Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Bossuet Littérature, culture, religion
2021, n° 12. Bossuet et l’Angleterre - Auteurs : Van Hamme (Clément), Pelleton (Nicolas), Thirouin (Laurent), Hache (Sophie)
- Pages : 185 à 202
- Revue : Revue Bossuet
Jacques-Bénigne Bossuet, Œuvres historiques, philosophiques et politiques, éd. Maxence Caron, préface de Renaud Silly o.p., Paris, Les Belles Lettres, coll. « Classiques favoris » (8), 2020, 2 vol., 3868 p.
Depuis que Charles Urbain et Eugène Levesque avaient achevé de rééditer, en les améliorant, les Œuvres oratoires de Bossuet établies par l’abbé Joseph Lebarq à la fin du xixe siècle (Desclée, 1914-1926, 7 vol.), après avoir publié sa Correspondance intégrale (Hachette, 1909-1925, 15 vol.), les éditions volumineuses des œuvres de l’évêque de Meaux semblaient avoir cédé définitivement le pas à des entreprises de taille plus modeste. Ces deux éditeurs assidus, dont l’un fut d’ailleurs directeur de la première Revue Bossuet, avaient déjà eux-mêmes édité séparément ses Principes communs de l’oraison chrétienne, inédits (Firmin-Didot, Roger et Chernotte, 1897), ses lettres sur l’éducation du dauphin (Bossard, 1921), son Traité de la concupiscence (Fernand Roches, 1930) ou encore ses Maximes et réflexions sur la comédie (Grasset, 1930). Il s’agissait pour eux d’amender chaque fois avec le plus de précision possible le travail effectué dans les années 1860 par Jean-François Lachat, qui avait commis, entièrement seul et sans formation spécifique, une édition alors exhaustive des Œuvres complètes de Bossuet, revues quand cela lui était possible sur les manuscrits (Louis Vivès, 1862-1866, 31 vol.). Ce travail de correction et d’augmentation a été poursuivi sans interruption depuis : on peut se réjouir de le voir se prolonger aujourd’hui encore, comme en témoignent la réédition des Maximes et réflexions sur la comédie et du Traité de la concupiscence par Patricia Touboul (Honoré Champion, 2020) ainsi que celle, en cours de préparation, des Œuvres oratoires sous la direction d’Anne Régent-Susini (Cerf). L’édition Lachat n’en a pas moins fait date : son succès durable n’est pas dû qu’à ses proportions monumentales. Elle est encore une référence commode dans la mesure où elle fournit non seulement, pour un certain nombre d’œuvres de Bossuet, la dernière réimpression en date, mais également des notices qui rassemblent en un même endroit des renseignements factuels sur leur contexte de production, sur l’histoire de leurs éditions et sur leurs 186manuscrits. Longtemps restée introuvable, elle a été entièrement numérisée et mise en ligne sur la plateforme « Gallica » de la Bibliothèque nationale de France (www.gallica.bnf.fr). Elle a également été retranscrite en intégralité sur le site de la « Bibliothèque monastique » de l’abbaye Saint-Benoît de Port-Valais (Suisse), grâce au patient et minutieux travail du père Dominique Stolz (www.bibliotheque-monastique.ch).
Maxence Caron, en publiant deux forts volumes d’œuvres de Bossuet aux Belles Lettres, renoue avec le principe d’une édition imposante. C’est sous sa direction qu’avait déjà vu le jour, en 2017, une réédition assurée par Renaud Silly – en un seul volume – du Carême de Saint-Germain, des Élévations sur les mystères, des Méditations sur l’Évangile, de l’Exposition de la doctrine catholique sur les matières de controverse, du Discours sur la vie cachée en Dieu, de poésies et d’opuscules divers, suivis d’un Dictionnaire raisonné de Bossuet (Robert Laffont ; voir le compte-rendu suivant). La démarche de ces deux nouveaux tomes apparaît dans la continuité de cette première entreprise, non seulement par leur taille, mais également par la variété générique des textes retenus. Les quelques 3120 pages de Bossuet réunies ici offrent au lecteur un vaste panorama de ses pratiques d’écriture. L’évêque de Meaux y est d’abord controversiste : la Défense de la tradition et des Saints Pères et l’Histoire des variations occupent le premier volume. Le second s’ouvre sur les Avertissements aux protestants et la Défense de l’Histoire des variations ; il se poursuit avec la Relation sur le quiétisme et l’Avertissement aux protestants sur leur prétendu accomplissement des prophéties. Bossuet y est également précepteur du dauphin : la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture Sainte et le Discours sur l’histoire universelle suivent, dans le second volume, la lettre écrite au pape Innocent XI sur l’instruction du dauphin (donnée dans une présentation très commode, qui juxtapose le texte latin et sa traduction française). Il y est, enfin, un pasteur – au sein des Explications sur quelques difficultés sur les prières de la messe et des Instructions pastorales sur les promesses de l’Église – ainsi qu’un exégète traducteur de la Bible : l’ensemble s’achève sur sa traduction commentée de l’Apocalypse et son Explication de la prophétie d’Isaïe. En guise de porte d’entrée sur cette somme bossuétienne, l’éditeur propose une réimpression de l’Histoire de Bossuet du cardinal Louis-François de Bausset. Originellement parue en 1814, elle est donnée ici dans sa deuxième édition, qui fut la plus diffusée, imprimée pour la première fois en 1819 en tête de l’édition versaillaise des Œuvres de Bossuet, 187dont elle occupait les quatre premiers tomes (Jacques-Auguste Lebel, 1816-1820, 47 vol.).
