A Venetian Bossuet? The representation of the Protestant Reformation in the Albrizzi edition of Bossuet’s complete works
- Publication type: Journal article
- Journal: Revue Bossuet Littérature, culture, religion
2020, n° 11. Bossuet et l’Italie (xviie-xxe siècle) - Author: Régent-Susini (Anne)
- Pages: 69 to 87
- Journal: Bossuet Studies
Un Bossuet vénitien ?
La représentation de la Réforme protestante
dans l’édition Albrizzi des œuvres complètes de Bossuet
La première édition des « œuvres complètes » de Bossuet ne fut pas publiée en France, mais à Venise, par le grand imprimeur vénitien Albrizzi, de 1736 à 17571. Ce fait, qui pourrait sembler surprenant, s’explique par des raisons à la fois culturelles et religieuses. L’entreprise d’Albrizzi s’inscrit d’abord dans le développement de ces entreprises éditoriales très particulières que sont les œuvres complètes, geste de rassemblement des textes d’un auteur qui constitue d’abord un monument éditorial à sa gloire2. En témoignent plusieurs gravures placées en tête du premier volume : outre un grand portrait de Bossuet pleine page, la gravure de Cattini d’après Piazzetta représentant Bossuet à sa table de travail, la plume à la main, le regard sur une représentation symbolique de la foi et de la science théologique (image 1) ; et un frontispice précédant l’« éloge de feu Messire Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux » (image 2). Quoique le cadrage du mausolée y soit quelque peu atypique, cette dernière gravure – centrée sur des allégories de la renommée et de la déploration – rappelle ouvertement les frontispices qui précèdent habituellement les oraisons funèbres, forme majeure de l’hommage à un grand personnage ; du reste le volume, après la dédicace et l’avertissement du libraire, s’ouvre sur l’oraison funèbre de Bossuet par le Père de La Rue.
70Fig. 1 – Gravure de Cattini d’après Piazzetta, Bossuet, Œuvres,
éd. citée, t. I, n. p. (Bibliothèque nationale de France).
Fig. 2 – Frontispice, Bossuet, Œuvres,
éd. citée, t. 1, n. p. (Bibliothèque nationale de France).
Mais pourquoi à Venise ? Plusieurs raisons, d’ordres très différents, peuvent expliquer cette entreprise. On sait la place que tient alors en Italie la culture et la langue françaises ; les textes de Bossuet, en particulier, sont très connus dans l’Italie du xviiie siècle, et sont lus à la fois en français et en italien, utilisés massivement dans les débats religieux du temps, à la fois ad extra, dans la controverse antiprotestante, et ad intra, dans divers débats ecclésiologiques, notamment autour du jansénisme, à la fois comme autorités per se et comme réservoir d’autorités, « riche documentation érudite » pré-traitée et donc prête à l’emploi3.
72Par ailleurs, le projet d’Albrizzi s’inscrivait dans un projet plus large de revalorisation et de relance de l’imprimerie vénitienne. De fait, après l’efflorescence bien connue de la Venise des incunables et du grand marché du livre à la Renaissance, la librairie vénitienne du xviiie siècle, comme du reste l’ensemble de la production italienne de la même époque, est souvent envisagée comme une période de déclin : Venise n’est plus la ville des grandes entreprises éditoriales, et sa librairie suit la pente descendante de son négoce en général. Toutefois, l’entreprise d’Albrizzi correspond à un sursaut d’une cinquantaine d’années, dans les premières décennies du xviiie siècle, dont atteste notamment l’évolution du nombre d’imprimeurs et de presses en activité4. Encore faut-il trouver qui et quoi imprimer pour nourrir cette fièvre éditoriale ; les éditeurs vénitiens se tournent alors volontiers vers l’étranger, et impriment en particulier les écrits d’auteurs français, mais aussi de nombreux textes interdits en Angleterre, en Allemagne, en Hollande et en France – ainsi que des collections encyclopédiques monumentales, comme le Grand Dictionnaire historique de Louis Moreri, ou encore divers ouvrages luxueux, ornés de cartes géographiques et de gravures. De ce point de vue, l’appel d’Albrizzi au dessinateur Piazzetta, qui inaugure une très fructueuse collaboration entre les deux hommes ainsi qu’une amitié durable, constitue un moment décisif dans l’histoire du livre d’apparat à Venise. Il s’agit en effet d’un de ces grands formats correspondant au goût nouveau de l’élite locale pour les bibliothèques personnelles qui ornent désormais les murs des palais vénitiens. Les grandes collaborations de Piazzetta avec Albrizzi vont se prolonger pendant les vingt dernières années de la vie de l’artiste, et l’édition de Bossuet constitue à ce titre l’étape décisive avant l’acmé que représente, pour l’édition vénitienne du xviiie siècle, la grande édition de la Gerusalemme liberata, du Tasse, fruit d’une collaboration analogue entre Albrizzi et Piazzetta.
