauté connaît trois phases. Le moment décrit par Zola d’apparition d’une nouvelle manière de faire le commerce (la création d’un nouvel ordre). C’est la phase la plus dévastatrice car c’est la période qui connaît le plus de troubles et d’inconnues. Ce changement dans la distribution est en train d’émerger ici sans en connaître au préalable l’aboutissement. Cette phase est synchrone de l’apparition de grandes perturbations, de métamorphoses du paysage (la destruction de l’ordre établi). Ce passage se fait de deux points de vue : dans la souffrance d’un côté, pour ceux qui ne peuvent et/ou ne veulent s’adapter et dans la joie pour l’entrepreneur à la source de ce bouleversement.
C’est cette phase de bouleversement, d’émergence d’un nouveau paradigme que propose Zola. Cela est parfaitement compréhensible car il en résulte le plus de mouvement. Cette période charnière laissera la place par la suite à la dernière phase, celle de la pause, de la consolidation, de la mise en ordre (la stabilisation). Les comptes ne sont pas encore finalisés dans le Bonheur des dames, même si la trajectoire fixée par Mouret est claire entre l’entrepreneur vainqueur et « l’ancien » commerçant vaincu. Du monde vieillot et sombre, le lecteur fini sa lecture dans ce paradis lumineux et animé qu’est le nouveau commerce.
III.2 – Destruction cognitive par le désapprentissage
La création, la mise en place du nouveau commerce, représente une véritable rupture cognitive. Cette nouveauté intellectuelle et matérielle implique de repenser la vente, repenser le local, repenser la relation à l’achat. La remise en cause de l’ordre établi suppose au préalable de dés-apprendre. Zola souligne chez les « anciens » commerçants la difficulté de se séparer du passé et des routines.
Il insiste tout d’abord sur l’antagonisme entre les vieilles boutiques et les nouveaux palais de la consommation, faisant ressortir l’aspect sordide de l’ancien : « Dans cette nudité, ce qui frappa surtout Denise, dont les yeux restaient pleins des clairs étalages du Bonheur des dames, ce fut la boutique (…) [avec] deux vitrines profondes, noires, poussiéreuses, 177où l’on distinguait vaguement des pièces d’étoffe entassées. La porte, ouverte, semblait donner sur les ténèbres humides d’une cave » [Zola (1883), p. 12]. L’héroïne continue sa découverte macabre : « Denise et les petits eurent une hésitation devant les ténèbres de la boutique. Aveuglés par le plein jour de la rue, ils battaient des paupières comme au seuil d’un trou inconnu, tâtant le sol du pied, ayant la peur instinctive de quelque marche traîtresse » [(ibid.), p. 14]. Ces gérants des vieilles boutiques s’arquebouquent sur leur tradition : « Depuis près de cent ans, le Vieil Elbeuf est connu, et il n’a pas besoin à sa porte de pareils attrape-nigauds. Tant que je vivrai, la boutique restera telle que je l’ai prise, avec ses quatre pièces d’échantillon, à droite et à gauche, pas davantage ! » [(ibid.), p. 30-31].
Zola insiste ensuite sur la nature même des commerçants qui sont incapables de désapprendre, d’éliminer l’ancien pour lui substituer le nouveau. « Tout ça, ce sont des fantasmagories. Le commerce est le commerce, il n’y a pas à sortir de là (…) il paraît qu’aujourd’hui ce sont les voleurs qui font fortune tandis que les honnêtes gens meurent sur la paille » [(ibid.), p. 221]. Ce qui fonctionnait bien ne fonctionne plus dans le nouveau contexte et l’accumulation de l’apprentissage passé, au lieu d’être une force, devient une faiblesse car il est devenu obsolète. Les anciens commerçants ont alors tendance à refuser l’évolution « non, non, c’est fini, bonsoir… Vivez donc heureuse, vous qui êtes jeune, et n’empêchez pas les vieux de partir avec leurs idées » [(ibid.), p. 398]
Deux étapes sont nécessaires pour changer de paradigme : la vision critique de l’héritage cognitif et le processus de désapprentissage. Cette dernière étape est souvent délicate il est difficile de sortir de son cadre conceptuel car il est souvent générateur d’angoisse « En parlant, ses yeux faisaient le tour de la petite pièce ; et un tremblement le prenait, à l’idée inavouée que les sauvages pourraient un jour, s’ils achevaient de tuer sa maison, le déloger de ce trou où il avait chaud, entre sa femme et sa fille. Malgré l’assurance qu’il affectait, quand il annonçait la culbute finale, il était plein de terreur au fond, il sentait bien le quartier envahi, dévoré peu à peu » [(ibid.), p. 29]. « L’autre parut abasourdi, pris d’une peur qu’il ne cherchait plus à cacher. La maison trop petite ! une maison de nouveautés où il y avait dix-neuf ratons, et qui comptait quatre cent trois employés ! » [(ibid.), p. 40].