La cohérence du corpus retenu dans ces deux volumes apparaît à la lecture de la préface de Renaud Silly (p. xi-lviii). Elle met en évidence le rôle joué par Bossuet dans l’histoire de la pensée chrétienne, en choisissant une très vaste échelle temporelle ; sans être strictement chronologique, le propos explore au fil des œuvres de l’évêque de Meaux tout l’espace historique qui sépare la Tradition, dont il s’est fait le relais au xviie siècle, des lectures du siècle dernier qui ont vu en lui l’incarnation d’un conservatisme dépassé. En soutenant l’idée d’une dimension prophétique de la pensée de Bossuet, qui aurait « instruit par avance le procès de toutes les croyances de l’âge à venir » (p. xiii), Renaud Silly expose minutieusement et avec clarté la cohérence théologique et spirituelle qui sous-tend les œuvres réunies. Il insiste tout particulièrement sur le Discours sur l’histoire universelle (p. xiii-xxiii), l’Histoire des variations (p. xxiii-xxx), la Défense de la tradition (p. xxx-xxxviii), la Politique (p. xxxviii-xlii), la Relation sur le quiétisme (p. xliii-lii) et l’Apocalypse (lvi-lviii). Il propose pour chacune de ces œuvres un commentaire développé qui constitue également une excellente entrée en matière pour le lecteur moins averti.
Conformément à l’ambition de la collection des « Classiques favoris », où Bossuet rejoint saint Augustin et sainte Catherine de Sienne, l’objectif de ces deux volumes est de rendre disponible une « œuvre disparue ou détruite par des éditions fausses ». Œuvre disparue, en effet : ces deux volumes ont le grand mérite de proposer dans une présentation nouvelle des textes dont la majeure partie n’avaient pas été réimprimée depuis l’édition Lachat. Cette édition ne les rétablit toutefois pas tout à fait dans leur vérité, dans la mesure où elle propose une reproduction des textes établis par Jean-François Lachat : elle en reprend également, presque sans aucune modification, les notes de bas de page et les introductions historiques. En ce sens, la promesse d’établissement nouveau du texte formulée sur le coffret qui réunit les deux volumes (ainsi que dans l’avant-propos) n’est pas véritablement tenue. Les seules interventions que nous avons pu identifier portent, à la marge, sur les introductions historiques : mis à part une omission dans la première phrase de la notice de l’Explication de la prophétie d’Isaïe (t. ii, p. 1857), seul le premier paragraphe de celle de l’Apocalypse semble avoir été modifié. La première 188phrase est raccourcie ; plus loin, un simple « comment » est supprimé au profit d’une formule pour le moins étrange, « par quel mystère de la vulgivague médiocrité du monde » (t. ii, p. 1627) ; en fin de paragraphe, les « cent » personnes dont Lachat dit qu’elles connaissent Bossuet par l’intégralité ses ouvrages ne sont réduites qu’à « quelques dizaines ». La retranscription à l’identique de l’édition Lachat n’est pas, en soi, un choix qu’il faudrait condamner par principe, en s’appuyant sur des motifs que certains jugeraient « aussi vagues qu’universitaires » (t. i, p. lxi) en dépit de leur bien-fondé. La remarque vaut également pour l’Histoire du cardinal de Bausset. Ces travaux érudits, anciens, parfois fautifs et très largement partisans, n’ont pas perdu pour autant de leur intérêt. Le cardinal a rédigé sa vie de Bossuet à partir de documents originaux dont certains ont ensuite disparu, notamment la majeure partie du Journal tenu par le secrétaire de Bossuet, l’abbé Ledieu. Toutefois, le systématisme avec lequel la reproduction a été réalisée, ainsi que l’absence de mise en contexte historique de la biographie et de l’édition reproduites, une fois passée la légère déception du lecteur qui pouvait croire que le texte avait été établi à nouveaux frais, posent un certain nombre de problèmes pratiques et pédagogiques.
Le choix de reconduire les œuvres telles que Jean-François Lachat les a établies invalide en partie le discours tenu en avant-propos sur la modernisation de l’orthographe, pourtant convaincant sur le fond. Il est vrai que le maintien de certaines graphies anciennes, retranscrites fidèlement en leur temps par l’édition Lachat, permet de ne pas trop dénaturer la langue de Bossuet. Toutefois, ce choix seul ne suffit pas à restituer les œuvres « dans leur plein espace d’authenticité » (t. i, p. lxii). L’éditeur du xixe siècle a employé des éditions et des manuscrits de valeur parfois inégale, tout en prenant lui-même des libertés sur certaines transcriptions – même s’il a rendu à Bossuet un visage bien plus véridique que celui offert jusqu’alors par l’édition douteuse et inachevée des Œuvres complètes de dom Jean-Pierre Deforis (Antoine Boudet, 1772-1788, 19 vol.). La retranscription fidèle de son édition n’a pas empêché, par ailleurs, un flottement dans les titres courants des œuvres qui entourent l’Histoire des variations. Les six Avertissements aux protestants sont successivement titrés « Avertissements à Jurieu » (au dos du coffret), « Avertissements contre Jurieu » et, pour la troisième partie du Sixième avertissement, « Avertissement contre M. Jurieu ». Il ne s’agit 189là que d’un détail, mais d’un détail important dans la mesure où ces titres courants sont un guide indispensable dans la consultation des imposants volumes : il aurait été appréciable, en outre, de proposer une page sur deux (comme l’édition Lachat) un titre courant qui rende compte de l’organisation interne des œuvres.
