Avant-propos Roussel dans la langue
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Raymond Roussel, orfèvre de la langue
- Auteurs : Reig (Christophe), Salceda (Hermes)
- Pages : 9 à 12
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Raymond Roussel, n° 5
Avant-propos
Roussel dans la langue
L’œuvre de Roussel est probablement le résultat d’une combinaison inédite de l’académisme littéraire le plus plat, que nous identifions dans le choix de ses thèmes et dans sa façon de les présenter et d’un traitement inédit du langage qui fait de la langue la matière première et l’érige en facteur déterminant de la littérarité du texte tout en reléguant au deuxième plan les instances à travers lesquelles l’on a traditionnellement cherché le sens et la valeur des textes littéraires : l’auteur, l’époque, le genre, le mouvement…
Nous ignorons à peu près tout du fil d’Ariane qui a pu le conduire à un raisonnement qui le pousse à placer le langage au premier plan de ses créations littéraires, mais force est de constater que Roussel a produit son œuvre à un moment-clé dans l’histoire de la pensée linguistique, quand le langage commence à revendiquer son autonomie par rapport à l’homme et à son histoire. Il est peu probable que Roussel ait lu les linguistes de son temps, mais nous ne pouvons pas ignorer qu’à l’heure où il écrivait, d’autres théorisaient sur la nature des rapports qu’il établissait avec le langage.
Parmi les nombreux phénomènes qui permettent d’expliquer le passage, au début du siècle, à une certaine autonomie du langage par rapport aux hommes et à leur histoire on peut signaler aussi une certaine conscience de l’impossibilité d’accomplir le rêve philologique de Littré pour qui l’histoire se devait de garantir l’unité du sens des mots et limiter les dérivations analogiques.
À la recherche des origines des mots, Darmesteter allait justement opposer l’analogie comme mouvement de fond qui permet l’évolution des langues à partir de relations formelles relativement indépendantes de l’histoire. La généralisation des jeux de mots au xxe siècle ne consiste de fait qu’à livrer la production littéraire aux jeux des analogies existant dans un code qui a ses propres règles. En ce sens il n’est pas exagéré de
dire que Roussel participe de la révolution saussurienne dans la mesure où il explore les analogies existant entre les formes indépendamment de toute détermination historique.
Pour sa part Rémy de Gourmont envisagea la langue essentiellement comme une métaphore. Il s’ensuit que pour une bonne partie les recherches sur les origines de la langue ne sont probablement que des créations littéraires, des fictions, des jeux de mots. Il n’est pas improbable de penser qu’au moment de poser un tel point de vue Rémy de Gourmont ait eu à l’esprit les étymologies fantaisistes de Nodier.
Nodier en s’efforçant d’ancrer le langage dans la nature avait ouvert de nouveaux domaines de signification pour les formes linguistiques et ses raisonnements ont fini par unir à partir de ressemblances formelles des univers sémantiques très éloignés entre eux. Si l’on suit ses raisonnements, on peut, par exemple affirmer que le mot Afrique et le verbe frire sont proches de sens puisque l’Afrique est un continent où l’on peut frire un œuf sous le soleil. Dans le même sens la parenté du Procédé de Roussel avec les chaînes d’associations homophoniques faites par Jean-Pierre Brisset dans sa quête de l’origine des langues a été souvent signalée. C’est dans ce lieu ambigu entre les recherches philologiques et les fictions de mots que se situe le travail de Jean-Michel Bony qui montre à quel point le démon de l’analogie s’inscrit au cœur même de la poétique et l’imaginaire rousselliens pour multiplier les univers possibles. D’analogie en analogie, d’homonymie en paronomase, de jeu de mots en dislocation, Jean-Michel Bony saisit souvent des rapports fins qui autorisent un certain parcours du texte roussellien qu’on peut partager ou non, mais qui séduira toujours certains lecteurs.
Sous des angles différents c’est le travail de Roussel sur les mots qu’explorent plusieurs des travaux présentés dans ce numéro. Sjef Houppermans s’intéresse à l’usage que Roussel faisait de son dictionnaire favori, le Bescherelle. Avec des méthodologies différentes, Olga Amarie, Anne-Marie Basset analysent la productivité sémantique des mots dans les textes de Roussel. Partant des avant textes d’Impressions d’Afrique Anne-Marie Basset montre comment l’usage des modalisateurs et des déterminants indéfinis collabore à la déréalisation de la représentation. Olga Amarie de son côté étudie minutieusement la richesse sémantique des adjectifs rousselliens qui sont, dans La Vue, plus destinés à modifier la perception des choses que leur être.
Se proposant de mettre en lumière l’économie du langage commune à Roussel et à Joyce, Mathieu Jung place les deux auteurs dans le cadre de la même révolution du mot et d’une identique tentative de faire trembler la scène de l’écriture, notamment, en mettant en péril la lisibilité.
Aux phénomènes qu’on vient d’indiquer s’en ajoute un autre, décisif comme le rappelle Olivier Gallet dans son travail, la décadence de l’alexandrin, qui perd ses règles rythmiques sévères pour n’être plus identifiable qu’à partir du décompte des syllabes et la rime. Pour Olivier Gallet, le Procédé roussellien a justement comme toile de fond cette mort de l’alexandrin à laquelle il semble offrir comme repli défensif, face à la « prosification » du vers, la résolution par le récit de la distance sémantique existant entre deux holorimes polaires. Dans un tel cadre il se pourrait bien que le dernier poème, dont Alain Chevrier, propose une description métrique minutieuse, offre un exemple extrême d’une syntaxe disloquée à laquelle seul l’éventail de toutes les formes de la rime fournit une maigre suture.
Enfin, une partie des travaux présentés dans ce volume ont trait à la réception roussellienne dont les deux moments forts qui coïncident avec le surréalisme et le structuralisme, comme si notre auteur était tombé dans le plus complet des oublis entre les années quarante et les années soixante 1960. Jean-Louis Cornille montre qu’il n’en est rien, qu’à cette époque Roussel circule là où on ne l’attendait pas à travers les œuvres de Bataille et de Klosowski, deux nietzschéens qui pourraient constituer un relais important et ignoré entre les lectures faites par les surréalistes et les structuralistes et nous permettre ainsi de mieux comprendre l’intérêt et les regards qu’allaient porter sur notre auteur Gilles Deleuze et Michel Foucault. De son côté l’écrivain argentin César Aira relève des lectures intéressantes réalisées par des écrivains sud-américains en même temps qu’il souligne la capacité de Roussel à rendre son lecteur unique.
Enfin, les auteurs espagnols Enrique Vila-Matas, roussellien assidu et averti, et Carlos Grassa nous offrent leurs parcours de la grande exposition qui a été consacrée à Roussel en 2011 au musée Reina Sofía de Madrid et au musée Serralves de Porto.
Outre-Atlantique, mais en Europe aussi, le grand poète américain John Ashbery est un jalon incontournable pour la connaissance de l’œuvre roussellien. Aussi notre revue a-t-elle voulu lui rendre hommage
en offrant un important dossier qui récupère des textes que Ashbery a consacrés à Roussel et qui à travers les facsimilés de sa correspondance inédite avec divers acteurs de la scène littéraire française permet de reconstituer, dans le vif, les avatars des lectures de Roussel et, en creux, l’évolution intellectuelle du poète américain lui-même.
Christophe Reig
Hermes Salceda
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-4777-8
- EAN : 9782812447778
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4777-8.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 21/04/2016
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français