Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Raymond Roussel. Histoires de familles
- Pages : 11 à 15
- Collection : Biographies, n° 6
Préface
La recherche qui aboutit à ces histoires de familles est née, dit Martine Courtois, « par hasard », de la découverte sur internet d’un faire-part de la mort d’Eugène Roussel, le père de l’écrivain. Ce faire-part posait une véritable énigme en ce que certains noms étaient totalement ignorés des connaisseurs de Roussel. Qui étaient, par exemple, cette Madame Rigault, cette famille Griveau ? Que faisaient-ils en si bonne place alors que nul « roussellien » – pas même François Caradec1 – n’en avait parlé ? De méticuleuses recherches généalogiques, le dépouillement d’innombrables archives, de la presse si abondante de l’époque ainsi que du fonds Roussel de la BnF conduisaient à élargir considérablement notre vision de la famille de l’écrivain et à mieux comprendre sa place dans le monde où il a vécu.
Né d’un faire-part, ce livre aurait pu rejoindre dans nos bibliothèques l’étagère d’un genre bien connu, le roman familial : que sont-elles d’autres, ces « sagas », qu’une collection de faire-part, naissances, mariages, décès, collection plus ou moins habilement commentée ? Songeons que Thomas Mann est né en 1875, Roger Martin du Gard en 1881 et Roussel lui-même entre les deux, en 1877 : on verra que son histoire n’est pas toujours très loin des Buddenbrook ou des Thibault. Comme ces deux grands romans, Les Roussel (qu’il serait d’ailleurs plus juste de nommer Les Moreau-Chaslon) s’appuie sur l’opposition ou la complémentarité entre de grandes figures fondatrices et d’autres « divergentes », de la race des esthètes et des jouisseurs. Dans la famille maternelle de Roussel, on trouve ainsi l’inévitable aïeul bâtisseur, Aristide Moreau-Chaslon, fondateur pendant le second Empire de la Compagnie Générale des Omnibus (qui allait devenir la RATP) ; et son fils se vouera à l’art et 12à la beauté : Georges, personnage extraordinaire, grand bibliophile, collectionneur fou, ami de nombreux artistes et écrivains qui conserve aujourd’hui une part de mystère, inquiétant et séduisant comme une sorte d’Arsène Lupin.
En déplaçant le regard de la biographie personnelle et en considérant Roussel dans la sphère familiale (mais pas au centre), ce livre ne se contente pas de nous le faire découvrir parmi de nombreux personnages hauts en couleur, il montre qu’au sein de sa famille l’écrivain était moins solitaire qu’on n’avait fini par le croire. Deux témoignages émanant de la sphère familiale concernent sa dernière pièce, La Poussière de soleils, jouée en 1926-1927, que la beauté des décors et le rythme effréné de course au trésor rendent plus accessible que L’Étoile au Front. Après avoir assisté à une représentation, l’une des cousines de Roussel, Madeleine Rigault, le félicite et souligne le succès public remporté ce soir-là. Mais surtout, quelques mois plus tard, à la reprise de la pièce en janvier 1927, elle lui demande des places pour son fils et l’un de ses amis qui ont une grande envie de découvrir l’œuvre. Preuve que dans la famille on parlait de l’activité théâtrale du cousin Raymond au moins avec curiosité.
À propos de cette même Poussière de soleils apparaît un autre personnage plus important : Maurice Griveau, le « cousin scientifique » de Roussel que Martine Courtois rapproche à juste titre de Martial Canterel, le héros de Locus solus. En remerciant Roussel qui lui a envoyé le volume, il le félicite du « laconisme voulu » de son style – remarque qui ne pouvait que faire plaisir à Roussel dont ce laconisme était un des buts. En manière de remerciement, Griveau lui envoie de petits exercices littéraires écrits à partir de quelques termes scientifiques rencontrés dans LaPoussière de soleils comme « Parasélène », « Nébuleuse » ou « Ptérodactyle » : c’est en écrivain qu’il s’adresse à son cousin. Si le ton de la lettre plutôt cérémonieux ne révèle pas d’intimité entre les deux hommes, les jeux poétiques qu’il propose (sans prétention) témoignent d’une attention envers Roussel écrivain et d’une commune appréhension de la littérature comme jeu.