Plus gênante est la reprise à l’identique des notes de bas de page telles qu’elles figuraient dans les notices historiques et dans les œuvres de l’édition Lachat. Cela ne facilite pas le travail du lecteur qui souhaiterait se référer, avec les moyens d’aujourd’hui, aux œuvres qui y sont convoquées. Sans avoir à toucher « au contenu ni à l’esprit des notices de Lachat » (t. i, p. lxii), il aurait été possible de moderniser la présentation des notes – parfois si elliptiques qu’elles en deviennent obscures – en y renseignant par exemple, pour les plus significatives d’entre elles, l’emplacement des références citées dans des éditions modernes. La seule édition récente mentionnée dans l’intégralité des deux volumes se trouve être celle de Bossuet donnée par Renaud Silly sous la direction de Maxence Caron lui-même (par exemple t. i, p. 707, note 4 ; p. 1197, note 1). Plus regrettable encore, l’édition ne met pas à profit son propre travail, puisqu’elle ne fait pas le choix de préciser les numéros des pages où figurent les passages des textes réédités quand ils sont mentionnés en note à d’autres endroits. Cette absence de travail éditorial sur les notes n’est pas, bien sûr, un obstacle à la lecture des œuvres. Il a pour conséquence, cependant, tout comme l’absence d’une bibliographie (même succincte) des publications qui ont été consacrées à Bossuet depuis les 160 ans qui nous séparent de l’édition Lachat, de passer sous silence les études et les éditions qui permettraient au lecteur de poursuivre sa lecture au-delà de ces pages et ainsi d’approfondir sa connaissance de la vie et de l’œuvre de l’évêque de Meaux. Ces deux volumes ne mentionnent pas les éditions qui ont amendé, au siècle dernier, celle de Jean-François Lachat. C’est notamment le cas du Discours sur l’histoire universelle (éd. Bernard Velat et Yvonne Champailler, Gallimard, 1961 ; éd. Jacques Truchet, GF, 1966) et de la Politique (éd. Jacques Le Brun, Droz, 1967). Ils ne citent pas non plus le travail des biographes qui ont corrigé et précisé, certes sans les surpasser en taille, les travaux du cardinal de Bausset : Alfred Rébelliau (Bossuet, Hachette, 1900), Jean Calvet (Bossuet. L’homme et l’œuvre, Boivin, 1941 ; réed. Jacques Truchet, Hatier, 1968) et Jean Meyer (Bossuet, Plon, 1993). Bossuet apparaît donc 190ici tel qu’une certaine époque, traversée de débats politiques et religieux depuis épuisés, a pu et voulu se le représenter. Nous renverrons alors le lecteur, tant sur l’histoire des œuvres de Bossuet que sur sa biographie et sur l’histoire de sa réception, à l’introduction et aux précieuses bibliographies commentées qui figurent dans l’ouvrage collectif de Gérard Ferreyrolles, Béatrice Guion, Jean-Louis Quantin et Emmanuel Bury (Bossuet, pups, 2009, p. 9-23 et 255-265). Elles constitueront des compléments indispensables à la consultation de cette anthologie.
On ne peut que se réjouir, en dépit de ces réserves, de voir l’évêque de Meaux paré de ces habits neufs que sont ces deux volumes soigneusement reliés et élégamment imprimés. L’investissement conséquent fourni par les éditeurs et le préfacier, tant matériel qu’intellectuel, sera assurément récompensé par le large succès qu’il faut souhaiter à cette réimpression. Elle ne sera pas seulement utile aux amateurs désireux de découvrir ou de redécouvrir Bossuet. Elle fournira aux chercheurs un précieux outil de travail, qui leur garantira un accès facilité et immédiat à ces œuvres essentielles de l’évêque de Meaux.
Clément Van Hamme
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Jacques-Bénigne Bossuet, Élévations sur les mystères, Méditations et autres textes, éd. établie et présentée par Renaud Silly o.p., Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2017, 1728 p.
En 2017, les éditions Robert Laffont ont fait paraître un ensemble de textes importants de Bossuet qui, jusqu’alors, n’étaient disponibles que dans des éditions anciennes, notamment celle de Ch. Urbain et E. Levesque et celle de F. Lachat. Bien que celles-ci restent des éditions 191de référence, elles n’en sont pas moins peu accessibles à un large lectorat. Par là même, le présent volume, publié dans la collection « Bouquins », et établi par Renaud Silly, dominicain et chercheur à l’École archéologique et biblique de Jérusalem, vient combler un manque éditorial, en donnant aux lecteurs « des œuvres majeures, indisponibles depuis le xixe siècle » (quatrième de couverture).
