Avant-propos Du récit bref proustien
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue d’études proustiennes
2018 – 2, n° 8. Proust et le récit bref - Author: Fonvielle (Stéphanie)
- Pages: 13 to 18
- Journal: Journal of Proustian Studies
Avant-propos
Du récit bref proustien
« Catégorie majeure de la modernité critique1 », la brièveté suscite un engouement certain, si bien qu’elle participe fortement à la promotion de divers objets de langage. Alain Montandon les rassemble sous l’appellation générique de « formes brèves » et les définit comme une « attitude morale et [un] art de vivre qui renonce aux digressions pour une concision qui est la marque d’une pensée ferme, établie, tranchante2 ». La brièveté relève d’une esthétique littéraire qui remonterait à Platon. Apanage des sophistes, elle est utilisée en opposition à la rhétorique des rhéteurs. La brièveté était (et reste) d’ailleurs l’un des fondements de la brachylogie3, qui fait référence aux formes brèves du discours. Contrepoids à la rhétorique telle qu’elle se pratiquait jadis, la brachylogie se posait comme une autre façon de rendre compte du discours. Par la suite, la brièveté s’est imposée chez les orateurs latins à travers la brevitas : la narration devait « dire tout ce qu’il faut, et rien que ce qu’il faut4 ». La brièveté narrative, juste équilibre entre l’éviction du superflu et la préservation du nécessaire. Mais cette restriction au nécessaire, qui servait avant tout la clarté du discours rhétorique, n’appelait pas forcément un style ascète, « la brièveté n’exclu[an]t pas l’ornement ; autrement, il n’y aurait plus d’art5 ». Appliquée à « la réalité empirique des œuvres6 », la brièveté cède la place au bref, qui devient 14un nom et un critère permettant de regrouper des discours, des formats textuels divers sous une même étiquette générique, bien commode : les « formes brèves ». Au sein de cette catégorie, l’adage côtoie la maxime, la parabole, l’épigramme, l’aphorisme, l’historiette, l’anecdote, etc.7 Par glissement notionnel, le bref est parfois associé au court, donné comme son synonyme partiel par les lexicographes. L’adjectif bref désigne, dans son acception spatiale, « ce qui a peu de longueur, peu d’étendue8 », dans son acception temporelle, ce « qui est de courte durée ou se situe au bout d’un court espace de temps9 ». Quand il glisse du côté du court, le bref relève du mesurable, du quantifiable. La forme brève est d’ailleurs souvent définie relativement au court10, par son étendue restreinte, soit quantifiable dans l’absolu, parfois en nombre de mots, lignes ou phrases (la maxime, le proverbe, le haïku), soit relativement au discours dans lequel elle est insérée (l’anecdote). L’ellipse temporelle ou le sommaire11 pourraient être envisagés comme des manifestations du bref, dans son acception temporelle. Néanmoins, entre le bref et le court, la synonymie n’est que partielle, et les théoriciens des formes brèves rappellent souvent que le bref n’est pas le court. Gérard Dessons s’appuie d’ailleurs sur cette non-coïncidence du bref et du court pour appréhender la brièveté dans sa dimension globale, entendue « en dehors des dualismes, qu’ils soient formels (le court opposé au long) et rhétoriques (le concis opposé à l’ample)12 ». En définitive, le bref se donne à lire comme le mode poétique de la création, traduisant l’idée du peu et de l’organisation dans la production du discours littéraire où chaque élément, remarque 15Rémy de Gourmont, est « à sa place13 ». Faire bref, c’est faire preuve de concision, de célérité, de densité.
Le format bref n’est pas étranger à Proust, puisqu’il l’éprouve dès ses premiers écrits. Dans son œuvre de jeunesse, Les Plaisirs et les Jours (1896), il privilégie d’ailleurs les formats courts relevant de genres divers : « l’ouvrage contient sept nouvelles, des poèmes en prose et en vers, des pastiches, des portraits à la manière de La Bruyère et des réflexions morales à la manière de La Rochefoucauld, des descriptions isolées, transcriptions d’art ou tableaux14 ». Dans Jean Santeuil et la Recherche, ces formats brefs prennent la forme de maximes et de réflexions empruntées à la littérature morale15, de portraits ou de caractères, d’anecdotes16. Ces fragments peuvent être considérés comme autant de décrochages qui introduisent du discontinu dans le roman, au risque d’en menacer l’unité générique. Les contemporains de Proust lui ont d’ailleurs reproché de « n’écrire que des morceaux » et d’avoir fait un livre qui n’était « ni un roman, ni un récit ni même une confession » mais « une somme de faits et d’observations, de sensations et de sentiments17 ».
