Perceval le Galloys Chapitres 1-12
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Perceval le Galloys en prose (Paris, 1530). Chapitres 1-25
- Pages : 25 à 103
- Collection : Textes littéraires du Moyen Âge, n° 76
- Série : Mises en prose, n° 12
Perceval le Galloys
Chapitres 1-25
[aa1r]Tres plaisante et recreative hystoire du tres preulx et vaillant chevallier Perceval le Galloys, jadis chevallier de la Table Ronde, lequel acheva les adventures du sainct graal, avec aulchuns faictz belliqueulx du noble chevallier Gauvain et aultres chevalliers estans au temps du noble roy Arthus. Non auparavant imprimé*.
Avec privilege.
On les vend au Pallais à Paris, en la boutique de Jehan Longis, Jehan Sainct Denis et Galliot Du Pré, marchans libraires demourant audict lieu.
[aa1v] Le privilege*
À tous ceulx qui ces presentes lettres verront, Jehan de La Barre, chevallier, conte d’Estampes, viconte de Bridiers, baron de Veretz, seigneur dudict lieu de La Barre, de Villemartin, du Plessis du Parc Lés Tours, conseillier chambellan ordinaire du Roy nostre sire, premier gentil homme de sa chambre, bailly de Paris et conservateur des privilleiges royaulx de l’Université dudict lieu, sçavoir faisons que sur la requeste à nous faicte par Jehan Longis et Jehan Sainct Denys, libraires à Paris, ad ce qu’il leur fust permis imprimer ung ancien livre intitulé L’hystoire de Perceval le Gallois lequel acheva les entreprinses des chevalliers de la Table Ronde, faict en ryme et langaige non usité, lesquelz ilz avoient faict traduyre de ryme en prose et langaige moderne pour imprimer, et que deffences fussent faictes à tous aultres libraires et imprimeurs d’icelluy imprimer sur leur coppie jusques à six ans, ad ce qu’ilz peussent recouvrir les fraitz et impenses par eulx faictz et fraitz pour faire imprimer et traduyre ledict livre ; ce consideré, nous ausdictz Jehan Longis et Jehan Sainct Denys avons permis et permettons de faire imprimer ledict livre. Et 26deffendons à tous autres de ne imprimer ne faire imprimer ledict livre jusques à six ans, sur peine de confiscation desdictz livres et d’amende arbitraire. En tesmoing de ce nous avons1 faict mectre à ces presentes le seel dudict bailliage de Paris. Ce fut faict le vingtiesme jour de mars l’an mil cinq cens vingt neuf2.
[AA1ra]Elucidation de l’Hystoire du graal*
[ Elucidation, v. 1-30]Cy endroict encommance la haulte Hystoire du compte du graal*, qui bien est, pour dire voir*, le plus noble compte et meilleur que vous ouystes pieça racompter ; et si n’est mye cas qu’on doibve de legier mettre en avant, car telle chose pourroit monter le compte ains qu’il fust finé, que tel qui ne l’auroit mye forfaict il en seroit marry* tout le temps de sa vie. Dont cil faict que saige quil le lyst et s’en passe tout oultre simplement* ; car, comme maistre Blyhis nous enseigne, ung bon taire mainteffois ne le sçauroit on asséz priser*. Or entendéz desormais à ce que vous m’orréz deviser cy aprés*. Si vous veuil racompter comment ne par quelle occasion fust destruict le riche paÿs de Logres, dont le royaulme en tourna à perte et la terre en fut toute gastee et deserte*, dont il fut puys grand nouvelle par tout le paÿs.
I . De la louable coustume introduycte par les pucelles anciennement au royaulme de Logres, et de leur malle adventure par le roy Magons. Chappitre premier.