Dans une perspective européenne plus large, le regain d’intérêt pour l’œuvre de Bossuet à cette époque participe sans doute aussi d’une forme de réaction catholique aux progrès du protestantisme : la France de Louis XIV peut apparaître comme un symbole d’unité 73politique et religieuse, dont un auteur comme Bossuet, de renommée internationale dès son vivant, incarne la puissance unificatrice. Le choix d’Albrizzi d’imprimer les volumes en français, sans les faire traduire (alors même que les traductions de Bossuet en italien étaient déjà nombreuses5) est sans doute significatif de cette puissance symboliquement attribuée à la France louis-quatorzienne et de son désir d’atteindre un large public international, à une époque où « l’Europe », du moins celle des élites, « parlait français6 ». La dédicace de chaque volume à un membre de la Maison des Habsbourg, de tel ou tel pays d’Europe, devait notamment inciter les grandes bibliothèques des divers pays européens (et en particulier d’Europe centrale, région avec laquelle Albrizzi entretenait des liens étroits7) à acquérir ces très coûteux volumes8.
Très coûteux en effet, puisque cette édition comptait pas moins de dix volumes in quarto, publiés pendant plus de 20 ans (1736-1757)9. D’une richesse iconographique exceptionnelle, elle faisait appel aux plus grands dessinateurs vénitiens de l’époque (Piazzetta surtout, mais aussi d’autres, comme Tiepolo). La part que prit Albrizzi dans le choix des sujets représentés est incertaine, mais quoi qu’il en soit, l’édition 74impliquait à l’évidence une collaboration éditoriale très étroite10. Les gravures qu’elle contient témoignent d’influences diverses, rappelant la peinture italienne (Simone Cantarini), flamande (surtout Rubens) néerlandaise (Jacob de Gheyn), hollandaise (surtout Rembrandt), et même française (en particulier Watteau, probablement par l’intermédiaire du recueil Julienne dont la publication venait d’être achevée11). Elles déclinent principalement des puttis rococo dans diverses situations, des paysages de fantaisie – qu’ils comportent des éléments architecturaux (et notamment des ruines), ou composent le cadre de scènes bucoliques (paysanne menant ses chèvres, conversations champêtres…), et des idylles à la charge érotique évidente. Autant dire que dans la plupart des cas, ces illustrations sont en décalage manifeste avec le contenu des textes qu’elles accompagnent, et jouent davantage sur ce qui nous apparaît maintenant comme une esthétique du caprice typique d’un certain xviiie siècle – esthétique de l’incongruité, qui invite à la fois le lecteur à une autre forme d’attention, plus centrée sur la manière que sur le sujet, et à un jeu avec les conventions éditoriales, une acceptation ludique du caractère artificiel et arbitraire de ces insertions ornementales.
Leur étude systématique dépasserait le cadre de cet article. On se concentrera donc ici sur un aspect des relations qui se tissent dans cet ensemble éditorial entre texte et image, à savoir la représentation de la Réforme ; il s’agira ainsi de mieux comprendre la manière dont les images, dans ces volumes, contribuent à la charge polémique antiprotestante qui sous-tend l’édition – alors même qu’elles paraissent si souvent déconnectées du contenu des textes édités. Pour cela, on s’attachera plus particulièrement aux trois premiers volumes, certes moins soignés que les autres du point de vue de la correction linguistique (au point que, devant les remontrances généralisées, l’imprimeur Albrizzi confia à l’oratorien érudit André Galland le soin de la suite), mais qui contiennent les textes relevant le plus explicitement de la 75controverse antiprotestante et les dessins les plus ouvertement corrélés aux thèmes polémiques.
