The tension between « structural moment » and « hermeneutic » moment in the Institutionalist Political Economy Paul Ricœur and the “French Heterodox Touch”
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
2016 – 1, n° 1. varia - Author: Sobel (Richard)
- Pages: 41 to 68
- Journal: Journal of the History of Economic Thought
La tension entre « moment structural »
et « moment herméneutique » dans l’« Économie politique institutionnaliste »
Paul Ricœur et la « French Heterodox Touch »
Richard Sobel
Université Lille 1
CLERSÉ (UMR 8019 CNRS)1
Introduction
Dans un Manifeste paru en 2008, Alain Caillé, avec Robert Boyer et Olivier Favereau, ont proposé d’identifier la spécificité des approches hétérodoxes en économie en défendant l’idée qu’au-delà de leurs différences elles pouvaient être rassemblées sous la bannière d’une « Économie Politique Institutionnaliste » (EPI). L’enjeu pour nous ici n’est pas d’évaluer cette tentative en extension, en nous demandant si toutes les hétérodoxies entrent plus ou moins, voire n’entrent pas du tout, dans ce cadre. Supposant qu’à défaut d’exhaustivité le Manifeste présente pour le moins une certaine pertinence et constatant qu’on ne croule pas non plus sous le nombre d’initiatives visant à faire au moins autant et aussi bien, la présente contribution se propose d’en explorer la profondeur épistémologique en mobilisant, à partir de la lecture de Marx par Paul 42Ricœur, la notion de « cercle institutionnaliste » entendu comme enveloppement réciproque d’un « moment structural » et d’un « moment herméneutique ». Dans le sillage du dialogue compliqué entre école des conventions et théorie de la régulation [Favereau, O. (1995) ; Ramaux, C. (1997) ; Bessis, F. (2008) ; Postel, N. & Sobel, R. (2011)], cette problématique d’inspiration « marxo-ricœurienne » permet aussi de contribuer à la construction d’une théorie de l’acteur en économie, théorie qui assume, sans la résorber dans l’opposition de l’individu avec la structure, la tension intrinsèque qui spécifie la condition humaine dans le monde social-historique et qui, selon nous, donne toute son épaisseur théorique au « I » de « EPI ». Précisons ce point. Il est clair qu’aujourd’hui, en économie, plus personne ne se réclame d’un structuralisme pur, lequel fait écho à un âge révolu des sciences humaines et sociales en France [Dosse, F. (1992)]. Mais, réciproquement, plus personne non plus ne se réclame aujourd’hui d’un individualisme méthodologique pur. Même si ce n’est pas sans ambiguïté parfois, la notion d’institution fait désormais partie de la culture commune des économistes [Chavance, B. (2012)]. Pour autant, il nous semble que les notions d’individu et d’institution (ou de structure, peu importe encore à ce niveau de problématique), si elles ne sont plus exclusives l’une de l’autre, restent malgré tout le plus souvent encore mobilisées en les juxtaposant l’une avec l’autre, et non pas en les travaillant l’une dans l’autre, l’une en tension avec l’autre. En tout cas, pour nous, c’est tout l’enjeu de l’EPI telle que nous cherchons à la problématiser en risquant la notion de cercle institutionnaliste. Du coup, nous substituons au couple classique en épistémologie économique : Individualisme méthodologique/holisme méthodologique, un couple selon nous plus pertinent : moment herméneutique/moment structural.
La section I présente ce qui est cœur du Manifeste, à savoir la recherche d’un centre de gravité épistémologique pour l’économie hétérodoxe autour du couple institution/acteur. En mobilisant l’anthropologie philosophique de Paul Ricœur, la section II propose d’explorer les tenants épistémologiques et les aboutissants théoriques de ce couple, en insistant sur la tension irréductible qu’il y a toujours entre le « moment structural » et le « moment herméneutique » du « cercle institutionnaliste » ainsi identifié. Contrairement à une critique que l’on trouve parfois chez certains hétérodoxes à propos du tournant herméneutique en économie [Amable, B. & Palombarini, S. (2005)], il ne s’agit pas là d’une nouvelle figure 43de l’individualisme méthodologique ; cette figure mobiliserait un sujet individuel certes en apesanteur socio-institutionnelle mais qui aurait ceci de plus complexe par rapport à l’homo œconomicus standard qu’il serait désormais équipé de capacités cognitives et éthiques. Sous la perspective du « cercle institutionnaliste », il s’agit de dépasser l’opposition courante entre individualisme et holisme. Si l’insistance sur le « moment structural » est un apport incontournable des hétérodoxies, il n’est pas suffisant pour penser la dimension social-historique de l’économie et faire pièce aux approches naturalistes ou positivistes. Partant de l’incomplétude du « moment structural », la section III montre que ce moment appelle la construction d’une véritable représentation de l’acteur qui ne jette pas le bébé (institution) avec l’eau du bain (déterminisme). La thèse que nous défendons est que c’est en articulant Ricœur avec Bourdieu – et non pas en mobilisant Bourdieu sans plus de procès – que l’on peut contribuer à éclairer ce qui fait la spécificité du « moment herméneutique » de l’analyse économique hétérodoxe.
I. La pierre angulaire du Manifeste
« Vers une économie politique institutionnaliste » (2007)
La tension entre acteurs et institutions
Certains travaux récents ont montré que, derrière sa diversité, ce qu’on appelle souvent et peut-être faute de mieux « économie hétérodoxe » présente toute une série de caractéristiques communes, que ce soit du point de vue ontologique sur la nature de l’objet économique [Lawson, T. (2006)] que du point de vue conceptuel des formes de théorisation de cet objet [Lavoie, M. (2005) ; Lee, F. (2011)]. Dans cette perspective, il faut signaler une initiative tout à fait originale : le Manifeste « Vers une économie politique institutionnaliste (EPI)1 », démarche lancée en 2007 par 44les représentants de trois courants de la « French Heterodox Touch1 » : Alain Caillé (théorie anti-utilitariste), Robert Boyer (théorie de la régulation) et Olivier Favereau (théorie des conventions). L’initiative doit être saluée car elle s’inscrit dans une logique de construction collective du commun et non simplement dans une logique de rassemblement éclectique des opposants au mainstream. Sans doute la démarche de rassemblement est-elle nécessaire du point de vue académique de la défense du pluralisme ; mais sans le développement d’un paradigme commun, cela risque fort de n’être pas suffisant [Postel, N. (2011)]. Bien sûr, on pourra regretter que tous les courants hétérodoxes ne soient pas mobilisés d’emblée, puisque – pour ne citer qu’eux –, ni les post-keynésiens ni les marxistes ne sont associés à la démarche ; mais, dans le sillage de ce Manifeste, des travaux ont pu montrer qu’il n’y avait là rien de rédhibitoire, bien au contraire [Postel, N. & Sobel, R. (2009)]. On pourra aussi trouver le propos quelque peu décevant car ne débouchant pour l’heure que sur un dénominateur commun somme toute assez limité. Mais il a le mérite d’exister et surtout d’essayer d’enclencher une dynamique constructive ; pour la renforcer, nous nous proposons ici d’en explorer la profondeur épistémologique, condition nécessaire de sa solidité et point d’appui pour son éventuelle extension.
