Éditorial Le privilège du silence
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Bossuet
2023, n° 14. Molière et la religion - Auteur : Belin (Christian)
- Pages : 11 à 16
- Revue : Revue Bossuet
Éditorial
Le privilège du silence
Ce grand silence de Jésus-Christ sur les comédies1 …
Le 6 janvier 2023 tous les Amis de Bossuet ont pu se retrouver en Sorbonne pour fêter Gérard Ferreyrolles. En une cérémonie officielle, mais néanmoins très amicale, et dans une bonne humeur partagée, on lui offrit un volume de Mélanges, publié chez Champion, Je ne vois qu’infini. Littérature et théologie à l’âge classique. Ce fut une occasion de rendre une nouvelle fois hommage à l’excellence scientifique et aux qualités humaines de notre ancien président.
Les Amis de Bossuet se sont encore retrouvés à Meaux, le 16 mai 2023, à la Médiathèque Guillaume Briçonnet, pour une table-ronde portant sur la transmission des textes littéraires du xviie siècle. Pour des raisons de coordination locale, la manifestation, initialement destinée aux élèves du secondaire, dut être reprogrammée avec le concours actif du personnel de la médiathèque, qui s’est remarquablement prêté au jeu de l’échange, par ses questions pertinentes. Ainsi furent particulièrement appréciées les deux conférences prévues ce jour-là. Celle de Félix Barancy s’intitulait « l’invention des classiques en France : enjeux historiques, politiques et théoriques d’un modèle pédagogique », tandis que celle présentée par Nicolas Réquédat portait sur « les Théâtre classique et leur présentation du xviie siècle, au xixe siècle : que peuvent nous dire les anthologies de pièces intégrales ? ». Un vrai débat a pu s’instaurer sur les enjeux culturels posés par la transmission du patrimoine « classique ». Le texte de ces deux conférences sera publié dans le prochain numéro de la Revue.
12Nous tenons enfin à remercier cette année madame Marjolaine Chevallier, membre très fidèle des Amis de Bossuet, qui a fait don à notre association de tout un épais dossier concernant l’Histoiredes variations des Églises protestantes. Il s’agit du fonds Rebelliau, que lui avait confié Jacques Le Brun. Ces documents sont désormais disponibles aux archives de notre Association, où ils attendent les chercheurs, sous la garde de la bibliothécaire diocésaine, Marie-Laure Gordien.
À l’occasion du quadricentenaire de la naissance de Molière, Les Amis de Bossuet avaient programmé une journée d’études consacrée à la question religieuse dans le théâtre de Molière. Le colloque, intitulé Molière et la religion : représentations et réceptions, se déroula le 10 juin 2022 dans le grand Amphi de la Sorbonne Nouvelle. On rappellera que cette journée avait bénéficié du soutien matériel de la Sorbonne Nouvelle, de l’Université d’Oxford et de l’IRCL, L’Institut de Recherche sur la Renaissance, l’âge Classique et les Lumières, UMR 5186 du CNRS (Montpellier). Des textes furent également mis en voix par des étudiants de Master (séminaire de Jean de Guardia, Institut d’Études Théâtrales, Université Sorbonne Nouvelle). Les Actes, rassemblés par Pierre Lyraud, en sont publiés dans ce numéro.
La question des rapports entre Molière et la religion a toujours été l’objet de crispations et de controverses où s’exprimait très souvent une rancœur tenace, péniblement surchargée de parti-pris venimeux. Au-delà du cas emblématique de Molière se profilait par ailleurs le sempiternel réexamen des rapports entre l’Église et le théâtre. Dans l’un ou l’autre cas, la critique ne s’est jamais lassée de répéter les mêmes clichés, sans jamais avoir vraiment tenté, ou assez rarement, de renoncer aux lourdeurs d’une double artillerie antagoniste, mais pareillement stérile, qui opposait le zèle intempestif des défenseurs autoproclamés d’une certaine orthodoxie morale au zèle non moins irrationnel d’une prétendue orthodoxie du libertinage. Mentionnons, à titre d’exemple, au xixe siècle, la polémique déclenchée par Louis Veuillot2. Au xviie siècle, en France, la querelle sur le théâtre s’était cristallisée en particulier autour du Tartuffe ou à l’occasion des échanges 13polémiques entre Racine et Nicole3, pour rebondir en 1694 lors de la publication de la Lettre d’un théologien illustre (François Caffaro)4 et de la réponse chargée de véhémence, rédigée par Bossuet dans ses Maximes et réflexions sur la comédie. Les mêmes argumentaires entraient en conflit, rangés d’un côté sous la bannière d’un Tertullien et d’un saint Augustin rigoristes ou, au contraire, sur l’autre côté, sous la bannière d’un saint Thomas, sinon plus laxiste, à tout le moins plus tolérant. Un véritable corpus polémique s’était ainsi constitué, au point qu’un prêtre, Ambroise Lalouette, publiera, en 1697, une Histoire et abrégé des ouvrages latins, italiens et français pour et contre la comédie et l’opéra. Il n’est pas inutile toutefois de se souvenir que les réquisitoires français contre le théâtre n’avaient rien de commun avec la violente diatribe de l’ultra-puritain anglais William Pryne dans son Histriomastix (1632), et que le Paris du xviie siècle, par ailleurs, n’avait rien de commun avec la Genève calviniste qui avait fini par censurer, et même par interdire toute forme de représentation théâtrale5.