De fait, l’édition s’ouvre par trois volumes explicitement dirigés contre la Réforme – ce dont atteste l’ordonnancement même que choisit Albrizzi pour présenter au public les textes de Bossuet. Il est frappant en effet que le premier volume commence par des textes en eux-mêmes mineurs mais adressés aux Nouveaux convertis (c’est-à-dire aux Juifs et surtout aux Protestants qu’on s’employait à convertir au catholicisme). Alors que la correspondance n’est habituellement pas prioritaire dans les « œuvres complètes », ce volume comporte plusieurs lettres centrées sur des thèmes théologiques et doctrinaux typiquement catholiques, adressées à des responsables des institutions de nouveaux convertis, et accompagnées d’illustrations qui participent de cet effet « identitaire » : Saint Pierre avec ses clés, le culte marial. Significative est aussi à cet égard la dédicace du deuxième volume, qui loue l’impératrice Amalie du « soin particulier qu’[elle] a toujours pris de ramener les errants au giron de l’Église, de les entretenir par rapport aux besoins de la vie par d’abondantes aumônes, de peur que l’indigence ne les oblige de retourner au vomissement12, et de les faire affermir dans la voie du salut par des instructions salutaires13 ».
Moins explicites, certains des motifs architecturaux revêtent à l’évidence une valeur symbolique (image 3), ainsi le pilier qui ouvre le livre XV de l’Histoire des variations, histoire du protestantisme proclamant l’inconstance des engagements doctrinaux des réformés, dont ce même livre XV concerne les variations des réformés sur l’article du symbole des Apôtres « je crois l’Église catholique14 », variations auxquelles s’oppose, nous dit le titre, la « fermeté inébranlable de l’Église romaine », représentée ici par une allégorie.
76Fig. 3 – Bossuet, Œuvres, éd. citée, t. III, p. 265
(Bibliothèque nationale de France).
Autre représentation allégorique : le frontispice du deuxième volume figure une gravure de Cattini représentant la Foi et l’Hérésie (image 4), composée d’après un dessin de Tiepolo et présentée comme un tableau encadré opposant la foi, reflétant la lumière divine qui aveugle les hérétiques, et l’hérésie, brandissant un faux soleil qui n’éclaire rien.
77Fig. 4 – Bossuet, Œuvres, éd. citée, t. II, n. p.
(Bibliothèque nationale de France).
Le frontispice du volume 3 (image 5) fait écho à ce premier frontispice : il oppose la figure, plus martiale que mariale, de la foi triomphante, et celle de l’hérésie, vieille femme laide et dénudée fuyant piteusement devant la lumière qui l’éblouit. On retrouve, du côté de la foi, le motif de la croix, mais contrairement au dessin de Tiepolo, les personnages allégoriques, par nature atemporels, s’accompagnent ici de personnages que leurs costumes ancrent clairement dans l’âge de la Réforme.
Fig. 5 – Bossuet, Œuvres, éd. citée, t. III, n. p.
(Bibliothèque nationale de France).
Cette historicisation des représentations est encore accentuée dans d’autres gravures (images 6), qui proposent des scènes se donnant pour des illustrations d’épisodes historiques évoqués dans les textes de Bossuet, en particulier dans l’Histoire des variations. Elles figurent des scènes diverses, mais présentent deux points communs : ce sont toujours des scènes d’intérieur, contrairement aux paysages de fantaisie et aux scènes bucoliques qui abondent par ailleurs ; et leur cadrage ne laisse que très peu d’espace au-dessus des personnages, produisant une impression de confinement. Cet effet est redoublé par le jeu des regards et des postures : dans ces scènes, qui sont très souvent des scènes de discussion, les regards ne convergent jamais. Même la mise en scène de Calvin prêchant15 (image 7) – quoique Bossuet exprime à plusieurs reprises son admiration pour la langue du grand Réformateur – inverse le topos pictural de la scène de prédication, où tous les regards et toutes les attitudes convergent vers le prédicateur, en une harmonie attentive. Ici, certains personnages sont de face, d’autres de dos ; certains debout, d’autres assis ; surtout, les personnages de droite ne regardent pas le prédicateur, et semblent soit inattentifs, soit dubitatifs.
