Préface
- Publication type: Book chapter
- Book: Représentations mémorielles de la guerre civile grecque
- Author: Pejoska (Frosa)
- Pages: 11 to 20
- Collection: Literature, History, Politics, n° 25
Préface
En guise de propos liminaires, j’en réfèrerai à la poésie de Manolis Anagnostakis (1925-2005). Ce résistant permanent, à l’âge de 18 ans, rejoint les rangs de la jeunesse étudiante pour combattre l’occupation nazie, puis adhère au parti communiste continuateur de la Résistance. Emprisonné et condamné à mort pendant la guerre civile, il devra sa libération et sa grâce à la forte mobilisation des intellectuels. Bien que chronique du quotidien tragique des gens simples et de leurs luttes brisées par l’histoire, et confession de leurs désillusions et détresse face à la destruction, sa poésie demeure celle qui parle de l’homme qui ne se rend pas : « Il manquait encore beaucoup de lumière pour faire jour. Mais moi/je n’ai pas admis la défaite. […] Debout seul comme avant j’attends1. » Dans un poème au titre évocateur, au nom de tous ceux qui furent privés de parole, de toutes ces voix de dissidence, de contestation et de lutte que l’on essaya de réduire au silence, il parle. Il parle avant tout de leur détermination malgré la douloureuse défaite. À travers ce dit en mémoire des vaincus restés sans nom, ses frères de sort, transparaît la victoire de l’esprit qui toujours croit en l’esprit libre qui jamais ne meurt et en la possible liberté de l’humain non comme futur mais comme advenue dans sa résistance même.
JE PARLE…
Je parle du dernier clairon sonnant chez des soldats vaincus
[…]
De nos enfants dans la rue vendant des cigarettes
[…]
Des maisons sans vitres béantes comme des crânes édentés
Des filles qui mendient montrant les plaies de leurs seins
Je parle des mères traînant pieds nus dans les décombres
Des villes incendiées des cadavres entassés dans les rues
12[…]
Mais surtout je parle des pêcheurs
Qui laissant leurs filets Le suivirent
Et quand Il fut lassé jamais ne s’arrêtèrent
Et quand Il les trahit jamais ne le renièrent
Et quand lui vint la gloire détournèrent leurs yeux
Et, crucifiés, sous les crachats des camarades
Partent sereins sur la route sans fin
Sans que jamais fléchisse leur regard
Debout et seuls dans le désert terrible de la foule2.
Et si dans son Épilogue, écrit dans sa cellule au moment où il attendait son exécution, on entend sonner le glas du trépas, des poètes du futur disparus devenus oiseaux aux chants de douleur il fait renaître plus jeunes et plus forts encore les nouveaux poètes nourris à la sève du lotus qui a grandi en eux. Aussi destructrice que soit l’histoire, elle ne peut mettre fin à cette volonté inaliénable de l’humain de renaître toujours de ses cendres et d’œuvrer pour son accomplissement plein et entier dans toutes les possibilités qu’offre sa réalisation. C’est cet esprit libre du poète qui nous déroule les Époques, celles qui ne nous parlent pas seulement du passé mais qui font le bilan de nos aspirations dans l’attente d’un toujours à venir. Celles qui sont sévèrement jugées et condamnées lorsqu’elles s’opposent et nient ce qui les avait fait naître. Anagnostakis est celui qui toujours résiste même à son propre camp lorsque celui-ci se soumet aux orientations meurtrières du stalinisme, préférant la scission à l’adhésion aveugle. Selon ce que l’époque offre d’opportunités pour atteindre cet objectif ultime qu’est la liberté, la palette des couleurs de la résistance peut passer du noir au rouge au bleu et à tout autre couleur, en particulier celles pleines de nuances, même si celle des guerres civiles demeurent toujours noire : « Si, pendant la résistance, nous les jeunes avions acquis la conscience de l’humanité, pendant les années qui suivirent nous avons été forcés de boire le poison de l’inhumanité. La résistance est un tableau multicolore où le noir est paradoxalement en harmonie avec le rouge, le bleu, toutes les couleurs. La couleur de la guerre civile est noire3 ». Il est aussi celui 13qui sait se taire, quand l’Époque est au silence chargé de noir avenir, dans l’attente que se lève la relève.