S’il mentionne Molière dans son ouvrage sur la comédie, Bossuet ne lui reproche au demeurant pas grand-chose. Il ironise simplement sur « ce rigoureux censeur des grands canons, ce grave réformateur des mines et des expressions de nos précieuses, » qui « étale cependant au plus grand jour les avantages d’une infâme tolérance dans les maris, et sollicite les femmes à de honteuses vengeances contre leurs jaloux6 ». Bossuet déplore certes une thématique farcesque immorale (dont il semble d’ailleurs avoir une assez bonne connaissance), mais il ne fait aucune allusion à la satire de certains comportements religieux, tels qu’on peut les percevoir dans Tartuffe ou Dom Juan. Il ne se prononce pas non plus sur l’attitude personnelle de Molière vis-à-vis de la religion, 14bien qu’il fasse référence à une espèce de mort punitive pour ce « poète comédien », qui serait passé des « plaisanteries du théâtre » au « tribunal de celui qui dit : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez7 ». Molière aurait donc excellé dans la satire morale sans avoir su en tirer le moindre profit spirituel, pour lui-même, ou dans l’intérêt du public. « Il a fait voir à notre siècle, écrit-il, le fruit qu’on peut espérer de la morale du théâtre qui n’attaque que le ridicule du monde, en lui laissant cependant toute sa corruption8 ». Si Bossuet semble bien connaître le répertoire moliéresque, on notera également qu’il fait des références précises au Cid et à Bérénice9. Le plus théâtral des prédicateurs possédait un sens inné du spectacle, et ses Élévations sur les mystères, comme ses Méditations sur l’Évangile reposent sur une scénographie impeccable qui scande toute la dramaturgie du Salut.
Si Bossuet garde le silence sur Tartuffe, c’est peut-être aussi parce que le portrait caricatural du faux dévot correspond à des analyses comportementales sans concession que l’on rencontre sous la plume des ecclésiastiques de l’époque. Le jésuite Louis Bourdaloue représenterait ici un cas exemplaire. Voici ce qu’il écrivait avec une lucidité critique digne de Molière : « pourquoi la vraie dévotion est-elle si peu connue, et pourquoi au contraire connaît-on si bien la fausse ? C’est que la vraie dévotion se cache, parce qu’elle est humble, au lieu que la fausse aime à se montrer et à se distinguer. Je ne dis pas qu’elle aime à se montrer ni à se faire connaître comme fausse. Bien loin de cela, elle prend tous les dehors de la vraie ; mais elle a beau faire, plus elle se montre, plus on en découvre la fausseté10 ». Et Bourdaloue ajoute, avec encore plus de sévérité : « gardez toutes vos pratiques de dévotion, j’y consens ; et je vous y exhorte même très fortement, mais avant que d’être dévot, je veux que vous soyez Chrétien. Du christianisme à la dévotion, c’est l’ordre naturel ; mais le renversement et l’abus le plus monstrueux, c’est la dévotion sans le Christianisme11 ». Le jésuite se montre ici beaucoup plus impitoyable, et sans doute aussi plus audacieux que Molière.