Fig. 6 – Bossuet, Œuvres, éd. citée, t. II, p. 223
(Bibliothèque nationale de France).
Fig. 7 – Bossuet, Œuvres, éd. citée, t. II, p. 397
(Bibliothèque nationale de France).
Le regard tourné vers le lecteur – ou plus exactement, vaguement orienté dans une direction qui est celle du lecteur – peut certes relever d’un dispositif iconographique conventionnel au cours de la première modernité, par lequel seraient ressaisis, dans une image unique, deux moments chronologiquement distincts (l’écoute, puis la méditation permettant d’intérioriser les paroles reçues). Toutefois, les attitudes des personnages de droite semblent bien ici prendre une valeur plus proche de celles que leur attribuerait spontanément le lecteur du xxie siècle et suggérer, par le détournement des regards, le « trouble » jeté dans les esprits par la prédication du Réformateur ; elles contrastent à ce titre avec la pleine emprise que semble avoir Calvin sur les auditeurs situés à gauche de l’image.
81Fig. 8 – Bossuet, Œuvres, éd. citée, t. II, p. 181
(Bibliothèque nationale de France).
Un personnage analogue, le visage tourné vers le lecteur et le regard perdu dans le vide, apparaît dans la gravure représentant les doutes et incertitudes de Melanchthon16 (image 8). Plus nettement encore que les précédents, la tête appuyée sur la main, ce jeune homme affiche une attitude de méditation inquiète qui répond à celle du jeune disciple tourmenté de Luther (image 7), ainsi qu’à celle de Melanchton lui-même, représenté ici à l’intérieur d’une bibliothèque, en train de jeter ou de laisser tomber ses livres à terre – manifestation caractéristique de 82certaines formes de mélancolie17. De fait, Bossuet voit dans celui qu’il appelle le « malheureux Melanchton18 », aussi mélancolique que son nom, le chef protestant le plus droit et le plus sensible à la vérité, et pour cette raison même le plus « tourmenté », « étonné », « ébranlé », « tombé dans une déplorable incertitude19 », et, selon ses propres termes, « accablé de cruelles inquiétudes, de soins infinis, d’insupportables regrets20 ». Ni tout à fait innocent, ni tout à fait coupable, le Melanchton des Variations (contrairement à Luther et Calvin par exemple) devient chez Bossuet un personnage tragique, suscitant la pitié plus que la colère ou la peur :
ses agitations furent immenses. À chaque moment on lui voyait souhaiter la mort. Ses larmes ne tarirent point durant trente ans21.
Qu’elles se donnent pour allégoriques ou référentielles, ces gravures enrichissent donc, tout en la déplaçant (soit en l’an-historicisant – en une vision atemporelle de l’opposition entre vérité et erreur –, soit au contraire en l’historicisant – en une représentation de la Réforme comme moment historique), la dimension polémique des volumes. À ce titre, elles semblent s’opposer aux images purement ornementales qui en seraient indépendantes (ruines, rocailles et angelots).
