Inflation et chômage L’analyse de Bernard Schmitt
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2016 – 1, n° 1. varia - Auteur : Bradley (Xavier)
- Pages : 15 à 39
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
Inflation et chômage
L’analyse de Bernard Schmitt
Xavier Bradley
Université de Bourgogne –
Franche-Comté
LEDI – UMR 6307
Introduction
Bernard Schmitt nous a quittés en mars 2014. Ses recherches, fondées sur une approche totalement neuve de la monnaie, des paiements et de la production, visaient à mettre en évidence le caractère structurel des dysfonctionnements affectant les économies modernes, tant à l’échelon national qu’international. Sur ces fondements analytiques, Bernard Schmitt a élaboré des solutions pour éliminer ces perturbations contre lesquelles les politiques économiques actuelles s’avèrent inefficaces.
Dans le présent article, nous nous intéresserons au texte le plus complet que Bernard Schmitt consacra aux dérèglements internes (inflation et chômage) des économies monétaires de production. Retenu par l’étude des paiements internationaux, Bernard Schmitt n’a pas publié d’autre livre sur ces questions ultérieurement à cet ouvrage paru en 19841.
L’objectif de ce gros volume2 (589 pages), est d’identifier l’existence d’un chômage involontaire, pour reprendre l’expression de J. M. Keynes, et 16d’en montrer le caractère structurel. Il s’agit en outre d’établir qu’inflation et chômage ne sont pas des phénomènes indépendants ou alternatifs mais constituent deux moments d’un même processus de dysfonctionnement.
Le cœur de la démonstration de Bernard Schmitt est l’étude des conditions du processus d’accumulation et surtout d’amortissement du capital. Le titre de l’ouvrage reflète parfaitement cette perspective : Inflation, Chômage et Malformations du Capital1. L’ordre des termes est essentiel puisque l’inflation apparaît antérieurement au chômage et la cause commune de ces deux perturbations tient à des conditions inadéquates d’accumulation du capital, en quelque sorte un défaut de « constitution » du capital.
Dans cet article, nous soulignerons la manière dont les concepts fondamentaux élaborés par Bernard Schmitt lui ont permis de mettre en lumière le caractère véritablement structurel des dérèglements. La première partie sera consacrée tout d’abord aux aspects formels très originaux de cet ouvrage puis aux concepts que Bernard Schmitt élabora à partir d’une analyse approfondie de la nature de la monnaie. Dans une seconde partie, nous étudierons les mécanismes responsables de l’inflation et du chômage.
I. Des concepts nouveaux
pour une analyse structurelle
Un ouvrage étrangement construit
À première lecture, Inflation, Chômage et Malformations du Capital2 est un texte déconcertant. Sa composition frappe tout d’abord par son étrangeté. On remarque en effet :
–Une introduction générale de 42 pages en trois chapitres dont l’un ne fait qu’une seule page.
17–4 parties centrales.
–Une conclusion générale de 102 pages en 4 chapitres.
–Une synopsis, reprenant et analysant de manière détaillée les principaux concepts, suivie d’un glossaire, le tout sur 135 pages.
–Il n’y a pas de bibliographie séparée ; les citations sont directement référencées dans le corps du texte.
Devant une telle construction, on serait tenté d’en interdire la lecture aux étudiants de peur qu’ils n’en tirent argument pour justifier les plans de mémoire les plus fantaisistes. Pourtant, tous ceux qui ont travaillé avec Bernard Schmitt savent à quel point il attachait une importance considérable aux questions de forme ; cette surprenante architecture était donc voulue. Mais quelle en est donc la justification ?
Bernard Schmitt savait que dans ce livre tout serait nouveau pour le lecteur ; à cet égard, le sous-titre, Macroéconomie Quantique, indique l’ambition révolutionnaire du projet. Par conséquent l’approche choisie n’était pas celle des critères académiques ordinaires ; la démarche était plutôt d’accompagner un processus intellectuel, de guider le lecteur vers une vision complètement différente du fonctionnement et des dysfonctionnements de l’économie nationale. La forme innovante devait refléter un fond entièrement nouveau ; c’est la raison pour laquelle le livre n’obéit pas à un schéma linéaire mais suit une spirale approfondissant les mêmes thèmes sous tous les angles possibles. L’avantage d’une telle démarche est qu’à chaque étape elle permettait à Bernard Schmitt d’anticiper pour le lecteur les liens avec les thèmes centraux de l’ouvrage. En revanche, cette construction risque de laisser à l’économiste expérimenté l’impression d’un défaut de traitement systématique si la lecture n’est pas poursuivie jusqu’à son terme.
Afin de faciliter l’accès à cet important ouvrage, il peut être utile d’effectuer des regroupements dégageant les lignes de force de la pensée de Bernard Schmitt. On peut tout d’abord distinguer trois grandes parties :
–En premier lieu une partie relative à la définition des concepts et à l’exposé des mécanismes fondamentaux de l’économie. Cette partie serait obtenue en regroupant l’introduction, la première partie de l’ouvrage et la conclusion :
(a) Introduction générale : le quantum de temps,
18(b) Première partie : le fonctionnement de l’économie nationale – des salaires au capital,
(c) Conclusion générale : la distinction micro-macro en analyse économique.
–Une seconde partie reprendrait l’analyse des dysfonctionnements et les solutions proposées pour résoudre ces difficultés. Elle correspondrait aux deuxième, troisième et quatrième parties du livre :
(a) Deuxième partie : le dysfonctionnement de l’économie nationale : du capital au capitalisme,
(b) Troisième partie : les remèdes couramment proposés, leur inefficacité jugée à la lumière de la théorie des émissions,
(c) Quatrième partie : la solution est dans la division de l’activité bancaire selon trois départements. Libérée des émissions vides, l’économie nationale obéit à la loi de Say : elle assure le plein emploi sans inflation.
–Finalement, comme dans l’ouvrage original, la synopsis résumerait les enseignements fondamentaux.
Une telle réorganisation de l’ouvrage est destinée à en faciliter le premier accès notamment parce qu’elle permet d’en souligner la cohérence logique ; néanmoins, il est important de souligner que l’Introduction générale intitulée le quantum de temps exige un effort d’attention particulièrement intense.