Suivant leurs propres termes, les auteurs du Manifeste partent du constat idéal-typique qu’il existe deux façons de faire de l’économie : la Science Économique (SE) et l’Économie Politique (EP), et se proposent de défendre la seconde en la refondant et la renforçant par une alliance avec ce qu’ils appellent les courants les plus contemporains de l’institutionnalisme [Chavance, B. (2012)]. Cette EPI constitue certes le fond commun aux hétérodoxies, mais en tant que programme de recherche non standard2, elle ne doit pas pour autant être vue
45comme une alternative frontale à la science économique standard – beaucoup d’économistes orthodoxes pourraient en fait acquiescer à nombre des propos [énoncés dans le Manifeste] –, mais plutôt comme l’esquisse d’une perspective générale nécessaire à la bonne compréhension de la plus grande part des progrès analytiques accomplis par la science économique.
On peut regretter que cette initiative n’ait pas connu un développement académique à la mesure de son ambition intellectuelle1. Il n’en reste pas moins que les problèmes qu’elle soulève et les pistes qu’elle propose méritent d’être discutés au niveau épistémologique fondamental où elle place le débat. Pour ce faire et donc bien circonscrire notre contribution, il nous faut procéder à un double choix ou, si l’on préfère à un double parti pris : (1) Bien qu’assurément elle puisse être précisée et complexifiée2, nous considérons que la distinction SE/EPI est pertinente pour envisager la structuration du champ académique de l’économie ; (2) Nous nous inscrivons pleinement du côté d’une critique interne de la perspective proposée par l’EPI, et partant, envisageons de contribuer à son développement par la clarification épistémologique que nous proposons. Nous laissons donc complètement de côté non seulement la dimension critique externe du paradigme dominant, l’intérêt du Manifeste étant justement d’ouvrir un programme de recherche qui se définisse en propre et pas en opposition, mais aussi la critique externe du paradigme de l’EPI, celle par exemple que l’on pourrait développer d’un point de vue marxiste radical et qui montrerait que finalement l’EPI concède trop à l’école des conventions, affadit considérablement l’appréhension des rapports de forces et donc la saisie de la nature profonde du capitalisme.
Comme son nom l’indique, le Manifeste « Vers une Économie Politique Institutionnaliste » se structure autour d’une notion centrale en sciences 46sociales, la notion d’institution, et propose à partir d’elle une refonte complète de la théorie économique. Il s’agit d’articuler le plan analytique (avec la question fondamentale : l’institution est-elle l’explanandum ou bien l’explanans de l’analyse économique ?) et le plan normatif (avec la question fondamentale : quelles institutions économiques construire au cœur de la structure de base de nos sociétés capitalistes-démocratiques1 ?). L’ampleur du propos et l’ambition du programme de recherche fournissent à n’en point douter de nombreux sujets de discussion. Ce sur quoi nous voudrions insister ici pour initier notre démarche critique (au sens kantien de recherche des conditions de possibilité), c’est sur une ambiguïté présente dès le titre à travers le qualificatif « institutionnaliste ». Ambiguïté car, à bien y regarder, le point central n’est peut-être pas tant la notion d’institution prise isolément, mais davantage le binôme acteurs/institutions. Ces deux notions sont présentées dans deux passages séparés, qu’on nous permettra de citer in extenso pour prendre toute la mesure du problème que nous essayons de poser dans, à partir et au-delà du Manifeste :
La proposition centrale de l’institutionnalisme est qu’aucune économie ne peut fonctionner en l’absence d’un cadre institutionnel adéquat. Les conditions d’une bonne marche de l’économie résident à la fois dans l’existence d’un système institutionnel général clairement défini et dans la dynamique d’ensemble de la société civile. Ou, encore plus brièvement, les institutions importent, en effet, et elles doivent être au service de la vitalité et de la créativité de la société. Les différences entre les divers institutionnalismes procèdent des diverses manières d’analyser ce contexte institutionnel (selon qu’on met l’accent sur la culture, le droit, l’État, etc.) et son origine (plus ou moins synchronique ou diachronique, individuelle ou collective, etc.). Une économie politique institutionnaliste (EPI) ne sépare pas l’analyse des marchés de la réflexion sur l’arrière-plan politique et éthique d’une économie. Plus précisément, elle ne croit pas qu’il soit possible d’analyser : 1o d’abord le marché ou l’économie et 2o seulement après, les institutions nécessaires à leur bon fonctionnement. Au contraire, elle croit que les institutions économiques sont étroitement enchevêtrées avec des normes politiques, juridiques, sociales et éthiques, et qu’elles doivent toutes être étudiées et pensées en même temps. Le politique, entendu différemment de la politique ou des politiques économiques, est le lieu, ou le moment, où cet enchevêtrement trouve sa forme.
47Parce qu’elle ne se satisfait ni de la fiction classique de l’Homo œconomicus – liée à une conception paramétrique de la rationalité – ni de la version standard étendue – liée à un concept de rationalité stratégique –, l’économie politique institutionnaliste se doit de développer une théorie spécifique de l’action sociale et économique. C’est probablement à ce sujet que les différences, et peut-être les divergences, entre les différentes écoles institutionnalistes sont susceptibles d’être les plus grandes. Mais le fait même qu’elles plaident toutes en faveur d’une forme ou une autre d’analyse multi-niveaux implique que l’économie politique institutionnaliste ne peut faire fond sur aucun individualisme ou holisme méthodologique simple et standard. Il lui faut considérer le sujet de l’action sociale comme à même d’agir non seulement en tant qu’individu isolé et centré sur lui-même, mais aussi comme membre d’une famille (et agissant dans le sens des intérêts de sa famille), d’un groupe de pairs, de diverses organisations et institutions, ou d’une ou plusieurs communautés sociales, politiques, culturelles ou religieuses (et agissant pour leur compte), etc. Plus généralement, même de simples acteurs économiques ne peuvent pas être considérés purement et simplement comme des calculateurs maximisateurs. Ils essaient aussi de trouver du sens à ce qu’ils font. Et il faut prendre ce sens en considération et le comprendre, au moins autant que la rationalité individuelle.
Dire qu’en plus de la notion d’institution, celle d’acteur – et non pas simplement d’agent, nous y reviendrons en section III – est décisive pour l’EPI est une chose, et une chose importante. Mais il faut reconnaître que les présenter de façon séparée ne permet pas de faire apparaître tout ce qui constitue, selon nous, la portée épistémologique radicale du Manifeste. Notre hypothèse est que ce qui est central dans l’EPI, ce n’est pas la mobilisation des notions d’institutions et d’acteurs – après tout, qui ne le fait pas aujourd’hui en analyse économique, standard comprise ? –, c’est le rapport acteur/institution. Rapport compris non point comme une opposition entre deux termes qui existeraient chacun de leur côté en eux-mêmes et pour eux-mêmes, et qui, après coup, pourraient entrer dans un rapport d’extériorité (car dans ce cas, on retomberait dans les sempiternels débats épistémologiques entre individualisme méthodologique et holisme méthodologique), mais comme une mise en tension dans laquelle se définit conjointement chaque terme dans une sorte d’« enveloppement réciproque », suivant une belle expression empruntée à Maurice Merleau-Ponty (1953) et qui s’applique ici parfaitement1. Ce 48qu’il faut alors penser, ce n’est pas d’abord deux substances toujours déjà données et bien délimitées, puis leur relation en extériorité plus ou moins contingente et n’engageant rien de nécessaire quant à la définition des deux termes, c’est d’abord la relation puis sa polarisation en deux termes. Nous proposons d’appeler cette relation « cercle institutionnaliste », lequel se polarise soit dans le « moment herméneutique » (si l’on se situe du côté du pôle « acteur » de la relation), soit dans le « moment structural » (si l’on se situe du côté du « pôle » institution de la relation). Pour nous, cette relation est au cœur de ce qui fait la spécificité ontologique du social. Si l’on considère que l’économie est une science sociale car les phénomènes auxquels elle s’intéresse sont essentiellement des phénomènes sociaux (c’est-à-dire ni naturels ni psychologiques), alors l’analyse économique est fondamentalement concernée par cette problématique institutionnaliste, et, dans le sillage du Manifeste mais en en radicalisant le message central, il faut en tirer toutes les conséquences.
