Avant-propos ou Dionysos
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Platon citateur. La réappropriation des savoirs antérieurs
- Author: Desclos (Marie-Laurence)
- Pages: 9 to 12
- Collection: Kaïnon - Anthropology of Ancient Thought, n° 17
- Series: Symposia, n° 7
Avant-Propos ou Dionysos1
Il n’est pas besoin de rappeler l’évidence : les Dialogues s’auto-présentent comme une vaste entreprise citationnelle des dits de Socrate et de ses interlocuteurs, quelle que soit par ailleurs la manière dont ces propos sont rapportés2. La chose demeure vraie pour les Lois dont Socrate est absent3. De cela, il ne sera pas question ici, mais des citations mobilisées par les différents interlocuteurs en tant qu’elles renvoient, illustrent ou exhibent un savoir antérieur à des fins qu’il s’agira, à chaque fois, de préciser4.
Premier problème qu’il convient de ne pas éluder : « il n’y a, ni en grec ni en latin, aucun mot qui rende exactement le sens de la citation. […] Sans inférer de l’absence du mot celle de la pratique, en tout cas ce qui faisait défaut dans l’antiquité c’était une catégorie qui permit de penser, d’énoncer une telle pratique comme unifiée, de manière institutionnelle5 ». S’il en est ainsi c’est parce que le « système discursif […] dans le temps et dans l’espace socio-culturel6 » gréco-romain relève 10d’un savoir communément partagé7, et non de ce qui deviendra la propriété intellectuelle garantie par un contrat passé entre l’auteur et son éditeur. C’est dans ce cadre, qui n’émerge qu’au xviiie siècle8, que la citation – marquée dans nos modernes éditions par des guillemets ou des italiques – n’est pas autre chose qu’une « renonciation au droit d’auteur », celui qui cite « se démet[tant] de l’énonciation au profit d’un autre9 ». En d’autres termes, et quand bien même un dit serait explicitement attribué à celui qui l’a proféré (περὶ τὰ τοῦ Ὁμήρου ἔπη ; ὡς ὁ Αἰσχύλου Τήλεφος λέγει ; ὡς ἔφη Πίνδαρος ; κατὰ τὴν Εὐριπίδου Μελανίππην ; ἐν τῇ Ἀριστοφάνους κωμῳδίᾳ)10, il ne s’agit pas de se prémunir contre l’accusation de plagiat11, ni de transcrire – plus ou moins fidèlement – du déjà-écrit, mais d’interagir avec un destinataire (personnage du dialogue, lecteur-auditeur d’hier et d’aujourd’hui) en entrelaçant deux paroles, deux discours « vivant de leur relation12 ». Quels que soient les modifications, les transformations, les altérations, voire le « renouvellement » ou l’« inversion de sens13 », que Platon fait subir aux discours qu’il intègre dans le sien propre, aux paroles autres qu’il 11articule aux paroles du petit monde des Dialogues, il contribue en effet à leur ravivement, et avec eux à celui des savoirs – qu’il les conteste ou qu’il s’y rallie – dont ils sont, ou se disent, porteurs14.