83Toutefois, cette opposition ne saurait s’envisager de manière trop schématique. Dans certaines illustrations en effet, le dessinateur paraît jouer sur ce qu’on pourrait appeler une syllepse visuelle – traduction intersémiotique (iconographique, en l’occurrence) de la figure verbale de la syllepse de sens, figure lexicale reposant sur la polysémie et permettant de comprendre une même occurrence en deux sens différents22. L’illustrateur peut alors jouer sur les deux tableaux : d’une part, la gravité d’une lecture allégorique, et d’autre part, le goût croissant du public vénitien, voire européen, du xviiie siècle pour les scènes bucoliques, voire pour les idylles rococos. C’est le cas, semble-t-il, dans l’illustration qui ouvre la Seconde Instruction Pastorale sur les Promesses de Jésus-Christ à son Église, et qui représente deux bergers et deux bergères : au centre, un berger conte fleurette à une bergère qui semble à la fois pudique et intéressée. Autour, le second couple n’en est pas un : le second berger semble plus intéressé par la scène de séduction qui se déroule sous ses yeux que par la seconde bergère, austère, qui regarde au loin. Il s’avère dès lors possible d’y lire à la fois une scène pastorale, purement ornementale voire divertissante (elle détourne l’attention vers autre chose), et, s’agissant d’une « instruction pastorale », et des « promesses de Jésus-Christ à son Église », une scène métaphorique, mobilisant discrètement la lecture chrétienne du Cantique des cantiques, qui identifie l’amant au Christ et l’amante à l’Église, et transforme donc un poème éminemment érotique en méditation spirituelle.
84Fig. 9 – Bossuet, Œuvres, éd. citée, t. V, p. 73
(Bibliothèque nationale de France).
Cet effet de « syllepse visuelle » paraît encore plus net dans d’autres images relevant de la pastorale arcadienne (images 10 et 11) mettant en scène des bergers et leurs troupeaux, qui peuvent être lues comme une représentation symbolique des bons et des mauvais pasteurs – thème essentiel de la controverse antiprotestante chez Bossuet, qui considère que les protestants, parfois de bonne foi, se sont laissés duper par leurs ministres. Du reste, ces illustrations accompagnent, là encore, des « Instructions pastorales », et il n’est guère étonnant qu’elles puissent jouer, implicitement, sur le double sens de pasteur, tout en sécularisant ce motif évangélique. Représentant un bon pasteur, vigilant et attentif, la première image s’oppose à la seconde, celle d’un pasteur endormi ou mélancolique, là encore, dont la jambe partiellement dénudée souligne l’errance, tout comme la quasi nudité de l’Hérésie l’opposait, dans telle autre gravure (image 5), à la Foi. Le premier est en bonne compagnie, le second isolé. Les animaux du premier pasteur regardent dans la même direction que lui, ou le regardent directement ; ceux du second regardent, comme les réformés mentionnés tout à l’heure, dans des directions opposées. Le regard du premier est tourné vers le ciel lumineux, le visage du second est tourné vers le sol et enfoui dans ses mains. Ces illustrations déploient ainsi 85au plan iconographique, comme une syllepse, le champ sémantique de pasteur : en lui restituant son sens propre, elles produisent à la fois une scène pastorale et une allégorie. Si l’on se souvient que la syllepse de sens est la figure sur laquelle repose le calembour, on pourra voir dans ce procédé, non seulement une manière de réconcilier l’ornement et l’argumentation théologique, mais une manière de faire triompher le divertissant (dans tous les sens du terme – syllepse, là encore), sans sacrifier l’engagement religieux.
Fig. 10 – Bossuet, Œuvres, éd. citée, t. V, p. 1
(Bibliothèque nationale de France).
Fig. 11 – Bossuet, Œuvres, éd. citée, t. II, sommaire n. p.
(Bibliothèque nationale de France).
Aussi soulignera-t-on en conclusion que, dans leur hétérogénéité même, les images de cette édition entrent en résonance les unes avec les autres, et dessinent des réseaux qui semblent en partie indépendants des textes assemblés. C’est ainsi que les puttis rococo se répondent, comme les bergers, les paysages avec ruines, ou encore les images allégoriques mettant en scène la Foi invariablement accompagnée de sa puissante lumière, depuis l’image première de Bossuet inspiré par la Foi, jusqu’aux images opposant la Foi et l’hérésie. De sorte que les images ne ménagent pas seulement au lecteur de ces textes ardus des pauses récréatives, qui paraissent suspendre le sens au profit du seul plaisir de l’ornement : elles le scandent également, et dessinent, sur le mode de la gratuité 87et du jeu, un parcours plus léger dans ce dense massif théologique. Pourtant, c’est bien ce parcours qui opère par moment une réconciliation inattendue avec les enjeux si graves qu’il revendique par ailleurs – en particulier dans ces images où le lecteur ne peut qu’hésiter entre lecture allégorique (le pasteur au sens ecclésial) et lecture bucolique (le pasteur comme sujet de pastorale) – et où il trouve, dans cette hésitation même, un plaisir supérieur. Par le dialogue complexe et parfois improbable qu’elle produit entre texte et image, l’édition Albrizzi fait plus que re-produire des textes dans un autre cadre (ici les œuvres « complètes »), en un autre temps, en un autre lieu (ici la Venise du xviiie siècle) : elle fabrique un nouvel objet, en l’occurrence des œuvres complètes illustrées, et l’offre à des appropriations diverses et peut-être concurrentes, voire contradictoires, permettant au lecteur de faire alterner, dans sa lecture, divers types d’attention. Elle me paraît ainsi inviter à une réflexion sur les déplacements qu’opèrent les rééditions – déplacements qui engagent toute la matérialité de l’objet livre, et qui ne sont pas seulement d’ordre sémantique ou interprétatif mais doivent aussi s’envisager en termes d’économie de l’attention.
