Éditorial
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Bertrand
2021, n° 4. varia - Auteur : Ravonneaux (Nathalie)
- Pages : 13 à 17
- Revue : Revue Bertrand
Éditorial
Chaleureusement accueillis à l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon le 15 février 2020, les conférenciers réunis dans ce numéro ont offert à leur auditoire de riches contributions.
Annie Chaux-Haïk a analysé l’influence possible de la collection d’estampes de Jehannin de Chamblanc sur l’œuvre dessiné de Bertrand à partir de l’exposition d’une sélection d’œuvres mises en regard des dessins de l’écrivain conservés à la Bibliothèque patrimoniale et d’études de Dijon, où Nathalie Collin les a redécouverts en 2016. S’il est probable que Bertrand a travaillé dans les bibliothèques parisiennes (la Bibliothèque royale comptait « dès 1667, deux cent vingt-quatre gravures de Rembrandt », « soit les deux tiers de son œuvre1 »), il ne fait aucun doute que les fonds dijonnais ont nourri sa mémoire, son imaginaire et sa réflexion. En s’inscrivant dans la lignée de Paulette Choné notamment, Annie Chaux-Haïk invite les lecteurs à prendre au sérieux, sur le plan graphique, la référence à Callot et à Rembrandt du sous-titre des Fantaisies. Elle attire particulièrement l’attention sur l’œuvre de Giovanni Benedetto Castiglione qui a été l’« un des premiers graveurs européens à avoir réagi aux œuvres de Rembrandt en proposant des variations voire des pastiches de ses estampes » et qui a été à l’origine d’une véritable « mode » rembranesque alors que le succès des bambochades était toujours « vif » en Italie2. Revenant sur les dessins de paysages de Bertrand, elle suggère de les analyser en tenant compte de leur dialogue probable avec les œuvres de Roelandt ou Swanevelt et non pas seulement de Bril.
L’après-midi a été l’occasion de la présentation d’un autre document intéressant : une lettre de Victor Pavie issue de la collection de Joseph Dumas que Jacques-Remi Dahan a contextualisée avec soin, donnant 14à connaître en particulier son destinataire, l’écrivain et imprimeur lyonnais Léon Boitel. Sollicité par Victor Pavie à la demande de Sainte-Beuve, le fondateur et directeur de la Revue du Lyonnais est probablement l’auteur d’une recension anonyme de Gaspard de la Nuit qui parut dans le périodique en 1843. Sa découverte a été l’occasion pour Jacques-Remi Dahan de replacer la publication de l’œuvre principale de Bertrand dans son actualité littéraire : non seulement celle de la vogue hoffmannesque mais aussi celles d’un engouement pour la poésie du xvie siècle mise à l’honneur en particulier par Sainte-Beuve et d’un désir de renouvellement de la littérature par une poésie populaire qui se fasse voix de l’enfance, selon les principes de Germaine de Staël et la poétique du conte de Nodier.
La troisième conférence a été consacrée à « L’Alchimiste », une pièce essentielle du premier livre des Fantaisies qui n’avait guère retenu l’attention de la critique depuis l’étude de Réjane Blanc. C’est une version légèrement différente de cette contribution qu’offre ici Arthur Houplain. Partant de l’hypothèse d’un texte recelant une clef de lecture pour Gaspard de la Nuit, le commentateur revient sur la question de « l’architecture secrète » des Fantaisies et aboutit à une révision de la place du chiffre XVII dans l’œuvre de Bertrand, interprétée différemment par plusieurs critiques avant lui, ainsi qu’à une nouvelle hypothèse sur la structure du quatrième livre des Contemplations de Hugo.