II. Une reformulation de la problématique institutionnaliste à partir de la lecture
de Marx par Paul Ricœur
La mise en problématique des enjeux épistémologique du Manifeste que nous venons d’esquisser doit beaucoup à Paul Ricœur. Sa présentation complète demanderait une étude pointue de l’anthropologie et de la philosophie de l’action de Paul Ricœur [Michel, J. (2006)], laquelle déborde largement l’objet de notre contribution, à savoir l’explicitation du cœur épistémologique de l’EPI. Afin de lever toute ambiguïté, précisons que nous ne développons pas ici les problèmes qui sont en amont de la perspective de Ricœur et par rapport auxquels il a dû se positionner pour construire son œuvre1 ; nous nous proposons simplement d’intervenir 49à partir de Ricœur dans le débat acteur/institution tel qu’il se pose en économie hétérodoxe. Nous nous contenterons de quelques remarques pour asseoir l’originalité et la pertinence de ce que nous proposons, tout en sachant qu’une mise en problématique reste un chantier ouvert, toujours rectifiable et bien sûr contestable.
Le rapport des acteurs aux institutions ou aux structures sociales est un débat ancien en sciences sociales ; on peut même dire qu’il accompagne la structuration de ces sciences. Il ne peut être question ici de le retracer, ni même d’en fournir une synthèse. Nous nous proposons d’y entrer frontalement à partir de la problématique que Paul Ricœur a élaborée, notamment dans sa confrontation à Marx. Ce choix n’a rien d’arbitraire. Si l’on ne se réfère qu’à la France1, l’importance du travail de Paul Ricœur dans les transformations paradigmatiques contemporaines des sciences humaines et sociales n’est plus à démontrer [Dosse, F. (1995) ; Dosse, F. (1997] ; Fœssel, M. (2007)]. L’œuvre de Ricœur s’est élaborée progressivement des années 1950 aux années 2000 [Grondin, J. (2013)] ; mais on peut considérer que les « sommes » qu’il a élaborées depuis les années 1980 donnent une perspective structurée de sa pensée, laquelle, sur le plan des sciences humaines et sociales, s’est toujours attachée à reformuler la tension entre « expliquer » et « comprendre » [Ricœur, P. (1983-1985) ; (1986) ; (1990a) ; (2000)]. Pour ce qui nous concerne en tant qu’économistes, c’est sans doute plus particulièrement dans sa lecture de Marx et des commentateurs contemporains de Marx, qu’ils soient structuralistes (Louis Althusser) ou phénoménologues (Michel Henry), que l’on peut rencontrer la façon dont Paul Ricœur a articulé sa problématique [Ricœur, P. (1990b) ; (1997)]. C’est à ce niveau que nous la mobilisons ici2. Allons à l’essentiel. La position de Ricœur peut être 50vue comme l’interprétation d’un texte de Marx souvent commenté, mais, si l’on en croit Ricœur, peu compris dans ce qu’il engage de spécifique et de radical pour la structuration des sciences sociales :
Les prémisses dont nous partons ne sont pas des bases arbitraires, des dogmes ; ce sont des bases réelles dont on ne peut faire abstraction qu’en imagination. Ce sont les individus réels, leurs actions et leurs conditions d’existence matérielles, celles qu’ils ont trouvées toutes prêtes, comme aussi celles qui sont nées de leur propre action. [Marx, K. (1963), p. 24]
Les conditions matérielles sont toujours des conditions pour des individus (…). [Elles] ne peuvent être définies indépendamment d’une certaine sphère de l’activité humaine. Donc dès le départ, il y a subtile réciprocité entre l’activité des hommes et leur dépendance. D’un côté, les hommes agissent pour produire leurs conditions d’existence et de l’autre ils sont également dépendants de ces conditions. [Ricœur, P. (1997), p. 109]
Différents commentateurs ont pu souligner que la pensée de Marx n’est pas homogène [Aron, R. (1970) ; Castoriadis, C. (1978) ; Balibar, E. (1993)]. Comme nous propose de le faire Raymond Aron, on peut distinguer deux grands types d’interprétation de Marx : l’interprétation phénoménologique et l’interprétation structuraliste. Il va sans dire que celle de Ricœur se situe au bout du compte du côté de l’interprétation phénoménologique. Soulignons-le clairement : ce n’est pas Marx que nous convoquons en soutenant qu’il faudrait simplement un « retour à Marx » sans plus de procès pour répondre aux exigences posées par le Manifeste ; ce que nous mobilisons, c’est l’interprétation de Marx par Ricœur, une interprétation dans le langage théorique actuel, Ricœur étant un philosophe contemporain des débats théoriques des sciences sociales. Sans revenir sur son interprétation de Marx et des marxistes en la discutant pour elle-même plus longuement, on peut présenter la problématique de Ricœur en soulignant que, pour lui et au niveau anthropologique le plus général, la condition humaine dans le monde social-historique doit être toujours représentée à partir de la tension suivante :
(1) D’une part, les acteurs ne sont pas des monades, des entités auto-fondées, prométhéennes et omniscientes, mais sont toujours déjà conditionnés par le monde social-historique auquel ils appartiennent, 51c’est-à-dire naissent, existent dans et agissent à partir d’institutions sociales qui leur sont à la fois historiquement et logiquement antérieures. Il n’y a jamais de table rase du social, et on ne peut jamais réellement envisager d’humains hors des institutions, comme Marx n’a cessé de le rappeler et comme Ricœur y insiste dans son commentaire. Prolongeant l’idée de Ricœur, la prise en compte de cette première dimension de la condition humaine relève de ce que nous proposons d’appeler le « moment structural » de l’analyse du rapport acteur/institution.
(2) D’autre part, les acteurs n’épuisent pas leur être dans ce conditionnement préalable mais, doués de réflexivité critique et capables d’agir au-delà de la simple actualisation de ce que leur commande leur situation, ils peuvent toujours transformer ce conditionnement, plus ou moins radicalement et à partir d’un sens, plus ou moins explicite, qu’ils donnent à leurs actions. Ils agissent « à partir » des institutions, c’est-à-dire non seulement « dans » mais aussi « sur » des institutions. S’il n’y a jamais de table rase du social, ce social, quelles qu’en soient l’épaisseur et la pesanteur propres, ne consiste pas en une nature saturée de déterminisme ; au contraire, travaillé de part en part par l’action humaine, il reste toujours déjà ouvert à sa propre transformation. Là encore, prolongeant l’idée de Ricœur, la prise en compte de cette seconde dimension de la condition humaine relève de ce que nous proposons d’appeler le « moment herméneutique » de l’analyse du rapport acteur/institution.