178Il ne faut donc pas seulement vouloir, il faut pouvoir compter sur de nouvelles modalités pour agir, s’approprier un nouveau rôle et adopter un regard critique sur le monde. Mouret, en tant qu’entrepreneur, est à même non seulement de remettre en cause la situation existante mais également son propre travail « Il avait rêvé cet ordre autrefois, dans le fouillis de l’étroite boutique de madame Hédouin ; et voilà qu’il se sentait ébranlé, le jour où il le réalisait. Brusquement, il s’était écrié qu’il fallait “lui casser tout ça” (…) Allons, dépêchons ! criait Mouret, avec la tranquille assurance de son génie » [(ibid.), p. 246]. « Tous en convenaient, le patron était le premier étalagiste de Paris, un étalagiste révolutionnaire à la vérité, qui avait fondé l’école du brutal et du colossal dans la science de l’étalage (…) Hutin, qui, au contraire, était de l’école classique de la symétrie et de la mélodie cherchées dans les nuances » [(ibid.), p. 54].
III.3 – Destruction matérielle et prototypage monstrueux
L’entrepreneuriat suppose le développement d’un projet collectif, avec des partenaires qui apportent des ressources et de nouvelles idées. Les ressources matérielles proviennent ici de la femme de Mouret, Mme Hédouin. « si elle avait vécu, les choses tourneraient autrement. Elle ne nous laisserait pas assassiner… et c’est lui qui l’a tuée. Oui, dans ses constructions ! un matin, en visitant les travaux, elle est tombée dans un trou. Trois jours après, elle mourrait (…) Il y a de son sang sous les pierres de la maison » [(ibid.), p. 26].
L’entrepreneur s’entoure également d’hommes de pouvoir avec l’image du baron Haussmann dans la restructuration du Paris du milieu du xixe siècle. « Ce n’était pas de l’argent qu’il demandait, car il avait en sa clientèle une foi de fanatique. Son ambition devenait plus haute, il proposait au baron une association, dans laquelle le Crédit Immobilier apporterait le palais colossal qu’il voyait en rêve, tandis que lui, pour sa part, donnerait son génie et le fonds de commerce déjà créé » [(ibid.), p. 78].
Si les moyens viennent de l’extérieur, les idées sont toujours issues de l’entrepreneur qui est et reste l’initiateur, le moteur du mouvement. « On blâmait à voix basse le patron d’aller trop vite ; on l’accusait d’avoir agrandi dangereusement les magasins, avant de pouvoir compter sur une augmentation suffisante de la clientèle : on tremblait surtout en le 179voyant mettre tout l’argent de la caisse sur un coup de cartes, emplir les comptoirs d’un entassement de marchandises, sans garder un sous de réserve » [(ibid.), p. 40].
Pour faire ressortir toute la violence de ce changement, Bureau propose alors l’image d’un prototype monstrueux. Zola expose cette vision par la comparaison entre le nouveau magasin et une machine redoutable, une machine qui « ronflait toujours, encore en activité, lâchant sa vapeur dans un dernier grondement » [(ibid.), p. 33]. Cette dernière n’est donc pas présentée de manière positive : « Toutes les histoires contées par son oncle revenaient à sa mémoire, grandissant Mouret, l’entourant d’une légende, faisant de lui le maître de la terrible machine, qui depuis le matin la tenait dans les dents de fer de ses engrenages » [(ibid.), p. 62] ou encore « cet escalier de la rue de la Michodière dégorgeait sans relâche les marchandises englouties par la glissière » [(ibid.), p. 47]. Toutes les facettes de la terrible machine sont présentées : « Le colosse tournait le faible obstacle, le ceignait de son entassement de marchandises, menaçait de l’engloutir, de l’absorber par la seule force de son aspiration géante » [(ibid.), p. 210]. Cette machine, qui englouti les commerces alentours et les marchandises n’oublie pas la nouvelle cible de Mouret : la consommatrice. « L’heure était venue du branle formidable de l’après midi, quand la machine surchauffée menait la danse des clientes et leur tirait l’argent de la chair » [(ibid.), p. 116].