Une préface de douze pages et une chronologie détaillée précèdent les œuvres de Bossuet regroupées dans le volume. À l’instar de l’édition des Œuvres historiques, philosophiques et politiques, publiée en 2020 aux éditions des Belles-Lettres sous la direction de Maxence Caron et préfacée par Renaud Silly, le volume de la collection « Bouquins » a le mérite de présenter des œuvres de l’Aigle de Meaux qui relèvent de formes et de genres littéraires et discursifs variés : Sur la Brièveté de la vie et le néant de l’homme, Le Carême « du Louvre » ou Carême de Saint-Germain, les Élévations sur les mystères, les Méditations sur l’Évangile, l’Exposition de la doctrine catholique sur les matières de controverse, le Discours de la vie cachée en Dieu, les Trois Lettres à Louis XIV, les Sentences et maximes pour Monseigneur le Dauphin, et un ensemble de dix-sept opuscules. Tour à tour moraliste, prédicateur, théologien, controversiste et conseiller politique, Bossuet est donc ici présenté sous les différents aspects de sa personnalité intellectuelle, le volume offrant ainsi aux néophytes un panorama représentatif d’une production de près de cinquante ans. Le Carême de 1669, traditionnellement intitulé Carême de Saint-Germain, apparaît dans le volume sous le titre de Carême « du Louvre » ou de Carême de Saint-Germain ; Renaud Silly explique ce choix dans la notice introductive de la station. Un dernier ensemble de textes est formé de poèmes, rappelant – ou plutôt présentant – un aspect fort méconnu, bien que secondaire, de la production de Bossuet.
Chacune des œuvres de Bossuet présente dans le volume est précédée d’une notice introductive, qui met les textes et la pensée de l’Aigle de Meaux en perspective par rapport à la pensée théologique de son temps. Cependant, Renaud Silly ne néglige pas les aspects littéraires et stylistiques. Un « dictionnaire raisonné » conclut de façon bénéfique ce volume.
En somme, le volume édité chez Robert Laffont met à la disposition et à la portée d’un public diversifié des textes représentatifs du génie de Bossuet. On peut espérer que ce volume contribuera à faire mieux 192connaître les œuvres et la pensée de Bossuet auprès d’un large lectorat, et participera à la présentation de la culture religieuse et rhétorique du Grand Siècle.
Nicolas Pelleton
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Gérard Ferreyrolles, De Pascal à Bossuet. La littérature entre théologie et anthropologie, Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 2020, 752 p.
Tous les lecteurs des Pensées de Pascal connaissent aujourd’hui l’édition Sellier-Ferreyrolles, qui dans le maquis des éditions des Pensées est peu ou prou devenue la référence. Cela tient à la rigueur philologique de Philippe Sellier et à l’intelligence de ses choix. Mais il faut aussi donner sa part de la réussite à l’annotation de Gérard Ferreyrolles, qui est comme un modèle du genre. Économiques, malgré leur nombre, et toujours secourables, les notes de Gérard Ferreyrolles sont une aide irremplaçable pour s’orienter dans les méandres du génial brouillon. Les mêmes qualités de clarté, de pertinence, d’économie, d’intelligence, se retrouvent à chaque page du présent volume de varia où sont réunis les travaux de quelque quarante années.
Un bref regard sur le riche index qui conclut l’ouvrage confirme le titre sous lequel il se présente. Les entrées « Pascal » et « Bossuet » sont l’une et l’autre flanquées d’un passim, qui reconnaît l’inutilité d’en faire le décompte, vu leur omniprésence. Seuls deux autres noms propres partagent le même privilège : celui de Jésus-Christ et celui de saint Augustin. Cette observation, étroitement quantitative, donne une première image du volume et de ses grands axes. L’attention à 193l’augustinisme assure comme un lien entre toutes les études, où la littérature balance entre théologie et anthropologie. Dans l’avant-propos, l’auteur reconnaît l’inscription de ses travaux dans « ce qu’il est convenu d’appeler l’histoire des idées », organisée ici en six rubriques autonomes : théologie, histoire, politique, polémique, rhétorique, littérature. Dans chacune d’elles, Pascal et Bossuet sont au premier rang.
C’est une gageure, évidemment, que de présenter en quelques lignes trente-sept études, au projet souvent ambitieux, et qui couvrent plus de 700 pages. J’essaierai d’en signaler au moins les lignes de force et de donner les raisons pour lesquelles ce recueil n’est ni disparate, ni conjoncturel. Gérard Ferreyrolles rassemble ici des analyses de première importance, nourries par une longue fréquentation des textes classiques et une rigoureuse culture, tant philosophique que théologique. Le résultat est un volume copieux où se déploie une lecture personnelle et cohérente. Certains textes n’avaient jamais paru en français : un riche appendice « sur la postérité du Discours sur l’histoire universelle » de Bossuet (originellement On the History of Universal History) ; une étude sur les Provinciales dans la tradition de la polémique chrétienne ; enfin un travail sur l’opuscule le moins commenté de Pascal – la Comparaison des chrétiens des premiers temps avec ceux d’aujourd’hui – qui se développe en « une histoire du baptême selon Pascal et selon l’histoire » (p. 83).
Ces quelques titres suffisent à attester l’ampleur des perspectives. Là où beaucoup, au détour d’une monographie, se contentent volontiers d’allusions rapides ou de connivences érudites, Gérard Ferreyrolles est toujours attentif à sortir du flou et à préciser les cadres. Cette préoccupation, où se reconnaissent le souci de l’enseignant autant que l’exigence du chercheur, donne lieu à de vastes synthèses : sur des genres littéraires propres à l’époque classique ou sur des notions essentielles de l’histoire des idées. Un chapitre fait ainsi le point sur le genre épistolaire et les éléments constitutifs d’une lettre (« L’épistolaire, à la lettre », p. 413-436). Un autre, relevant le défi exprimé naguère par Marc Fumaroli, propose les bases d’une histoire de la prédication, pour replacer l’éloquence de la chaire « au sein d’une évolution globale », depuis les Pères de l’Église et le Moyen-Âge (« Les âges de la prédication », p. 479-514). Le volume enfin se conclut par une vaste fresque, dont l’ambition ne se donne jamais cours aux dépens de la précision, sur « L’augustinisme dans la vie intellectuelle française au xviie siècle » (p. 703-723). Quatre pans 194sont distingués, quatre lieux où s’inscrit l’héritage de saint Augustin de manière contrastée, et parfois antagoniste : théologie, philosophie, politique, littérature. Gérard Ferreyrolles s’inscrit ici dans le sillage de Philippe Sellier et de Jean Lafond, en montrant comment l’augustinisme est une catégorie ondoyante, et néanmoins structurante, qui permet de rendre compte de la vie intellectuelle du Grand Siècle, sous toutes ses facettes.
