Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Bossuet Littérature, culture, religion
2020, n° 11. Bossuet et l’Italie (xviie-xxe siècle) - Pages : 177 à 207
- Revue : Revue Bossuet
Thierry Favier et Sophie Hache (dir.), Réalités et fictions de la musique religieuse à l’époque moderne. Essais d’analyse des discours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Hors série », 2018, 348 p.
Cet ouvrage se présente comme une « enquête collective » sur la musique religieuse à l’époque moderne. L’enquête, menée au travers de dix-huit études réparties en trois axes, « La musique religieuse dans la presse française », « Discours polémiques » et « Débats autour d’institutions religieuses en Europe », offre au lecteur un parcours analytique foisonnant, heureux résultat d’une approche interdisciplinaire, « indispensable à cette réflexion d’ensemble », qui réunit musicologues, historiens, littéraires, et spécialistes de l’histoire de l’art. L’intérêt et la réflexion du lecteur sont ainsi constamment réactivés et approfondis par la diversité des perspectives : dans ce même volume coexistent, entre autres exemples, une étude sur les exécutions du Stabat Mater de Pergolèse par Pierre Saby, musicologue (« Le Stabat Mater de Pergolèse au Concert spirituel : aspects du commentaire de presse entre 1753 et 1790 ») et « une polémique autour de l’aménagement des chœurs étudiée par Mathieu Lours », spécialiste de l’histoire des arts et de l’histoire de l’architecture, dans « Pour ou contre le chœur “à la romaine” ? Polémiques autour des espaces sacrés. L’exemple des cathédrales de France aux xviie et xviiie siècles ».
L’articulation entre l’approche interdisciplinaire, qui inscrit résolument l’ouvrage dans une modernité scientifique, et l’approche discursive des multiples sources historiques convoquées réparties principalement en discours de la presse, discours polémique, discours prescriptif et discours critique, permet, dans ce travail collectif, un renouvellement de la réflexion sur la musique religieuse. Les genres et types de discours convoqués correspondent à autant de pratiques sociales et sont envisagés selon leurs conditions de production et de réception. L’article de Thierry Favier sur « Le discours sur le motet à grand chœur dans les comptes rendus du Concert spirituel (1725-1790) » est à ce titre particulièrement éclairant. L’auteur y introduit précisément la démarche 178méthodologique sur laquelle il fonde son analyse : « La méthode ici employée doit beaucoup à l’esthétique de la réception, dans la mesure où celle-ci prend en compte, à travers le concept de perception guidée, la dimension régulatrice de discours qui sont pourtant présentés par leurs auteurs comme de simples chambres d’écho du goût du public ». Thierry Favier nous rappelle, pour reprendre les mots de Dominique Maingueneau, que « le discours est “orienté”, non seulement parce qu’il est conçu en fonction d’une visée du locuteur, mais aussi parce qu’il se développe dans le temps1 ». On assiste ainsi tout au long de l’ouvrage à une multiplication des points de vue (en production et en réception) auxquels, bien entendu, se superpose l’interprétation des spécialistes. Le thème de la musique religieuse à l’époque moderne est, dans un premier temps, décomposé en objets d’étude très variés auxquels est appliqué le filtre « orienté » d’une ou de plusieurs source(s) textuelle(s) historique(s) parfois peu ou jamais explorées (on pense notamment aux manuscrits de Jean-Baptiste Fleury et à l’important travail d’investigation effectué par Cécile Davy-Rigaux) puis recomposé grâce à un fonctionnement réticulaire de l’ensemble des contributions. En ce sens, soulignons le remarquable travail d’édition et de direction scientifiques effectué par Thierry Favier et Sophie Hache.
Dans leur introduction, Thierry Favier et Sophie Hache soulignent et motivent l’importance accordée aux sources textuelles historiques envisagées comme des discours. Dès les premières pages, l’ouvrage se démarque de la tradition historiographique de la musique française des xviie et xviiie siècles qui s’est maintenue depuis le milieu des années 50 jusqu’à la fin des années 80. Cette tradition se caractérisait, certes, par l’importance qu’elle accordait aux sources textuelles (au détriment des sources musicales, reproche que l’on pourrait également faire au présent ouvrage ; ce choix s’explique cependant par une approche discursive des sources et par la composante interdisciplinaire), tradition qui relevait surtout d’une « ambition patrimoniale » : seule la « valeur documentaire était prise en compte ». Ce n’est que depuis une vingtaine d’années que « les questions d’auctorialité, de génétique, d’intertextualité, de contraintes et de stratégies discursives ont été prises en compte dans l’étude des sources qui relevaient du discours au sens général d’énoncés assumés 179à la première personne ». Les dix-huit contributions qui composent l’ouvrage s’inscrivent dans ce courant d’analyse. L’introduction souligne également la diversité des sources historiques (presse, mémoires administratifs manuscrits, lettres, notes, témoignages manuscrits, traités érudits, pamphlets) et, pour certaines, leur singularité. Ces sources sont envisagées comme autant de dispositifs discursifs résultats de stratégies personnelles ou collectives, et comme vecteurs d’enjeux moraux et esthétiques. Enfin, l’introduction propose une synthèse bienvenue des axes et des objets d’étude.
La première partie s’intéresse à « La musique religieuse dans de la presse française ». Elle est composée de huit études qui s’appuient sur une vingtaine de périodiques (le Journal des savants, le Journal chrétien, Les Nouvelles ecclésiastiques, les Lettres sur les ouvrages et les œuvres de piété de l’abbé Joannet, le Mercure…). Les trois premières (Théodora Psychoyou, Sophie Hache, Marie Demeillez) sont orientées vers l’analyse des stratégies discursives : « l’informativité » objective dans les comptes rendus proposés par le Journal des savants. Les Lettres sur les ouvrages et les œuvres de piété de l’abbé Joannet revendiquent, à l’inverse du Journal des savants, une subjectivité dans la critique d’œuvres religieuses et, à travers le dispositif de la conversation ainsi qu’un ethos d’honnête homme, une complicité avec le lecteur. Les œuvres retenues par l’abbé Joannet soulèvent la question du goût, ici guidé par la disposition des productions à « entretenir la piété de son lecteur ». Dans Les Nouvelles ecclésiastiques, revue « janséniste », les articles consacrés à la musique religieuse, sous couvert d’un discours objectif (notamment par l’accumulation d’éléments présentés comme factuels), dénoncent la « messe transformée en spectacle » et le « goût jésuitique ». La notion d’« intertextualité » se trouve au centre de l’étude que Cécile Davy-Rigaux consacre à l’activité intellectuelle du chanoine Jean-Baptiste Fleury, à « sa capacité à s’appuyer sur des sources textuelles de référence dans le domaine ecclésiastique, à les confronter avec les contenus des sources locales qu’il a pu rassembler, pour les convoquer toutes ensemble de façon à appuyer son analyse personnelle ». Les quatre contributions qui terminent la première partie analysent le discours de la critique musicale de presse dans le cadre du Concert Spirituel. À travers un ou plusieurs périodique(s) sont étudiés la question des voix de femmes dans la musique religieuse (Cécile Queffelec), les exécutions du Stabat mater de Pergolèse (Pierre Saby), des oratorios en français 180(Benoît Michel) et des motets à grand chœur (Thierry Favier). Par la mise en évidence de marqueurs linguistiques qui prennent la forme de « topoï rhétoriques », on perçoit les « relations de pouvoir » qui se jouent aussi parfois sur le terrain de la musique religieuse et dont l’institution du Concert Spirituel est le lieu privilégié en France au xviiie siècle. Il se dégage de ces discours « une forte dimension normative », presque déceptive pour le lecteur à force d’être normative, rendant le plus souvent absente la dimension à proprement parler critique du discours de presse tel qu’on le conçoit idéalement aujourd’hui. En ce sens, ces quatre études placent le lecteur dans un contexte et une pensée d’époque.
La seconde partie de l’ouvrage est axée sur « Les discours polémiques ». L’art musical est essentiellement traversé par des polémiques et des débats d’ordre esthétique, théorique et théologiques. L’article de Thomas Leconte sur « la querelle de préséance qui opposa les sous-maîtres de la musique de la Chapelle aux surintendants de la Chambre, pendant presque tout le xviiie siècle, à propos de l’exécution des Te Deum » s’intéresse à un épisode peu connu et à un discours polémique de type institutionnel (Thomas Leconte s’appuie principalement sur un mémoire administratif manuscrit dont la diffusion se limita à la cour), « héritage » du surintendant Jean-Baptiste Lully. La contribution de Jean Duron sur les controverses auxquelles prit part Sébastien de Brossard (« L’affaire des summissaires de Strasbourg », la querelle avec l’abbé Claude Chastelain et la querelle avec Demoz de La Salle) donne à voir une autre image, étonnamment obtuse, du prêtre, compositeur, bibliophile, musicographe, modèle d’érudition musicale. La troisième étude de cette seconde partie est consacrée à des polémiques autour des espaces sacrés (aménagement des chœurs) dans les cathédrales de France aux xviie et xviiie siècles (Mathieu Lours). Les deux dernières études de cette partie « se concentrent sur les dispositifs discursifs mis en œuvre dans des écrits relevant de deux catégories génériques : un traité érudit sur les cathédrales et les collégiales de la France (Bernard Dompnier) et un pamphlet qui, à partir de la description d’une cérémonie religieuse, fait le procès de l’institution ecclésiastique et de sa hiérarchie (Thierry Favier) ».