Le monde social-historique dans lequel toute dimension et toute pratique économique prend place se comprend ainsi comme « enveloppement réciproque » du « moment structural » et du « moment herméneutique ». Cette problématique du « cercle institutionnaliste » n’est pas la simple reformulation à partir de l’opposition « classique », et souvent présentée comme irréductible, entre expliquer (par des « causes », à l’instar des sciences de la nature) et comprendre (par des « raisons », à l’instar des sciences de l’esprit) [Colliot-Thélène, C. (2004)]. Même si, à un certain niveau de généralité, cette opposition peut faire sens (le « comprendre » permettant de saisir la spécificité de la condition humaine en tant qu’elle est irréductible à une nature qu’y « s’explique »), elle peut vite devenir un obstacle épistémologique pour rendre compte de situations concrètes où il s’agit surtout de penser leur imbrication ou leur emboîtement dans le magma social-historique. Comme Ricœur le précise clairement 52lui-même à l’occasion d’un commentaire sur le concept d’intervention chez le philosophe de l’action Von Wright,
Nous tournons définitivement le dos à la dichotomie entre expliquer et comprendre. Car, si l’explication est du ressort de la théorie des systèmes et la compréhension de celle de la motivation (de l’action humaine intentionnelle et motivée), on s’aperçoit que ces deux éléments – le cours de choses et l’action humaine – sont imbriqués dans la notion d’intervention dans le cours des choses. (…) Cette notion d’intervention nous ramène à une idée de cause très différente de celle de Hume, et synonyme d’initiative d’un agent. Mais elle ne se laisse pas opposer à celle de motif, mais l’inclut puisque l’intervention dans le cours des choses implique que nous suivions l’articulation des systèmes naturels. [Ricœur, P. (1986), p. 174]
Dans ces conditions, qu’il puisse y avoir, en sciences sociales, différentes postures de recherche n’a dès lors rien d’étonnant du point de vue de cette problématique. Elles sont autant de variations de l’analyse en fonction de l’endroit où la démarche de recherche se situe au sein même de cette mise en tension, suspendant provisoirement l’un des deux moments pour investiguer davantage, et d’une manière qui lui est propre, l’autre moment. En économie, ce qu’on appelle « hétérodoxie » est riche de cette pluralité de postures1, qui doit être analysée non pas comme un ensemble d’entités irréductibles les unes aux autres et en concurrence les unes avec les autres, mais comme une série de contributions complémentaires, en tous cas potentiellement articulables, comme la démarche initiée par le Manifeste nous enjoint à le faire.
Si la reconnaissance du « moment structural » interdit d’adopter purement et simplement la posture de l’individualisme méthodologique, elle ne signifie pas pour autant l’abandon pur et simple à un holisme déterministe. C’est toute la différence qu’il y a entre conditionnement et détermination de l’action. Le conditionnement, stricto sensu, ne peut 53concerner qu’un acteur doté a minima, en plus d’un pouvoir effectif de modification du réel, d’une épaisseur cognitive et éthique qui lui est en partie propre, qui lui confère une certaine autonomie de jugement dans la construction des fins et dans l’usage des moyens, bref, qui le subjectivise. Au contraire, la détermination, stricto sensu, ne peut s’appliquer qu’à un agent, c’est-à-dire à un objet qui n’a aucune épaisseur propre et qui ne se meut que sous l’effet d’une causalité externe, quand bien même celle-ci aurait été intériorisée sous la forme d’un habitus, ou d’une idéologie et lui donnerait l’illusion de subjectivité, l’illusion d’être un acteur. Dans des situations de conditionnement extrêmes, l’acteur peut apparaître comme un agent. Mais, pour Ricœur, qui en cela reste un philosophe issu de la tradition phénoménologique (même si c’est à sa manière, qui n’est ni celle de Sartre, ni celle de Merleau-Ponty, ni celle d’Henry), l’acteur ne s’épuise jamais dans l’agent, sauf à rabattre intégralement le « moment structural » sur le « moment herméneutique » pour l’annihiler, et faire ainsi disparaître l’humain comme relevant d’une condition toujours déjà problématique. D’abord parce qu’être agent humain, ce n’est jamais l’être de façon mécanique, mais toujours sur le mode de l’avoir à l’être. Et surtout parce que, même dans des situations où l’agir est fortement contraint par le pâtir dans lequel est toujours déjà englué le sujet de l’action (au niveau des structures externes ou des structures intériorisées), la contrainte ne s’exerce que sous la forme d’une limitation des possibles, jamais comme transformation du possible en nécessaire. Ce point est crucial pour la théorie hétérodoxe de l’acteur et nous y reviendrons plus précisément dans la section suivante.
On peut bien sûr essayer de construire une science sociale – et a fortiori une science économique – en se plaçant tout entier sous la juridiction du seul « moment structural » – y compris dans son aspect intériorisé – et en se coupant complètement du « moment herméneutique », voire en le disqualifiant comme non scientifique. Le positivisme a été et reste présent en sciences sociales. Mais alors il y a, selon nous, un prix à payer, celui d’une sorte de schizophrénie théorique entre analyse positive et démarche normative : on éprouvera toutes les difficultés conceptuelles à raccorder avec rigueur et sans court-circuit rhétorique un discours tout entier « positif » à des considérations « normatives » de philosophie politique ou d’éthique économique, énoncées par exemple dans la perspective d’alimenter un projet de transformation sociale [Kail, M. (1996) ; (1998) ; 54(2000)]. En effet, comment passer d’un monde qu’on aurait d’abord envisagé, pour le connaître, comme saturé de déterminisme (c’est-à-dire dans lequel l’acteur n’est qu’un sujet-constitué, simple support de structures qui le constituent, l’illusionnent ou le dépassent) à un monde que l’on voudrait ensuite, pour le transformer, envisager comme pétri de possibles (et dans lequel l’acteur est désormais un sujet-constituant, agissant certes « dans » mais surtout « avec » et donc « sur » les données structurelles du monde dans lequel il prend place) ? Il faudrait étayer davantage la thèse critique que nous risquons ici. Mais, pour n’en rester qu’à Paul Ricœur qui fournit le camp de base de notre problématique, on peut au moins indiquer qu’il était parfaitement conscient de cette contradiction, comme en témoigne sa lecture de la notion d’idéologie chez Althusser [Ricœur, P. (1997)]. Certes, toute idéologie présente une dimension de distorsion, dans l’ordre de la représentation consciente des acteurs, de la réalité dans laquelle ils vivent et par là même contribue à légitimer un certain ordre des choses en assignant chacun à une place, en lien le plus souvent dans l’histoire humaine avec une forme d’oppression (de classe, de sexe, etc.). Mais, s’empresse d’ajouter Ricœur, allant ainsi contre une interprétation purement structuraliste d’Althusser [Sobel, R. (2013)], cette idéologie est toujours ambivalente : loin d’être un simple masque, elle est aussi une ressource symbolique qui permet aux acteurs de se ressaisir du réel présent, pour le subvertir et le transformer. Autrement dit, la subjectivité est toujours déjà en excès sur l’identité produite par l’assujettissement idéologique au fonctionnement de l’ordre structural, de sorte que l’identité ne parvient pas à épuiser les ressources de la subjectivité,
cette dernière ayant ainsi toujours en réserve la possibilité de reformuler l’identité qui lui a été conférée et de lui attribuer de nouvelles significations. [Fischbach, F. (2008), p. 133]
Tout autre chose est de suspendre la prise en compte du « moment herméneutique » et de concentrer l’effort sur le « moment structural ». Cela n’a rien à voir avec le positivisme ; simplement, on peut juger qu’il est d’abord nécessaire de rendre compte du conditionnement institutionnel ou de ses formes intériorisées, surtout quand on pense que ses tenants et aboutissants échappent en grande partie à la conscience des acteurs qui en sont les parties prenantes mais dont on considère que les marges de 55manœuvre sont réduites. En économie, c’est le cas des macro-économies institutionnalistes (marxiste, keynésienne, néoricardienne ou régulationniste), qui pour ce faire mobilisent des formes modélisées d’explications [Boyer, R. (2011)]. Le « moment herméneutique » n’est pas éliminé, mais simplement suspendu1 ; et même, il peut se trouver convoqué, par exemple, dans l’analyse de la genèse des institutions, voire dans celle des régimes d’engagement par lesquels les systèmes de conditionnement se légitiment auprès des différents acteurs pour fonctionner et se reproduire. C’est tout l’apport de l’école des conventions à la théorie de la régulation [Boltanski, L. & Thévenot, L. (1991) ; Boltanski, L. & Chiapello, E. (1999) ; Boltanski, L. (2009)], même si l’articulation reste encore difficile à développer entre celle-ci qui investigue principalement le « moment structural » quand celle-là se recentre sur le « moment herméneutique » [Bessis, F. (2008) ; Postel, N. & Sobel, R. (2011)].