Un dernier exemple encore de l’art de la synthèse de Gérard Ferreyrolles, où information savante et élaboration intellectuelle se marient harmonieusement : des « Prolégomènes à la concupiscence » (p. 532-543) s’emploient à montrer comment le discours théologique (en l’occurrence les célèbres analyses de saint Augustin sur les trois libidines – sentiendi, sciendi, dominandi) a pu alimenter la réflexion morale, au risque de payer sa fécondité littéraire d’une certaine dilution conceptuelle. Les « trois concupiscences » se sont installées aujourd’hui dans le discours critique – on ne peut que s’en réjouir, tant ces notions augustiniennes ont fait la preuve de leur importance anthropologique. Mais quelle différence convient-il de faire entre concupiscence et désir ? Comment la théorie se développe-t-elle originellement, au sein même de l’œuvre de saint Augustin ? Et de quelle manière contrastée cette anthropologie religieuse est-elle adoptée par un Pascal, un Bossuet, un La Bruyère, un Senault ? Toutes ces questions sont examinées avec précision, et dans toute leur portée. Une telle étude constitue désormais un indispensable point d’entrée pour qui veut lire avec plus d’intelligence les moralistes et prédicateurs classiques.
Une part considérable de l’ouvrage est consacrée aux travaux sur l’Histoire et à la manière dont cette discipline est comprise et pratiquée au xviie siècle. Une vaste étude (cinquante pages !) sur « la conception augustinienne de l’Histoire » établit le cadre critique – véritable clef et indispensable mise au point. C’est l’occasion de mesurer les gauchissements de la pensée de saint Augustin vers un augustinisme politique, qui en est une forme de trahison. Le recours précis aux textes fondateurs nous libère des généralités théoriques et rend toute sa richesse à la pensée historique du grand Africain. À la lumière de la Cité de Dieu, il n’est pas interdit ainsi de parler de l’augustinien Corneille (p. 141), malgré les raisons théologiques d’opposer Racine et Corneille. Ces considérations sont ensuite réfractées, en une série d’enquêtes plus monographiques, au prisme des grands auteurs : Pascal (« De la causalité historique chez 195Pascal », p. 179-201) ; La Rochefoucauld (Réflexions sur la Réflexion XIX, Des événements de ce siècle – p. 203-214) ; Bossuet (« Histoire et causalité chez Bossuet », p. 215-224) ; Fénelon (« La Providence dans le Télémaque », p. 225-237). La politique elle-même n’est que de l’Histoire en gestation, du moins quand elle est considérée, comme le fait Gérard Ferreyrolles, dans ses affleurements les plus concrets. Cette attention aux circonstances nous vaut une analyse magistrale du Mars Gallicus, pamphlet de Jansénius bien moins célèbre que son ouvrage posthume, mais dont on a tendance à sous-estimer le poids. Quelle que soit, dans les affrontements, la part du théologique et du religieux, « c’est du Mars Gallicus que proviennent comme de leur plus évidente source politique les maux des “jansénistes” français du xviie siècle. » (p. 253).
De l’histoire à la politique, de la politique à la polémique, on retrouve bien entendu Pascal. Une série d’études sur les Provinciales nous rappelle que Gérard Ferreyrolles reste aujourd’hui un des meilleurs spécialistes de ce texte, vers lequel convergent tous ses sujets d’intérêt. On lira en priorité les pages malicieusement intitulées « Qui a écrit les Provinciales ? » (p. 313-333). La question pourrait paraître oiseuse, et elle ne réserve aucune révélation tonitruante, mais elle donne lieu à une enquête méticuleuse et étrangement absente de la bibliographie antérieure. Quand, et selon quelles étapes, a-t-on identifié l’auteur des Petites Lettres ? Combien de personnes, à Port-Royal, étaient-elles au courant du secret ? Comment a évolué le statut de cette œuvre ? Par son art de repérer quelques éléments significatifs du texte, avec une connaissance intime du contexte, qui n’est jamais prise en défaut, Gérard Ferreyrolles nous conduit à des conclusions rien moins qu’anecdotiques, sur l’auctorialité des Provinciales. « Les détours à quoi oblige une question [peuvent] avoir plus d’intérêt que la réponse elle-même. » (p. 333). La question est certes ici résolue d’avance, mais l’ensemble du parcours se révèle fascinant, les détours comme le point d’arrivée.