La troisième partie enfin propose une ouverture européenne et se penche sur des débats autour d’institutions religieuses. « L’article de Michela Berti porte sur les messes de France à Rome et pose la question 181de l’impact des textes prescriptifs émanant du Saint-Siège sur les institutions romaines sous souveraineté étrangère. » Les quatre études qui suivent (Ascensión Mazuela-Anguita, Angela Fiore, Caroline Giron-Panel et Janet K. Page) s’intéressent à la question de la musique dans les couvents (Santa Maria de Jonqueres à Barcelone, les institutions féminines napolitaines, les ospedali vénitiens et les couvents viennois) et donnent un éclairage nouveau et captivant sur un sujet à la fois bien connu de l’histoire de la musique (on pense notamment aux ospedali vénitiens) mais qui est cependant entouré d’une forme de voile, d’une forme d’abstraction. L’approche par les textes (plus que par la notion de « discours ») permet de rendre la vie musicale dans les couvents plus tangible, plus « vivante », d’en percevoir avec davantage de finesse la dimension polémique, morale mais aussi le plaisir musical qui se dégage, en production et en réception, d’une pratique sous d’évidentes contraintes.
La conclusion revient sur la nécessité d’une approche interdisciplinaire et sur sa genèse : des échanges lors de journées d’étude à l’université de Poitiers en 2011 et 2012 donnant toute sa place à « l’interaction dynamique qui lie la création musicale […] et les différentes sensibilités religieuses, telles qu’elles se manifestent à travers les discours sur les sensations et les émotions, mais aussi sur les systèmes de représentations et les dogmes ». La conclusion revient aussi sur l’organisation du volume, sur les objets d’analyse et sur la diversité des points de vue permettant ainsi au lecteur une vue d’ensemble bienvenue, tant l’ouvrage est dense en informations et en réflexions. Citons pour finir Thierry Favier et Sophie Hache : « Assurément, l’époque moderne est marquée à la fois par une accentuation de la prégnance des normes dans les formes publiques du culte et par un recul de l’emprise religieuse sur la société ; d’une part, une exacerbation de l’importance donnée à la liturgie dans l’économie de la piété catholique, d’autre part, la progression de modes d’expression échappant à la sphère sacrée, de l’ordre de la laïcisation ». La variété des objets d’étude (la question des voix de femmes dans la musique religieuse, les exécutions des oratorios en français, la querelle de préséance qui opposa les sous-maîtres de la musique de la Chapelle aux surintendants de la Chambre, les controverses auxquelles fut mêlé Sébastien de Brossard, les études consacrées aux ospedali vénitiens et aux couvents viennois…), la multiplication des points de vue, résultat d’une approche discursive de sources textuelles très variées et l’interprétation 182fine des sources (on pense, entre autres, à l’analyse à « contre-courant » du rapport entre l’utilisation de l’harmonie imitative et l’« effet de peinture » dans l’étude de Sophie Hache, p. 47) en font un ouvrage remarquable.
On pourra enfin s’interroger sur l’emploi du terme « fictions » dans le titre du livre, jamais explicité et donc laissé à l’interprétation du lecteur. L’étude de la musique par des sources textuelles historiques envisagées comme des discours implique d’accepter une forme de « mise en scène » du discours par l’énonciateur. Le terme « fiction » permet au lecteur de l’ouvrage de ne jamais perdre de vue que dans une perspective d’analyse du discours, surtout lorsqu’il s’agit de discours socio-culturellement, voire politiquement marqués comme le discours de la presse ou par nature subjectifs tel que les lettres, la prise en compte de l’énonciation est centrale à la fois au niveau local et au niveau global « où l’on définit le cadre à l’intérieur duquel se développe le discours. À ce niveau, on raisonne en termes de scène d’énonciation, de situation de communication, de genre de discours2… […] En parlant de « scène d’énonciation » [notion souvent employée concurremment avec celle de « situation de communication »], on met l’accent sur le fait que l’énonciation advient dans un espace institué, défini par le genre de discours, mais aussi sur la dimension constructive du discours, qui se « met en scène », instaure son propre espace d’énonciation. […] On peut en effet parler de « scène » pour caractériser tout genre de discours qui implique une sorte de dramaturgie. La scène de parole ne peut donc pas être conçue comme un simple cadre, un décor, comme si le discours survenait à l’intérieur d’un espace déjà construit et indépendant de ce discours. Elle en est constitutive3 ». Tous les discours analysés présentent une forme de création de l’imagination liée au contexte d’écriture mais aussi liée aux intentions de l’énonciateur qui peut biaiser le point de vue du lecteur (celui de l’époque et encore davantage celui d’aujourd’hui, en biaisant par là-même la réalité historique) par l’utilisation de stratégies discursives, de postures d’énonciation, etc. On pourra ainsi regretter que l’apport des linguistes dans cet ouvrage ne soit pas plus important : l’analyse des sources n’en aurait été que plus riche. Malgré la promesse programmatique 183du titre, l’approche analytique des sources oscille entre analyse des discours et une volonté non masquée d’analyse du discours freinée par l’interdisciplinarité, ce qui rend peu aisée la distinction entre « réalités et fictions ». Quoi qu’il en soit, la richesse informative de l’ouvrage, qui donne une large place au registre polémique, la pluralité des points de vue et l’analyse fine des sources en font une lecture nécessaire.
Julia Benhamou
*
* *
Christian Belin, Agnès Lafont et Nicholas Myers (dir.), L’Image brisée aux xvie et xviie siècles. Breaking the Image in the Renaissance, Paris, Garnier, 2019, 321 p.
Ce volume dirigé par Ch. Belin, A. Lafont et N. Myers réussit le pari d’étudier de manière complète – esthétique, littéraire, politique et philosophique – le phénomène de la brisure de l’image dans la France et l’Angleterre de la première modernité (xvie et xviie siècles). Après une solide introduction mettant en perspective le phénomène à partir de la Querelle des Images qui secoua Byzance au viiie siècle, l’ouvrage étudie successivement le « geste violent » (l’acte de briser) et le « processus » (les ruptures ou morcellements intervenant dans le temps long). La première partie esquisse une esthétique de la dislocation, en en dégageant les enjeux tant dans la peinture (principalement française et flamande) que dans le théâtre (de Shakespeare) et dans la prose des moralistes classiques (en particulier Nicole). La deuxième partie analyse le « morcellement des héritages », tantôt en se concentrant sur une œuvre précise (Myrrha, the Mother of Adonis de William Barksted, Titus Andronicus de Shakespeare), tantôt en dévidant un thème ou un 184point précis dans un domaine plus large (le rôle du code emblématique dans la représentation scénique en Angleterre ; l’image de la colombe chez les réformés français au lendemain de la Révocation de l’Édit de Nantes ; les – réelles – brisures et usures d’images saintes par excès de dévotion au xviie siècle). Dans une dernière partie, les auteurs se proposent d’analyser « l’ébranlement des figures d’autorité » : la brisure devient alors à la fois geste et processus, éthique et esthétique, visible et invisible. Tandis qu’un ensemble d’études s’attache à circonscrire et à interpréter l’image brisée dans la prose pamphlétaire qui paraît en Angleterre à partir des années 1640 (en particulier sous la plume de Charles Ier et de Milton), une contribution analyse la brisure de l’image de « l’hérétique Elizabeth » dans la galerie de Reynes et de Dames que le jésuite Nicolas Caussin insère en 1627 dans sa Cour sainte. À travers ces différentes études, un véritable portrait de l’image brisée se dégage, faisant apparaître dans toute leur richesse les contours de ce paradoxal dessin et les enjeux de ce fatal dessein.
Nicolas Garroté
*
* *
François-Xavier Cuche, L’Absolu et le monde. Études sur les écrits du Petit Concile. Bossuet, La Bruyère, Fénelon et leurs amis, Paris, Honoré Champion, 2017, 711 p.