15Dans ses Maximes et réflexions sur la comédie, un Bossuet grincheux s’était montré particulièrement agacé par le double argumentaire de Caffaro : d’une part le Christ n’a jamais condamné les divertissements de la scène ; d’autre part saint Thomas s’est montré extrêmement souple et tolérant sur ce même chapitre. Bossuet a beau jeu, dans un premier temps, de ruiner la pertinence démonstrative d’un argument e silentio, qui reste évidemment réversible, et qui stérilise en quelque sorte toute discussion par ses effets de rétorsion. S’il existe en effet un « grand silence de Jésus-Christ sur les comédies », approbation et condamnation se neutralisent réciproquement. Mais l’expression employée par Bossuet révèle tout un arrière-plan bien plus suggestif, par un déplacement qui projette un argument de type rhétorique dans la sphère de la spiritualité. L’argument e silentio porte en effet justement sur un silence du Verbe. La Parole incarnée est restée muette sur l’une des plus spectaculaires incarnations de la parole humaine, celle du comédien, avec laquelle opère la représentation dramatique. De quel droit, sur le plan de la controverse, s’approprierait-on un tel silence ? En dépit de son parti-pris polémique, Bossuet ne peut pas ne pas se poser la question, et sans doute est-il plus sensible qu’il ne voudrait le montrer à l’argumentation développée par saint Thomas dans une question de la Somme de théologie souvent invoquée (bien que de manière incomplète) dans les débats sur le théâtre. Saint Thomas légitime en effet le métier de comédien en ne voyant rien d’illicite dans ce libre usage de la parole12. Le centre de gravité de son argumentaire repose peut-être cependant sur la conviction qu’il n’est conforme ni à la raison ni à la charité, d’exhiber un rigorisme excessif en se montrant l’ennemi du rire ou du divertissement (Rabelais appelait agélastes ceux qui prétendaient ne pas vouloir rire…), ou, pire encore, en voulant empêcher les autres de se réjouir13. La question religieuse ne saurait elle-même échapper à ce questionnement critique et ludique. Le « grand silence » du Christ sur les comédies laissait pleine liberté à Molière. L’un des plus grands personnages du théâtre, au xviie siècle, Hamlet, mourait sur scène en ouvrant la perspective du jeu dramatique 16sur un étrange aveu de silence : « the rest is silence14 ». On pourrait imaginer de tels mots sur les lèvres de Molière mourant lui aussi sur scène. Dramaturges et personnages se réservent, eux aussi, une part de silence, en ayant part justement à ses privilèges.
Christian Belin
1 Maximes et réflexions sur la comédie, Œuvres complètes de Bossuet, éd. Abbé Guillaume, Tome neuvième, Paris, Berche et Tralin, 1877, p. 100.
2 Molière et Bossuet, Réponse à M. Louis Veuillot par Pierre Victor-Henri Berdalle de Lapommeraye, Paris, P. Ollendorff, 1877.
3 Rappelons que Louis XIII, en 1641, avait pris la défense des comédiens, à l’instigation de Richelieu. En 1657, l’abbé d’Aubignac avait publié un Projet pour le rétablissement du théâtre français. En 1666 Racine publia sa Lettre à l’auteur des Hérésies Imaginaires et des deux Visionnaires, et Conti son Traité de la Comédie et des spectacles selon la Tradition de l’Église ; en 1667, Nicole publie son Traité de la comédie ; en 1669, Molière publie la préface de Tartuffe, et en 1674, Samuel Chappuzeau (protestant converti) publie Le Théâtre français, où il propose une réhabilitation morale du théâtre.
4 Caffaro s’inspire très largement du jésuite Ottonelli qui avait publié en 1646 un plaidoyer pour le théâtre, Della cristiana moderazione del teatro.
5 Voir à ce sujet l’excellente synthèse de Xavier Michel, Le Théâtre interdit ? Les réglementations des spectacles à Genève entre Calvin et Rousseau, Genève, Slatkine, 2015.
6 Maximes et réflexions sur la comédie, op. cit., V, p. 93.
7 Loc. cit.
8 Loc. cit.
9 Maximes et réflexions sur la comédie, op. cit., III et IV.
10 Pensées du Père Bourdaloue, de la Compagnie de Jésus, sur divers sujets de Religion et de Morale, Tome premier, Bruxelles, Par la Compagnie, 1766 (1734), p. 317.
11 Pensées du Père Bourdaloue, op. cit., p. 320.
12 « Même le métier de comédien, qui est destiné à apporter un délassement aux hommes, n’est pas de soi illicite, etiam officium histrionum, quod ordinatur ad solatium hominibus exhibendum, non est secundum se illicitum », Summa theologiae IIa IIae, Q. 168, art.3.
13 « Il est contraire à la raison d’être un poids pour les autres lorque par exemple on n’offre rien de plaisant et qu’on empêche les autres de se réjouir, dum nihil delectabile exhibet et etiam delectationes aliorum impedit », Q. 168, art. 4.
14 William Shakespeare, Hamlet, V, 2, v. 4020.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-16495-1
- EAN : 9782406164951
- ISSN : 2494-5102
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16495-1.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 31/01/2024
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : Molière, Bossuet, Bourdaloue