Une fois familiarisé avec les analyses présentées par Bernard Schmitt, il est cependant nécessaire de reprendre l’ensemble du texte dans l’ordre initial afin de retrouver les liens établis par l’auteur entre des mécanismes qu’aurait séparés une présentation traditionnelle.
Examinons à présent les caractéristiques des nouveaux concepts introduits par Bernard Schmitt ; comme nous l’avons indiqué précédemment, nous suivrons une progression linéaire.
Stocks et flux
L’ouvrage est sous-titré « macroéconomie quantique » et l’introduction est consacrée au « temps quantique ». De quoi s’agit-il ?
On peut aborder cette question sous l’angle de la distinction flux-stocks.
19Contrairement à la vision traditionnelle dans laquelle les flux ne sont que des déplacements de stocks, Bernard Schmitt met en évidence l’antériorité des flux sur les stocks ; cette approche permet donc d’expliquer l’origine des stocks alors que la démarche traditionnelle ne peut que se les donner dans les dotations initiales.
En outre, la dimension temporelle est cruciale : les flux sont instantanés (n’existent que dans l’instant) alors que les stocks s’inscrivent dans l’écoulement du temps continu (existent dans la durée). Ainsi on comprend l’origine de la focalisation habituelle sur les stocks : ces derniers sont « visualisés » directement alors que les flux instantanés ne sont pas apparents.
L’adjectif « quantique » se rapporte précisément à ces flux : ils sont instantanés mais ils ont cependant une dimension temporelle car ils se rapportent à un bloc de temps, le temps nécessaire à l’activité humaine : « la production n’existe que dans l’espace d’un instant, bien qu’elle se rapporte à la période entière » [p. 49]. « La production quantise le temps ; c’est dire qu’elle saisit d’un seul coup un morceau de temps continu. » [p. 54].
Supposons qu’une production commencée à l’instant t0 soit achevée à l’instant tn (…) Quelle que soit la division de l’intervalle, la production est nulle en cette division ; (…) elle n’est positive que dans l’ensemble de la période. (…) il est bien certain que la moitié d’une roue n’est une demi-roue que dans la roue entièrement achevée ; si la production s’est terminée à la moitié de la roue, (…) alors, la roue n’existe pas à moitié, elle n’existe pas du tout. [p. 56]
Quels sont les flux et les stocks dans l’économie ?
1) La production est un flux qui donne naissance aux stocks de biens en attente d’écoulement.
Cette approche renouvelle la conception des grandeurs économiques. En effet, la production est un flux instantané car elle n’est pas une opération de transformation matérielle mais correspond seulement à la création d’une relation entre les hommes et les objets et indirectement entre les hommes eux-mêmes.
Le travail de l’homme ne produit aucune matière « axiologique », mais seulement l’utilité accrue des objets matériels. Les deux valeurs discernées dès les origines de la science économique, valeur d’échange et valeur d’usage, sont ainsi conservées et fondamentalement redéfinies. [p. 29]
20Prise à la légère, la production peut être identifiée à toutes sortes d’actions : même le vent est un facteur de production. Mais, prise au sérieux, la production est une opération solennelle : dans le dictionnaire elle signifie une création. Et on voit mal comment le vent pourrait créer quoi que ce soit. Le travail de l’homme le peut et, en dehors de la théologie, l’homme est bien le seul être capable de créer, de « créer-détruire ». [p. 80]
2) La monnaie est un flux ; elle est instantanément créée et détruite. Cette création/destruction donne naissance aux stocks financiers (aux relations financières).
Toute dépense (…) est un crédit-débit, une création-destruction, une émission. La monnaie est créée dans une émission ; elle est détruite dans une émission ; elle est transmise dans une émission. [p. 248]
La monnaie est elle aussi un flux instantané car elle constitue seulement la mesure du pouvoir qui s’exerce sur les objets grâce à l’activité humaine. La monnaie n’est donc pas une substance ; il ne faut pas confondre le pouvoir et l’objet de ce pouvoir de même qu’il ne faut pas confondre la mesure du pouvoir avec les dimensions physiques de l’objet du pouvoir.
La relation monnaie-produit peut s’exprimer en termes de forme et de fond. La monnaie de banque est une pure forme née de l’émission bancaire fusionnée avec l’émission réelle qui, toute seule, apporte le produit contenu dans cette forme. La forme et le fond sont donnés d’un seul jet – il n’est donc pas concevable que la forme reste vide pendant un certain temps –, l’émission conjointe de la monnaie bancaire (le « moule » du produit) et de la monnaie réelle (le produit instantanément posé dans ce moule). [p. 246]
Les marchés dans l’analyse quantique
La distinction flux/stock conduit à la distinction de deux marchés fondamentaux : le marché des services producteurs et le marché des produits.
Dans la perspective traditionnelle, les marchés sont seulement distingués selon l’objet de la transaction. Bernard Schmitt quant à lui opère une distinction structurelle ; chaque marché a un sens : le marché des services producteurs est celui de la création initiale tandis que le marché des produits est celui de la destruction définitive : « Le revenu est créé sur le marché des services producteurs [et] détruit sur le marché des produits. » [p. 156]
21La création est donc complétée par une destruction symétrique ; cependant l’originalité de la conception de Bernard Schmitt est que les opérations complémentaires définissent un circuit instantané. La destruction immédiate pourrait sembler mystérieuse mais c’est elle qui donne naissance aux stocks :
Dès que les revenus sont nés, ils sont prêtés par leurs titulaires jusqu’au moment de leur « retrait ». C’est dire que les revenus sont instantanément transformés en épargne ou, identiquement, en capital. [p. 158]
Tout titulaire de revenu est instantanément transformé en un acheteur de titres ; symétriquement, les entreprises sont instantanément transformées en vendeurs de titres : elles doivent les revenus créés à la banque. [p. 159]
Ce n’est que dans un second temps que les revenus sont reproduits pour être cette fois définitivement dépensés et cette opération aboutit à la destruction des stocks : « la vente des stocks reproduit un revenu ancien au lieu de mobiliser un revenu nouveau. » [p. 161]
Ici l’instantanéité n’abolit pas le temps mais au contraire l’intègre pleinement dans l’analyse : les revenus sont créés et instantanément, mais temporairement, détruits dans la formation de relations financières et de stocks en entreprise ; les revenus renaissent ensuite pour être instantanément, mais cette fois définitivement, détruits dans le retrait des stocks.