III.4 – Destruction concurrentielle
et destruction créatrice
Cette approche est la partie la plus connue des économistes puisque reprise et largement développée par les travaux de Schumpeter. C’est un discours évolutionniste connu d’adaptation des entreprises en place face à l’arrivée de nouveaux produits ou de nouveaux procédés. Les entreprises qui n’arrivent pas à s’adapter à cette nouvelle situation, voient leurs profits progressivement diminuer avant d’être totalement écartés. « La destruction créatrice génère de la nouveauté qui évince sans cesse les anciens produits, les anciennes entreprises, les anciennes formes organisationnelles » [McCraw (2007), p. 352]. Cette approche est particulièrement criante d’actualité pour cette innovation de rupture qu’est celle du commerce.
Zola rappelle l’esprit de lutte que nous avons vu jusque-là (« Il s’agit de vaincre ou de mourir » [Zola (1883), p. 42]), il souligne le peu de répit 180qu’elle impose (il s’agit « d’une lutte sans trêve ni pitié » [(ibid.), p. 115]) et ses différentes facettes (il s’agit « d’une lutte sourde » [(ibid.), p. 117] qui peut s’accompagner « d’une lutte de malice » [(ibid.), p. 288]). À la fin de la journée, les vendeuses sont « essoufflées de la lutte » [(ibid.), p. 140].
Le processus de destruction créatrice d’un point de vue concurrentiel passe par une guerre sur les prix. Ce processus, largement connu, est parfaitement illustré par le combat que tente de mener Robineau à notre entrepreneur.
Mouret avait eu, avec Boudoncle et les intéressés, une discussion vive, avant de les convaincre qu’il fallait accepter la bataille, quitte à perdre sur l’achat ; ces vingt centimes étaient une perte sèche, puisqu’on vendait déjà au prix coûtant. Le coup fut rude pour Robineau, il ne croyait pas que son rival baisserait, car ces suicides de la concurrence, ces ventes à perte étaient encore sans exemple. (Chacun baissant successivement et) dès lors, ce fût une rage (…) Tous deux ne se battaient plus que d’un sou, perdant des sommes considérables, chaque fois qu’ils faisaient ce cadeau au public. Les clientes riaient, enchantées de ce duel, émues des coups terribles que se portaient les deux maisons, pour leur plaire. Mouret osa le chiffre de cinq francs (…) Robineau, atterré, hors d’haleine, s’arrêta de même à cinq francs, ne trouvant pas le courage de descendre davantage. Ils couchaient sur leurs positions, face à face, avec le massacre de leurs marchandises autour d’eux. Mais si, de part et d’autre, l’honneur était sauf, la situation devenait meurtrière pour Robineau (…) Il restait épuisé, glissait chaque jour un peu sur la pente de la faillite. Il mourait de sa témérité, malgré la clientèle nombreuse que les péripéties de la lutte lui avaient amenée. Un de ses tourments secrets était de voir cette clientèle le quitter lentement, retourner au Bonheur, après l’argent perdu et les efforts qu’il avait faits pour la conquérir [(ibid.), p. 233-234].
Zola illustre également les effets de la concurrence sur le processus de destruction sociale et humaine.
III.5 – Destruction sociale et humaine
Apparaît ici clairement la violence humaine exercée par la concurrence entre les différents protagonistes du marché. Le résultat est double. D’un côté, Mouret et le Bonheur qui ne cesse de croître ; de l’autre, les petits commerçants alentours qui ne cessent d’agoniser voir de mourir. La mort marchande est alors assimilée à une mort sociale et à une mort humaine. « Baudu criait plus fort, en accusant ce déballage d’en face, ces sauvages, qui se massacraient entre eux avec leur lutte pour la vie, 181d’en arriver à détruire la famille » [(ibid.), p. 30]. En parlant du Bonheur des dames, un petit commerçant qui voit son entreprise disparaître, tient des discours similaires sur les conséquences personnelles de cette concurrence. « Pourvu que je joigne les deux bouts, je me moque du reste, reprenait celui-ci, en attaquant délicatement la langue de la pointe de son canif. Les coquins ont tué mes bénéfices ; mais, si je ne gagne plus, je ne perds pas encore, ou peu de chose du moins. Et, voyez-vous, je suis décidé à y laisser ma peau plutôt que de céder » [(ibid.), p. 223]. Mais quelques temps après, le même commerçant énonce la réflexion suivante : « Eh bien, j’aime mieux m’étourdir… Crever pour crever, je préfère crever de passion que crever d’ennui » [(ibid.), p. 377].