François-Xavier Cuche est dans l’Université française une éminente figure à la fois institutionnelle et scientifique. Professeur de littérature française à l’Université Marc Bloch (Strasbourg II), il y a dirigé l’équipe de recherche en littérature française, générale et comparée pendant dix ans, l’UFR de Lettres puis l’Institut de Littérature française avant de 185devenir, de 2002 à 2007, le président de son Université, assumant au passage la présidence du Pôle Universitaire Européen de Strasbourg et préparant les voies à la réunification, en 2009, de l’Université de Strasbourg qui avait été scindée en trois unités autonomes à la suite de la loi Edgar Faure. Sur le plan scientifique, on doit à François-Xavier Cuche de nombreuses études sur la littérature francophone ainsi que sur le théâtre et la poésie du xviie siècle, mais son nom est attaché d’abord à la reviviscence des études féneloniennes – avec la direction du numéro spécial de xviie siècle consacré à Fénelon en 2000, l’édition avec Jacques Le Brun du colloque Fénelon. Mystique et politique, 1699-1999 en 2004 chez Champion, l’ouvrage Télémaque entre père et mer, régulièrement réédité chez Champion toujours – et à la mise en lumière du triple intérêt littéraire, politique, spirituel du groupe formé autour de Bossuet et qui se dénommait par manière de plaisanterie le « Petit Concile » : tel était déjà l’objet de la thèse Une Pensée sociale catholique. Fleury, La Bruyère, Fénelon publiée au Cerf en 1991, tel est encore, élargi et enrichi, celui du présent volume.
Il faut savoir gré aux collègues de l’Université de Strasbourg, au premier chef Béatrice Guion et Pierre Hartmann, d’avoir pris l’initiative de ce recueil en forme d’hommage qui rassemble trente-six articles de François-Xavier Cuche disséminés dans de multiples revues ou Actes de colloques de 1980 à 2015 mais que relie une problématique commune – la tension entre « l’Absolu » et « le monde » – vécue et pensée au sein d’un réseau soudé, au-delà s’il le faut de l’amitié, par des valeurs et des références elles-mêmes communes. Ces textes sont distribués en quatre grandes parties thématiques, qui portent successivement sur la théologie (11 articles, 200 pages), la littérature (8 articles, 120 pages), l’histoire (5 articles, 100 pages) et la politique (12 articles, 220 pages). La plupart traitent d’un seul auteur : Fénelon vient en tête avec 11 articles, suivi à égalité par La Bruyère et Fleury (6 articles chacun), mais le pape du « Petit Concile », Bossuet – qui n’apparaissait pas au titre de la thèse – est ici présent par deux copieuses études sur sa vision de la famille et sur les questions économiques dans la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte. Trois auteurs ne font pas partie du groupe, mais ne laissent pas d’avoir un lien avec lui : le P. Antonin Massoulié, parce qu’il joue un rôle décisif dans la condamnation des Maximes des saints ; François Gacon, parce qu’il est de ceux qui font entrer, à la fin du xviie siècle, la 186controverse sur la mystique dans le champ de la satire régulière en vers ; Fléchier, parce que son Panégyrique de saint Louis rejoint la conception de Fénelon et de ses amis sur la royauté, qui n’est pas une « dignité » mais un « ministère ». Au-delà de ces monographies, deux niveaux de synthèse : trois articles sur le « Petit Concile » en tant que tel dans la dernière partie et trois enquêtes d’envergure sur le sentiment du temps à la fin du règne de Louis XIV, sur les théories du pouvoir dans la même période et sur les premières tentatives catholiques pour penser alors l’économie moderne. Dans chacune de ces trois études surplombantes, le « Petit Concile » a naturellement sa part et dans la dernière se taille même celle du lion. C’est donc bien lui qui est, comme l’indique le sous-titre, le centre de gravité de l’ouvrage. D’où la nécessité de le définir et d’identifier ses buts. Au sens strict, le « Petit Concile » est un cercle restreint de savants ecclésiastiques (Fleury, Fénelon, l’abbé Renaudot…) et de « Père laïcs » (Pellisson, Bellefonds, Géraud de Cordemoy…) réunis par Bossuet de 1673 à 1682 environ pour une étude systématique de la Bible. Mais un second cercle aux contours plus mouvants inclut un ensemble de clercs, de littérateurs – on songe principalement à La Bruyère, et de plus loin à Racine ou Boileau –, d’érudits dont les intérêts s’étendent aux sujets les plus divers, d’ordre en particulier social et politique, et dont les liens sont décelables jusqu’au début du xviiie siècle. À eux tous ils représentent « sans doute », écrit Fr.-X. Cuche, « le pôle intellectuel majeur du catholicisme français sous le règne de Louis XIV » (p. 527). Quel est l’objectif de ce « Petit Concile » ? Il est double : élaborer une apologétique chrétienne, christianiser les mœurs et les pratiques sociales.
Le premier projet est illustré par La Bruyère. Fr.-X. Cuche, à la différence de nombre de critiques, prend au sérieux, au terme d’une relecture minutieuse du chapitre « Des esprits forts », la finalité apologétique des Caractères affirmée par leur auteur dans la Préface de son Discours de réception à l’Académie française. L’originalité de La Bruyère en la matière consiste à utiliser pour défendre la religion les découvertes modernes dont les libertins tirent argument pour la combattre : le Nouveau Monde, l’héliocentrisme, l’immensité de l’univers. Le procédé du dépaysement mis en œuvre dans une remarque célèbre (« De la Cour », 74) pour critiquer Versailles à partir du Québec n’implique ni relativisme ni promotion d’un « bon sauvage » : il permet de condamner l’Europe au nom de ses propres valeurs, qui sont celles du christianisme. Quant à l’héliocentrisme, 187il atteste un ordre de l’univers, dont l’immensité par ailleurs ne saurait que faire admirer davantage l’amour de Dieu pour une aussi minuscule créature que l’homme. L’apologétique prépare intellectuellement les voies au second projet du « Petit Concile », la christianisation des pratiques, dans sa double dimension éthique et politique. La morale est partout chez nos auteurs. F.-X. Cuche consacre un article de fond à « La morale dans les ouvrages pédagogiques de Fénelon » (p. 185-214), où il montre qu’au-dessus même de la sagesse est placée la bonté, déclinée en « bienfaisance » et « philanthropie » ; et cette morale est évidemment chrétienne : sous le voile de la fable, c’est le Christ qu’il s’agit d’imiter. La Bruyère pour sa part « fonde et légitime tout à la fois son entreprise sur des critères éthiques » (p. 243) : l’écrivain est gouverné par le souci de l’intelligibilité, de l’utilité, de la vérité ; il se doit au public, dont il vise « la réformation », jusqu’à sacrifier ce qu’il aurait pu escompter de fortune ou de gloire. Claude Fleury donne en modèle non seulement à l’Église mais à toute la société la perfection morale de la primitive communauté hiérosolymitaine. L’engagement pédagogique des principaux membres du « Petit Concile » redouble l’insistance éthique sur les valeurs du travail, de la frugalité et de la bonne foi ; ils se préoccupent même, et ce n’est pas la moindre surprise que nous réserve l’ouvrage de F.-X. Cuche, de l’éducation physique de la population parce qu’elle développe une endurance propice à la sobriété, au courage, en un mot à la vertu. On l’entrevoit déjà par ces exemples : l’éthique ne se cantonne pas à la sphère individuelle, elle englobe le champ politique dans toute son extension sociale (aux yeux de Bossuet, « une société plus morale est une société plus efficace », p. 593) et économique (pour Fleury, « plus une conduite est morale, plus elle est rentable », p. 608).
Dans la ligne de sa thèse, l’auteur souligne avec force que le catholicisme du « Petit Concile » est « un catholicisme social » (p. 46), donnant priorité par conséquent au collectif sur l’individuel, avec une attention spéciale à ce particulier qui a en charge le collectif – le roi : le pouvoir qu’il exerce, et dont il aura à rendre compte à Dieu, n’est pas sa propriété mais une fonction de service. Elle doit, pour Bossuet, garantir au peuple « sûreté » et « commodité ». Le « Petit Concile » fait siennes les deux directives du parti dévot : lutter contre la misère à l’intérieur du pays – il est frappant de constater la place que tiennent dans les Mandements de Fénelon « les fautes de caractère social » (p. 168), essentiellement 188l’ambition, l’avidité, l’inhumanité des riches – et rechercher la paix dans ses relations avec l’extérieur – même si, comme l’indique F.-X. Cuche, le pacifisme de Fénelon n’est pas absolu. Mais en même temps, le « Petit Concile » a pris acte de la défaite du parti dévot et accepte l’État moderne, c’est-à-dire la distinction des puissances temporelle et spirituelle. S’il renonce à soumettre l’autorité politique à l’autorité religieuse, il se propose néanmoins de « sauver l’idéal religieux au sein d’une réalité politique laïcisée » (p. 472). Cette « nouvelle synthèse » (ibid.) se cherche exemplairement dans la pensée économique, domaine de prédilection de F.-X. Cuche, qui résume en quatre termes la doctrine du « Petit Concile » : anti-mercantilisme, car la richesse d’une nation ne se mesure pas à la quantité de métaux précieux qu’elle possède, mais tient à la fécondité inépuisable de la terre et des animaux, seule capable de satisfaire les besoins naturels des hommes ; corollaire de cet agrarisme, le populationnisme : le développement de la production agricole entraînera l’accroissement de la population rurale, qui à son tour entraînera l’augmentation de la production agricole ; enfin le libéralisme – sans exclusion de l’État, requis de faire respecter les règles du jeu commercial et de répartir plus justement l’impôt –, qui ouvre à la circulation des biens le marché national et international. Apologie d’une nature providentiellement généreuse, du travail agricole qui « accomplit le dessein de Dieu » (p. 497), de la croissance et de la multiplication, du commerce tenu pour source de paix et d’amitié entre les peuples, la doctrine économique de nos auteurs est bien à replacer « au sein d’une pensée de nature philosophique, morale et théologique » (p. 496).