Dans cette perspective, le « cercle institutionnaliste » n’est pas le problème, mais plutôt la solution. Comprenons bien : il ne s’agit pas de sortir, par le haut (hypostase de la structure) ou par le bas (hypostase du sujet), de ce « cercle institutionnaliste » ; il s’agit de s’y installer et de travailler à partir de lui. La mise en tension des deux moments – « structural » et « herméneutique » – fait que les acteurs économiques ne sont pas réduits à des agents mécaniques ou les institutions à des entités transcendantes. L’analyse se donne ainsi les moyens conceptuels d’envisager les acteurs comme des sujets politiques, au sens où, capables de s’arracher à eux-mêmes, à leur conditionnement, ils peuvent agir ensemble dans et sur les institutions qui structurent leur monde commun. À partir de cette position, il est possible de comprendre en quoi et comment le discours économique peut mettre en débat public pour les « acteurs » des recommandations de politique économique. Il ne s’agit plus de les 56présenter comme les conséquences inéluctables de « lois naturelles » par rapport auxquelles il n’y aurait, pour les « agents », de conduite raisonnable que la soumission raisonnée, c’est-à-dire celle éclairée par la Science économique, science de la connaissance objective des causes qui meuvent, en tout lieu et en tout temps, ces homo œconomicus que nous serions finalement tous fondamentalement [Berthoud, A., Delmas, B. & Demals, T. (2007) ; Laval, C. (2007)].
III. Pour un « moment herméneutique » hétérodoxe
Bourdieu avec Ricœur
Sous bien des aspects, la mise en problématique que nous risquons à partir de Ricœur reste programmatique et demanderait à être davantage explorée. Dans le cadre de cet article, nous voudrions simplement développer un point précis, parce qu’il nous semble emblématique des difficultés à construire des éléments théoriques communs aux hétérodoxies et stratégique pour la poursuite du mouvement enclenché par le Manifeste. Il s’agit de la conception « hétérodoxe » de l’acteur1. Pour nous, elle a été et reste l’enjeu du rapprochement entre théorie de la régulation et théorie des conventions, véritable serpent de mer du dialogue entre les hétérodoxies économiques, du moins françaises [Boyer, R. & Orléan, A. (1991)]2. En lui-même, ce rapprochement n’épuise pas tous les problèmes que rencontre la réorganisation théorique de l’hétérodoxie en économie ; 57mais comme il concerne le cœur même du « cercle institutionnaliste », on peut considérer qu’il en est la pierre angulaire.
Ce rapprochement est loin d’aller de soi. Partant d’une critique interne de l’agent standard, la théorie des conventions revendique le développement d’une conception de l’agent plus épaisse, tant sur le plan cognitif que sur le plan éthico-politique, contribuant à élever l’agent au rang d’acteur [Postel, N. (2003) ; Chanteau, J.-P. (2003)]1 ; mais cette densification anthropologique du « moment herméneutique » s’est cantonnée au niveau micro, sans véritablement élaborer un raccordement conceptuel avec le « moment structural » de l’analyse hétérodoxe, tel qu’on le trouve développé, de manière différente, chez les postkeynésiens, les marxistes ou les régulationnistes [Bessy, C. & Favereau, O. (2003) ; Bessis, F., Chaserant, C., Favereau, O. & Thévenon, O. (2006)]. À l’inverse, la théorie de la régulation s’est essayée à formaliser un acteur de telle sorte que sa représentation tient compte des contraintes structurales à partir desquelles elle envisageait l’analyse économique. C’est particulièrement clair dans la synthèse de la théorie de la régulation de Robert Boyer (1986), où il expose les principes d’action sous-jacents au fonctionnement d’une économie :
Certaines formes institutionnelles précédemment présentées (…) interviennent dans la détermination du régime d’accumulation. Pourtant, ce dernier ne se définit qu’au niveau de l’ensemble du système et à un degré certain d’abstraction. Certes, une fois vérifiée, période après période, la stabilité dynamique du système, le principe d’accumulation finit par être intériorisé de façon intuitive – et toujours imparfaite et lacunaire – par les groupes et les agents économiques. Mais reste à expliquer comment ces derniers parviennent à ajuster leurs décisions au jour le jour, en ne connaissant que les contraintes qu’ils rencontrent localement et non pas les « lois immanentes » qui s’imposent globalement. [Boyer, R. (1986), p. 53-54]
On reconnaît un mode de constitution et de fonctionnement des agents économiques de type bourdieusien : l’acteur est un agent situé dans un champ spécifique et doté d’habitus particuliers [Servais, O. (2000)]. L’intégration de cet agent dans le fonctionnement du système 58s’opère par l’acquisition et la mise en œuvre d’un « sens pratique ». Ce dernier est
un système acquis de préférences, de principes de vision et de division (ce qu’on appelle d’ordinaire un goût), de structures cognitives durables (qui sont pour l’essentiel produit de l’incorporation de structures objectives) et de schémas d’actions qui orientent la perception de la situation et la réponse adaptée. [Bourdieu, P. (1994), p. 45]
Esquissée en 1986, cette perspective est explicitement reprise par l’École de la Régulation dans l’ouvrage collectif, synthétique et programmatique de 1995, où les citations de Bourdieu sont directement intégrées dans le corps du texte
Bien que les recherches régulationnistes y fassent peu de références explicites, les concepts d’habitus et de champ sont particulièrement adéquats à leur projet. Ils établissent un passage du social à l’individuel en montrant leur interpénétration : « le collectif est déposé en chaque individu sous forme de dispositions durables, comme des structures mentales »1. L’investissement, c’est-à-dire l’inclinaison à agir qui s’engendre dans la relation entre un champ et un habitus est « l’effet historique de l’accord entre deux réalisations du social : dans les choses, par l’institution, et dans le corps par l’incorporation ». Pour la théorie de la régulation, on retrouve une configuration identique pour les formes institutionnelles et les comportements individuels et collectifs. [Boyer, R. (1995), p. 29]
En soi, l’ensemble « Macro-économie régulationniste + agent bourdieusien2 » constitue une réponse construite et cohérente au problème posé par ce que nous appelons le cercle institutionnaliste. Son apport, c’est qu’il ne lâche rien sur le terrain des contraintes structurales lorsqu’il se déplace du macro vers le micro : il ne propulse pas l’agent économique en apesanteur institutionnelle et ne le constitue pas en souverain prométhéen, libre de réinventer à chaque instant son mode de vie en société 59en faisant table rase du social. Mais sa limite, c’est qu’ainsi constitué et par-là saturé de déterminisme, l’agent peine à être un acteur ; la transformation historique ne peut être pensée à partir de la praxis. On reste dans le déterminisme structural, certes fini car intériorisé, mais dans le déterminisme quand même. À ce niveau, nous ne pouvons qu’abonder dans le sens d’Olivier Favereau (2001), lorsqu’il renvoie dos-à-dos le déterminisme « sociologique » d’une certaine lecture de Bourdieu et le déterminisme « économique » d’une certaine lecture du paradigme standard. Mais là où nous nous éloignons de sa position, c’est que nous pensons qu’il ne faut pas jeter le bébé (le conditionnement de l’action) avec l’eau du bain (le déterminisme de l’agent). Le chantier actuel consiste à intégrer le conditionnement structural à la théorie hétérodoxe de l’action ou, pour le dire autrement, de tenir ensemble, au niveau même du « moment herméneutique » (et pas simplement dans l’extériorité, depuis le « moment structural »), et le conditionnement et l’action.