Franck Greiner a montré que la « chrysalide des premiers essais » qui ont conduit à « la métamorphose de l’alchimie en littérature3 » s’est déchirée au tournant du xvie et du xviie siècle. Cette naissance d’« une alchimie véritablement littéraire4 » a contribué à faire de la « pierre philosophale » un objet « de dérision » alimentant sans cesse une veine comique et canularesque5 » que Bertrand a prolongée de manière ostensible dans le texte liminaire des Fantaisies comme A. Houplain l’a rappelé. Rapprochée de cette filiation, l’hypothèse que ce texte – la « Notice sur Gaspard de la Nuit » comme le désigne Bertrand dans un manuscrit – trouverait son origine dans une supercherie revendiquant sa filiation avec l’esprit bachique d’Alexis Piron n’en a que plus de vraisemblance et de 15saveur. Le lecteur se fera son opinion en lisant la lettre d’Ida Saint-Elme à Charles Malot parue dans Le Provincial du 24 juillet 1828 et republiée ici comme un possible matériau du dossier des avant-textes de Gaspard de la Nuit donnant à réévaluer l’importance qu’ont Dijon et les écrivains bourguignons non seulement dans l’œuvre mais aussi dans sa genèse.
Quoi qu’il en soit de cette possible mystification de 1828, c’est un pseudo-Dijonnais de papier que Bertrand a nommé dans le manuscrit de 1836 de Gaspard de la Nuit : Maribas. S’il a créé le personnage du sorcier de « Départ pour le sabbat », il n’est pas à l’origine de son nom. L’emprunt onomastique du garant de l’almanach bourguignon d’Ancien régime ayant survécu à la Révolution – le Béni soit Dieu pour l’an de grâce […] – indique dans quelle tradition de combat l’écrivain-caricaturiste a inscrit les Fantaisies : reprenant, comme plusieurs de ses contemporains, la pratique de l’almanach républicain, il lui a frayé des chemins neufs en en faisant l’une des sources du « nouveau genre de prose » qu’il a tenté de créer. Comme Le Père Chancenet, Gaspard de la Nuit s’inscrit dans le sillage du Père Duchêne, mais au lieu d’afficher une rhétorique poissarde et subversive, il délègue la mise en cause des valeurs réactionnaires de la Restauration et de la Monarchie de Juillet à un narrateur diaboliquement trompeur, laissant au lecteur le soin de faire le départ entre le premier degré et l’ironie à n niveaux auxquels sa perception de la polysémie des textes et de leurs micro-dysfonctionnements lui donnera ou non accès. Cette pratique d’écriture clandestine prolonge celles des libertins et d’une partie des écrivains des Lumières tout en innovant avec une humilité qui aurait pu faire disparaître l’œuvre sans le dévouement amical de David d’Angers. Leur partage de convictions politiques n’y a probablement pas été étranger.
C’est dans les nombreux documents conservés dans les fonds des archives municipales et départementales qu’Éliane Lochot a retrouvé les preuves de l’importance de l’engagement citoyen et républicain du Dijonnais d’adoption. Explorant aussi bien la correspondance privée de Théophile Foisset et Charles Brugnot que les archives de police (notamment la surveillance de la presse et la correspondance du préfet Chaper), l’histoire du théâtre de Dijon que les mémoires de Juillet 1830, les articles du Provincial que le manuscrit de Monsieur Robillard, entre autres multiples sources, la Directrice honoraire des archives de la ville de Dijon montre combien Bertrand s’impliqua dans les événements 16qui secouèrent la Restauration puis la Monarchie de Juillet et qui marquèrent l’histoire locale et elle fait surgir des noms de personnalités que Bertrand connut très certainement qui n’apparaissaient pas dans les études bertrandiennes jusqu’à présent.
Un dossier consacré au théâtre de l’auteur de Gaspard de la Nuit est venu compléter les contributions écrites des conférenciers de la demi-journée dijonnaise et les prolongements qui leur ont été donnés par l’exploration des rapports de Bertrand à sa région d’adoption dans sa vie comme dans son œuvre.