Sur les Pensées elles-mêmes, Gérard Ferreyrolles jette un regard original, qui tranche souvent avec la doxa critique. Habité par la référence thomiste, dès sa thèse sur Pascal et la raison du politique, il traque avec constance (et avec bonheur) tous les éléments du texte qui relèvent d’une réhabilitation de l’homme et de la société, s’écartant ainsi de la voie de la déploration et de la dénonciation dans laquelle beaucoup cherchent à cantonner Pascal. « Comme il y a un “bon usage des maladies” du corps, 196il est un bon usage de la concupiscence, qui est la principale maladie de l’âme » (p. 7) : contre une vision obstinément noire et tragique de l’anthropologie pascalienne, il est possible, dans le texte des Pensées, de trouver les éléments d’une réhabilitation même de la concupiscence (p. 545), et plus généralement des passions. Les intuitions de Pascal donnent matière à ébaucher une « esquisse des passions vertueuses » (p. 577-583) et à sortir de la représentation caricaturale du janséniste en « philosophe scythe » (p. 581). Le commentaire d’une pensée énigmatique (Sel. 500) et un peu délaissée par la critique, constitue pour Gérard Ferreyrolles comme une sorte d’épisode fondateur, issu de l’Histoire Sainte (Genèse, 14, 22), et une clef anthropologique : « Abraham ne prit rien pour lui, mais seulement pour ses serviteurs. » Les serviteurs d’Abraham représentent pour Pascal les passions, que l’homme peut mettre à son service, à condition de leur accorder la nourriture qui convient.
Il faut enfin signaler, tant la chose est inhabituelle, le bonheur d’écriture de toutes ces pages. Gérard Ferreyrolles possède un art de la formule et un souci d’élégance, qui portent le lecteur, même dans les développements les plus exigeants. La « kénose rhétorique de Bossuet » (p. 471), « l’homme déchu sans chute » (p. 543), ou la théodicée de Télémaque baptisée théo-odyssée (p. 231), sont quelques exemples parmi tant d’autres de ces trouvailles d’expression, qui ne reculent pas, le cas échéant, devant le jeu de mots. Grand interprète des Provinciales – on l’a dit –, Gérard Ferreyrolles a été amené à s’interroger d’un point de vue théorique sur la polémique et sur les contraintes morales auxquelles elle reste soumise. Mais le théoricien et critique littéraire nous montre, à l’occasion, qu’il sait aussi mettre ses analyses en pratique. Il nous donne un savoureux exemple de son art quand il se livre à une réfutation courtoise, mais implacable, de Lucien Goldman (p. 391-409), et des thèses – naguère célèbres – du Dieu caché. Sans doute l’exercice a-t-il légèrement perdu de sa nécessité, l’adversaire n’ayant plus l’autorité intellectuelle qui fut la sienne dans les années 1960. Il reste que ces pages, d’une drôlerie retenue, constituent aussi une vraie leçon de polémique, selon l’idéal patiemment dégagé ailleurs. Gérard Ferreyrolles illustre ici une pratique exemplaire de la polémique, honnête, respectueuse de la charité et de la justice, sans jamais rien perdre de son efficace – en un mot, thomiste, comme l’auteur aimerait certainement qu’on la qualifie.
197Savantes, honnêtes, rigoureuses, parfois drôles, toujours utiles et souvent indispensables, les études qui composent ce recueil vont pouvoir sous cette nouvelle forme s’installer dans les bibliographies. Et si le spécialiste du xviie siècle, l’interprète de Bossuet ou de Pascal, sont assurés de trouver dans ces pages une nourriture substantielle, l’honnête lecteur ne doit pas se laisser intimider par l’appareil scientifique de ces travaux : leur richesse littéraire, spirituelle et humaine, est à même de toucher le plus vaste public.
Laurent Thirouin
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Paula Barros, Inès Kirschleger et Claudie Martin-Ulrich (dir.), Prêcher la mort à l’époque moderne. Regards croisés sur la France et l’Angleterre, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2020, 376 p.
Dans la collection « Rencontres » des éditions Classiques Garnier, P. Barros, I. Kirschleger et Cl. Martin-Ulrich publient les fruits d’un colloque qui s’est tenu à Montpellier en 2012, avec dix-neuf articles précédés d’une introduction. Le titre du volume, Prêcher la mort, doit être entendu en un sens large, dans la mesure où il s’attache à la fois aux sermons sur la mort et aux différentes formes d’oraisons funèbres, comme aux ouvrages proposant des modèles de consolation, voire aux récits des Dernières heures qui offrent un « dernier sermon » en forme de testament spirituel (J. Gœury). L’homogénéité de l’ensemble du corpus met en lumière les écarts dans la pratique de ces formes de discours, en fonction de la confession de leur auteur, et les évolutions qu’elles connaissent, essentiellement du début du xvie siècle à la fin du xviie.
L’introduction offre un point critique et historiographique, à la fois sur le sermon en général et sur les discours funèbres, soulignant par exemple 198les fluctuations génériques, lorsque les interrogations des prédicateurs catholiques quant à la légitimité de l’éloge du défunt se transforment en refus catégorique chez les Réformés français. L’organisation de l’ouvrage en trois parties, sous les mots clés « revendiquer », « accompagner » et « commémorer », témoigne du souci de pointer les fonctions sociales, doctrinales et pastorales des discours que suscite la mort, en saisissant leurs enjeux communs en dépit des lignes de fractures qui les traversent, qu’elles soient celles des frontières ou des confessions. Pour les Églises catholique, luthérienne, calviniste et anglicane, ce sont bien les mêmes questions qu’ouvre la confrontation avec la mort, et les articles s’attachent pour l’essentiel aux choix auxquels sont confrontés les divers représentants ecclésiastiques : comment accueillir la douleur des familles qui viennent de perdre un proche ? Comment articuler la reconnaissance, voire l’éloge du défunt et une visée pastorale ? Comment prendre occasion de la brèche ouverte par l’irruption de la mort pour affirmer des perspectives doctrinales, et dans certains cas politiques ? Au-delà de la similitude des interrogations, les différentes confessions mettent en œuvre des réponses qui leur sont propres.