C’est pour le moins un chantier complexe. Côté Régulation, le « moment structural » se duplique d’une certaine façon – via les dispositions intériorisées [Bourdieu, E. (1998)] – dans le « moment herméneutique », si bien que le conditionnement finit par confiner au déterminisme, et l’on ne voit pas bien comment l’action est accueillie en tant que telle sur le plan conceptuel1. Côté Conventions, le « moment herméneutique » est certes complexifié sur le plan cognitif et éthico-politique ; mais il semble coupé du « moment structural », lequel est devenu lointain, moins contraignant et potentiellement manipulable comme une chose extérieure, si bien que non seulement le déterminisme disparaît, mais on ne voit plus très bien comment est conceptualisé le conditionnement, quand bien même les conventionnalistes le mobiliseraient. En logique hégélienne, la distinction et l’opposition entre « présupposer » et « poser » permet de présenter le problème et d’emboîter les perspectives pour commencer à le dépasser. Côté Régulation, le « moment structural » présuppose l’acteur mais ne pose explicitement qu’un agent ; côté Conventions, le « moment herméneutique » présuppose la structure, mais ne pose explicitement qu’un acteur. Ce que nous voudrions suggérer, toujours dans le sillage de la phénoménologie herméneutique de Paul Ricœur, 60c’est qu’il propose une piste de dépassement de la contradiction ainsi reformulée, une articulation – et non une simple juxtaposition – des deux perspectives qui ne régresse pas en deçà de l’acquis théorique de chacune d’elle (Côté Régulation, le conditionnement structural ; côté Conventions, la créativité de l’agir1). C’est l’apport proprement ricœurien à la conceptualisation de la notion d’individus en situation qu’il pense être au cœur de la pensée de Marx2.
Repartons du « cercle institutionnaliste », dans lequel, nous l’avons souligné plus haut, la définition de chaque terme renvoie fondamentalement à l’autre. Il faut insister à nouveau sur un point crucial : il ne s’agit pas d’une sorte de tautologie, mais bien plutôt, suivant la belle expression de Maurice Merleau-Ponty (1953), de l’« enveloppement réciproque » des deux moments, enveloppement – c’est la piste à explorer – dont la forme subtile se loge au cœur même de l’acteur, à condition de bien comprendre qu’un acteur n’est jamais une entité donnée, mais toujours un processus de subjectivation situé dans un monde social-historique donné. C’est dans Soi-même comme un autre que l’on trouve de quoi éclairer cette mise en contingence du social (côté structural) qui est rien d’autre que le pendant de la non adhésion de soi à soi de l’acteur (côté herméneutique). Ricœur y construit une théorie de l’acteur (terminologie des sciences sociales), une théorie du sujet (terminologie de la philosophie) ou, pour utiliser son propre vocabulaire, une théorie du « soi ». Il précise qu’il faut distinguer, dans le soi, l’identité-idem ou la « mêmeté » (les caractères stables d’une personne dans le temps) et l’identité-ipse ou l’« ipséité » (le soi comme reprise de soi et affirmation de soi, le soi comme construction de soi en rapport aux autres, le soi comme projet dans le mouvement d’une vie). La mêmeté, nous dit Ricœur, c’est la permanence du « quoi » du « qui » [Ricœur, P. (1990a), p. 147], c’est-à-dire la réponse à la question « que suis-je ? », question où est en jeu la continuité des propriétés du soi, à savoir le « caractère », ou encore « l’ensemble des dispositions durables à quoi on reconnaît une personne » [Ricœur, P. (1990a), p. 146]. Pour 61Ricœur, le caractère n’est pas une nature, mais a une histoire ; il s’agit de dispositions construites, intériorisées, certes durables mais pour autant pas immuables. Plus précisément, il s’agit de
L’ensemble des identifications acquises par lesquelles de l’autre entre dans la composition du même (…). L’identité d’une personne, d’une communauté, est faite de ces identifications à des valeurs, des normes, des idéaux, des modèles, des héros, dans lesquels la personne, la communauté se reconnaissent. Le se reconnaître-dans contribue au se reconnaître-à. [Ricœur, P. (1990a), p. 146]
Quant à elle, l’ipséité se rattache à la question du « qui » ?, « en tant qu’irréductible à toute question quoi » [Ricœur, P. (1990a), p. 143]. À travers la figure du maintien de soi par soi qui ne s’épuise jamais dans la simple inertie d’un caractère, mais demande toujours à être voulu et actualisé, c’est en quelque sorte la part subjective de l’identité personnelle, l’être soi-même pour soi qui manifeste la liberté, c’est-à-dire cet arrachement de soi (ipse) à soi (idem) d’un être qui, par là même, se subjectivise, peut être créatif et se trouve irréductible au simple effet d’une structure visant à se reproduire indéfiniment. Nous retrouvons ici le point de fuite que nous convoquions plus haut à propos de la discussion d’Althusser par Ricœur concernant la non saturation idéologique du sujet. Bien évidemment, cette distinction ouvre la « boîte » noire du sujet souverain de la métaphysique occidentale [Flahault, F. (2002)], lequel, en sciences sociales, se retrouve finalement mobilisé par toutes les approches qui se réclament de l’individualisme méthodologique. Mais elle le fait sans tomber du côté d’un aplatissement complet du sujet, comme c’est le cas dans la théorie objective du sujet comme effet-support d’une structure que l’on trouve, notamment, dans le marxisme althussérien [Althusser, L. (1976)]. En cela, comme le suggère Johanne, M. [(2013), p. 15-43], elle est compatible avec les approches dispositionnelles de l’action, telle la théorie de l’habitus de Pierre Bourdieu, et peut ainsi être rangée sous l’étiquette de poststructuraliste puisqu’elle ne jette pas le « bébé » (l’action humaine) avec « l’eau du bain » (la substantialisation du sujet de l’action).