Lorsque je pense guerre civile grecque, je ne peux m’empêcher de penser à cet autre poète maudit Elias Petropoulos, ce libertaire que l’on n’a jamais cessé de faire taire et de taire. Personne remarquable, malheureusement peu remarquée en France, ce pays devenu sa terre d’exil depuis 1975 jusqu’à sa mort en 2003. Par testament il demanda à être incinéré au Père Lachaise et que ses cendres soient dispersées dans un caniveau qui donnait sur les égouts de Paris4, ce qui fut fait. Dès l’âge de 14 ans, esprit d’une précocité étonnante, Petropoulos entre en résistance et le demeurera jusqu’à son dernier jour. Son père disparaîtra sans trace pendant la guerre civile. Esprit avant-gardiste pour le moins, qui parlera de la société de l’ombre, celle qui vit dans la marge, ce qui lui vaudra plusieurs condamnations et emprisonnements, jamais amnistié sous aucun régime. Sa monumentale Anthologie rébétique composée de plus de 1500 chansons, expression musicale des réfugiés grecs d’Asie mineure5, ceux-là même qui furent concernés par la guerre civile dont il est question ici, nous informe sur ces Grecs venus d’ailleurs, sur leur identité et sur leur manière de percevoir leur place dans leur nouvelle patrie et leur rôle dans la guerre. En prison, tel le « folkloriste » qu’il disait être, il collecte la langue verte des homosexuels : Kaliarda. En France, il écrit son Manuel du bon voleur qui lui vaut une nouvelle condamnation pour avoir mis à mal la société grecque dans ce qui la caractérisait, principalement son église, sa morale, sa justice, son nationalisme. Cependant, impossible d’empêcher sa publication et son immense succès en Grèce auprès de la jeunesse, plus de cent mille exemplaires en 1983. Ces personnes, esprits libres, humanistes, nous apprennent que si la guerre civile fut un échec, et qu’on y perdit des êtres chers, les camarades de l’enfance et de la lutte, résiste de façon indélébile la résistance, même si pour cela il faut aller ailleurs, voire se disperser dans les égouts de la Ville Lumière, en tant que sa face cachée, trouble et obscure.
14Petre Andreevski (1934-2006), écrivain macédonien, dans son roman inachevé sur la guerre civile en Grèce : Les réfugiés, publié à titre posthume, énonce cette tragique vérité que l’historien ne nous dit rien des individus particuliers, de leur expérience des événements et de leur mort violente. L’histoire écrite, s’attachant aux événements majeurs, dans sa vision globale, collective et chronologique, se voulant objective, se place au-dessus des subjectivités. La littérature, quant à elle, exhume ce que l’histoire enterre. Elle se focalise sur les êtres singuliers, pour inscrire leur souvenir et leur mémoire ; pour les sortir un à un de cette masse anonyme, redonner leur nom, afin que leur souffrance apparaisse. Avec eux se profile un « sens », « leur sens », dans l’absurde guerre impersonnelle.
Qu’écriront, un jour, les historiens au sujet de cette peur de Slovechta Maslarova et de ses trois enfants ? Rien. Et quant à ce peuple [macédonien] disséminé ! ? Personne, nulle part, ne sera mentionné. Ils se souviendront des défaites et des conquêtes et de toutes sortes de Traités pour les nouvelles « contrées » conquises. On marchandera cette terre qui nous appartient, on dessinera de nouvelles frontières à travers lesquelles tu ne pourras jamais passer, retourner dans ta maison qui te connaît et fut l’église de toutes tes prières, retourner dans ton lit dans lequel le rêve te conduit uniquement dans les lieux que tu connais. Ils ne sauront jamais ce que pense maintenant cette mère Slovechta Maslarova pour ses trois enfants. Pour Nedan, pour Voskra, pour Kate. Et comment son cœur bat pour tous les trois à la fois. Et pour tous les trois pareillement. Et pour tous les trois respire pareillement. Respire comme eux respirent. Les regarde tous trois pareillement, comme elle regarde. Qui peut inscrire sa respiration6 ?