C’est en dernier ressort la religion qui oriente les visées politiques et sociales du « Petit Concile ». Deux traits sont ici communs à ses membres : le primitivisme – emblématisé par les deux ouvrages de Fleury, Les Mœurs des Israélites en 1681 et Les Mœurs des chrétiens en 1682 –, qui place la perfection du côté de l’origine, sans préjudice d’une volonté de réforme conçue comme retour aux sources ; l’imprégnation patristique, spécialement augustinienne : l’exemple de Fénelon, qui a voulu réfuter dans son Instruction pastorale en forme de dialogues une compréhension de la grâce estimée mortelle à la liberté, montre qu’on peut être augustinien sans être janséniste. Alors que Pascal jouit de la delectatio victrix, Fénelon espère sans l’espérer la « paix sèche » que donne l’adhésion nue de sa volonté à celle de Dieu. Plus haut en un sens que dans la morale et la 189théologie, l’unité de son œuvre est à chercher dans sa spiritualité. C’est la mystique du pur amour, où le moi désapproprié de lui-même renonce à son contentement et jusqu’à la conscience de sa vertu, qui donne la clé de sa conception de la politique – avec un prince qui se sacrifie à son peuple – et de la société – avec un peuple qui renonce à l’abondance créée par son labeur4. D’où le diagnostic sévère posé par F.-X. Cuche sur les conséquences de la condamnation en 1699 des Maximes des saints : elle « a privé de ses fondements mystiques un catholicisme moral et social » (p. 115) exposé désormais aux risques symétriques d’une éthique désincarnée et d’un affadissement dans l’idéologie.
Mais l’intérêt du livre ne se limite pas à la mise en évidence, déjà précieuse, de la communauté des vues politiques du « Petit Concile » comme de l’unité d’inspiration de l’œuvre fénelonienne. F.-X. Cuche se montre lucidement sensible aux tensions qui traversent le groupe – indépendamment de la rupture entre Bossuet et Fénelon – et ses membres pris individuellement. Ne tirent guère à conséquence les appréciations divergentes de Fleury et de Fénelon sur l’intérêt des voyages ou l’idée de croisade ; plus marquant, le clivage des positions par rapport à l’exercice contemporain du pouvoir : Bossuet et La Bruyère sont des « absolutistes modérés » (p. 479), tandis que Fénelon appartient à la mouvance aristocratique anti-absolutiste. Plus profondément, comment concilier le primitivisme du « Petit Concile » et son historicisme ? la recherche du profit sur quoi roule le libéralisme économique et la désappropriation qu’exige le pur amour ? Comment articuler la théorisation politique à la référence scripturaire (Bossuet puise dans l’Ancien testament, Fénelon dans le Nouveau mais en se refusant à écrire une politique tirée de l’Évangile) ? Chacun de ces auteurs même présente une double face. La Bruyère est accueillant aux découvertes modernes pour contrer les libertins, mais ses arguments, tirés de l’ordre du cosmos et du finalisme, appartiennent à un stade ancien de l’apologétique ; sur le plan littéraire, la nouveauté de ses postulations formelles s’accommode des normes rien moins que révolutionnaires de vérité et d’instruction. Fénelon est lui aussi un « Janus » (p. 369) littéraire : tout en appelant à un dépassement 190de la poétique par l’esthétique, il continue de prôner les valeurs toutes classiques d’unité, de simplicité et de naturel. En économie, son libéralisme s’accompagne d’une antinomique condamnation du luxe et du crédit. Surtout, la récupération par les philosophes du xviiie siècle de la figure de Fénelon, si elle résulte en grande partie d’une illusion d’optique, semble pouvoir s’autoriser d’une intrinsèque ambivalence de son œuvre. F.-X. Cuche n’hésite pas à écrire : « C’est la constante ambiguïté du théologien mystique du pur amour que de favoriser le mouvement historique de laïcisation » (p. 197).
À la résolution de ces difficultés, l’auteur travaille de façon convaincante avec un sens dialectique qui n’a d’égal qu’une parfaite honnêteté intellectuelle, quelle que soit la sympathie que lui inspirent les membres du « Petit Concile ». On se contentera de renvoyer, en guise d’échantillon, aux raisons qui montrent surmontable la contradiction entre l’apologie du profit et l’idéal de dépossession de soi (p. 329-331). C’est à vrai dire tout au long des textes de F.-X. Cuche que les idées s’engendrent, se retournent et dans ce mouvement s’approfondissent. Portées par une écriture aussi limpide – on appréciera l’absence improbable du jargon dans l’article tout en finesse sur l’usage de la première personne du singulier dans Les Caractères (p. 275-284) – qu’abondante en formules heureuses – la douceur selon Fénelon « interdit d’agir par la force, mais non d’agir avec force » (p. 195), chez La Bruyère « l’énonciation se fait dénonciation » (p. 261), « c’est délibérément avec du vide que Fénelon comble un vide de l’Odyssée » (p. 349), etc. –, elles donnent le plaisir d’une virtuosité sans vertige. F.-X. Cuche illustre par sa propre pratique ce qu’il entend démontrer à propos de ses auteurs : l’indissociabilité de la forme et du sens. « La modernité de la forme des Caractères », écrit-il, « ne peut pas ne pas entraîner une certaine modernité de la pensée » (p. 73) : ainsi le renversement des points de vue, tout en servant une intention conservatrice, conduit par « l’exercice du comparatisme culturel » à fonder « une sorte de “droit à la différence” » (p. 632-633). L’article intitulé « Les marques de la remarque » (p. 257-273) est certainement – osons l’adjectif, puisque l’auteur même nous y convie – le plus remarquable qui se puisse lire sur les effets de sens induits par cette forme qui n’est pas un genre, à la fois close et ouverte, autonome et dépendante. Analogiquement dans le Télémaque, la figure du double, principe non seulement de construction des personnages mais de structuration 191de l’œuvre entière, génère dans le roman un trouble de l’identité et témoigne de l’inconsistance du monde. On le voit, L’Absolu et le monde est l’ouvrage tout ensemble d’un historien des idées et d’un critique littéraire – d’une personnalité aussi à l’« humanité rayonnante », pour reprendre les mots de Benedetta Papasogli dans sa Préface pénétrante autant qu’élégante. Les valeurs qui sont celles de François-Xavier Cuche se lisent aisément dans cette somme, mais loin de nuire à son caractère scientifique, elles lui ajoutent la dimension qui décèle les maîtres : par les apparences volontairement assumées de l’anachronisme, il pose aux textes anciens des questions nouvelles et leurs réponses éclairent en retour d’une lumière rajeunie notre modernité sénescente.
Gérard Ferreyrolles
*
* *
Émotions de Dieu. Attributions et appropriations chrétiennes (xvie-xviiie siècle), dir. Chrystel Bernat, Frédéric Gabriel, Paris, Brepols, Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences Religieuses (BEHE 184), 2019, 404 p.
Il est difficile de trouver concept mieux adapté à la définition de Dieu, en l’occurrence du Dieu chrétien, que celui de transcendance. Il implique une séparation nette et a priori infranchissable entre le divin et l’humain, ce qui a pour corollaire de révoquer en doute toute tentative d’attribuer à Dieu des caractéristiques humaines. On reconnaît pourtant dans la représentation du Dieu biblique des traits anthropomorphiques. Il est notamment connu pour sa colère et sa jalousie, émotions que l’on tiendrait plutôt pour l’apanage des hommes. Chrystel Bernat et Frédéric Gabriel sont les maîtres d’œuvre d’un volume portant sur les 192Émotions de Dieu. Un avant-propos et une longue introduction soulignent le paradoxe consistant à parler des émotions divines et mentionnent les problèmes que cela soulève. Frédéric Gabriel retrace ainsi l’histoire de l’interprétation des émotions attribuées à Dieu et évoque les réticences plus ou moins marquées que l’idée de ces émotions suscite chez certains penseurs chrétiens. Il explique les efforts exégétiques déployés en vue de justifier la représentation d’un Dieu ému dans les Écritures. Nourrie par la pensée grecque antique qui dévalorise considérablement les passions, la théologie chrétienne est confrontée dès les premiers siècles aux difficultés d’interpréter les émotions divines et de les accorder avec le thème de la perfection. Cette théologie s’est étoffée notamment en luttant contre les contempteurs du christianisme : Origène se voit contraint de théoriser les émotions divines tournées en ridicule par Celse. Les exégètes proposèrent donc des interprétations ne laissant pas la moindre prise à des accusations portant sur l’éventuelle imperfection divine. Philon d’Alexandrie est le tenant d’une ligne interprétative appelée à perdurer : les émotions divines ont une fonction pédagogique mais n’ont aucune portée théologique. En d’autres termes, elles ne disent rien de Dieu lui-même. Piroska Nagy explique aussi comment Tertullien voit dans la colère divine non pas une altération de la raison, mais l’expression de la puissance et de la justice de Dieu.