Cette vision macabre ressort à plusieurs reprises. Lors de la mort d’une cousine de l’héroïne, Zola décrit la misère inhérente à cette lutte. « Ah ! nous sommes tous jolis, un beau cortège de carcasses que nous faisons à la chère enfant ! Ca doit être drôle, pour les gens qui regardent défiler cette queue de faillites…. D’ailleurs, il paraît que le nettoyage va continuer » [(ibid.), p. 432].
La réaction des petits commerçants est assez significative de la lutte à mort qui est engagée. « Il dit oui, je dis non, et je dirai non toujours, tonnerre de Dieu ! Même lorsque je serai cloué entre quatre planches, comme la petite qui s’en va, là-bas » [(ibid.), p. 434].
Cette approche macabre de ceux qui n’arrivent pas à s’adapter aux nouvelles conditions de marché est très bien soulignée par Zola : « Etait-ce donc vrai, cette nécessité de la mort engraissant le monde, cette lutte pour la vie qui faisait pousser les êtres sur le charnier de l’éternelle destruction ? (…) Elle finit par chercher les soulagements possibles, sa bonté rêva longtemps aux moyens à prendre, pour sauver au moins les siens de l’écrasement final » [(ibid.), p. 438]. Il fait ainsi ressortir l’odeur de la lutte : « Le magasin sentait le désordre et l’abandon des luttes dernières, dans un commerce qui se meurt. C’était le dénouement prévu de la grande bataille des deux soies rivales, le Paris-Bonheur avait écrasé la concurrence » [(ibid.), p. 441].
Si les conséquences sont désastreuses pour une partie des concurrents, elles vont être bénéfiques pour les vainqueurs et les consommateurs. Ces derniers profitent pleinement de la lutte :
Si l’ancien commerce agonisait, c’était qu’il ne pouvait soutenir la lutte des bas prix, engagée par la marque. Maintenant, la concurrence avait lieu sous les yeux mêmes du public, une promenade aux étalages établissait les prix, 182chaque magasin baissait, se contentait du plus léger bénéfice possible ; aucune tricherie, pas de coup de fortune longtemps médité sur un tissu vendu le double de sa valeur, mais des opérations courantes, un tant pour cent régulier prélevé sur tous les articles, la fortune mise dans le bon fonctionnement d’une vente, d’autant plus large qu’elle se faisait au grand jour [(ibid.), p. 90].
Cette baisse des prix, cette impossibilité de faire des surprofits bénéficie donc pleinement au consommateur :
en fin de compte, c’était le client qui bénéficiait de la baisse des prix. Seulement, il fallait bien que chacun vécût : où irait-on, si, sous le prétexte du bonheur général, on engraissait le consommateur au détriment du producteur ? (…) Les intermédiaires disparaissaient, agents de fabrique, représentants, commissionnaires, ce qui entrait pour beaucoup dans le bon marché ; du reste, les fabricants ne pouvaient même plus vivre sans les grands magasins, car dès qu’un d’entre eux perdait leur clientèle, la faillite devenait fatale ; enfin, il y avait là une évolution naturelle du commerce, on n’empêcherait pas les choses d’aller comme elles devaient aller, quand tout le monde y travaillait, bon gré, mal gré. (…). Les prix, au lieu d’être faits comme autrefois par une cinquantaine de maisons, sont faits aujourd’hui par quatre ou cinq, qui les ont baissés, grâce à la puissance de leurs capitaux et à la force de leur clientèle… Tant mieux pour le public, voilà tout ! [(ibid.), p. 229-230].