Christina Alexopoulos est consciente de ce manquement de l’historiographie. Dans une réflexion pionnière, par le sujet et la démarche, que le public français découvre à la lecture de ce livre, elle opte pour une approche pluridisciplinaire entre histoire, anthropologie, psychologie sociale et psychanalyse afin de mettre en avant les perceptions puis les représentations des différents acteurs à l’origine de leurs discours et de leurs pratiques et tente de saisir le sens de leurs histoires et de leurs engagements tant au moment des événements qu’après, à travers leurs témoignages oraux et écrits.
15Elle s’intéresse à tous les acteurs, même ceux que l’histoire a tendance à minorer voire, le plus souvent, à occulter. D’où notre rencontre possible et la naissance d’une authentique amitié fondée sur des affinités intellectuelles et des valeurs éthiques qui m’amène aujourd’hui à accepter, avec un réel intérêt et un vif plaisir, de préfacer ce travail de référence sur cette question complexe qui reste d’actualité, existentiellement cruciale pour de nombreuses personnes, politiquement centrale pour le présent et le devenir de la société grecque.
La guerre civile concerne des populations opprimées, laissées pour compte ou niées, des personnes qui ont largement adhéré à un projet de changement social en résistant à l’occupant nazi et à son idéologie, portées par un idéal de rupture, mais aussi des populations minorisées, sévèrement discriminées par un État autoritaire, comme les Macédoniens luttant pour leur reconnaissance linguistique, culturelle et identitaire. Ce sont aussi les populations grecques, certaines turcophones, échangées par les Traités, lesquelles doivent faire table rase de leur passé et s’enraciner dans une mère patrie qu’elles découvrent autrement que par l’histoire transmise. Certaines parties de la population adhèrent massivement à la Résistance communiste et luttent pour construire leur place dans une société qu’elles cherchent à transformer, d’autres s’identifient au discours nationaliste, amenées à prouver leur « grécité » pour être intégrées au corps national, en s’opposant aux combattants de gauche. Ce sont encore les jeunes et les femmes, massivement présents dans le mouvement de gauche, pour qui la Résistance et l’engagement dans l’Armée Démocratique acquièrent une valeur de reconnaissance de leurs droits et d’aspiration à une transformation bénéfique de leur condition en même temps que de la société dans son ensemble. Ce sont les populations rurales des zones déshéritées dans tout le pays, mais sans doute plus encore dans les territoires de la Nouvelle Grèce, très peu investis par les autorités étatiques, là où se trouvent précisément les populations niées et celles qui sont nouvellement implantées. Pour ces populations oubliées, méprisées ou persécutées par les pouvoirs publics, la Résistance et l’Armée Démocratique représentent des forces de changement qui font une place aux populations locales et qui s’adressent à elles pour leur proposer l’accès à l’éducation, aux soins gratuits et à des activités culturelles inédites (théâtre, danses, chants, etc.).
16Ce travail réfléchit donc le statut des minorités ethniques dans un pays qui ne reconnaît qu’une identité unique : grecque. Il met l’accent sur la dimension de genre et d’âge, sur les inégalités géographiques, sur les diverses discriminations.