Le problème constitué par les émotions divines, avérées dans le corpus scripturaire mais difficilement conciliables avec une théologie valorisant l’immutabilité divine, se complique si l’on prend en compte le fait que Dieu s’est incarné : devenu homme, il a connu les affects propres aux hommes. Au cours des siècles, des questions ont été âprement débattues : les émotions participent-elles de l’économie divine ? Se manifestent-elles dans le cadre de la vie intratrinitaire ? Les passions, et en particulier la Passion, affectent-elles la nature divine du Christ, ou bien seulement sa nature humaine ? Le Verbe a-t-il souffert ? « [C]omment tenir ensemble la divinité et la pleine humanité du Christ, et situer, au sein de la consubstantialité, les émotions, en précisant leur statut et leurs effets sans les neutraliser ? » (p. 46) Autant d’interrogations qui conduisent directement au cœur des théologies trinitaire et christologique. Autrement dit, penser les émotions divines amène à s’interroger sur la conjonction dans le Christ entre la nature divine et sa nature humaine.
193Les études réunies dans cet ouvrage embrassent des champs disciplinaires larges. Sont essentiellement convoquées la théologie, la philosophie, la littérature et l’histoire. Les contributions portent aussi bien sur l’exégèse médiévale que sur « l’interprétation confessionnelle de la colère divine dans le contexte réformé des persécutions » ou encore sur le rapport entre émotion et spiritualité dans l’Angleterre du premier xviie siècle, pour ne parler que de quelques cas. Elles sont réparties en trois grands ensembles respectivement intitulés « Matrices bibliques et philosophiques, entre immutabilité de Dieu et anthropopathie », « Combats et justice : dynamiques de l’émotion divine » et « Transpositions et mises en scène ».
Le titre de l’ouvrage est trop réducteur ; il ne correspond pas totalement à ce que propose le volume qui apporte de riches contributions portant sur les théologies médiévales. C’est donc une période très vaste qu’explorent ces recherches, et leur intérêt vient aussi de ce qu’elles adoptent plusieurs angles de vue confessionnels. Les soubassements hébraïques de la théologie chrétienne ne sont pas ignorés et sont explorés aussi bien des textes catholiques que ceux qui appartiennent au domaine réformé. Chrystel Bernat consacre notamment des pages lumineuses à l’étude de la dilection divine dans le discours réformé. Son exploration de la palette émotionnelle est d’une remarquable finesse. Les persécutions dont sont victimes les Huguenots conduisent à modeler la face du Père, à lui attribuer des émotions comme la piété, face à un destin qui n’est pas sans rappeler celui du Peuple élu condamné à l’Exil. Les épreuves, persécutions, martyre, exil, conduisent à penser la dilection divine et ses différentes manifestations émotionnelles comme un « antidote à la déréliction » (p. 258).
On peut regretter qu’étant donnée la période affichée par le titre, la modernité, les grands noms de l’École Française de Spiritualité ne soient pas convoqués de manière plus frontale, c’est sans doute la seule réserve que l’on peut faire sur cet ouvrage qui enrichit l’histoire des émotions et qui renouvelle l’approche de certains aspects des théologies chrétiennes par l’originalité des points de vue adoptés.
Stéphane Cabrol
194*
* *
Yves Krumenacker, Noémie Recous, Le Protestant et l’hétérodoxe. Entre Églises et États (xvie-xviiie siècles), Paris, Classiques Garnier, 2019, 356 p.
Comment définir une hétérodoxie et à qui en échoit la lourde tâche ? C’est par cette réflexion stimulante – et simple en apparence – que s’ouvre l’ambitieux ouvrage collectif codirigé par Yves Krumenacker et Noémie Recous. Si la question des hérésies n’est pas neuve et pousse l’Église ou les pouvoirs temporels à statuer dès l’Antiquité (Priscillien v. 385-386), la diffusion des réformes protestantes à partir du xvie siècle et leur fragmentation en de nombreux courants spirituels concurrentiels multiplient les cas d’hétérodoxie. Dès lors, en l’absence d’autorité ecclésiastique supérieure, comme le pape, l’attitude face aux dissidences varie considérablement d’un individu, d’une Église ou d’un pouvoir temporel à un autre selon les lieux et les époques. Le lecteur pourra s’en convaincre, dès l’introduction de l’ouvrage, par quelques exemples présentés très clairement et avec beaucoup de pédagogie par les deux codirecteurs. Alors qu’à Genève, Calvin et le Petit Conseil, une instance politique, collaborent étroitement pour châtier Michel Servet en 1553, Luther, beaucoup plus modéré, laisse aux autorités civiles toute latitude pour fixer les peines contre les dissidents tandis qu’en Écosse l’État est exclu des affaires internes de l’Église. Les nombreux termes stigmatisant les hétérodoxes révèlent le malaise et la difficulté des Églises protestantes à caractériser ceux qui s’écartent de leurs dogmes ou de leurs pratiques.
Après la période des réformateurs, les Églises protestantes sont concurrencées par de nouvelles hétérodoxies, générées par des fidèles pointant l’essoufflement de l’esprit initial des réformes ou cherchant à le dépasser en empruntant, parfois, des voies plus radicales. Pour répondre à ces critiques qui les délégitiment et qui menacent leur unité ou pour faire face à la réforme tridentine, les Églises protestantes sont amenées, entre les xvie-xviiie siècles, à préciser et à amender leur définition de l’orthodoxie. Les orthodoxies protestantes sont progressivement définies au cours de colloques, débats et synodes, dont le but est d’uniformiser les pratiques, les doctrines et de rassembler les protestants. Pour les luthériens, 195l’orthodoxie s’appuie principalement sur la Formule de Concorde de 1580 tandis que les canons du synode de Dordrecht (1618) constituent la forme la plus aboutie de l’orthodoxie réformée. Ces orthodoxies ne sont pas figées et connaissent diverses évolutions au cours des siècles, inhérentes aux réponses que tentent d’apporter les Églises face aux critiques et aux controverses théologiques (citons parmi elles la question de la prédestination, le concept de la sola fide – justification par la foi). Dans les États où le protestantisme obtient une reconnaissance légale, comme le Saint Empire à partir de 1555 ou dans des États monoconfessionnels, les pouvoirs temporels participent activement à la construction de l’orthodoxie, sous-tendant un plus grand contrôle et une plus grande disciplinarisation des populations et renforçant, dès lors, l’assise politique des princes. En toute logique, dans les États pluriconfessionnels, où aucune confession n’est censée être prépondérante, les pouvoirs temporels n’ont pas les mêmes rôles dans la définition des orthodoxies protestantes.
Pour approfondir ces différentes problématiques, l’ouvrage donne la parole à seize spécialistes, dont les contributions se répartissent en quatre parties clairement et judicieusement établies. Le lecteur appréciera les variations d’espaces et d’échelles géographiques, gages d’un véritable souci de mise en perspective européenne qui anime les codirecteurs. Les quatre premières contributions examinent comment les États protestants (Grande Bretagne des Stuarts, Saint-Empire, Provinces-Unies) définissent l’orthodoxie et l’hétérodoxie. La question est ensuite analysée dans des États multiconfessionnels, comme la France ou la Confédération helvétique. Le troisième axe de réflexion interroge le rôle joué par l’orthodoxie et l’hétérodoxie dans la coexistence confessionnelle. L’intérêt de cette troisième partie réside dans la borne chronologique ambitieuse, n’hésitant pas à décloisonner l’histoire religieuse moderne en s’autorisant une plongée, justifiée et pertinente, dans les premières décennies du xixe siècle italien (contribution de Simone Baral sur les vallées vaudoises). Enfin, l’enquête s’achève par une étude questionnant les relations entre les institutions ecclésiales et l’État. Pour plus de pertinence, les contributeurs varient les types d’espaces : catholiques (Croatie) et protestants (Angleterre, Province-Unie, Béarn français).