III.6 – Destruction institutionnelle et subversion
Il s’agit ici de l’obsolescence de schémas de pensée. « Ces derniers peuvent se définir comme des structures de connaissances qui permettent d’appréhender la complexité du monde à partir d’hypothèses implicites qui ne sont plus questionnées dans les routines d’action » [Bureau (2003), p. 214]. C’est l’identité même des objets qui diffère ici. Les marchandises se transforment : « Les étoffes vivaient, dans cette passion du trottoir : les dentelles avaient un frisson, retombaient et cachaient les profondeurs du magasin, d’un air troublant de mystère ; les pièces de drap elles-mêmes, épaisses et carrées, respiraient, soufflaient une haleine tentatrice » [Zola (1883), p. 21]. La consommation-nécessité laisse la place à la consommation-plaisir. « Denise, depuis la matin, subissait la tentation. Ce magasin (…) l’étourdissait et l’attirait ; et il y avait, dans son désir d’y pénétrer, une peur vague qui achevait de la séduire. En même temps, la boutique de son oncle lui causait un sentiment de malaise. C’était un dédain irraisonné, une répugnance instinctive pour ce trou glacial de l’ancien commerce » [(ibid.), p. 21]. 183La consommatrice prend une place centrale dans le commerce. C’est elle que cherche à conquérir Mouret. « J’ai la femme, je me fiche du reste ! dit-il dans un aveu brutal, que la passion lui arracha » [(ibid.), p. 82]. Les actes d’achats de ces dernières peuvent alors être assimilées à des moments de jouissance : « Les descriptions des ventes dans Au bonheur des dames, avec leurs images en cascade, suggèrent une perte de contrôle, l’abandon quasi “sexuel” des acheteurs de sexe féminin aux rêves des consommatrices » [Nelson (2007), p. 9].
Cet aspect met en lumière le nouveau regard que portent ici les consommatrices sur l’objet d’achat. La destruction porte ici sur le schéma de pensée défendu par certaines institutions qui obligent les consommatrices à vivre la consommation dans le sens d’une obligation à une nouvelle approche fondée sur la joie et l’inutile : « de comptoir en comptoir, la cliente se trouvait prise, achetait ici l’étoffe, plus loin le fil, ailleurs le manteau, s’habillait, puis tombait dans des rencontres imprévues, cédait au besoin de l’inutile et du joli » [(ibid.), p. 81]. Tout se joue autour de la femme17 :
c’était la femme que les magasins se disputaient par la concurrence, la femme qu’ils prenaient au continuel piège de leurs occasions, après l’avoir étourdie devant leurs étalages. Ils avaient éveillé dans sa chair de nouveaux désirs, ils étaient une tentation immense, où elle succombait fatalement, cédant d’abord à des achats de bonne ménagère, puis gagnée par la coquetterie, puis dévorée (…) et si, chez eux, la femme était reine, adulée et flattée dans ses faiblesses, entourée de prévenances, elle y régnait en reine amoureuse, dont les sujets trafiquent, et qui paie d’une goutte de son sang chacun de ses caprices [(ibid.), p. 83].
C’est Octave Mouret qui initie ce changement de paradigme dans le processus d’achat. Il « créait le rite d’un culte nouveau : il ne pensait qu’à elle, cherchait sans relâche à imaginer des séductions plus grandes » [(ibid.), p. 83]. Il se retrouve ainsi être « l’inventeur de cette mécanique à manger les femmes » [(ibid.), p. 83]. « Mouret avait l’unique passion de vaincre la femme. Il la voulait reine dans sa maison, il lui avait bâti ce temple, pour l’y tenir à sa merci. C’était toute sa tactique, la griser d’attentions galantes et trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre. Aussi, nuit et jour, se creusait-il la tête, à la recherche de trouvailles nouvelles » [(ibid.), p. 244].
184Cette nouveauté peut provoquer des scandales ; et plus l’acte est subversif plus le nouvel acte sera jugé scandaleux. « Ce fut le dernier coup porté à ces dames. Cette idée d’avoir de la marchandise à perte fouettait en elles l’âpreté de la femme, dont la jouissance d’acheteuse est doublée, quand elle croit voler le marchand. Il les savait incapables de résister au bon marché » [(ibid.), p. 87]. Ce bouleversement fait muter la priorité économique du producteur au consommateur. « Seulement, il fallait bien que chacun vécût : où irait-on, si, sous le prétexte du bonheur général, on engraissait le consommateur au détriment du producteur ? » [(ibid.), p. 203].