L’histoire mouvementée de l’espace balkanique, ponctuée de nombreuses guerres, n’a pas épargné la Grèce qui y a activement et volontairement participé et qui a connu de nombreux flux migratoires, et où les individus ont fait l’expérience d’exils forcés et de déportations. L’étude de ces migrations permet de comprendre les modifications démographiques du nord de la Grèce et ses conséquences pour la région pendant la guerre civile entre par exemple les Pontiques turcophones nouvellement arrivés, soutenant les nationalistes, et les Macédoniens, population localement et séculairement implantée, qui se sont retrouvés en territoire grec, séparés des autres Macédoniens, après le partage de la Macédoine et les changements de frontières par le Traité de Bucarest en 1913, et engagés en grande partie dans l’Armée démocratique qui ne comptait pas que des communistes.
Cette étude est décisive pour battre en brèche une idéologie d’État qui proclamait, et proclame toujours, l’existence d’une Grèce homogène et uniforme en niant la diversité ethnique et linguistique du pays. Elle permet d’analyser la présence, et le rôle souvent oppositionnel, de différentes communautés confessionnelles et ethniques dont certaines ont presque complètement disparu, telle la communauté juive7, de même d’étudier les conséquences sociales de l’arrivée des réfugiés d’Asie Mineure, les Micrasiates, des années 1920, et pour la mettre en perspective avec de nouveaux mouvements de populations, notamment les déplacements forcés des populations provoqués par la guerre civile. Cette question rejoint celle du retour des exilés. Elle fait aussi appel à l’actualité, à la question des réfugiés que l’Europe est si peu disposée à accueillir et qu’elle laisse périr à ses portes.
L’État grec ne reconnait pas les minorités ethniques. Dans le droit grec existe pourtant, dans certains domaines, en particulier pour le retour, une différence entre le « non-ressortissant d’origine grecque » appelé « homogenis » et le « non-ressortissant d’une autre origine » appelé « allogenis ». Cette différence de traitement se concrétise en général par 17un statut privilégié pour les personnes d’origine grecque. Pour illustrer ces différents statuts, l’ECRI (Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, ECRI, rapport de 2000/43/CE) donne comme exemple les ressortissants grecs, donc de nationalité grecque, ayant quitté le pays pendant la guerre civile : « […] en 1982, une réglementation permettait le retour en Grèce des personnes qui avaient fui le pays lors de la guerre civile de 1946-1949 ainsi que leurs familles. Toutefois, cette réglementation ne s’appliquait qu’aux personnes “d’origine grecque”, excluant de ce fait les personnes d’origine non-grecque et notamment macédonienne qui avaient pourtant quitté la Grèce dans les mêmes conditions. » On voit ici que le droit grec qui ne reconnaît pas les minorités sait opérer une distinction entre les personnes en fonction de leur origine lorsqu’il s’agit de les priver de leurs droits. De plus, le droit grec, en son article 19 du code de la nationalité, prévoyait que les ressortissants grecs n’étant pas d’origine grecque pouvaient être déchus de leur nationalité si, selon les autorités, ils quittaient la Grèce définitivement. Il faudrait ici se pencher sur la notion de « quitter définitivement ». Considère-t-on que les personnes d’origine non-grecque qui ont été contraintes de quitter la Grèce durant la guerre civile, abandonnant famille et biens, l’ont « quittée définitivement » ? Ces personnes sont devenues pour le droit grec, des « étrangers ». Cet article a été supprimé. Il ne s’en est pas suivi d’effets rétroactifs, lesquels auraient concerné le plus grand nombre. Déchus de leur nationalité, les non-ressortissants d’origine non-grecque seront confrontés à de lourdes formalités de naturalisation pour tenter de réacquérir leur nationalité.
Les différentes discriminations ou différents privilèges liés à la différence de statut tendent à dissuader ou à empêcher les non-ressortissants d’origine non-grecque de réintégrer la nationalité grecque ou de s’en revendiquer. Par conséquent, de fait, la discrimination ethnique pratiquée par l’État grec engendre une carte ethnique de la Grèce ethniquement pure. De plus, l’implantation des réfugiés concerne précisément les zones territoriales touchées par les exils forcés et les déportations. Ainsi se trouve favorisée la rupture de l’homogénéité ethnique de populations non-grecques qui subissent une lente et continue déculturation ethnocidaire.