Deuxième problème : de quoi parle-t-on quand on parle de « citation » ? La question se pose tout d’abord parce que la citation « apparaît comme la relation interdiscursive primitive » et que, en tant que telle, elle voisine avec d’autres formes d’interdiscursivité c’est-à-dire avec d’autres manières, pour « un discours » d’entretenir des « relations […] avec un ou d’autres discours », parmi lesquelles Antoine Compagnon énumère – sans prétention à l’exhaustivité (« etc. ») – la répétition, le discours direct ou indirect, l’imitation, la copie, le pastiche, la réplique, la source, l’influence, le commentaire15. Elle se pose également en raison de ce que Compagnon appelle la « canonisation métonymique » qui « confond dans la citation la production et le produit. Le produit (un passage rapporté, un énoncé répété) est tenu pour immédiatement donné, l’acte de production (le rapportage) est passé sous silence, comme s’il était idéalement transparent et idéologiquement neutre16 ». Il convient donc tout à la fois de déterminer à quel type de « rapportage » on a affaire et de s’interroger sur sa fonction. En d’autres termes, comment tel ou tel passage est-il rapporté, tel ou tel énoncé répété et à quelle(s) fin(s) le sont-ils ? Étant entendu que même ce qui relève de la pure et simple répétition, « automatisme ou compulsion » – je pense, évidemment, à la vaine exactitude répétitive d’un Antiphon17 – doit faire l’objet de cette double interrogation. Elle se pose enfin parce que, par-delà le discours, le texte ou le fragment de texte rapportés, ce qui est exhibé c’est un savoir antérieur et les diverses appropriations dont il a été l’objet18. En les citant, Platon se le ré-approprie et se ré-approprie dans le même 12mouvement les appropriations antérieures. C’est cette ré-appropriation, cette récriture19, cette ré-énonciation qui sont ici examinées, aussi bien dans leurs finalités que dans leurs modalités.
On comprendra qu’elles ne le pourront qu’au prix d’une interdisciplinarité exigée par l’interdiscursivité qui caractérise toute pratique citationnelle. Interdisciplinarité au plus loin de « la concurrence, [de] l’ignorance réciproque et [de] l’isolement disciplinaire » ; au plus loin également de cette « confortable juxtaposition pluridisciplinaire que certains pratiquent en évitant soigneusement tout risque de réfutation des positions et d’ébranlement des certitudes qu’un véritable dialogue entre disciplines entraîne inévitablement20 ». C’est à cette tâche que, depuis bientôt trente ans, le PARSA s’est consacré et, je l’espère, continuera de se consacrer, évitant ainsi le double écueil – que l’on me permette de citer ici une ultime fois Jean-Michel Adam citant Laurent Loty – d’une « démarche », celle de « l’analyse littéraire », qui trop souvent se réduit « à une analyse de la forme indépendamment du contenu, tendance disciplinaire aussi ridicule que la tendance inverse propres à certaines pratiques académiques de la philosophie21 ». Il faut décidément que les Indiens descendent de leurs éléphants22.
Marie-Laurence Desclos
Université Grenoble Alpes
1 Je reprends ici le titre de la prolalia pour les Voyages extraordinaires de Lucien de Samosate.
2 Laquelle varie selon les Dialogues (voir Desclos, 1992), allant de ceux où « l’écrit de Platon se confond rigoureusement avec le discours de Socrate » (prologues du premier type, p. 16-18, citation p. 16), à ceux qui se présentent comme la divulgation d’une parole qui a été transcrite avec plus ou moins de fidélité (prologues du quatrième type, p. 22-28), en passant par ceux où Socrate se fait l’énonciateur d’un récit rapportant les propos qu’il a échangés avec ses interlocuteurs (prologues du deuxième type, p. 18-19), ou ceux qui délèguent cette tâche à un tiers plus ou moins éloigné de la parole socratique originaire (prologue du troisième type, p. 19-22). Sur cette question du discours rapporté et de son destinataire, qui « se positionne comme observateur, il voit ce qui est rapporté, il lit ce qui a été dit, il entend ce qui a été écrit », voir également López Muñoz & Marnette, 2011, p. 7.
3 Les Lois relèvent des prologues du premier type.
4 Sur l’exhibition comme « dimension sensible de la citation », laquelle inclut non pas seulement des mots mais aussi des « images », des « sons » et des « gestes », voir López Muñoz & Marnette, 2011, respectivement p. 8 et p. 5.
5 Compagnon, 1979, p. 114. Je souligne.
6 Adam, 2018, p. 11.
7 Il s’agit, on l’aura compris de ces « énoncés […] qui circulent dans la mémoire d’une communauté discursive, […] de textes partagés culturellement » (Adam, 2018, p. 213).