Publiées en anglais pour quatre d’entre elles, les études se partagent entre les domaines français et anglais et portent une attention particulière aux Églises réformées. Elles font apparaître en arrière-plan non seulement tout le contexte historique des violences religieuses et plus largement des tensions confessionnelles, mais aussi les enjeux idéologiques que révèlent certaines adaptations locales et stratégies de discours. Attentive aux procédés rhétoriques d’un sermon de Thomas Cranmer publié en 1547, M. Vénuat montre comment une exhortation sur la crainte de la mort travaille à présenter aux fidèles les préceptes importants de la Réforme. Ou bien encore en Angleterre, le recueil de sermons funèbres puritains connu sous le nom de Threnoikos se voit édité plusieurs fois entre 1640 et 1672, avec des remaniements qui témoignent des enjeux politiques du temps (R. Houlbrooke). Même le motif de la femme forte étudié par C. Méli dans des oraisons funèbres du xviie siècle se révèle porteur d’une intention idéologique qui dépasse largement le cas particulier des femmes dont l’éloge est prononcé.
Quelques grands noms de la prédication sont à l’honneur, tels ceux de Bossuet (C. Belin), de Jacques Abbadie (R. Whelan), ou de John White (I. Fernandes), mais l’exploration des pratiques sermonnaires ordinaires 199constitue aussi l’un des atouts de l’ouvrage. Intitulé « Preaching after life. Teachings on Purgatory in France, 1500-1700 », l’article de E. Tingle s’intéresse ainsi à la manière dont le thème de l’au-delà se voit développé dans la prédication funèbre en France, en particulier dans le cas de Nantes et du sud de la Bretagne.
Dans cet ensemble cohérent et très convaincant, deux articles peinent quelque peu à s’intégrer, avec d’une part une incursion dans le Saint-Empire romain germanique (S. Gautier), dont on aurait aimé que l’écart géographique soit réfléchi comme tel, et un article (A. Paschoud) sur les sermons de Simon de Vigor, qui traite de l’articulation « entre polémique confessionnelle et réflexion sémiologique sur le sacrifice christique ». Cette étude, du reste très intéressante, n’entretient pas de lien direct avec le thème central du volume ; par son analyse de la confrontation entre théologies catholique et réformée, elle rejoint cependant les préoccupations de bon nombre des articles.
Croiser les regards sur la France et l’Angleterre à l’époque moderne revient de fait à observer comment on croise le verbe entre confessions, tout autant, sinon plus que d’un pays à l’autre. La question du purgatoire est ainsi un objet central des sermons catholiques post-tridentins sur la mort, comme le montre C. La Charité en s’appuyant sur l’exemple de Denys Peronnet, dont la prédication est animée par la polémique contre les Protestants. De leur côté, les Églises réformées françaises affirment leur rejet de la croyance au purgatoire et leur volonté de se démarquer des pratiques catholiques de l’oraison funèbre, en refusant toute cérémonie qui y ressemblerait ; reste alors la nécessité d’apporter aux familles de nouvelles formes de consolation (M. Carbonnier-Buckard, V. Ferrer). Quant à l’Angleterre, les épisodes d’affrontements religieux laissent des traces dans les sermons funèbres anglicans, qui évitent notamment tout propos rappelant le culte des saints (I. Fernandes, C. Jérémie, A.-M. Miller-Blaise).
Le présent volume s’inscrit parmi les travaux sur les discours et pratiques funèbres publiés en France ces dernières décennies, qu’il complète utilement. L’ouvrage collectif dirigé par J. Balsamo, Les Funérailles à la Renaissance (Droz, 2002) par exemple, ou celui dirigé par P. Eichel-Lojkine, De bonne vie s’ensuit bonne mort. Récits de morts, récits de vie en Europe (xve-xviie siècles) (Garnier, 2006), s’ouvraient déjà à une dimension européenne, mais le cas de l’Angleterre était cependant fort peu pris en 200compte. Quant aux études parues en anglais, elles ne sont pas toujours accessibles ni familières aux Français. Prêcher la mort vient combler cette lacune en faisant dialoguer spécialistes d’histoire, de théologie et de littératures françaises et anglaises.
Sophie Hache
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Marie Viallon et Bernard Dompnier, L’Habit religieux du penseur politique. Une biographie de Paolo Sarpi, Paris, Classiques Garnier, « Constitution de la modernité » (17), 2019, 603 p.