Ce numéro thématique est consacré au récit bref proustien18. La catégorie du récit bref intègre toutes les formes narratives brèves (pour ne pas dire courtes19), comme les nouvelles, les historiettes, les anecdotes20. La variété des contributions qui composent ce numéro montre combien, appliquée à l’œuvre de Proust, la notion de récit bref devient polysémique. Dans le premier axe de ce numéro, la problématique du récit bref proustien est évoquée en termes de rupture et de succession, de fragmentation et de continuité. Les deux premiers articles mettent en regard les écrits de 16Proust et de Roland Barthes. Thomas Carrier-Lafleur analyse la dimension fragmentaire des écrits proustiens et barthésiens à l’aune de la notion de deuil, « l’expérience la plus radicale du discontinu ». Marion Hamel dresse quant à elle le portrait d’un « Proust discontinuiste », dont elle interroge notamment les pratiques d’écriture, et la tension dialectique du « double mouvement rétrospectif et prospectif » qui les animent. Arouna Coulibaly envisage le fragment narratif proustien dans son rapport à la totalité de l’œuvre, et montre qu’au-delà de « l’enlisement apparent de la totalité », les micro-récits tissent une forme de continuité, notamment thématique.
Dans le deuxième axe, le récit bref (se) fait en quelque sorte signe ; il porte la trace d’une pratique d’écriture, incarne un genre discursif ou véhicule une pensée éthique. Dans « Proust : une écriture en morceaux ? », Julie André envisage le « morceau », terme aux référents multiples sous la plume de Proust, comme un « instrument de travail » de l’écrivain qui bâtit son œuvre par « cimentation ». Jean-Christophe Pellat propose une étude stylistique et rhétorique des compositions de l’élève Proust, représentatives des exercices d’écriture pratiqués dans les lycées à la fin du xixe siècle, qui portent déjà « les prémices du style de Proust ». Le récit bref est aussi appréhendé dans sa dimension générique, comme le représentant d’un modèle discursif qui participe de la dynamique esthétique ou narrative de la Recherche. Méké Méïté analyse la structure du conte Violante ou la mondanité, et précise les différentes modalités qui en font un récit bref. Bérangère Moricheau-Airaud pose « L’épigramme, [comme] patron des récits brefs dans À la recherche du temps perdu » ; les micro-récits empruntent notamment à la forme brève sa pointe finale satirique, mordante. Pour Stéphane Chaudier, la modernité des anecdotes proustiennes réside dans leur incongruité qui fait naître chez le lecteur « l’affolement interprétatif, le bourdonnement des hypothèses ». Enfin, dans « Saniette et le corollaire éthique des récits brefs », Cristian Micu envisage la dimension éthique des récits brefs relatifs au personnage de Saniette, et revient sur la représentation qu’ils donnent de l’archiviste : figure christique, bouc émissaire, mufle ?
Les réflexions du troisième axe déplacent le récit bref dans le champ de la mécanique romanesque, et plus largement de la poétique proustienne. Le fragment narratif fictionnalise la réminiscence mémorielle, infuse les analogies, construit l’imaginaire et ressuscite le rêve. Geneviève 17Henrot Sostero revisite les micro-récits de réminiscence à l’aide des outils récemment développés par la sémantique intégrée, pour mesurer « leur teneur fictiogène », déterminer les éléments linguistiques qui captent l’attention du lecteur. Ilaria Vidotto analyse les récits brefs qui intègrent les comparaisons proustiennes en comme ; elles se caractérisent notamment par leurs « débordements narratifs ». Une autre figure d’analogie est au cœur de l’article de Mouad Adham qui définit les « histoires laconiques » allotopiques de la Recherche comme des variantes de la métaphore proustienne. Avec « Analyse des noms de lieux : la cathédrale imaginaire persane », Mohammad Reza Fallah Nejad investit le champ de l’imaginaire proustien, dans lequel les métamorphoses des récits brefs de l’église persane de Balbec ébauchent « une cathédrale du levant proustien ». L’imaginaire conduit naturellement du côté du rêve. Delphine Paon se penche sur un type de récit récurrent dans la Recherche, les récits de rêve, qui répondent à une « pétition de réalisme » et relèvent en partie de l’anecdote.