Anne Régent-Susini
Université Sorbonne nouvelle – Paris 3
1 L’édition dite « de Paris », ou « de Pérau », fut publiée entre 1743 et 1747 ; l’édition Albrizzi lui emprunte cependant pour ses cinq derniers volumes.
2 Voir Philippe Desan et Anne Régent-Susini (dir.), Éditer les œuvres complètes (xvie et xviie siècles), Paris, STFM, 2019. Pour mener à bien cette entreprise de rassemblement, Albrizzi fit appel au neveu de Bossuet, dépositaire des manuscrits de son oncle.
3 Paola Vismara, « Bossuet en question. Ecclésiologie et politique en Italie au xviiie siècle », dans A.-E. Spica (éd.), Bossuet à Metz (1652-1659) : les années de formation et leurs prolongements, Berne, Peter Lang, 2005, p. 305-318 (ici p. 305).
4 Voir les chiffres donnés par Mario Infelise, L’Editoria veneziana nel ‘700, Milan, Fr. Angeli, 1989 : en 1735, vingt-sept éditeurs et quatre-vingt-quatorze presses sont en activité à Venise. En 1752, trente-neuf éditeurs, quatre-vingt-trois presses et un millier de personnes travaillent à Venise à la publication de quatre-vingts nouveaux ouvrages.
5 C’est aussi le cas, quoique dans une moindre mesure, pour d’autres prédicateurs du siècle de Louis XIV, tels que Bourdaloue, dont les Sermoni per le domeniche dell’anno sont traduits en italien, puis réimprimés après la 1e édition italienne de 1739 (Venise, Niccolo Pezzana, 1739). L’édition parue à Lucques en 1705 des Massime, e riflessioni inaugure par ailleurs toute une série de traductions italiennes des Maximes de Bossuet (1694).
6 Voir Marc Fumaroli, Quand l’Europe parlait français [2001], Paris, Librairie Générale Française, 2003.
7 Albrizzi avait beaucoup voyagé dans sa jeunesse, en particulier en Allemagne et en Autriche, pays avec lesquels il avait gardé des liens étroits, au point d’envoyer son fils étudier à Vienne – comme en atteste la dédicace au volume 3 des Œuvres de Bossuet. Voir Francis Haskell, Patrons and Painters : A Study in the Relations Between Italian Art and Society in the Age of the Baroque, New Haven / Londres, Yale University Press, 1980, p. 334.
8 Albrizzi propose les dix volumes au prix de 200 lires vénitiennes, soit 100 livres tournois. Voir Roger Chartier, Henri-Jean Martin, Histoire de l’édition française : Le livre triomphant (1660-1830), Paris, Fayard, 1984, p. 364.
9 Le nom d’Argentina, qui figure sur la page de garde, correspond en fait à Venise : Argentina étant le nom latin d’une ville épiscopale de la Calabre, San Marco, l’imprimeur-libraire Albrizzi choisit sans doute ce nom par allusion à Saint-Marc de Venise – ce qui conduisit pendant longtemps les bibliographes à supposer l’existence d’une édition de Strasbourg (en latin, Argentina)… qui n’a jamais existé. Voir Victor Verlaque, Bibliographie raisonnée des œuvres de Bossuet, Paris, Alphonse Picard & fils, 1908.