Soulignons à nouveau que les flux sont toujours premiers ; ils génèrent des stocks qui s’imputent sur les stocks existants, qu’il s’agisse de stocks positifs (donc supplémentaires) ou de stocks négatifs.
C’est la distinction des marchés qui est cruciale pour la compréhension tout d’abord de la nature des profits et ensuite des dysfonctionnements dans l’économie car ces derniers dépendent précisément des conditions d’utilisation des profits.
La formation des profits
La vision de l’économie en termes de circuit instantané pourrait a priori sembler incapable d’expliquer l’existence de profits. En effet, si l’on estime que les revenus naissent sous forme de salaires et que monnaie et produit sont créés simultanément et dans la même opération, on se ferme la possibilité d’expliquer les profits par la diversité des facteurs de production : « le salaire est le seul objet qui puisse être produit au sens exact du terme, le seul revenu qui soit créé dans l’économie tout 22entière » [p. 80]. On ne peut davantage retenir l’explication par ajout d’un supplément de monnaie lors des ventes en comparaison des sommes versées lors de la production.
En réalité, il s’agit là de faux problèmes, conséquences d’une approche en termes de stocks alors que, s’agissant de revenus, ce sont les flux qui sont concernés.
Le premier point crucial est de saisir que les profits ne sont pas des revenus ajoutés aux salaires mais seulement des salaires modifiés.
La création-destruction des revenus non salariaux est impliquée dans la création-destruction des salaires. (…) En analyse classique, le profit ne peut être « réalisé » puisqu’il ne peut se former que par les dépenses de salaires. En néoclassicisme, le profit ne peut coexister avec l’équilibre général, où les bénéfices et les pertes sont par définition nuls. La théorie des émissions marque la troisième étape, où le profit est enfin perçu pour ce qu’il est dans la réalité : un salaire dénaturé. [p. 81]
En d’autres termes les profits sont des salaires qui échappent finalement aux salariés. Cependant pour saisir complètement le phénomène il faut raisonner en termes de circuit des revenus et donc comprendre que les profits mettent en jeu les deux marchés.
La formation des revenus non salariaux dans la dépense des salaires est une opération qui se déclare d’abord sur le marché des produits, par une différence (positive) entre les prix et les coûts de production des « biens-salaires » ; mais la même opération – de la formation des revenus non salariaux – est simultanément présente sur le marché des services producteurs, les biens non salariaux étant rétroactivement retirés aux travailleurs dès l’émission des salaires. [p. 124]
Nous savons qu’une fois formés, les revenus (flux) sont instantanément déposés ; autrement dit, ils sont temporairement détruits pour laisser place aux dépôts (stocks) bancaires, aux créances (stocks) des banques sur les firmes et, dans l’avoir des firmes en fin de chaîne financière, aux stocks de biens à écouler.
Considérons à présent les revenus non salariaux. Nous devons retrouver la même structure : formation/destruction temporaire suscitant la formation de dépôts. L’analyse étant plus complexe que pour les salaires, procédons en commençant par la fin. Quels sont ici les dépôts ? Simplifions le raisonnement en considérant une comptabilité de caisse et 23en considérant par conséquent que toutes les opérations correspondent à des mouvements de fonds. Une entreprise disposant de bénéfices, de créances sur le système bancaire, les a obtenus en vendant des biens ; l’approche traditionnelle consiste à identifier les profits aux bénéfices et à considérer que les biens sont vendus grâce à un supplément de monnaie. En réalité, les bénéfices appartiennent à la catégorie des stocks ; cela signifie donc qu’il ne s’agit pas d’une formation de revenus ; celle-ci a déjà eu lieu. En conséquence, la vente des biens formant les bénéfices n’est qu’une opération d’échange : la firme (et indirectement ses ayants-droits) vend des biens qui lui appartiennent déjà. Mais comment ces biens peuvent-ils être la propriété de la firme (et de ses ayants-droits) ? C’est précisément dans le flux, le circuit des profits, qu’a lieu cette appropriation.
La difficulté est de raisonner sur le circuit complet de formation/dépense des revenus en abandonnant l’approche habituelle par le déplacement des stocks séparant formation et dépense. Comme l’indique Bernard Schmitt, les profits sont formés par une vente, sur le marché des biens, à un prix supérieur aux salaires versés mais, et c’est le point capital, ces profits sont immédiatement dépensés rétroactivement sur le marché des services producteurs. Cette dépense consiste en fait en une réorientation des revenus initialement versés aux salariés ; c’est le sens de la formule « salaires dénaturés ». Autrement dit, les conditions de la dépense définitive des salaires modifient a posteriori les conditions de leur formation. L’existence de deux circuits séparés par le temps, le circuit de la formation-destruction temporaire et le circuit de la recréation-destruction définitive, est essentielle pour la formation des profits ; c’est justement parce que le deuxième circuit comprend une recréation que la création initiale peut être modifiée rétrospectivement. En d’autres termes, la dépense finale des salaires incorpore le renouvellement de leur formation de sorte que cette dernière peut être affectée par les conditions de la dépense. En revanche, la dépense des profits n’est pas séparée dans le temps de la formation de ces mêmes profits ; le circuit est complet dans l’instant (même si, on le verra, l’opération de dépense des profits peut être elle-aussi réorientée ultérieurement).
Si l’on considère à présent les biens concernés, on observe qu’initialement les biens constituent, à travers les banques et les firmes, l’objet de la créance obtenue par les salariés grâce au dépôt des salaires. Ainsi, les biens 24sont indirectement la propriété des salariés ; cependant, par le circuit des profits, une partie des biens change de propriétaire. L’important est que les profits sont immédiatement dépensés, dès leur formation ; en conséquence, les biens correspondant deviennent propriété de la firme (et à travers elle de ses ayants-droits). Il ne s’agit donc pas du tout d’une situation dans laquelle la firme subirait des invendus ; en réalité la totalité des biens sont écoulés mais une partie de ces biens est écoulée par appropriation en faveur de la firme.
Il est, soulignons-le, parfaitement cohérent que les profits constituent une division des salaires initiaux (plutôt qu’ils ne s’y ajoutent) et que le stock de biens soit finalement réparti entre les salariés d’une part et la firme et ses ayants-droits d’autre part.
Comment à présent intégrer les bénéfices dans cette analyse ?