Or Maurice Griveau est un personnage intéressant à bien d’autres titres : par son abondante activité scientifique, philosophique et littéraire, par ses travaux d’esthétique, mais aussi par sa proximitéavec Marcel Duchamp. Comme on le sait, celui-ci, en compagnie d’Apollinaire, Picabia 13et Gabrielle Buffet, assista en 1912 à une représentation d’Impressions d’Afrique et Martine Courtois analyse patiemment les liens qui existaient entre le cousin de Roussel, Duchamp et Picabia. Ces derniers connaissaient les publications scientifiques de Griveau d’autant qu’il travaillait à la bibliothèque Sainte-Geneviève où Duchamp a lui-même occupé divers emplois entre 1913 et 1915. « Picabia et Duchamp connaissaient-ils le lien de parenté entre Roussel et Griveau ? Ce dernier en a-t-il informé son collègue Duchamp ? » se demande avec raison Martine Courtois.
Nous ignorons si Maurice Griveau a lui-même assisté à Impressions d’Afrique, mais la chose n’est pas impossible. Il constitue en tous cas un lien intéressant entre Roussel et le monde intellectuel qu’il disait ignorer (ou qu’il feignait d’ignorer), comme lorsqu’il affirmait après-guerre : « On dit que je suis dadaïste. Je ne sais même pas ce que c’est que le dadaïsme » … Peut-on croire à cette indifférence ? C’est l’irritant paradoxe de Roussel : qu’il soit dans ses écrits si proche de « l’esprit moderne » de ces années-là, qu’il retienne l’attention de l’avant-garde la plus radicale tout en s’abstenant d’en tenir compte. Il ne faut pas se méprendre : Roussel n’est pas contre, simplement son indifférence le protège contre le risque de devenir moderne et de perdre son innocence. Ses auteurs préférés, on l’a beaucoup rappelé, ont nom Pierre Loti, Jules Verne ou François Coppée, ce Coppée dont il affirmait à son ami Michel Leiris surréaliste et déconcerté qu’il est « un très grand poète ». Roussel n’a rien renié de ses origines sociales et n’a pas voulu être un maudit – il fait corps avec son milieu. On le voit bien dans l’évocation de ce qu’il partageait avec sa sœur, comme l’explique Martine Courtois : « Ils étaient l’un et l’autre élégants, courtois, très affables, menant des conversations simples et bienveillantes où l’attention manifestée aux autres évitait qu’on leur posât des questions trop précises sur eux-mêmes. Desnos fut désarçonné, lors de son entrevue avec Roussel en 1925, par la banalité de sa conversation, style pluie et beau temps2 ». Roussel n’affrontait pas en public son écart esthétique et se trouvait dans une position étrange, ne pouvant donner satisfaction ni à son milieu, ni à l’avant-garde ; son œuvre n’a pas d’appartenance. L’effort de Roussel « consiste dans le même temps à produire une œuvre classique hors de ses gonds ou, si l’on 14préfère, complétement déjantée. À la fois familière donc, et absolument étrange et extravagante au sens fort et grec d’atopia : hors de tout lieu et de toutes les limites qui pourraient le circonscrire3 ». La « biographie familiale » que nous donne à lire Martine Courtois fait rencontrer une société riche et cultivée qui a été dépossédée de sa culture car elle n’était pas du bon côté ; ces bourgeois du second Empire et de la IIIe république ont préféré Octave Feuillet et François Coppée à Rimbaud et Zola, Massenet à Wagner, Cabanel à Manet ; on ne leur a toujours pas pardonné ce qu’on a considéré comme autant de fautes de goût. Les amateurs se sont sans doute résignés au paradoxe antimoderne de Roussel, mais on devine combien Leiris a souffert de ne pouvoir concilier son immense admiration pour son ami avec les passions rétrogrades de celui-ci – en particulier sa vénération pour Massenet auquel Leiris s’en prend encore très violemment à la fin de sa vie. Moins proche de Roussel, Breton est pourtant déchiré dans la lettre du 20 février 1921 à Jacques Doucet où il évoque Impressions d’Afrique : s’il reconnaît au livre un intérêt « dans le domaine de l’imagination », il conclut négativement : « Je ne pense pas que ce roman soit un chef-d’œuvre (la forme en est assez vulgaire)4 ».