Cette enquête novatrice livre d’intéressants enseignements. À l’aune de la longue durée et appréhendé dans un espace géographique ambitieux, l’ouvrage décrit ce qui semble être une évolution partagée par de 196nombreuses Églises protestantes de l’Europe moderne dans la définition des orthodoxies, dans le rapport qu’elles entretiennent avec leurs hétérodoxies et dans la nature même des formes de dissidences. Entre 1527 (confession anabaptiste de Schleitheim) et la fin du xvie siècle, les Églises protestantes élaborent leur « confession de foi » qui fixent chacune leur propre norme doctrinale, générant ainsi leurs propres hétérodoxies. Ces « confessions de foi » sont en réalité des textes mixtes, associant des aspects théologiques, juridiques et politiques. Elles coexistent avec une documentation plus importante, émanant des clercs (catéchismes), des laïcs (pouvoirs temporels, magistrats, comme dans le cas du quaker act de 1662) ou d’instances mixtes (actes des synodes réformés), qui participe également à l’élaboration de l’orthodoxie. Le foisonnement de tous ces textes, à partir desquels la conformité à l’orthodoxie est mesurée, favorise une interprétation assez fluctuante de la norme et, par conséquent, une appréciation très variable quant à son écart. Par ailleurs, les différentes contributions rappellent que l’hétérodoxie ne se réduit pas (ou plus) uniquement à une divergence théologique. Alors qu’au xvie siècle, les controverses doctrinales favorisent la germination des premières formes de dissidences religieuses, au tournant du second xviie siècle, les points d’achoppement glissent vers les pratiques des fidèles, les sensibilités religieuses et la manière de vivre le christianisme (c’est particulièrement probant avec les quakers et le piétisme). Enfin, l’ouvrage montre combien les attitudes face aux hétérodoxies fluctuent selon les périodes, les espaces et les acteurs. L’existence de courants dissidents ne débouche pas systématiquement sur une répression brutale et aveugle. En cela, l’exécution de l’antitrinitaire Noël Journet en 1582 – seul exemple de condamnation à mort directement étudié parmi toutes les contributions – est particulièrement éloquente. La répression ouverte apparaît comme l’une des options parmi d’autres (stratégie d’évitement, de dénigrement, combat par l’imprimé, etc.) mobilisée par les Églises ou les États pour tenter de réguler les rapports entre orthodoxies et hétérodoxies. Les mesures répressives se réduisent à partir du second xviie siècle, dans une période au cours de laquelle l’hétéropraxie devient plus problématique que l’hétérodoxie et que le spectre du schisme ecclésiastique ne menace plus la cohésion politique et sociale des États.
Une bibliographie très fournie et un index de lieux complètent très utilement cet ouvrage qui vient combler un vide historiographique. 197Surtout, l’un des nombreux mérites de ce livre – et non des moindres – est de rendre facilement accessible une thématique d’histoire religieuse complexe, sinon peu lisible, pour le profane.
Nicolas Soulas
*
* *
Dieu, César et les protestants. Anthologie de discours pastoraux sur la res publica (1744-1848), édition critique établie par Céline Borello, Paris, Honoré Champion, 2019, 278 p.
L’ouvrage écrit par Céline Borello est composé d’une sélection de seize sermons pastoraux prononcés dans des Églises réformées entre 1744 et 1848. L’auteure ouvre son livre par une introduction détaillant le contexte historique de la période et la méthodologie employée pour sélectionner les textes. La première partie de l’introduction revient sur l’importance de la prédication dans le protestantisme. « Aller au prêche » était un moment clé dans la vie religieuse des protestants. L’objectif était d’écouter le pasteur expliquer un extrait de la Bible. Cependant, à la suite de la révocation de l’édit de Nantes (1685), nombreux sont les pasteurs qui quittent le royaume de France. Ceux qui ont choisi de rester doivent désormais pratiquer leur culte au Désert. Les assemblées se déroulent dans la clandestinité. Ce temps du Désert durera jusqu’en 1791 lorsque la Constitution garantira au citoyen la liberté de choisir son culte religieux.
Ces seize sermons et discours pastoraux ont été sélectionnés selon plusieurs critères. Afin de conserver l’authenticité des textes, l’auteure s’est appliquée à respecter l’orthographe et la mise en page d’origine. Les textes suivent un ordre chronologique et sont repartis selon quatre époques : Ancien Régime, période révolutionnaire, ère napoléonienne 198puis monarchies parlementaires et IIe République. L’auteure a effectué un choix de discours en faisant attention à respecter une large variété de textes. Elle a donc retenu des sermons prononcés dans des églises urbaines et rurales, dans diverses localités, grandes et petites, à travers la France et parfois à l’étranger. Elle s’est aussi appliquée à mettre en lumière la présence luthérienne. Certains des sermons choisis ont été prononcés à l’ambassade de Suède et dans une église alsacienne. Elle s’est également intéressée à la personnalité des pasteurs. Célèbres ou non, tous abordent des thèmes communs comme la « chose publique » c’est-à-dire l’intérêt commun du peuple, ainsi que la place, les droits et les devoirs du citoyen huguenot.
Pour chacun des sermons, l’auteure offre une brève présentation de l’orateur et du contexte historique et politique dans lequel il a été prononcé, ainsi qu’une rapide analyse du discours en y expliquant les points clés. Tous ces sermons ont été prononcés autour d’événements majeurs ou à la suite de prises de décisions politiques. Ils éclairent ainsi le lecteur sur la vision des protestants sur les événements survenus au cours du siècle étudié. Céline Borello argumente que le sermon peut être exploité comme une source historique. En effet, en parcourant le texte avec son contexte à l’esprit, il permet de découvrir le point de vue du pasteur et son regard sur son actualité contemporaine. Cette anthologie nous présente une évolution du protestantisme en suivant ses temps forts, des églises du Désert à la liberté de culte. Les sermons commentent les événements de l’actualité française, de la Révolution à la naissance de l’Empire. L’arrivée au pouvoir de Napoléon est présentée comme très favorable aux protestants. Napoléon est décrit comme le « libérateur », le « régénérateur » qui vient les délivrer. Le sermon prononcé par Jacques Moline en 1804 est une ode à l’empereur et prend une forme de quasi propagande politique. Le ministre voit en lui un homme envoyé par la Providence. L’auteure explique aussi la position des huguenots face à « César », autrement dit le pouvoir en place. Mais celui-ci est un pouvoir temporel qui change au fil des événements politiques. Le pasteur rappelle pourtant toujours le chrétien à ses devoirs, notamment la soumission à toute autorité politique. Le chrétien est aussi appelé à faire preuve de patriotisme et à réfléchir au bien commun. Il doit cependant penser également à revendiquer ses droits en tant que protestant, en particulier en ce qui concerne la liberté de culte. Enfin, les sermons appuient sur l’importance de la morale et le devoir d’assurer un comportement vertueux au sein de la société. Les 199discours pastoraux rappellent que l’homme doit un amour perpétuel à Dieu, mais aussi à son prochain. Céline Borello insiste sur le fait que le fidèle est un « individu appartenant à une communauté politique, sociale et nationale ». Cet ouvrage permet également de constater que le pasteur sait s’adapter à tout événement en modelant son sermon afin de toujours soutenir « César », que celui-ci soit incarné par une monarchie, une république ou un empire. Chaque discours offre le regard d’un pasteur sur le monde qui l’entoure et sur l’actualité politique.
À travers cet ouvrage, Céline Borello nous propose de contempler l’évolution du ton des sermons, afin de comprendre quel impact l’actualité politique a pu exercer pour les protestants. L’intérêt de cet ouvrage est ainsi d’explorer les liens entre religion et politique. Il permet à la fois de comprendre le contexte historique mais aussi les enjeux du protestantisme. Céline Borello nous offre ici une habile mise en lumière de la parole des pasteurs qui, lors de leurs prédications, offrent leurs points de vue sur le monde et sur son actualité tout en essayant de guider les fidèles en leur expliquant comment se comporter au mieux dans la société.
Florence Gasparini
*
* *
Le Discours mystique entre Moyen Âge et première modernité, t. II, Le sujet en transformation, dir. Véronique Ferrer, Marie-Christine Gomez-Géraud et Jean-René Valette, Paris, Honoré Champion, « Mystica » (12), 2019, 521 p.