Profits et bénéfices
Dans Inflation, chômage et malformations du capital, il n’est pas aisé de faire le lien entre le circuit des profits tel qu’il est analysé par Bernard Schmitt et les bénéfices tels qu’ils sont habituellement observés par les firmes. Proposons néanmoins une interprétation en nous appuyant sur ce que l’auteur appelle « l’échange généralisé ». Cette expression se réfère à la vente des biens d’un agent économique pour s’en procurer de mieux adaptés. En un sens, le passage par l’échange généralisé est le cas général dans les sociétés modernes : « il est hautement probable que les biens salariaux sont soumis à l’échange généralisé : avant de parvenir à leurs titulaires finals, ils sont vendus et d’autres biens sont achetés à leur place. » [p. 146].
De ce point de vue, les bénéfices sont obtenus par la vente de biens déjà appropriés par la firme ; il s’agit donc en fait d’une revente. Autrement dit, la firme échange ses biens contre des droits à d’autres biens. À ce stade, il ne s’agit donc pas de former des revenus nouveaux mais de modifier la forme d’une propriété déjà constituée.
Il est vrai que pour les firmes le concept de profit ne présente pas d’utilité directe contrairement aux bénéfices car, pour elles, l’activité n’est rentable qu’en écoulant la totalité des biens, y compris les biens captés. Il n’en reste pas moins que le passage des salaires aux profits est déjà accompli à ce stade. On l’a vu, cette distinction est vraie pour tous les agents économiques : lorsqu’on perçoit des salaires on obtient 25en fait un droit sur le résultat de l’activité à laquelle on a contribué mais habituellement on vise plutôt l’accès à d’autres biens. Pour les agents économiques individuels, l’important est l’échange mais du point de vue de l’ensemble de l’économie l’essentiel est déjà accompli au stade des formations de revenus.
La question du financement des bénéfices est d’une nature totalement différente de celle de la formation des profits. Si ces deux problèmes sont confondus, c’est qu’on imagine les profits additifs aux salaires ; on cherche alors vainement l’origine du supplément.
Les profits sont structurellement limités
Les profits sont une subdivision des salaires : tous les revenus sont initialement formés en salaires mais une partie de ces derniers sont ensuite transformés en profits. Bernard Schmitt tire de cette caractéristique un enseignement fondamental : les profits ne peuvent dépasser la moitié du revenu national : « la part des dividendes atteint sa limite quand elle s’étend en toute période à la moitié du produit du noyau. » [p. 236] La raison de ce résultat a priori surprenant par sa précision tient au fait que le circuit des profits est imbriqué dans celui des salaires et suit un ordre inversé par rapport à ce dernier. En d’autres termes, les profits ne peuvent pas être formés et dépensés isolément ; ces opérations ne peuvent avoir lieu qu’à l’occasion d’une formation/dépense de salaires. Pour former et dépenser une unité de profit, c’est-à-dire pour qu’une unité de salaire initial soit dénaturée en profit, il faut dans le même temps que soit formée et dépensée une (autre) unité de salaire qui, elle, ne peut être dénaturée.
Pourtant si des acheteurs se présentent avec des moyens suffisants un vendeur ne pourrait-il réaliser des gains nettement supérieurs au double des coûts de fabrication ? Il est certain que dans des situations individuelles on peut assister à des transactions qui paraissent infirmer la limite des profits ; cependant, le principe ne concerne que le revenu national et ne s’applique qu’aux profits nets. Dans une transaction particulière, d’autres phénomènes peuvent entrer en jeu, par exemple de purs transferts. Ainsi un vendeur peut appliquer des prix exorbitants mais, dans ce cas, une partie seulement du gain relèvera véritablement des profits ; le reste constituera un transfert et non un revenu défini sur l’ensemble de l’économie ; en outre, ce type de transfert réduira les possibilités de profit pour les autres firmes.
26Les profits ne pouvant croître indéfiniment, on conçoit qu’il pourrait exister un état stationnaire dans lequel le capital serait seulement renouvelé, sans accroissement net. Or, le cœur du dysfonctionnement actuel est qu’en raison des conditions de l’accumulation du capital, le système économique se bloque avant d’atteindre ce palier ; ainsi, bien avant d’atteindre son maximum théorique, la part des profits dans le revenu national va subir une décroissance qui précipite la crise économique. Comme on va le voir, au lieu d’une croissance régulière suivie d’un maintien stable, les économies modernes sont livrées à des fluctuations violentes, phases de forte croissance suivies de profondes dépressions.
II. Inflation et chômage, deux phases successives
d’un même processus pathologique
L’objectif de Bernard Schmitt était d’établir l’existence de dysfonctionnements structurels qui ne soient donc pas l’effet de comportements (individuels ou collectifs).
Dans cette perspective, l’inflation n’est pas la conséquence d’une politique monétaire trop laxiste ni de crédits trop généreusement accordés par les banques. De même, le concept de chômage involontaire, inabouti chez Keynes, prend un sens plus rigoureux : le chômage est involontaire du point de vue non seulement des employés mais également des employeurs et ce chômage structurel ne résulte pas d’erreurs de prévision de la part des entrepreneurs.
Quelles sont donc les causes profondes des dysfonctionnements structurels ? L’explication présentée par Bernard Schmitt repose sur trois éléments fondamentaux :
1.La nature des profits.
2.La nature et les conditions des investissements.
3.Les conditions de l’amortissement du capital.
Nous venons d’étudier les caractéristiques des profits ; concentrons-nous à présent sur l’accumulation et le renouvellement du capital.
27L’investissement,
première étape des dysfonctionnements
La thèse et le premier ouvrage de Bernard Schmitt traitaient déjà de l’investissement [Schmitt, B. (1960)]. À cette époque, il s’agissait de distinguer « investiture de la monnaie » et investissement. Ce point est crucial puisque chez Keynes, notamment dans l’analyse du multiplicateur, investissement et formation des revenus sont directement confondus. Cependant, Bernard Schmitt revient sur cette question dans Inflation, Chômage et Malformations du Capital et donne un sens nouveau à la relation revenu/investissement : la perspective est déplacée de la confusion conceptuelle keynésienne entre formation et dépense des revenus vers la mise en évidence d’une dépense pathologique de certains revenus à l’occasion de la formation de nouveaux revenus. Au lieu d’une seule opération conçue fautivement comme ayant deux sens (la dépense de revenus existants suscitant la formation de revenus nouveaux), nous sommes désormais en présence de deux opérations fusionnées (la dépense de revenus existants réalisée lors de la création de revenus nouveaux). Cette fusion est possible car elle concerne la dépense des profits ; or, celle-ci est toujours réalisée sur le marché des services producteurs qui est également le marché de la formation des salaires.