8 Voir Chartier, 2012.
9 Compagnon, 1979, p. 49.
10 Respectivement : République, iii, 396 e 5 (« à propos des vers d’Homère ») ; Phédon, 108 a 1 (« comme dit le Télèphe d’Eschyle ») ; Euthydème, 304 b 4 (« comme l’affirme Pindare ») ; Banquet, 177 a 3-4 (« d’après la Mélannipe d’Euripide ») ; Apologie de Socrate, 19 c 2-3 (« dans la comédie d’Aristophane »).
11 Institutionnellement défini, « le plagiat est l’appropriation d’un contenu (idée, texte, image, tableau, graphique…) sans l’attribuer à son auteur » (Ben Ytzhak & Pigenet, 2014). Dans le cas du « plagiat », catégorie tout aussi ignorée de l’Antiquité que peut l’être celle de « citation », on veut nous faire croire, pour le dire à la façon de Platon, que c’est moi et non un autre qui parle. C’est donc le symétrique inversé du récit mimétique où l’on veut « nous faire croire que c’est un autre qui parle » (République, iii, 393 a 7-b 3).
12 Adam, ibid. En témoignent, me semble-t-il, ces différents marqueurs d’une auctorialité autre que sont les verbes de la parole et de sa sonorité. Ainsi, par exemple, en République, viii, 568 a 8-b 4, à propos d’Euripide qui « a fait résonner (ἐφϑέγξατο) cette sentence issue d’une pensée profonde selon laquelle si les tyrans sont sages c’est par leur fréquentation des sages. Et il voulait clairement dire (ἔλεγε) que ces sages étaient ceux avec qui le tyran est lié. De plus il fait l’éloge de la tyrannie comme ce qui, affirmait-il (ἔφη), nous égalent aux dieux » (trad. P. Pachet légèrement modifiée) ; Phédon, 112 a 1, à propos du Tartare, le gouffre le plus profond de la Terre : « c’est celui qu’Homère a chanté, disant de lui… (τοῦτο ὅπερ Ὅμηρος εἶπε, λέγων αὐτό)… ». Sans compter les multiples οἷον ἔφη, ὃ ἔφη, ὡς ἔφη, ὥσπερ ἔφατε, λέγει, λέγεται, ὡς λέγει, ὥσπερ λέγει, εἶπε, εἰπών, ὥσπερ εἶπε.
13 Heidmann, 2010, p. 79.
14 Voir Adam, 2018, p. 11 : « Les textes vivent de leur relation avec d’autres textes au sein de systèmes discursifs en variation dans le temps et dans l’espace socio-culturel ». Par cette relation, ils deviennent « un fait de discours sans cesse renouvelé par ses réactualisations dans une formation socio-culturelle, une histoire, un lieu et un temps nouveau, pour un lectorat toujours renouvelé et différent » (ibid., p. 9).
15 Compagnon, 1979, p. 63-64. Sur les problèmes épistémologiques que posent un certain nombre de ces notions, jusques et y compris celle de réappropriation, voir Desclos, 2020, p. 7-10.
16 Compagnon, 1979, p. 65. Je souligne.
17 Voir Desclos, 2000, et plus particulièrement les pages 236-250.
18 Voir les réflexions de Alaux, 2006 sur le « texte homérique comme matrice et matériau du dialogue entretenu entre eux par les auteurs tragiques » (p. 33), ainsi que Alaux, 2007.
19 Sur la notion de récriture, qu’il ne faut pas confondre avec celle de réécriture, voir Grignoux, 2006.
20 Adam, 2018, respectivement p. 12 et p. 14.
21 Adam, 2018, p. 536, citant Loty, 2005, p. 252.
22 Lucien de Samosate, Voyages extraordinaires, « Avant-propos ou Dionysos », 5, 11.
- CLIL theme: 3127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie antique
- ISBN: 978-2-406-10428-5
- EAN: 9782406104285
- ISSN: 2428-713X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10428-5.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-11-2021
- Language: French