En 1958, Louis Cognet intitulait Crépuscule des mystiques son étude du conflit qui opposa Bossuet à Fénelon. Véronique Ferrer, Marie-Christine Gomez-Géraud et Jean-René Valette, en entamant la publication d’une 200histoire du discours mystique entre le xiie et le xviie siècle, invitent à tourner le regard vers ce que l’on pourrait appeler l’aube de la mystique et les premières heures de son zénith, ou, pour reprendre leurs propres termes, l’« histoire d’avant l’histoire de la mystique ». Le présent ouvrage est le deuxième tome de cette entreprise, qui en comptera quatre et qui est le fruit des travaux menés depuis 2013 par le séminaire « Diptyque » à l’université de Nanterre. Son objectif est d’explorer les antécédents de la mystique en Europe depuis le xiie siècle, en observant leur évolution jusqu’au début du xviie siècle à la lumière des quatre pôles qui délimitent, selon Pierre Gire, le carré mystique : la révélation biblique, l’institution religieuse, le sujet et le langage. Le langage a déjà fait l’objet d’un premier volume, publié en même temps que celui-ci chez le même éditeur (La question du langage) ; l’institution et la révélation occuperont les deux tomes restants. Dans chaque volume, une introduction, une bibliographie, un index des noms et un résumé des articles permettent de donner aux contributions individuelles originellement destinées au séminaire une unité formelle qui se trouve renforcée, au fil de la lecture, par une cohérence de fond et par la complémentarité des points de vue adoptés.
L’introduction du Sujet en transformation, « Itinéraires subjectifs (xiie-xviie siècles) », montre que le sujet est le pôle décisif de la mystique, non seulement parce qu’il est le premier support de l’expérience mystique mais surtout parce qu’il assure le passage de l’expérience jusque dans le discours. Expérience et discours : les analyses naviguent entre ces deux versants essentiels, constitutifs du sujet mystique. Grâce à un état de la question très complet, l’enquête et située dans le cadre plus général des études sur la subjectivité chrétienne et sur l’expérience religieuse. Pour justifier l’ampleur de la période chronologique retenue, l’introduction ne se contente pas de commenter le passage historique du sens adjectif au sens substantif du terme mystique, signe de l’émergence du sujet, mais elle complète ce commentaire par une éclairante synthèse des mutations de la mystique comme catégorie historiographique, jusqu’à nos jours – extraite pour partie d’un texte à paraître de Dominique Poirel. Comme le suggère la structuration de l’enquête autour des catégories de Pierre Gire, l’expérience mystique est avant tout abordée dans une perspective existentielle : elle est considérée comme une expérience de vie antérieure à sa formalisation dans le discours. L’entreprise prend ainsi 201explicitement ses distances avec ce que Frédéric Nef appelle le « textualisme », approche selon laquelle l’expérience mystique est d’abord une expérience d’écriture – et dont Jean Baruzi, Jean Orcibal, Michel de Certeau et Jacques Le Brun sont désignés ici comme les principaux représentants. Cela n’empêche pas les auteurs d’accorder une place déterminante à l’écriture, étape indispensable vers la constitution du discours mystique, définie comme une poursuite par le sujet du travail de transformation opéré par la rencontre avec le divin, et comme une seconde saisie de l’expérience mystique à la lumière de la conscience. L’écriture de l’expérience en discours doit pérenniser l’expérience mystique et lui donner sens : elle peut être elle aussi théorisée comme une forme d’expérience. C’est ce que montre François Trémolières dans la contribution qui clôt la dernière partie de l’ouvrage, « La mystique comme “science expérimentale” », où il reprend en les commentant les travaux de Michel de Certeau et de Jacques le Brun.
Les vingt-et-une études qui composent le corps de l’ouvrage, et qui mobilisent un ensemble très varié de sources sur plus de cinq siècles, sont réparties en trois parties thématiques, elles-mêmes divisées en chapitres. La première partie, « Le sujet à l’épreuve de Dieu », s’intéresse à l’écriture poétique de l’expérience mystique, vue comme un exercice spirituel à part entière. Elle s’interroge sur les rapports du sujet poétique et du sujet mystique (Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Alain Genétiot) ; elle fait apparaître que l’expérience mystique prend pour le sujet la forme d’une union avec le divin (Marielle Lamy, Simon Icard) dans laquelle il fait l’expérience paradoxale d’un anéantissement qui est une réappropriation de soi grâce à la divinité (Olivier Boulnois, Christophe Bourgeois). Elle montre que la connaissance intérieure permise par l’expérience mystique favorise le développement d’un riche imaginaire de l’intériorité, « espace infini » dont le cœur est le centre (Patrice Sicard, Benedetta Papasogli). La seconde partie, « Voir », s’intéresse plus particulièrement à la vision, qu’elle présente comme une expérience singulière de Dieu. Instrument de révélation qu’il faut décrypter, la vision pose au visionnaire la difficulté du partage de son expérience, en vue de laquelle il doit représenter l’invisible et décrire l’ineffable (François Wallerich, Marie-Christine Gomez-Géraud). Cette question de la vision de Dieu a occupé la patristique, notamment saint Augustin qui a établi une hiérarchie des différents genres de vision, et a soulevé des polémiques 202au temps de la scolastique à propos de la notion de vision béatifique (Isabelle Bochet, Christian Trottmann). De même qu’elle pose un défi au visionnaire qui doit la transcrire par le discours, la vision pousse les peintres et les sculpteurs, et notamment le Bernin qui représente l’extase de sainte Thérèse, à trouver des expédients figuraux pour lui donner forme (François Bœspflug, Ralph Dekoninck). La troisième et dernière partie, « Écritures du sujet », montre les tensions qui traversent les écrits mystiques, hagiographiques et autobiographiques qui, en dépit de la limitation des moyens humains, ont voulu témoigner de la perfection de Dieu : ils sont autant d’« auto-hagiographies » qui ne perdent pas de vue la communauté des fidèles, à laquelle ils veulent servir d’exemple (Patrick Henriet, Marie-Clarté Lagrée). L’écriture y apparaît comme un prolongement de l’expérience mystique, dont l’histoire doit aussi s’écrire au féminin : dans l’activité particulière des saintes mystiques, elle favorise l’intériorisation en légitimant la connaissance expérimentale de la vérité divine (Jean-Pierre Albert, Dominique de Courcelles). Plus encore, l’écriture semble pouvoir se penser comme une expérience à part entière, qui demande qu’on évalue à nouveaux frais les grands moments de l’historiographie mystique (Piroska Nagy, François Trémolières).
Plusieurs articles traitent plus précisément du xviie siècle : outre celui de François Trémolières déjà cité, on renverra à ceux de Simon Icard (« L’union mystique à l’époque moderne : une question théologique ? »), de Marie-Clarté Lagrée (« Vocation religieuse, expérience mystique et écriture de soi à l’automne de la Renaissance »), d’Alain Genétiot (« Le sujet lyrique à l’épreuve de la mystique dans la poésie française du xviie siècle ») et de Benedetta Papasogli (« Le cœur et ses représentations dans la littérature mystique du xviie siècle »). Non content de donner un aperçu très complet des formes prises par le discours mystique depuis le xiie siècle, ainsi que des enjeux littéraires, historiques et religieux que son étude soulève encore aujourd’hui, le volume invite tout à la fois à un élargissement et à un renouvellement des perspectives. Le propos de Simon Icard, par exemple, prend la forme d’un plaidoyer en faveur d’une histoire commune de la théologie et de la mystique, dont il montre qu’elles partagent un vocabulaire commun (l’amour, le cœur, la pure nature), des problèmes communs (l’union de la volonté de l’homme à celle Dieu) et des structures communes (des systèmes de cause articulant l’action de Dieu, cause première, et de l’homme, cause 203seconde). L’article de Marie-Clarté Lagrée, en évoquant les figures de Benoît de Canfield (anglican converti au catholicisme) et du pasteur Pierre du Moulin, invite à considérer comment la spiritualité réformée a pu participer à la mystique, que l’on a longtemps limitée à l’espace catholique. À l’image du texte qui clôt le volume sans le fermer, où Michel Zink interroge les rapports qui lient mystique et subjectivité, l’ensemble de ce volume invite donc à réévaluer un certain nombre de notions fondamentales, historiquement liées à la mystique, en mettant en évidence son double caractère d’expérience religieuse et littéraire.
Clément Van Hamme
*
* *
Philippe Sellier, Port-Royal et la littérature III. De Cassien à Pascal, Paris, Honoré Champion, 2019, 312 p.