10 De nombreux originaux de ces gravures, élaborées pour la plupart à partir de dessins de Piazzetta, sont actuellement conservés dans la bibliothèque royale de Turin (le fonds Albrizzi a été vendu dès 1777).
11 Publié de 1723 à 1735, le recueil rassemblé par le riche négociant Jean de Jullienne (1686-1766) et rassemblant plus de 600 gravures était destiné à reproduire et à diffuser l’œuvre de Watteau.
12 Cf. Prov 26, 11 : « Comme le chien retourne à ce qu’il a vomi, [ainsi] le fou réitère sa folie ».
13 Œuvres de Messire Jacques Benigne Bossuet eveque de Meaux contenant tout ce qu’il a ecrit sur differentes matieres. Volume second dedié a sa Majesté l’Imperatrice Amalie, Argentina aux depens de Jean Baptiste Albrizzi Marchand Libraire à Venise [désormais Œuvres], 1738, dédicace non paginée.
14 Ibid., t. III, p. 285.
15 Ibid., t. II, p. 397.
16 Ibid., t. II, p. 181.
17 Dans sa célèbre Anatomie de la mélancolie, l’anglican Burton associe le choix religieux déviant (en l’occurrence, celui des puritains, des catholiques ou des athées) à la mélancolie ; voir notamment Mary Ann Lund, Melancholy, Medicine, and Religion in Early Modern England : Reading “The Anatomy of Melancholy”, Cambridge, Cambridge University Press, 2010. Melanchton lui-même décrit l’athéisme comme une venenata melancholia. Sur la mélancolie religieuse, voir Études Epistémè, 28/2015 : « MELANCHOLIA/Æ. L’expérience religieuse de la “maladie de l’âme” et ses définitions », dir. Sophie Houdard, Adelisa Malena, Lisa Roscioni et Xenia von Tippelskirch, en ligne : https://doi.org/10.4000/episteme.742 ; et sur « la perception d’un accroissement de la mélancolie religieuse comme effet accidentel des théories calvinistes de la grâce », voir Gary Kuchar, The Poetry of Religious Sorrow in Early Modern England, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 25.
18 Bossuet, Œuvres, éd. citée, t. II, p. 181. Sur la figure de Mélanchton dans les Variations, voir M. Chevalier, « Mélanchton, un réformateur à plaindre ? », Bulletin de la Société des Amis de Bossuet, no 33 (2006), p. 28-44.
19 Voir Œuvres, éd. citée, t. II, p. 175 : « il était tourmenté d’une étrange sorte des contrariétés qu’il croyait voir dans les saints Pères […] pour achever de l’embarrasser […]. Par ces lectures et ces réflexions, il tomba dans une déplorable incertitude ». Le terme d’incertitude, au singulier comme au pluriel, revient comme un leitmotiv, sous la plume de Bossuet, notamment quand il s’agit d’évoquer la doctrine luthérienne.
20 Bossuet, Œuvres, éd. citée, t. II, p. 142.
21 Ibid., p. 185. Un peu plus loin, Bossuet cite Mélanchton lui-même : « Ces choses me tourmentent terriblement » (ibid., p. 200). Voir aussi ibid., p. 180 : les « plus violentes agitations que puisse jamais sentir un homme vivant ».
22 Voir les vers d’Apollinaire, « Annie », cités par Philippe Wahl : « Comme cette femme est mennonite / Ses rosiers et ses vêtements n’ont pas de boutons » (« Régimes discursifs du “double sens”. Syllepse et calembour », article consultable en ligne : http://www.revue-texto.net/docannexe/file/2684/texto_wahl_double_sens_2016.pdf)
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-11049-1
- EAN: 9782406110491
- ISSN: 2494-5102
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11049-1.p.0069
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-09-2020
- Periodicity: Annual
- Language: French
- Keyword: Bossuet, Venice, Albrizzi, Tiepolo, Piazetta, syllepsis, intersemiotic, rococo, polemic, Melanchthon, semiotics, preaching