Le droit constitutionnel grec opère une distinction entre minorité religieuse et minorité ethnique. Seule la minorité musulmane de Thrace occidentale est reconnue par le Traité de 1923. Elle bénéficie de droits 18spécifiques en matière de religion, de langue et d’enseignement dans leur langue maternelle, encore s’agit-il seulement des musulmans de cette région et de ceux qui se considèrent Turcs, et non pas Pomaks ou Roms qui eux ne sont pas reconnus. Les Turcs n’en sont pas moins victimes de discriminations. Les Macédoniens sont niés comme identité ethnique et culturelle. Sur les 265 000 Roms le plus grand nombre n’est tout simplement pas intégré à la société ; ils sont à la marge. D’une façon générale, l’État joue avec le temps historique ; la réelle non-reconnaissance institutionnelle de la diversité linguistique fait que l’usage des langues se perd au profit de la seule langue grecque, et disparaît ainsi la diversité ethnique.
Ces questions, très actuelles, peuvent être pensées en référence aux persécutions menées par l’État grec aussi bien contre des populations minoritaires sur son sol que contre toute une partie de la population grecque qui n’adhérait pas à l’idéologie nationaliste promue par les vainqueurs de la guerre civile. Le sort de ces populations persécutées, l’exclusion massive des vaincus du paysage politique du pays, la violence étatique à l’égard de toute narration du passé qui s’écartait de la doxa officielle sont centraux dans cet ouvrage qui cherche à comprendre les mécanismes à l’œuvre dans une idéologie d’uniformisation forcée, bannissant toute forme d’altérité, niant le droit à la différence et marginalisant à l’extrême ses opposants.
L’intérêt de ce travail réside également dans le fait de penser la guerre civile en ses dimensions historique, politique, sociale, et humaine. Les processus de transformations révolutionnaires à l’intérieur de la Grèce s’inscrivent dans la continuité de la Résistance, perçue comme une guerre de libération nationale et de luttes politiques et sociales. Cette guerre a provoqué des clivages dans la société, toujours à l’œuvre. La « lutte anticommuniste » continuera à être menée par la suite, notamment par la dictature des colonels. La junte militaire n’a eu qu’à reprendre les termes de l’idéologie nationaliste de la guerre civile pour mener sa propre lutte contre les opposants, sans avoir besoin d’un nouvel arsenal juridique pour traquer les démocrates, tant tout y était déjà. En relation avec l’évolution des discours mémoriels et historiographiques et avec certains schémas idéologiques qui reviennent sur le devant de la scène aujourd’hui, le discours contre les réfugiés dans les années 1920 ressemble étrangement à des discours beaucoup plus contemporains 19tout aussi violents, et les mêmes métaphores sont parfois réactivées. L’extrême droite et le néonazisme actuels se développant toujours plus largement se situent dans la continuité de l’idéologie nationaliste des années 1950. À cela s’ajoute le déploiement de propos antisémites servant de paradigme idéologique à une haine raciale de plus en plus prégnante dans les diverses sphères de la société (ECRI, rapport de 2014). Une résistance à ces discours d’exclusion et à ces pratiques de discrimination existe néanmoins. Par exemple, dans la lutte pour le respect des droits de l’humain, dans le combat en faveur des plus démunis (populations réfugiées, précaires, minorisées) et dans l’opposition de mouvements antifascistes et anarchiques.