La conversion des profits monétaires en biens d’investissement suppose non seulement que le profit soit dépensé sur le marché des services producteurs – ce qui est vrai pour toute dépense quelconque de profit –, mais encore que le profit soit dépensé dans une production nouvelle, postérieure à la production des salaires d’où était né (par captation) le profit monétaire. [p. 166]
Le point clé est que, dans le cas de l’investissement, deux productions sont impliquées au lieu d’une seule. La formation des profits est relative à une production donnée mais, en cas d’investissement, la dépense définitive de ces profits n’est plus réalisée en remontant à l’origine de la formation des salaires (cas des profits-dividendes) ; elle est à présent effectuée à l’occasion d’une production nouvelle, lors de la formation de nouveaux salaires.
Comme pour les profits dividendes, il est important de distinguer dépense temporaire et dépense définitive. La difficulté est que dans le cas des investissements nous devons saisir une longue série d’opérations : la dépense temporaire des salaires (leur dépôt immédiat), la dépense 28définitive des salaires donnant lieu à la formation de profits, la dépense immédiate, mais seulement provisoire, de ces derniers et enfin la dépense définitive des profits lors de la mise en œuvre d’une production nouvelle.
Il est très important de bien comprendre que les profits dépensés ne sont pas transmis aux salariés ; les salaires nouveaux ne sont pas les profits dépensés. Il y a bien deux revenus distincts ; en revanche les opérations relatives à ces revenus distincts sont quant à elles fusionnées : la dépense des profits se fait dans la formation des salaires nouveaux et c’est là que s’amorce le dysfonctionnement.
Le profit est investi dans une opération tout à fait originale ; il achète le travail. (…) Cette fois, le travail est lui-même une marchandise ; il est acheté par la transformation des profits en nouveaux salaires. (…) En achetant l’activité des travailleurs, les entreprises achètent dans le même mouvement le produit de cette activité, les biens réels (…). Les biens acquis dans l’achat de l’activité des travailleurs définissent le capital fixe. [p. 204]
Pourtant, à ce stade, les perturbations restent encore invisibles ; la raison en est que deux productions sont impliquées dans le mécanisme. Si les nouveaux salariés subissent une altération, une malformation, de leurs revenus, cette perte est néanmoins compensée par l’accès aux biens qui avaient été captés par la firme et ses ayants-droits lors de la formation des profits.
L’investissement net est le premier cas sérieux de l’émission vide. Toutefois, la monnaie émise dans l’investissement du profit trouve finalement un « corps », en l’espèce des biens-salaires épargnés dans l’acte de la formation du profit monétaire.
Il n’empêche que l’émission vide définie par l’investissement net est lourde de conséquences ; le capital échappe aux titulaires de revenus et cette « expropriation » expliquera les émissions malignes. [p. 190]
Dans les conditions actuelles d’enregistrement des paiements, l’investissement présente une particularité extrêmement difficile à percevoir mais cependant cruciale pour le développement de dysfonctionnements plus graves encore : sa pathologie affecte également les propriétaires de la firme car ils sont exclus de la propriété économique du capital. En effet, contrairement aux profits-dividendes qui donnent lieu à un versement effectif en faveur des actionnaires, les profits dépensés en investissement ne suscitent aucun enregistrement impliquant directement 29les actionnaires. Autrement dit, ces derniers ne sont pas impliqués dans les paiements de constitution du capital ; de ce fait, ils ne le seront pas davantage lors des paiements relatifs à l’amortissement de ce capital.
L’amortissement et la production duale
Bernard Schmitt a mis en évidence le mécanisme fondamental des dysfonctionnements : le capital ne peut être amorti par un processus direct ; une opération intermédiaire s’avère donc nécessaire car, quelle que soit la catégorie à laquelle ils appartiennent, les ménages sont tous exclus des paiements impliquant le capital.
A priori, l’amortissement du capital devrait impliquer un échange entre ménages : les salariés/consommateurs obtiendraient les biens finals améliorés (en volume et/ou en qualité) mais devraient pour cela travailler à la reconstitution du capital détruit dans l’opération de production de ces mêmes biens. Or, étant données les conditions actuelles de l’investissement, aucune catégorie de ménages n’est économiquement détentrice du capital et, par conséquent, l’échange direct est impossible. Le préalable à l’amortissement est donc qu’un paiement établisse un lien entre le capital et les ménages propriétaires pour qu’ensuite seulement il soit procédé à l’échange.
Si, au moment de sa formation, chaque « tranche » de capital fixe était l’appropriation économique de l’ensemble des titulaires de revenus, l’amortissement du capital fixe serait réductible à des achats indirects, à l’exemple du drap acheté dans l’acquisition du costume : les biens d’amortissement parviendraient au sein des ménages au même titre que les capitaux initiaux. En réalité, nous savons que l’ensemble des entreprises forme écran ; les biens d’investissement étant arrêtés en entreprise, les biens d’amortissement le sont aussi ; afin de les faire parvenir néanmoins aux ménages (…), il faut donc dédoubler le mouvement de la production des biens d’amortissement. [p. 221]
L’amortissement du capital fixe n’est pas la simple reproduction du capital, comme il le serait en l’absence de toute pathologie, mais il suscite un surplus égal à l’amortissement, les biens-profits s’ajoutant au capital. [p. 222]
Le dédoublement dont parle Bernard Schmitt décrit le mécanisme du point de vue des opérations réalisées (pour amortir d’une unité il faut réaliser une unité d’investissement net) mais, du point de vue de la production globale, il s’agit d’une division supplémentaire. En effet, le canal indirect de l’amortissement implique qu’une partie de 30la production a priori destinée aux ménages devra être dénaturée en investissement (net).