S’il est fécond de rapprocher la (…) formulation du concept de caractère chez Ricœur et le concept dynamique d’habitus chez Bourdieu, c’est que les deux auteurs sont confrontés au même problème : rendre compte de la force du dispositionnel, sans tomber dans le piège de la substantialisation, soumettre au temps ce qui est le plus résistant au changement, historiciser des structures qui nous apparaissent 62comme des choses intemporelles. Confrontés au même problème, les deux auteurs ne trouvent une solution tenable qu’en se plaçant dans un paradigme poststructuraliste (génétique ou constructiviste). [Michel, J. (2013), p. 22]
Ce paradigme poststructuraliste – pour le nommer ainsi provisoirement en suivant la suggestion de J. Michel – se situe sur la ligne de crête qui est selon nous au cœur de la démarche institutionnaliste du Manifeste, ligne sur laquelle il est difficile, pour l’analyse économique, de se tenir en équilibre. À défaut d’en construire une théorie définitive, au moins nous est-il possible ici d’en délimiter l’enjeu fondamental et ancrer ainsi pleinement l’analyse économique dans la démarche antinaturaliste des sciences sociales. Il s’agit d’élaborer une perspective qui prend le sujet au sérieux, en lui conférant une dimension irréductible qui ne peut finalement être que comprise et non pas simplement expliquée. Dimension irréductible qu’il s’agit « d’expliquer plus pour comprendre mieux », si l’on veut reprendre la formule paradoxale par laquelle Ricœur entend marquer l’« enveloppement réciproque » de deux termes de cette fausse dichotomie. Bien sûr – et Ricœur l’a maintes fois répété [Ricœur, P. (1990b)] –, il ne s’agit pas de dire que le sujet relève intégralement d’un « agir » tout-puissant, sans « pâtir » et sans moment d’extériorité, qu’il est une monade parfaitement autonome et complètement souveraine et donc de sombrer dans le subjectivisme le plus complet1. Il s’agit de problématiser la condition humaine à partir d’une subjectivité elle-même toujours déjà problématique, une subjectivité en situation, c’est-à-dire située dans des conditions sociales et historiques données, structurées en institutions ou incorporées en habitus ; une subjectivité qui n’est jamais pleinement elle-même et en elle-même, mais qui est travaillée par un manque, le manque à être, et donc une subjectivité qui se construit en affrontant ce donné dont elle hérite toujours d’autres subjectivités passées, en l’affrontant avec d’autres subjectivités présentes, et en cherchant toujours à le dépasser. Autant dire que le monde humain n’est pas, à l’image d’une nature, pour l’essentiel fixé une fois pour toutes et saturé de déterminisme (ce qui découle forcément d’une perspective intégralement structuraliste), mais qu’il est toujours déjà de texture « pratique » (ce qui est au cœur du moment herméneutique), c’est-à-dire ouvert, contingent, bref qu’il est fondamentalement historique.
63Conclusion
Ce qui fait la spécificité des sciences sociales – ce qui nous semble épistémologiquement au cœur de l’EPI qui n’en est finalement que la branche appliquée à la question des richesses –, c’est ce que suivant une inspiration ricœurienne nous avons proposé d’appeler le « cercle institutionnaliste ». Selon la belle expression de Merleau-Ponty, ce cercle requiert que, dans l’analyse du monde social-historique, s’enveloppent réciproquement le « moment structural » et le « moment herméneutique ». Ce cercle installe la dynamique de la recherche dans un processus indéfini de clarification des tenants et aboutissants de la condition humaine. Non point qu’il n’y ait, en sciences sociales, aucune connaissance, aucune explication, aucun modèle un peu stabilisé et que finalement tout sombre dans le tourbillon déconcertant du relativisme, du perspectivisme ou du constructivisme, mais que les connaissances produites – car bien sûr il y en a, et il y en a de très solides – ont un statut épistémologique particulier qui a partie intimement liée avec la texture ontologique des phénomènes qu’elles appréhendent. Ceux-ci ne peuvent jamais être envisagés comme étant complètement figés dans l’extériorité d’un pur conditionnement structural et sur lequel le savant pourrait, dans la rassurante distance qui sépare le sujet de l’objet, théoriser tranquillement et, pour ainsi dire, « à froid ». Bien au contraire, ces phénomènes portent en eux, d’une manière ou d’une autre, la trace, la présence et la promesse de l’agir humain que seule une approche herméneutique est à même de re-saisir. Voilà explicité, dans une perspective marxo-ricœurienne, ce qu’il y a selon nous d’original, de fondamental et d’heuristique dans l’ambition épistémologique du Manifeste.
Ainsi reformulée à l’aide de Ricœur, notre problématique ne vient pas de nulle part. Elle participe pleinement de ce que l’on a pu appeler, au milieu des années 1980 et qui plus que jamais reste d’actualité, le « tournant herméneutique » des sciences humaines et sociales, tournant qui concerne pleinement les sciences économiques, comme ont pu le montrer les travaux de l’historien des idées François Dosse [Dosse, F. (1992), (1995)]. Cependant, notre contribution reste dans une large mesure programmatique. Parmi les nombreux chantiers, nous voudrions 64en signaler un en particulier, dans le prolongement de nos remarques sur la théorie « hétérodoxe » de l’acteur. Tel que nous l’avons formulée jusqu’ici, la problématique en termes de « cercle institutionnaliste » a laissé pour le moins s’installer une ambiguïté sur la nature de la représentation que se font d’eux-mêmes et de leurs situations les acteurs que nous mobilisons comme étant au cœur du « moment herméneutique ». Pour le dire inversement, cette problématique a laissé s’installer une ambiguïté sur le degré d’illusion qui enveloppe les acteurs par rapports aux tenants et aboutissants des institutions dans lesquelles leurs actions sont structuralement prises et à partir desquelles ces acteurs agissent. C’est à l’évidence une vaste question, mais c’est une question désormais incontournable et dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle est peu ou mal traitée en théorie économique. Elle est à mettre à l’agenda de la construction d’une théorie hétérodoxe de l’acteur. Se tenant sur la ligne de crête entre « moment structural » et « moment herméneutique », elle doit permettre d’explorer la condition économique de l’homme sans sombrer dans le naturalisme (aplatissement du moment « herméneutique » par le « moment structural ») et de nourrir ainsi un projet de transformation sociale sans tomber dans l’incantation volontariste (recouvrement du « moment structural » par le « moment herméneutique »).
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1 Je tiens à remercier les rapporteurs dont les critiques m’ont permis d’améliorer l’argumentation de la première version de ce texte. Je reste bien sûr seul responsable des lacunes qui pourraient subsister.
1 Ce texte (disponible sur le site de La Revue du MAUSS permanente et sur celui de la revue L’Économie politique) a été rédigé par Alain Caillé, avec le concours d’Olivier Favereau et Robert Boyer ; s’y sont associés José Luis Corragio, Peter Hall, Geoffrey Hodgson, Max Humbert, Ahmet Insel, Michael Piore, Ronen Palan, Paul Singer, Bob Jessop, Jean-Louis Laville, Michel Lallement, Philippe Steiner, François Vatin.
1 Cette expression ne relève pas que du simple marketing académique : quel que soit le jugement que l’on puisse porter sur elles, force est de reconnaître que ces trois « écoles » sont des spécificités françaises, reconnues comme telles à l’étranger. Ce qui n’est pas le cas des autres « hétérodoxies économiques », comme l’économie post-keynésienne, le marxisme, la socio-économie dérivée de Polanyi, l’économie institutionnaliste, l’économie autrichienne, l’économie néoricardienne, la critique de l’économie politique, qui, si elles sont également très dynamiques en France, ne sont pas spécifiquement françaises.
2 Au sens de [Favereau, O. (1989)], qui est celui que reprend le Manifeste et dont nous pensons qu’il est toujours aussi éclairant. L’édifice néoclassique comporte deux piliers, un pilier d’ordre anthropologique : l’hypothèse comportementale d’une rationalité parfaite, et un pilier d’ordre structural : l’hypothèse d’information parfaite sur les marchés, le système de prix géré par le commissaire-priseur incorporant toute l’information nécessaire au calcul d’espérance d’utilité des agents. La théorie standard étendue se recentre sur des transactions interindividuelles, conserve l’individualisme méthodologique, mais place les agents dans un univers cognitif imparfait, le domaine de validité du modèle néoclassique étant alors redéfini comme celui d’un monde sans imperfections informationnelles. Cette « nouvelle microéconomie » développe tantôt l’aspect asymétrie d’information, tantôt l’aspect incertitude, ce qui lui permet d’attraper toute une série de domaines et d’apparaître ainsi comme hégémonique [Lazear, E. (2000)].
1 On peut au moins indiquer que la dynamique enclenchée autour de l’Association Française d’Économie Politique (créée en décembre 2009) lui doit sans doute beaucoup.