L’expérience traumatisante de la guerre civile a laissé de lourdes traces marquant la mémoire des individus, qu’ils appartiennent au camp des vainqueurs ou des vaincus, agissant sur leur manière de vivre, de penser, de garder le silence ou de raconter, de reconstruire la mémoire du passé, de l’image de l’autre, de soi, agissant aussi de manière transgénérationnelle dans la transmission. Ainsi Ilias Poulos, fils de réfugiés politiques de la guerre civile, – anciens combattants de l’Armée démocratique transportés à Tachkent dans la République soviétique d’Ouzbékistan, déchus de leur nationalité ils ne pourront retourner en Grèce qu’à partir de 1965 munis d’un sauf-conduit de la Croix-rouge –, qui, à la recherche de la vérité, dans le sens du mot grec aletheia : non-oubli, a initié un travail qu’il nomme « anthropo-géographie » sur la mémoire fragmentée des anciens réfugiés en les photographiant, les interviewant et en faisant de leurs portraits des fragments qu’il recompose en des fresques géantes, itinérantes et changeantes. Selon Poulos, sur ces visages « se lit toute l’histoire mouvementée des peuples européens au cours du xxe siècle. Des visages habités par des questions sans réponses. » Chaque partie de visage est une trace de la guerre, « une fois préservés grâce à l’agrandissement photographique, les éléments plastiques de chaque partie se transforment en traces de mémoire – leur nouvelle recomposition dans l’espace proposant une interprétation du temps comme unité imaginaire puisque leur confirmation se situe toujours dans un passé. » Car, qu’il le veuille ou non, les fantômes du passé ne cessent de le hanter, « trouvent des failles partout et pénètrent dans ce jeu de création et de savoir8 ». Dans sa mémoire, fragmentée, réside la trace de celle de ses parents.
20Cette histoire traumatisante, l’étude d’Alexopoulos l’appréhende rigoureusement dans l’examen des processus de subjectivation des acteurs à l’échelle individuelle et collective (à travers notamment des communautés de mémoire réelles ou fantasmées), desquels processus résulte une mémoire multiple et divisée, avec des discours majoritaires et des discours minoritaires au sein de chaque camp, où l’on entr’aperçoit des mouvements de continuité et des moments de rupture. Enfin, d’un point de vue géopolitique, l’étude de la guerre civile est pensée dans le contexte de la guerre froide et en relation avec d’autres mouvements analogues dans le reste de l’Europe. La démarche d’Alexopoulos consiste ainsi à lier la macro et la micro-histoire.
Cette approche novatrice et ambitieuse est à la hauteur de nos attentes. Elle comble un abîme qui n’attendait que l’esprit brillant, ouvert et généreux de Christina Alexopoulos.
Frosa Pejoska
Paris, septembre 2016
1 Anthologie de la poésie grecque contemporaine (1945-2000), Édition et traduction du grec par Michel Volkovitch, Gallimard, Paris, 2000.
2 Ibidem.
3 Cité par Christophe Chiclet, « Hommages à Stéphane Yérasimos et Manolis Anagnostakis », Confluences Méditerranée 4/2005 (No 55), p. 183-185. URL : www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2005-4-page-183.htm.
4 Jordan Plevneš, dramaturge macédonien, qui a assisté à la cérémonie le 13 septembre 2003, lui a rendu hommage dans un poème de circonstance intitulé : Lamentation balkanique pour Elias Petropoulos.
5 Christophe Chiclet, « Hommage à Elias Petropoulos et Ante Popovski », Confluences Méditerranée 2/2004 (No49), p. 191-196. URL : www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2004-2-page-191.htm.
6 Petre Andreevski, Les réfugiés, traduit du macédonien par nos soins, Tabernakul, Dnevnik, 2007.
7 Elias Petropoulos a réalisé un album de plus de 4000 vieilles cartes postales représentant la ville de Salonique où vivaient majoritairement des Juifs, anéantis par le nazisme.
8 Laurence Corbel et Ilias Poulos, « Fragmenta », in Cultures et Conflits no 69.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-05976-9
- EAN: 9782406059769
- ISSN: 2261-5903
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-05976-9.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-01-2017
- Language: French