Ce volume est le troisième d’une suite entamée en 1999. Le premier opus, qui avait pour sous-titre Pascal, rassemblait 36 études sur l’auteur des Pensées composées en 1978 et 2007, en commençant par une ouverture intitulée : « Vers un nouveau “Port-Royal” au seuil du xxie siècle ». Le second tome, paru en 2001, réédité dans une version augmentée en 2012, élargissait le champ pris en compte. Certains des articles étaient encore consacrés à Pascal, mais leur majorité portait sur La Rochefoucauld, sur Mme de Lafayette, Mme de Sévigné, Lemaistre de Sacy (à propos de la Bible) et Racine. Port-Royal y revenait à plusieurs reprises, à la façon d’un fil d’Ariane. En 2019, le monastère et sa « constellation » occupent une place de nouveau prééminente, puisque le livre débute avec deux réflexions qui leur sont directement liées : « Qu’est-ce que Port-Royal ? » et « Pascal dans Port-Royal », tandis que la quatrième et 204dernière section est intitulée « Dans le sillage de Port-Royal ». Pascal devient, quant à lui, le foyer irradiant de l’ouvrage : les deux sections centrales évoquent, en effet, « Pascal théologien » et « Pascal maître spirituel ». Cette architecture d’ensemble montre combien les trois recueils, s’ils réunissent des études composées de façon souvent circonstancielle, pour un colloque, une conférence ou un livre de Mélanges, répondent à une réflexion profonde et méthodique, bien éloignée de toute espèce de dispersion. Depuis 1966 et son Pascal et la liturgie, Philippe Sellier poursuit une seule enquête, dont la force et la singularité éclatent particulièrement dans ce Port-Royal et la littérature III. De Cassien à Pascal. La diversité des savoirs dont l’auteur fait preuve, l’intelligence aiguë des textes qui est la sienne, en dépit du nombre des références considérées (la richesse de l’index est fort instructive à cet égard), sont obstinément employées à tenter de comprendre l’œuvre pascalienne et le milieu qui ne cesse, depuis les premiers travaux de Jean Mesnard, d’en apparaître comme consubstantiel : l’abbaye de Port-Royal réformée par la Mère Angélique, puis transformée par le christocentrisme et la spiritualité de l’abbé de Saint-Cyran. Cette « énigme » éblouissante (on emprunte le terme à l’auteur), qui a nourri une postérité que Philippe Sellier n’oublie jamais (Chateaubriand, Rimbaud, Nietzsche, Lautréamont, Claudel, etc.), est le cœur de la « rosace » que ses travaux ont patiemment construite. Aussi, nulle redite dans une approche qui relève d’un mouvement d’approfondissement constant, dans le dialogue et un effort d’ajustement perpétuel. Il est aisé de noter, du reste, que neuf des vingt études rassemblées sont inédites (voir p. 301-302) et que la plupart des autres ont été écrites au cours des années 2010. Non seulement Philippe Sellier fait preuve, dans ce livre, d’une magistrale aptitude au surplomb, mais d’une capacité au renouvellement inentamée chez ce Maître des études dix-septiémistes, devenu Professeur émérite en 1997, il y a déjà vingt-trois ans.
L’innervation théologique de l’œuvre de Pascal continue d’être étudiée à partir d’angles neufs : le rôle du Contre Fauste de saint Augustin, la « clef » que fournit le traité La Réprimande et la grâce, la métaphore du « fondement » ou l’importance dévolue au « mystère », sans que cette énumération soit exhaustive. Il est encore question de théologie dans l’examen que Philippe Sellier propose de la « sourdine augustinienne dans les Maximes et Réflexions sur la comédie de Bossuet ». Cependant, 205l’auteur se tourne désormais aussi, résolument, au-delà de cette charpente, vers l’appréhension de la spiritualité elle-même qui rayonne dans ces œuvres. Ainsi explore-t-il l’usage fait du moine Cassien à Port-Royal, la notion de prière perpétuelle, les Heures de Port-Royal et, s’agissant de Pascal, vu en « prophète existentialiste », une brassée de motifs fondamentaux : l’agonie à Gethsémani, la maladie, « la consolation de la grâce », la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, envisagée comme un « diamant théologique », ou le rapport de Pascal à L’Imitation de Jésus-Christ. Une étude invite à transformer les lectures habituelles de la tragédie racinienne en révélant la part que la liturgie y détient d’Iphigénie à Athalie. Ce faisant, Philippe Sellier ne se contente pas d’enrichir la lecture de ces œuvres ni d’élargir la palette de leurs harmoniques. Il souligne la complexité et la diversité des usages de la littérature au xviie siècle, le plus souvent impossible à réduire à un pur divertissement, mais pleinement dotée d’une portée « existentielle » – l’auteur emploie plusieurs fois le terme. Banalité ? L’histoire de la lecture de Pascal lui-même en dissuade et l’idée n’a aujourd’hui rien qui aille de soi pour la plupart des spécialistes du théâtre classique, notamment, y compris à propos de Racine. Que la sobriété du titre Port-Royal et la littérature ne masque donc pas la force des propositions qui sous-tendent le livre, ni la gravité de leur résonance pour quiconque entend apprécier la singularité du « Siècle de Louis XIV » et de ses créations : Philippe Sellier invite à s’interroger sur le sens de ses productions artistiques, sur la fonction dévolue par là même à la création littéraire et à ses usages pendant la période. Assurément, il ne systématise pas. Il ne simplifie pas. Apte à rendre compte de pratiques variées, Philippe Sellier restitue toutefois avec éclat le rayonnement et l’incandescente puissance spirituelle de quelques-uns des massifs les plus imposants de la littérature de l’âge classique.
Ferme, élégante, dénuée de tout esprit de polémique ou de lourdeur argumentative, la démonstration séduit par une sensibilité permanente aux mots, par son aptitude à déceler dans les œuvres l’évidence qu’on n’y avait néanmoins pas encore surprise (la fonction de l’Agonie chez Pascal, l’imprégnation augustinienne de la notion de l’ennui chez Bossuet, par exemple), par la hauteur sereine des vues, mais aussi par le bonheur des formules, par les innombrables trouvailles stylistiques. Philippe Sellier incarne un art de la critique littéraire qui transforme l’exercice 206de la recherche universitaire en fête de l’intelligence et du goût. Sa joie du verbe est lumineuse, communicative. – Ces observations n’ont rien sans doute d’une révélation pour les familiers de son œuvre. Mais ce dernier volume témoigne d’une vibration supérieure, due au sujet qu’il aborde et à la manière limpide dont Philippe Sellier s’en explique dans l’ultime réflexion, intitulée « Ma dette envers Pascal ». Avec une lucidité et une franchise rares, l’auteur propose à la fois une récapitulation de son itinéraire de chercheur et une identification des sept « empreintes » que Pascal a pu déposer en lui au cours d’un compagnonnage de plus de soixante-dix ans. Ces pages, avec la même simplicité rayonnante que le reste du livre, illustrent comment une vie de chercheur et une vie en littérature peuvent, au-delà de toutes les contingences professionnelles ou intellectuelles, répondre d’abord à une exigence personnelle de vérité intérieure et humaine. Ce témoignage que la fréquentation intime, quotidienne, de la littérature relève d’une quête de signification, qu’elle incarne le choix d’un être au monde face aux soubresauts de l’histoire et aux désordres de la vie sociale, face aux mille-et-une façons dont le siècle peut requérir chacun, ce témoignage que la littérature en soi peut ouvrir à l’esprit et à la charité, constituent en 2020 un magnifique hommage à un art et à un métier malmenés. Philippe Sellier rapproche, avec une discrétion souriante et bienveillante, son lecteur de l’essentiel. C’est à juste titre qu’il désigne ainsi tel de ses chapitres par le beau terme de « méditation » : ce recueil d’articles universitaires est bien davantage. Il révèle, somme toute, comment se nourrir de la lecture des Anciens et de l’histoire pour plus d’humanité.
Pascal, écrit Philippe Sellier, est habité par « le deuil de l’infini », à l’inverse de la jubilation que Descartes éprouve à songer que tout homme « porte en lui l’image de Dieu ». Pascal est l’écrivain du « clair-obscur ». Il ne cesse de rappeler combien « Dieu est caché » : « caché dans le cosmos, caché dans la Bible, caché en Jésus-Christ, caché dans l’histoire, caché au cœur de chaque homme et de chaque destinée humaine, caché dans les pauvres » et « même dans son Église » (p. 296-297). Philippe Sellier ne voit pas dans cette prévalence assourdissante des énigmes et du mystère (à commencer par celui du mal) une raison de valoriser une vision de la foi comme don arbitrairement imparti ou certitude discontinue, mais plutôt d’insister qu’il existe un inévitable « agnosticisme chrétien » (p. 297) et qu’il ne diminue en rien la part du « feu », le « feu 207du Mémorial », phare et fanal fondamental de l’édifice pascalien. Au doute, il oppose le « vertige » et la « joie inaliénable ». À cette joie, le livre de Philippe Sellier contribue lui-même, modèle d’examen savant et, devant tout désarroi, lumineux viatique.
Laurence Plazenet
1 Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002, p. 187.
2 Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, op. cit., p. 231.
3 Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, op. cit., ibid., p. 515.
4 La littérature même n’est pas épargnée par cette obsession du retranchement, comme le montre l’étude sur « L’esthétique théâtrale de Fénelon dans la Lettre à l’Académie » (p. 355-369), puisque l’auteur est sommé de retrancher les beautés qui le feraient admirer : la littérature ne doit pas être moins sacrificielle que la royauté.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11049-1
- EAN : 9782406110491
- ISSN : 2494-5102
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11049-1.p.0177
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/11/2020
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français