Conclusion
La victoire de l’entrepreneur
Ce parcours autour du Bonheur des dames nous a permis de faire le lien entre l’économie et la littérature à travers deux changements majeurs au cours du xixe siècle : le commerce et la transformation de la concurrence. De ces deux aspects, Zola a fait ressortir l’aspect violent du changement que nous avons analysé autour de la notion de destruction créatrice. Cette dernière ne porte pas uniquement sur l’aspect économique et concurrentiel comme on le souligne régulièrement suite aux travaux de Schumpeter. Elle porte sur une multitude de facettes que nous avons essayé de mettre en avant : l’aspect cognitif, l’aspect matériel, l’aspect social et humain et enfin l’aspect institutionnel. Derrière ce changement de processus dans la vente, se cache le vainqueur de la lutte : l’entrepreneur qui triomphe tant dans sa vie personnelle que sociale.
Denise, cette nuit-là, eut encore une insomnie. Elle venait de toucher le fond de son impuissance. Même en faveur des siens, elle ne trouvait pas un soulagement. Jusqu’au bout, il lui fallait assister à l’œuvre invincible de la vie, qui veut la mort pour continuelle semence. Elle ne se débattait plus, elle acceptait cette loi de la lutte ; mais son âme de femme s’emplissait d’une bonté en pleurs, d’une tendresse fraternelle, à l’idée de l’humanité souffrante. Depuis des années, elle-même était prise entre les rouages de la machine. N’y avait-elle pas saigné ? Ne l’avait-on pas meurtri, chassée, traînée dans l’injure ? Aujourd’hui encore, elle s’épouvantait parfois, lorsqu’elle se sentait 185choisie par la logique des faits. Pourquoi elle, si chétive ? Pourquoi sa petite main pesant tout d’un coup si lourd, au milieu de la besogne du monstre ? Et la force qui balayait tout, l’emportait à son tour, elle dont la venue devait être une revanche. Mouret avait inventé cette mécanique à écraser le monde, dont le fonctionnement brutal l’indignait ; il avait semé le quartier de ruines, dépouillé les uns, tué les autres ; et elle l’aimait quand même pour la grandeur de son œuvre, elle l’aimait davantage à chacun des excès de son pouvoir, malgré le flot de larmes qui la soulevait, devant la misère sacrée des vaincus [(ibid.), p. 53-54].
C’est bien lui l’homme clé du changement et qui fait du Bonheur des dames la singularité de la série des Rougon-Macquart par son aspect particulièrement optimiste et ouvert sur le progrès et le mérite. Le slogan du roman pourrait être : quand le meilleur gagne, c’est la société dans son ensemble qui gagne grâce à l’entrepreneur qui est à même de bouleverser un univers entier.
186Références bibliographiques
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187Nelson, B. [2007], The Cambridge Companion to Émile Zola, Cambridge University Press.
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1 Je remercie tout particulièrement le travail des rapporteurs qui m’a permis d’ancrer davantage mon texte dans une des spécificité de l’analyse économique du Bonheur des dames. Sans nier la richesse de l’œuvre d’Émile Zola, cet article se base principalement sur cet ouvrage.
2 « Dans chacun de ses mouvements, l’âme sera précipitée ou ralentie par la vue, l’odorat, l’ouïe, le goût et le toucher. La conception d’une âme isolée, fonctionnant toute seule dans le vide, devient fausse. C’est de la mécanique psychologique » [Lagarde et Michard (1985), p. 483].
3 Le rayon est en effet le cœur de l’architecture de vente des nouveaux grands magasins. Il est dirigé par un chef de rayon et par plusieurs assistants nommés les seconds. Le rayon devient une unité presque autonome, disposant de son propre budget, achetant sa propre marchandise et ayant le pouvoir d’embaucher et de licencier son personnel. Le chef de rayon dispose d’une armée de vendeurs (travaillant jusqu’à seize heures par jour) qui doivent faire montre de la plus grande courtoisie. Malgré toutes ces contraintes, le travail de vendeur est tout de même moins harassant que celui des anciens commis de boutique. L’un des moyens le plus efficace pour fournir un attrait pour ce grand nombre d’heures de travail, et c’est là encore une nouveauté de Boucicaut, est l’instauration d’une rémunération à la commission, ou guelte, qui permet aux meilleurs vendeurs d’arriver à doubler leurs salaires.