Cette biographie de Paolo Sarpi (1552-1623), écrite à deux mains, est l’aboutissement de plus d’une décennie de travaux consacrés par Marie Viallon et Bernard Dompnier à ce religieux vénitien qui resta, jusqu’à une époque relativement proche, une figure très controversée. Ils avaient déjà grandement œuvré à sa redécouverte par le public français, grâce à leur édition commune de son Histoire du concile de Trente (trad. Pierre-François Le Courayer [1736], Honoré Champion, 2002), mais également grâce à l’édition, par Marie Viallon, d’un ouvrage collectif de référence (Paolo Sarpi. Politique et religion en Europe, Classiques Garnier, 2010) et de sa correspondance italienne (Lettres italiennes, Classiques Garnier, 2016). Le récit de la vie de Paolo Sarpi a très longtemps souffert de l’importance disproportionnée accordée par ses partisans, par ses détracteurs et par ses biographes à la période de l’Interdit vénitien (1606-1607), au cours de laquelle, consulteur officiel de la république de Venise, il s’opposa à Robert Bellarmin sur la question de l’autorité temporelle du pape. On s’est longtemps déchiré sur le détail de ses relations européennes, en vain, pour savoir s’il était sincèrement catholique ou s’il n’était, pour 201citer Bossuet, qu’un « protestant habillé en moine ». Sa biographie a également souffert du silence des archives pour bien des moments de sa vie antérieurs à 1605 ; elle a souffert, enfin, de l’influence durable du récit en quelque sorte officiel que fut celui de la Vie du père Paul (1646) rédigée « ad majorem gloriam Sarpii » (p. 193) par Fulgenzio Micanzio, confrère servite qui fut aussi son secrétaire.
Bien conscients de ces différents écueils, sur lesquels ils s’appuient pour en tirer profit, Marie Viallon et Bernard Dompnier s’attachent à faire un récit chronologique très précis de la vie de Paolo Sarpi, en centrant essentiellement le regard sur la partie qui a précédé son entrée sur la scène politique et polémique. Se fondant sur un dépouillement systématique des archives italiennes et françaises, ils retracent dans le détail toutes les étapes de son parcours au sein de l’ordre des Servites, tout en offrant un aperçu synthétique de ses activités scientifiques et de ses multiples relations personnelles. Contre le portrait fantasmé d’un protestant habillé en moine, ils dressent celui, bien plus complexe, d’un « Observant » qui n’a jamais cessé de partager les valeurs d’un ordre religieux qui a été le cadre structurant de son existence. S’opposant à une perspective téléologique qui voudrait voir dans ses années d’activité au sein de l’Ordre, dont il fut prieur provincial à Venise (1579-1582) et procureur général à Rome (1585-1588), une simple préparation aux années d’intense activité politique qui caractérisèrent son implication dans l’affaire de l’Interdit, les deux auteurs « rétabli[ssent] Sarpi dans sa vérité » (p. 318) en redonnant à sa vocation religieuse la place qui lui revient dans l’histoire de son œuvre et de sa pensée. Ainsi interprètent-ils d’une manière nouvelle les « événements imprévisibles » (p. 204) qui l’ont poussé à s’engager au service de la république de Venise en 1606, en les décrivant comme un complexe « conflit [de] fidélités » dont ils restituent tous les tenants et les aboutissants.
L’ouvrage, en dépit de son sous-titre, dépasse de loin le seul cadre du récit de vie. Ce récit est augmenté, dès l’introduction puis à la fin du dernier chapitre, d’une histoire synthétique des réceptions de la figure de Paolo Sarpi dans les milieux religieux et politiques, tant français qu’italiens, depuis sa mort et jusqu’à la publication de la Table chronologique de l’Histoire de l’Ordre des serviteurs de Marie en 2005. Plus encore, ce livre constitue une véritable somme encyclopédique sur la vie religieuse de l’Italie de la seconde moitié du xvie et du début du 202xviie siècle. Afin de combler les zones d’ombre qui persistent une fois les archives confrontées à la Vie écrite par Micanzio, les auteurs complètent les données biographiques par une description historique et synthétique minutieuse de l’ordre des Servites. Dressant un tableau vivant de l’histoire de la communauté religieuse vénitienne depuis sa fondation, de ses usages, de ses procédures et de ses coutumes, ils parviennent à reconstituer, sans jamais effectuer de parallèle injustifié, les milieux et les conditions dans lesquels Paolo Sarpi a été amené à évoluer dans les moments de sa vie qui sont le moins bien documentés. Le propos est constamment enrichi de pièces justificatives citées dans leur intégralité, traduites en français et toujours accompagnées, en note, de leur version originale.
Enfin, quatre volumineuses annexes, qui occupent près de la moitié du volume, complètent cette riche biographie individuelle qui est aussi le portrait collectif d’une communauté et d’une époque. Une recension minutieuse des plus de 450 titres qui ont pu composer la bibliothèque de Sarpi, dont il ne reste qu’un seul exemplaire identifié avec certitude (p. 319-440) ; un ensemble alphabétique de notices biographiques détaillées des servites contemporains de Sarpi, suivi des dates et des lieux des chapitres généraux, des prieurs élus, des procureurs généraux de l’Ordre, des assemblées de la congrégation de l’Observance, des prieurs provinciaux de Venise et des prieurs conventuels de Notre-Dame de Venise (p. 441-511) ; les décrets des chapitres de la province de Venise, l’épitaphe de Paolo Sarpi, un texte commémoratif de 1722 (p. 513-532) ; enfin, une chronologie des démêlés de Sarpi avec l’Inquisition, ainsi que le placard de sa convocation devant le tribunal (p. 533-547). Tout à la fois récit de vie et somme d’histoire religieuse, cet Habit religieux du penseur politique offre aux chercheurs comme aux amateurs le modèle de ce qu’une démarche scientifique rigoureuse peut produire de juste – qui plus est sur un objet d’étude qui se distingue de bien d’autres par la vivacité des passions qu’il a longtemps soulevées.
Clément Van Hamme
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12552-5
- EAN : 9782406125525
- ISSN : 2494-5102
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12552-5.p.0185
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/12/2021
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français