Si l’amortissement direct était possible, les profits formés par dépense des salaires issus des biens destinés à l’amortissement constitueraient des profits bruts et ces derniers seraient directement dépensés sur les biens d’investissement brut (ou biens d’amortissement). Cependant la condition de réalisation d’un tel processus est que les ménages ayant-droits soient effectivement impliqués dans les paiements, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Reconstituons l’ensemble du processus : les paiements effectués par les consommateurs génèrent la formation d’un profit. Celui-ci devrait être brut c’est-à-dire caractérisé par un échange entre propriétaires du capital et consommateurs : les consommateurs subiraient une captation de leurs revenus mais obtiendraient l’accès à des biens en volume et en qualité supérieurs à une activité sans capital. Mais, en raison de l’absence des propriétaires dans les paiements relatifs au capital, le profit est nécessairement net ; ce dernier est alors dépensé sur une production de biens qui deviennent des biens d’investissement, plus précisément de surinvestissement. C’est par cette opération que les propriétaires de la firme peuvent être à nouveau partie prenante des paiements liés au capital ; en effet, on ne peut investir des profits que si les ayants-droits consentent, au moins formellement, à cette opération. En renonçant à percevoir des dividendes, les propriétaires redeviennent titulaires du capital obsolète ce qui rend à nouveau possible l’échange avec les consommateurs nécessaire à l’amortissement de ce capital. Du côté des salariés producteurs des biens de surinvestissement, les salaires formés dans cette production sont vidés de leur contenu initial mais leur dépense permet d’alimenter la formation de profits qui, grâce à l’implication des propriétaires, sont à présent effectivement des profits bruts.
Comme dans un investissement initial, les biens d’équipement étant de toutes manières logés en entreprises la « perte » de propriété économique n’est pas apparente. Cependant même si des salaires sont malformés en conséquence d’un investissement initial, les salariés obtiennent quand même l’accès à des biens alors que dans le cas de l’amortissement les salaires affectés par l’investissement induit sont vidés de leur contenu sans la moindre contrepartie : il n’y a en effet plus de biens-dividendes auxquels les titulaires de salaires malformés pourraient accéder en compensation.
31L’émission des biens-profits, production duale de la production des biens d’amortissement, est irrémédiablement vide. Il convient bien de dire irrémédiablement car, à la différence de l’émission vide définie par l’investissement net, l’émission vide induite de la production des biens d’amortissement aboutit à une monnaie dont la vacuité n’est nullement compensée ; cette fois, aucune épargne de biens-salaires n’est en attente pour remplir le vide. Les travailleurs employés à produire les biens-profits perçoivent un salaire définitivement vide, dont la dépense ne peut strictement rien apporter aux titulaires de revenus, quels qu’ils soient. [p. 223]
À ce stade, le caractère pathologique du processus se manifeste par l’inflation au sens où l’entend Bernard Schmitt, c’est-à-dire des revenus vidés de leur pouvoir d’achat : « L’émission est vide justement en ce qu’elle projette le produit dans la monnaie pour l’en retirer aussitôt, dans le même mouvement. » [p. 190]
Cette inflation est cependant apparente, même au sens « courant » des hausses de prix. En effet, le surinvestissement n’est possible que si la production fait l’objet d’une subdivision supplémentaire c’est-à-dire une formation de profits supplémentaires ; or, la condition de cette dernière est un accroissement des prix afin de capter, de dénaturer, davantage de salaires :
toute ventilation du produit entre salaires et profits, définit l’augmentation des prix de vente des biens-salaires stricto sensu, la dépense des revenus salariaux devant financer à la fois la production des biens-salaires et la production des biens-dividendes. [p. 231]
On peut remarquer toutefois que la définition adoptée par Bernard Schmitt est beaucoup plus précise et permet d’identifier le domaine des hausses de prix plutôt que s’en remettre à l’habituelle et très vague « hausse continue et généralisée ».
Les limites de la suraccumulation
Tant que la suraccumulation reste possible, les inconvénients du système sont en apparence compensés par la très forte croissance économique (les fameux « miracles » économiques) et un niveau d’emploi très élevé dans le secteur des biens d’investissement. Malheureusement, la suraccumulation n’est qu’une solution temporaire.
Nous avons vu que l’analyse du circuit des profits exige une approche en termes de division plutôt qu’addition au revenu national. C’est ce point qui est crucial pour l’étude des limites du canal de la suraccumulation. 32En effet, à chaque période d’amortissement, le stock de capital est non seulement reconstitué mais en outre il subit une augmentation par un investissement de même montant que l’amortissement ; cela implique donc l’affectation au capital d’une part croissante du produit national. Cependant, nous avons également vu que pour former des profits, il faut une « base » de biens-salariaux ou, en d’autres termes, pour former une unité de profits, il faut disposer au départ de deux unités de salaires, l’une constituant le circuit « porteur » du circuit des profits et l’autre correspondant à l’unité de salaire qui sera dénaturée en profit ; c’est la raison pour laquelle les profits ne peuvent dépasser la moitié du revenu national. Au stade de l’amortissement on retrouve le principe d’une telle limite mais plus forte encore puisque le mécanisme d’amortissement requiert initialement trois unités de salaires : celle qui sert de « base » à l’opération, l’unité qui sera dénaturée en profit net (pour réaliser la dépense d’investissement net) et enfin l’unité qui sera dénaturée en profit brut (pour réaliser l’amortissement ou investissement brut). Bernard Schmitt qualifie de « noyau » l’unité de production « saine » et de « couronne » les unités dénaturées.
Nous aboutissons donc à une règle selon laquelle l’amortissement ne pourra dépasser un tiers du produit national ou, selon l’image de Bernard Schmitt, la couronne ne peut s’étendre au-delà d’un tiers du noyau :
La production des biens d’amortissement crée les revenus qui définissent identiquement un achat final de biens-salaires. Cet achat final des biens-salaires engendre un profit monétaire, dont la dépense définit l’achat final des biens-profits. Il y a bien triplication de la production des biens d’amortissement, qui se répète une première fois dans la production de biens-salaires et une deuxième fois dans la production des biens-profits.
On en tire une information très importante : dans les industries du pays, la production des biens d’amortissement ne peut pas logiquement employer plus du tiers de la population active. Tout raisonnement qui dépasserait ce seuil serait faux. [p. 226]
Une fois atteinte la limite des 1/3, la suraccumulation ne pourrait être poursuivie ; cependant avant même de parvenir à ce niveau, un autre phénomène, celui de la baisse de rentabilité du capital accumulé, conduira les firmes à opter pour un autre canal d’amortissement qui va provoquer l’apparition du chômage. On constate alors qu’inflation et chômage sont deux moments d’un même processus engendré structurellement par la malformation du capital.