C’est surtout dans le domaine du théâtre que Martine Courtois renouvelle notre regard. En dépouillant systématiquement les agendas où Mme Roussel notait la date et le titre des spectacles qu’elle voyait avec ses enfants, elle parcourt les bases de la culture théâtrale emmagasinée par le jeune Raymond à partir de ses sept ans. Ces titres avaient certes déjà été recensés, mais nous connaissons maintenant le contenu de certains de ces spectacles ainsi que les genres les plus favorisés, le grand opéra et surtout les féeries auxquelles l’œuvre de Roussel fera souvent écho. Son théâtre rêvé (et parfois réalisé) sera un théâtre d’attractions, non seulement par les effets scéniques et les « numéros » qui le composent, mais aussi parce qu’il fait cohabiter sur la scène des interprètes venus de tous les domaines : c’est un théâtre hétérogène. En s’interrogeant sur la carrière des interprètes d’Impressions d’Afrique Martine Courtois découvre qu’ils formaient une troupe fort peu conventionnelle qui rassemblait une danseuse de cabaret, des comiques de revues, des pensionnaires 15du Grand-Guignol, des spécialistes du théâtre pour la jeunesse, mais aussi une vedette de l’Opéra-comique (pour chanter l’épique Jéroukka) ou encore de respectables membres du théâtre de l’Odéon. La liste est aussi hétéroclite que celle des naufragés du Lyncée dans Impressions d’Afrique. On y trouve même le futur créateur (trois ans plus tard) du rôle du Pape dans L’Otage de Paul Claudel ! Martine Courtois rappelle que la mort de Mme Roussel, le 6 octobre 1911, interrompit les représentations d’Impressions d’Afrique et elle nous révèle qu’une bonne partie de la troupe était venue assister aux funérailles très mondaines de la mère de l’auteur : c’était, dit-elle, « Talou et Yaour aux funérailles de Marguerite » en un bel entremêlement de la réalité et de la fiction, de la vie et de la mort. Mais (comme le dit à peu près le roi Salomon) le théâtre est plus fort que la mort et il était juste que la troupe théâtrale s’imposât dans la cérémonie funèbre – en un cortège malheureusement anonyme, car Talou et les siens n’étaient pas venus en costumes de scène. Que cette subversion ait été invisible symbolise d’autant mieux le pouvoir de Raymond Roussel.
Patrick Besnier
1 Dont le Raymond Roussel (Fayard, 1997) reste fondamental. Martine Courtois précise que son « ouvrage ne prétend pas concurrencer la biographie très détaillée que nous a laissée François Caradec, ni la refaire ».
2 Voir infra p. 70. La surprise de Robert Desnos est révélatrice : ce qui le désarçonne, c’est que Roussel ne soit pas l’excentrique attendu (il intitule son article « Une vie excentrique »).
3 Pierre-Henry Frangne, « Nature de l’art et de l’œuvre d’art dans Locus solus : Raymond Roussel, le dernier des symbolistes ? », Roussel : hier, aujourd’hui, Pierre Bazantay, Christiane Reggiani et Hermes Salceda (éd.), Rennes, PUR, 2014, p. 346-347.
4 Breton est devenu par la suite beaucoup plus favorable à Roussel.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-15889-9
- EAN : 9782406158899
- ISSN : 2781-274X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15889-9.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/01/2024
- Langue : Français