Le récit bref proustien est enfin appréhendé dans son rapport à un genre ou à un médium autre. Les deux premières contributions posent la question de l’adaptation du récit bref proustien. Dans un entretien croisé, Betty Bone, illustratrice, et Stéphane Heuet, auteur de bande dessinée, reviennent sur leur adaptation du texte proustien, les chemins de traverse qui leur ont permis de donner à voir les récits brefs ou épisodes de la Recherche. Leurs propos ont été recueillis, introduits et annotés par Stéphanie Fonvielle. Meriam Azizi s’intéresse quant à elle à l’adaptation cinématographique de la Recherche ; à partir d’extraits du Temps retrouvé de Raoul Ruiz et de La Captive de Chantal Akerman, l’auteure propose une typologie des stratégies de mise à l’écran du récit bref. Changement de genre enfin, avec Yuri Cerqueira Dos Anjos qui place la question du récit bref proustien sur la scène du discours médiatique. Dans « Le jeune Proust et ses récits dans la presse (1890-1893). Le thème de l’absence à la lumière du contexte médiatique », Yuri Cerqueira dos Anjos analyse les récits courts que Proust a publiés dans des revues à l’aune du contexte journalistique de la Belle Époque ; de ces récits émerge une « poétique de l’absence ».
Les contributions de ce volume invitent à (re)découvrir différentes facettes du récit bref proustien, tour à tour fragment d’écriture, format générique, panorama d’un monde transfiguré, « incertain comme 18un rêve21 » et scénario défiant toute transposition fidèle. À travers le kaléidoscope proustien, la question du récit bref dépasse finalement les dualismes formels et notionnels convoqués par la critique pour en définir les contours. Une autre façon peut-être de rendre la « brièveté de la vie illusoire22 ».
Nous tenons à remercier vivement Luc Fraisse, Hugues Galli et Régis Lefort pour leur soutien et leurs relectures attentives. Nos remerciements vont aussi aux contributeurs de ce numéro, qui ont ouvert de nouvelles perspectives proustiennes.
Stéphanie Fonvielle
Aix-Marseille Université
Méké Méité
Université Félix Houphouët-Boigny
1 Gérard Dessons, « La notion de brièveté », La Licorne, no 21, 1991, Avertissement. On lira avec intérêt Gérard Dessons, « La manière brève » dans Formes brèves, Paris, Champion-Florence, Edizioni Cadmo, 1996 ; « Brièveté et spécificité », Valéncia, Publications de l’Abadia de Montserrat, 1998 ; La voix juste. Essai sur le bref, Paris, éditions Manucius, 2015.
2 Alain Montandon, « Formes brèves et microrécits », Les Cahiers de Framespa, no 14, 2013, p. 14.
3 Terme formé par composition savante, dont le premier élément brachy-, emprunté au grec, signifie « court ».
4 Quintilien, Art oratoire, livre IV, p. 141.
5 Ibid.
6 G. Dessons, op. cit., 2015, p. 11.
7 Alain Montandon (art. cité) cite en plus : « l’aperçu, l’apophtegme, l’essai, l’axiome, l’énigme, l’emblème, l’épigraphe, l’esquisse, l’exergue, l’impromptu, l’instantané, l’oracle, la bribe, la charade, la citation, la dédicace, la devinette, la définition, la devise, la gnomé, la maxime, la pensée, la parabole, la remarque, la sentence, la xénie, le bon mot, le cas, le concetto, le conseil, les criailleries, le dicton, le fragment, le madrigal, le monodistique, le proverbe, le slogan, la pointe, le Witz, etc. Je n’ai pas mentionné intentionnellement la nouvelle, l’anecdote, l’histoire brève, la short story, etc., in Les Cahiers de Framespa, 14, 2013, mis en ligne le 1er juillet 2013. Nous ajoutons à cette énumération le conte africain, le haïku.
8 TLFi.
9 TLFi.
10 Les deux adjectifs bref et court sont conjointement convoqués par les théoriciens des formes brèves, qui soit les emploient indifféremment, soit les opposent, précisant que le bref n’est pas le court.
11 Gérard Genette, Figures III, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1972.
12 G. Dessons, op. cit., 2015.
13 Rémy de Gourmont, 1900, p. 119.
14 Recherche, t. I, XI.
15 Luc Fraisse, La Petite musique du style. Proust et ses sources littéraires, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque proustienne », no 3, 2011.
16 Stéphanie Shoshana Guez, L’Anecdote proustienne. Enjeux narratifs et esthétiques, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque proustienne », no 6, 2013.
17 Henri Ghéon, Nouvelle revue française, 1er janvier 1914.
18 L’idée de cette étude du récit bref proustien est née à la suite du colloque « Stendhal et le récit bref » (7 et 8 février 2015), dont les Actes ont été publiés (Stendhal et le récit bref, textes réunis et présentés par Michel Arrous, H. B. Revue internationale d’études stendhaliennes, no 20, 2016).
19 Le récit bref est souvent assimilé à la « short story ».
20 Et plus récemment, à la faveur des nouveaux modes de communication, les micro-récits, micro-nouvelles.
21 Recherche, t. I, p. 576.
22 Recherche, t. I, p. 44.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-08631-4
- EAN: 9782406086314
- ISSN: 2430-8218
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08631-4.p.0013
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-08-2018
- Periodicity: Biannual
- Language: French