33Le canal financier permet d’amortir
tout en maintenant la rémunération du capital
Les ménages sont exclus de la propriété économique du capital accumulé, c’est-à-dire qu’ils sont court-circuités lors des paiements liés au capital ; néanmoins les ménages juridiquement propriétaires des entreprises ont droit à une rémunération. Or, en raison du mécanisme de suraccumulation, le « noyau » de l’activité, les salaires susceptibles d’être captés en profits-dividendes, va s’amenuiser parallèlement à la croissance de la « couronne », les salaires dans le secteur de la suraccumulation. De ce fait, la rémunération du capital entame une phase de déclin :
Dès que les dividendes s’étendent tous les jours à la moitié des produits du noyau, il est donc impossible de les augmenter, quels que soient les besoins de rémunération afférents à la suraccumulation continuée du capital. [p. 236]
Comment les firmes peuvent-elles réagir à cette baisse de la rentabilité du capital ?
que deviennent les profits [qui ne sont pas] investis ? (…) [ils sont] prêtés à l’ensemble des titulaires de revenus. Le capital trouve ainsi sa rémunération dans un prélèvement sur le revenu des ménages : le marché financier fournit les revenus additionnels que le marché des produits ne peut plus susciter. [p. 237]
Reconstituons le processus d’amortissement par le canal financier donc sans suraccumulation. Tous les profits naissent en tant que profits-dividendes appartenant aux ayants-droits de la firme, les profits investis n’étant qu’une mutation des profits-dividendes. Si les profits ne sont pas investis, cela signifie qu’ils sont nécessairement dépensés définitivement en tant que profits-dividendes et les biens correspondants sont cédés à des consommateurs pour former des bénéfices. Or, que deviennent ces bénéfices étant donné qu’ils ne peuvent être distribués aux actionnaires sous peine de bloquer le processus d’amortissement ? Comme l’indique Bernard Schmitt, ils sont prêtés à des consommateurs dont la dépense alimente alors une autre formation de profits ; ces derniers seront finalement dépensés en un investissement brut, assurant ainsi finalement l’amortissement du capital.
Par contraste avec le canal de la suraccumulation, l’amortissement est bien ici réalisé par un canal financier. Le nombre d’étapes est le 34même dans les deux cas, les positions extrêmes sont identiques mais le cœur du processus est différent : au lieu d’une dépense de profit sur une production (celle des biens suraccumulés), c’est un prêt qui sert de relais afin d’assurer l’amortissement. On peut cependant remarquer que, dans les deux cas, c’est la renonciation aux profits qui rétablit les ayants-droits dans le processus et rend désormais possible un échange avec les consommateurs.
Outre la réalisation d’amortissements sans surinvestissement, le canal financier permet également de maintenir la rémunération du capital (ou d’en limiter la baisse). En effet, les placements financiers rapportent des intérêts payés par les ménages emprunteurs ; or il s’agit là de revenus de pur transfert, prélevé d’un agent économique pour être transmis à un autre, sans passer par le circuit des profits. Ainsi, ces versements d’intérêts ne sont pas soumis à la limite des ½.
L’origine du chômage :
le canal financier de l’amortissement
provoque une perte nette de production
On pourrait s’imaginer que le canal financier constitue un choix avantageux par rapport à la suraccumulation. En réalité, il n’en est rien car ce canal implique l’apparition d’un chômage involontaire, c’est-à-dire inévitable quelle que soit la bonne volonté des salariés. Le cœur du problème est qu’il n’y a pas d’alternative à la production de biens-capitaux ; autrement dit, s’il existe effectivement une alternative en matière d’amortissement, canal de la suraccumulation ou canal financier, en revanche la renonciation à la suraccumulation s’accompagne nécessairement d’une perte nette de production laissant inemployées une partie des ressources disponibles.
Faute de trouver une rémunération suffisante pour la totalité du nouveau capital, les firmes renoncent partiellement à le produire, et restreignent ainsi la production nationale (…). Le chômage s’installe. [p. 237]
Mais si l’on ne produit plus des biens destinés à la suraccumulation, donc appropriés par les firmes, ne pourrait-on proposer des biens destinés aux consommateurs ? En fait, même si la firme fabriquait des biens ensuite vendus aux consommateurs grâce à un prêt, cela ne ferait que repousser la décision car la vente des biens reconstituerait des bénéfices. On se trouverait alors dans la situation de la firme qui vend des biens 35d’une forme matérielle inadaptée afin d’acheter des équipements. En considérant une telle hypothèse, on déplace le raisonnement sur la question des caractéristiques physiques mais cela ne change pas la question de fond : quelles que soient les opérations d’échange ajoutées à l’opération fondamentale, celle-ci reste un investissement (un surinvestissement). La forme matérielle des biens est secondaire car ce sont les conditions d’utilisation des revenus qui déterminent la nature économique des biens. Autrement dit, si la firme produit, il y aura nécessairement surinvestissement ; canal financier et production sont incompatibles en sorte que le chômage structurel est la conséquence inéluctable du recours au canal financier.
Outre ses effets désastreux sur l’activité économique, le canal financier ne constitue pas une solution durable au problème de la reconstitution du capital fixe :
Il est particulièrement intéressant de noter que la dépense répétée, sur le marché financier et au bénéfice des titulaires de revenus, d’une fraction du profit inflationniste, crée l’endettement croissant des ménages. [p. 238]
Les capacités d’endettement et de paiement d’intérêts des ménages ne sont pas illimitées. Il est vrai que, constituant des transferts, les intérêts ne sont pas « perdus » pour l’économie : les ayants-droits des firmes les dépensent à la place des emprunteurs. Néanmoins, une fois la charge des intérêts devenue trop lourde, des ménages feront défaut partiellement ou en totalité sur leur dette. En outre le canal financier ne peut fonctionner que si l’endettement des ménages croît avec les besoins d’amortissement. Même si la suraccumulation cesse avec le recours au canal financier, en chaque période où il faudra amortir, l’endettement net devra augmenter en parallèle. Tôt ou tard les défauts de paiement exploseront et tout l’édifice des intermédiaires financiers (bancaires ou de marché) s’écroulera.