4 « L’école libérale est toute prête à accueillir avec enthousiasme celui qui va venir, Darwin, et qui va démontrer que la sélection naturelle des meilleurs par l’élimination des incapables est la condition nécessaire du progrès de l’espèce, et que ce n’est pas le payer trop cher à ce prix » [Gide et Rist (1909), p. 382]. « Le darwinisme apportait quelque chose de nouveau et de puissant, le principe de sélection naturelle, qui donnait au capitalisme et à beaucoup d’idées connexes le prestige de la science et de la grande réussite de Darwin dans le monde intellectuel » [Niess (1980), p. 58].
5 Ce sujet ne dispose malheureusement pas de recherches récentes, ce qui nous contraint à ne faire référence qu’aux sources primaires.
6 Il serait possible de faire référence aux travaux de l’économiste anglais, Thomas Malthus qui a inspiré les travaux du naturaliste anglais mais ce n’est pas ici notre sujet d’étude. « Comme il naît plus d’individus qu’il n’en peut vivre [en raison de l’augmentation géométrique], il doit y avoir, dans chaque cas, lutte pour l’existence, soit avec un autre individu de la même espèce, soit avec des individus d’espèces différentes, soit avec les conditions physiques de la vie. C’est la doctrine de Malthus appliquée avec une intensité beaucoup plus considérable à tout le règne animal et à tout le règne végétal, car il n’y a là ni production artificielle d’alimentation, ni restriction apportée au mariage par la prudence » [Darwin (1859), p. 113].
7 Rappelons que cette idée évolutionniste dans les sciences sociales a été très largement développée en Angleterre dans la lignée des travaux d’Herbert Spencer et de Francis Edgeworth pour l’analyse économique, nous ne faisons donc que les citer ici malgré l’importance qu’ils ont eu.
8 Pour de plus amples détails sur cette femme extraordinaire, consulter le livre de Fraisse (2002) Clémence Royer. Philosophe et femme de sciences.
9 Pour des informations complémentaires sur la controverse, consulter le livre de Clark (1984) Social Darwinism in France.
10 Elle a contribué à de nombreuses reprises à des articles dans le Journal des économistes et a été la première femme à être acceptée dans la Société d’économie politique. De plus, elle se retrouve deuxième au concours de l’impôt du canton de Vaud, derrière Pierre-Joseph Proudhon et devant Léon Walras. Ce dernier s’y était fait remarquer, ce qui lui a permis d’obtenir un poste d’enseignant dix ans plus tard.
11 Nous ne rentrons pas ici sur le détail de savoir si les travaux de Royer font référence à Lamarck ou à Darwin. Voir à ce propos André Bejin (1989) Darwinisme Social : de l’Optimisme Libéral au Fatalisme Aristo-Socialiste.
12 Nous rappelons ici que le terme de Darwinisme Social a été inventé et utilisé la première fois par un jeune anarchiste français, Émile Gautier (1880) dans une conférence tenue à la Sorbonne très critique sur la nouvelle approche de la concurrence proposée par les économistes de l’école française. Pour plus de détails sur ce point, consulter Clark (1984).
13 Cette approche sera adoptée par la quasi-totalité des économistes (tant de l’école française pour en montrer les vertus que des autres écoles de pensée pour en dénoncer les effets) comme en témoigne Charles Gide, le Dictionnaire Universel ou le Nouveau Dictionnaire de l’Économie Politique.
14 Il est au cœur de l’économie politique française à partir des années 1870-1900. Il dispose de positions stratégiques. Pour n’en citer que quelques-unes : rédacteur puis rédacteur en chef du Journal des économistes (1881-1909) et du Journal des Débats Politiques et Littéraires (1871-1877), secrétaire puis secrétaire général de la Société d’économie politique, membre associé de l’Académie des Sciences Morales et Politiques.
15 Ses travaux prennent leur source dans le travail de Charles Darwin pour la partie naturaliste et Herbert Spencer pour l’évolution de la société.
16 En 1926 dans la Théorie de l’évolution économique, Schumpeter indique cinq cas possibles de l’innovation : un bien nouveau, une nouvelle méthode de production, un nouveau débouché, une nouvelle source de matières premières ou de produits semi-ouvrés et une nouvelle organisation de marché [(1926), p. 95].
17 Pour plus de détails sur le rapport de Zola aux femmes, consulter l’ouvrage édité par Anna Gural-Migdal (2003), L’écriture du féminin chez Zola et dans la fiction naturaliste.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-06350-6
- EAN : 9782406063506
- ISSN : 2495-991X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06350-6.p.0167
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/12/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Émile Zola, darwinisme social, concurrence vitale, entrepreneur, destruction créatrice