Relisant Louise ou un pensionnat de demoiselles, Nicolas Diassinous s’est intéressé au détournement de la pièce imitée de Madame Campan et à la forme hybride de ce « drame-vaudeville » qui rappelle le « brouillage des frontières génériques » caractéristique de la poétique des Fantaisies. Il en a conclu que cette invention d’une « fantaisie dramatique » remet en cause le système logique causal de la dramaturgie aristotélicienne suivi par la pièce dont Bertrand a réécrit la fin, affirmant ainsi la liberté créatrice de l’imaginaire.
Pour Xavier Malassagne, l’enfermement constitue la caractéristique à la fois structurelle et thématique de Daniel. Le critique montre comment tout dans la structure de la pièce a été pensé pour donner à sentir la chape de plomb étouffant les aspirations à la liberté des personnages, du décor à la clôture des actes sur eux-mêmes (malgré la logique de leur enchaînement), des structures parallèles aux retours à un point de départ qui paralysent l’action, du tragique à son commentaire métatextuel par le personnage éponyme. Plus que des drames romantiques contemporains, c’est, malgré la différence de choix poétique, de Gaspard de la Nuit qu’il faut rapprocher Daniel estime le critique : la figure diabolique y est la source commune de l’impression de claustration et d’entrave au désir qu’éprouve le lecteur.
Il est certain que le théâtre dans toutes ses formes est l’une des sources majeures de la poétique des Fantaisies. La présence de limonadiers et de vendeurs de poisson sur la place royale du « Raffiné » ne lui donne-t-elle pas du reste des airs de boulevard du Temple6 où se 17croiseraient des publics de toute condition sociale ? C’est bien, en tout cas, un véritable personnage de théâtre digne de la troupe du Roman comique de Scarron que Bertrand semble mettre en scène dans ce décor, ce que confirmeraient les allusions à Marion Delorme. Steve Murphy en peint la « physiologie » héroï-comique en opposant aux lectures biographiques du texte le portrait d’un personnage poseur et fanfaron – en un mot bretteur – plus que duelliste. Rejetant l’idée d’une œuvre qui n’aurait de visées qu’esthétisantes, le commentateur replace le texte dans l’époque de sa composition, les années 1820-1830, et donne à en savourer l’humour et l’ironie en mettant à jour les nombreux jeux intertextuels et verbaux qui le composent.
L’analyse de Gaspard de la Nuit et des œuvres dramatiques de Bertrand que l’on commence à redécouvrir donne une idée de la culture théâtrale très variée de l’écrivain. Les chroniques qu’il a fait paraître dans Le Provincial suggèrent quel rôle ont joué pour lui la fréquentation assidue du théâtre de Dijon et la lecture des périodiques se faisant l’écho des représentations provinciales et parisiennes. Elles témoignent également de son vif intérêt pour les acteurs et les chanteurs ainsi que de son plaisir à savourer le double spectacle de la scène et de la salle. Leur insertion dans les Œuvres complètes serait, à plus d’un titre, justifiée.
Nathalie Ravonneaux
1 Jan Blanc, Le Siècle d’or hollandais. Une révolte culturelle au xviie siècle, Citadelles & Mazenod, 2019, p. 570.
2 Id.
3 Franck Greiner, Les Métamorphoses d’Hermès. Tradition alchimique et esthétique littéraire dans la France de l’âge baroque (1583-1646), [2000], Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 66.
4 Id.
5 Ibid., p. 71.
6 « Autour du boulevard du Temple, qui fait alors entre 30 et 50 mètres de large et dont la partie “théâtre” se déroule sur près de 300 mètres, les rues palpitent d’une vie intense. On y fait des queues interminables devant les théâtres, dont les aboyeurs vantent le spectacle. Tout cela est supportable grâce aux marchands de coco, de limonade, qui côtoient les chiffonniers et les marchands de gaufres ou de sucre d’orge. » (Francis Démier, La France de la Restauration (1814-1830). L’impossible retour du passé, Paris Gallimard, 2012, p. 605.)
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11773-5
- EAN : 9782406117735
- ISSN : 2649-2644
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11773-5.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 03/06/2021
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français