Que se passe-t-il lorsqu’on atteint cette situation de crise financière ? Il n’est plus possible d’amortir du tout, même par le canal financier, donc une partie du capital n’est plus remplacée. L’activité s’effondre dans le domaine des biens d’équipement et le chômage s’accentue. Le retournement de l’activité se produira une fois que la destruction de capital sera suffisante pour que puisse reprendre le processus d’investissement puis d’amortissement par suraccumulation. Nous avons là une explication de la brutalité des mouvements cycliques de l’activité économique dans les pays industriels.
36La voie d’une réforme
Pour quelles raisons est-il si difficile de saisir les causes structurelles des dysfonctionnements dans les économies monétaires de production ? D’un point de vue général, la cause initiale des perturbations réside dans les conditions de l’investissement mais les effets ne deviennent apparents qu’au stade de l’amortissement ; ce décalage masque donc la source des problèmes et rend d’autant plus ardue l’élaboration d’une solution efficace. De manière plus précise, l’investissement à l’origine de la formation du capital prive les ménages de la propriété économique de ce capital parce qu’ils sont court-circuités lors du paiement correspondant à la dépense des profits. Ce sont les paiements, instantanés, qui sont en cause ici mais, comme la propriété juridique n’est pas affectée, l’identification du dérèglement n’est possible que par la voie analytique.
Les politiques économiques pratiquées actuellement sont nécessairement inefficaces car elles ne s’attaquent pas à la racine du problème ; elles ne le peuvent pas car elles sont fondées sur une conception erronée des paiements et ne peuvent donc saisir la spécificité de l’investissement. Ces politiques aboutissent soit à retarder les crises au prix d’une amplification de leur violence soit à accompagner la destruction du capital ; elles ne sauraient empêcher les oscillations du système provoquées par la suraccumulation et le surendettement.
L’investissement est actuellement pernicieux parce que, dans le système actuel de comptabilisation, quelle que soit l’opération effectuée, les paiements sont totalement indifférenciés ; cela favorise donc la confusion ou la fusion de la dépense des profits et du versement de nouveaux salaires. C’est cette fusion qui provoque l’apparition d’émissions vides, opérations par lesquelles des salaires sont instantanément vidés de leur contenu. Laissé à lui-même, le système comptable actuel ne permet de réintroduire les ayants-droits dans les paiements que par le biais de la suraccumulation ou du canal financier conduisant à un surendettement des ménages. La seule solution non pathologique est d’empêcher, dès la phase d’investissement, que les ménages ne soient exclus des paiements. C’est à cette tâche que Bernard Schmitt consacre la quatrième partie de Inflation, chômage et malformations du capital en posant les bases d’un nouveau système de comptabilisation destiné à filtrer les investissements par l’utilisation de trois départements bancaires. Pourquoi trois 37départements ? Cela tient aux trois « stades » caractérisant les revenus bancaires : l’émission/destruction, la mutation des revenus en capital-temps (l’épargne séparant la création initiale et la dépense définitive), la mutation du capital-temps en capital fixe.
–le département de l’émission voit la naissance et la mort de la monnaie, qu’elle soit créée dans la formation du produit, dans ses transferts ou dans son écoulement.
–le département de l’épargne (ou du capital-temps) reçoit tous les dépôts ordinaires formés dans les banques afin de les « recycler » sur le marché financier, au profit des déposants ou des emprunteurs finals.
–le département du capital fixe (ou de la forme évoluée du capital-temps) prend en charge toute l’épargne d’abord formée dans le deuxième département et qui doit en être retirée justement parce qu’elle s’est investie dans le capital instrumental : si cette épargne était laissée à la disposition du deuxième département, elle nourrirait les demandes excédentaires et susciterait ainsi les émissions vides. [p. 321-322]
Inflation, chômage et malformations du capital étant un ouvrage déjà fort volumineux, il n’était évidemment pas possible d’y détailler le fonctionnement de ces nouveaux départements bancaires. Cette tâche demeure en grande partie à réaliser car Bernard Schmitt s’est ensuite concentré sur les problèmes de paiements internationaux. Néanmoins, les avancées accomplies dans ce dernier domaine pourraient être utilement transposées à la réforme des économies nationales.
Conclusion
L’analyse macroéconomique quantique exposée par Bernard Schmitt dans Inflation, chômage et malformations du capital permet d’expliquer :
–l’existence d’une inflation structurelle indépendante des comportements des agents économiques (y compris du système bancaire),
–l’existence d’un chômage involontaire structurel également indépendant des comportements des agents économiques (individuels et collectifs),
38–la coexistence entre inflation et chômage (stagflation),
–des périodes de surendettement des ménages,
–des périodes de croissance explosive des transactions sur les marchés financiers parallèlement à une stagnation voire une baisse des investissements,
–l’alternance dans les pays industriels ou émergents de périodes de croissance économique extraordinairement rapide et de périodes de brutale dépression.
Tous ces phénomènes trouvent leur origine dans le système actuel des paiements qui ne prend pas en compte la spécificité des opérations d’investissements. Dans cette perspective, Bernard Schmitt nous indique la voie à suivre pour empêcher la reproduction des perturbations : élaborer un système conforme à la nature des paiements monétaires évitant la fusion de la formation du capital avec la réalisation d’une production nouvelle.
39Références bibliographiques
Quantum Macroeconomics : http://www.quantum-macroeconomics.info/
Schmitt, B. [1960], Le pouvoir d’achat de la monnaie, Sirey, Paris.
Schmitt, B. [1984], Inflation, chômage et malformations du capital, Economica/Castella, Paris/Albeuve.
1 Un très important polycopié destiné aux étudiants fut cependant rédigé à la fin des années 1980 ; néanmoins, outre qu’il soit de la nature d’un document de travail, il s’agit d’un développement (certes considérable) supposant acquis les enseignements du livre de 1984.
2 Grâce au travail de Alvaro Cencini, on trouvera une présentation détaillée des idées et de l’œuvre de Bernard Schmitt sur le site Quantum-macroeconomics. La liste des publications et certains ouvrages sont disponibles à cette adresse : http://www.quantum-macroeconomics.info/bibliography/.
1 Schmitt, B. (1984). Les citations indiquées par la seule page proviennent de cet ouvrage.
2 Désormais ICMC.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-06124-3
- EAN : 9782406061243
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06124-3.p.0015
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 14/07/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Amortissement, Bernard Schmitt, endettement, investissement, macroéconomie monétaire, macroéconomie quantique, monnaie, paiement, profits, suraccumulation