2 Pour une tentative, voir [Postel, N. & Sobel, R. (2009)] ou [Postel, N. (2011)].
1 Nous empruntons ce raccourci à Luc Boltanski (2009) pour qualifier les sociétés contemporaines dont l’ordre économique est dominé par le capitalisme et l’ordre politique par l’État de droit à légitimation démocratique.
1 Alain Caillé propose une formulation différente de cette tension puisque, dans la théorie de l’action qu’il essaie d’élaborer, il invite à « prendre au sérieux l’affirmation de la transcendance mutuelle et émergeant de la totalité (société, structure, culture, système, peu importe ici) par rapport à l’individu, [mais aussi] de l’individu par rapport à la totalité » [Caillé, A. (2009), p. 177 et 178]. Je remercie l’un des rapporteurs d’avoir attiré mon attention sur ce rapprochement.
1 Paul Ricœur a construit une œuvre philosophique originale en dialoguant avec trois courants philosophiques différents du xxe siècle : la phénoménologie, l’herméneutique et la philosophie analytique, courants qui dialoguaient peu ou mal entre eux. Nous ne pouvons ici rendre compte de cette construction, mais Paul Ricœur explique lui-même la spécificité de son parcours dans deux textes autobiographiques très abordables pour le non spécialiste : [Ricœur, P. (1995a) et (1995b)].
1 Alors même qu’en France, Paul Ricœur connaissait une notoriété intellectuelle bien moindre que celle des « structuralistes » (Lévi-Strauss, Lacan, Barthes et Althusser) et « post-structuralistes » (Deleuze, Derrida, Lyotard, Bourdieu), il enseignait aux États-Unis, se confrontait aux théories analytiques de l’action et commençait à y conquérir une notoriété importante [Dosse, F. (1992) ; (1997)]. Aujourd’hui, un indice de cette notoriété est la création et le développement des Ricœur Studies, portée par une association et une revue internationale dont le sous-titre, emprunté à Ricœur, est déjà tout un programme : « Expliquer plus, c’est comprendre mieux ».
2 Parmi les économistes français, les économistes des conventions sont sans doute ceux qui revendiquent le plus l’influence de Ricœur [voir notamment Favereau, O. & Bessy, C. (2003)]. Mais, selon nous, ils le font en mobilisant la philosophie morale et politique de Ricœur, et non, comme nous proposons de le faire, sa lecture de Marx, laquelle nous permet d’être de plain-pied dans les sciences sociales en général et dans l’économie en particulier.
1 La question se pose évidemment de savoir si et, si oui, dans quelle mesure et sous quelle forme, ce qu’on appelle mainstream en économie est intégrable à la problématique du cercle institutionnaliste. À défaut d’un traitement systématique de cette question que nous ne pouvons faire ici, risquons au moins une conviction, qui demanderait à être fortement étayée. Au sens de Favereau (1989), on peut dire que la théorie standard articule un « moment structural » (le marché et ses institutions) à un « moment herméneutique » (le comportement rationnel), même si l’on peut déplorer les limites voire la pauvreté de l’un et de l’autre de ces moments ; quant à la théorie standard étendue, on peut dire qu’elle se présente comme la tentative d’aplatissement du « moment structural » sous la puissance d’un « moment herméneutique » réduite à l’hypertrophie de la rationalité instrumentale.
1 Bien évidemment, qu’il n’y ait pas de conceptualisation spécifique du « moment herméneutique » chez certains économistes ne signifie pas qu’il n’y en ait pas implicitement ou qu’il ne puisse pas y en avoir. Il ne s’agit pas ici de procéder à une administration systématique de la preuve de cette thèse. Qu’il suffise de donner quelques exemples pour en esquisser le bien-fondé. Dans le cas de Keynes, on sait que l’école des conventions a proposé une théorie de l’acteur sous « rationalité pratique », en mobilisant notamment l’anthropologie philosophique du second Wittgenstein [Favereau, O. (1985)]. S’agissant de l’Économie politique classique, on pourrait s’appuyer sur Les mots et les choses de Michel Foucault (1966) qui reconduit le déploiement de cette pensée économique à l’arrière-plan d’une épistémè qui lie intimement le savoir moderne à une nouvelle figure de l’homme qui combine travail, vie et langage.
1 Afin de lever toute ambiguïté, précisons que nous nous concentrons, dans cette section, sur un débat interne à l’économie hétérodoxe. Nous laissons donc de côté les apports des autres sciences sociales à la construction d’une théorie de l’acteur répondant aux exigences du « cercle institutionnaliste » en économie. On trouve notamment ces apports du côté du relationnisme méthodologique développé par les « nouvelles sociologies » [Corcuff, P. (2011)], et parmi elles, bien sûr, celle de l’initiateur du Manifeste, Alain Caillé (2009). L’importance de ce dernier et la place particulière qu’il occupe depuis longtemps, via notamment La revue du MAUSS, à l’intérieur des débats entre économistes demanderaient une étude particulière, laquelle excède largement les ambitions de cet article.
2 S’agissant d’articuler une approche de l’acteur à une théorie de la structure, l’école des conventions a aussi cherché à tisser des liens avec la sociologie structurale des réseaux [Favereau, O. & Lazega, E. (2002)]. Là encore, pour intéressant qu’il soit, nous laissons de côté ce rapprochement interdisciplinaire pour nous concentrer sur une articulation interne à l’économie hétérodoxe française.
1 Nous ne discutons pas pour elle-même la question de savoir si « l’homo conventionnalis » est un dépassement ou une complexification de « l’homo œconomicus » et de l’anthropologie exclusivement basée sur la rationalité instrumentale. Pour une mise à plat des enjeux ontologiques et épistémologiques, voir [Berthoud, A. (1994)].
1 [Bourdieu, P. (1980), p. 29].
2 On peut aller plus dans le détail et ajouter les travaux approfondis que développe Frédéric Lordon pour doter la perspective bourdieusienne d’un arrière-plan spinoziste [Lordon, F. (2006)]. Sur le plan philosophique, il faut cependant bien noter que l’articulation Régulation-Bourdieu-Spinoza mobilise une théorie du sujet (et une conception de la liberté) qui est en rupture radicale avec la tradition phénoménologique dont se réclame Ricœur. C’est la raison pour laquelle nous ne la mobilisons pas dans notre discussion. La contribution de Frédéric Lordon à la théorie hétérodoxe de l’acteur est étudiée par Franck Bessis (2008), (2009).
1 Car bien sûr elle est appelée sur le plan politique : les régulationnistes tiennent aussi – ce qui en économie politique est tout à fait légitime et souhaitable – un discours normatif, qu’ils adressent donc à des acteurs de la transformation sociale de l’ordre économique.
1 J’emprunte ici le beau titre de l’ouvrage de Hans Joas (1999).
2 Nous partageons ce diagnostic que Ricœur fait à propos de la lecture de Marx par Michel Henry et qui le concerne lui, Paul Ricœur, tout autant que Henry : toute grande interprétation philosophique n’est jamais une simple répétition, mais « toujours un débat ou l’on entend deux voix » [Ricœur, P. (1990b), p. 267)], c’est-à-dire précisément « un duo et un duel » (ibid., p. 268). Car « ce que Marx a voulu dire n’apparaît qu’à celui qui a lui-même quelque chose à dire, comme [Paul Ricœur] » [Ricœur, P. (1990b), p. 267)].
1 De tous ces penseurs, ce reproche s’adresse sans doute d’abord à Michel Henry.
- CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN: 978-2-406-06124-3
- EAN: 9782406061243
- ISSN: 2495-8670
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06124-3.p.0041
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-14-2016
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Convention, regulation, structure, hermeneutic, action, Ricœur