[31-115]Il est vray* qu’anciennement parmy les forestz du royaulme de Logres y avoit grand nombre de pucelles dont le conte semble mieulx chose de fairie qu’a<u>ltre riens ; et au vray dire c’estoit bien la greigneur merveille qu’on pourroit ouyr deviser. Car ces pucelles cy dont je vous ay commencé à faire le compte se tenoient en caves, que l’ancienne hystoire appelle aultrement puys*, qui estoient en celles forestz [AA1rb] entaillees par ouvraige merveilleux. Or avoient ces pucelles dressé une telle coustume que ja nul n’errast par chemin, fust au matin ou la vespree, que pour boire ny pour menger luy esconvint changer sa voye*, 27fors tant qu’il failloit tourner à une de ces caves* ; et nulle riens* ne demandast on de bel menger* que tout maintenant ne fust apporté habandonnement, mais qu’on le requist par honneur. Si advenoit tout en ce poinct qu’il yssoit hors du puys une damoiselle* belle en toute<s> guises3 et si advenante que d’aultre n’en failloit ja demander, si apportoit hanaptz d’or en sa main avec pastéz tres bien lardéz et du pain asséz ; et emprés elle suyvoit une aultre pucelle qui reportoit* une blanche touaille et escuelles de fin or et argent, en quoy estoit le mectz que cil avoit requis*. Si n’est ja besoing vous dire comme il estoit moult bienvenu et receu de ces belles hostesses ; et si ce metz ne luy aggreoit, on luy en apportoit tantost d’aultres de plusieurs sortes tout à sa voulenté. Telle estoit come je vous voys devisant la coustume des pucelles qui servoient bel et liement* ceulx qui alloient errans parmy les chemins et destournoient vers elles pour prendre leur repas. Et maintindrent les pucelles leur festoy si que nul n’y venoit qui ne se tint à bien recueilly et qui moult ne les en prisast, tant que le roy Magons y vint premier et enfraignist icelle coustume. Cil fust, pour le dire voir, plain de grande villennie et maulvais en toutes guises ; et maint autre y eust depuis qui en refist tout autant comment il avoit faict par l’exemple maulvais qu’il donna, luy qui en debvoit les aultres tenser et les pucelles devoit garder contre ceulx qui honte leur vouldroient pourchasser. Si advint une journee, à ce mesme poinct que celluy roy Magons estoit avec les pucelles qui moult l’avoient receu courtoisement et bien se penoient de le servir comme à si hault roy appartenoit, qu’i se prist fermement à regarder l’une d’entre celles [AA1va] qui moult luy sembloit gente et de noble contenement. Si dist à soy mesmes qu’il estoit besoing qu’il fist son plaisir de ceste damoiselle, si n’y fist nul delayement, ains se traict au plus pres d’elle, et commence à luy dresser tel parlement qu’il luy sembla lors. Mais celle, qui bien aprise estoit, luy respondit saigement et moult s’en sçavoit bien deffaire. Et que vous diray je ? Si le roy eust esté si courtoys comme la pucelle le desservoit, il eust pris ung refuz en payement et ne fust mye passé oultre ; mais à ce coup fist il comme villain, si ne luy valut riens l’esconduyre : il la prist erramment et, voulsist ou non, en fist tout à sa voulenté*, et enaprés luy tollist la couppe d’or dont elle l’avoit servy et ensemble o luy l’emporta. Et tout autel cas se prindrent à reffaire les ault<r>es chevalliers, si que depuys, 28quant ilz encontroient les damoiselles, il<z> n’en laissassent aller une seulle qu’ilz ne luy feissent* honte et villennie. Dont il advint depuys qu’elles se musserent et retrahirent en leurs puys*, tellement que puis n’en yssoient pour nulle requeste qu’on leur sceust faire. Et dés celluy temps commença4 tout le paÿs tourner à declin et à meschanceté*. Et du roy et des aultres chevalliers qui avoient prins à force les damoiselles, tant vous puys je bien dire qu’ilz en firent trestous malle fin*, et n’y eust celluy d’eulx qui moult cher ne le comparust ; si en fut le royaulme gasté, puys n’y eust herbes ny fleurs ny nulle riens qui ne tournast à perte et desconfiture. Et bien advint encor le greigneur meschef de tous les aultres, car on ne peust puis trouver nul jour la court au riche roy Peschor*, car, lorsque celle court estoit trouvee*, il y avoit si grand planté de toutes richesses par toute la contree que ja aultre plaisir ne peust on demander, mais puys fust le royaulme tout perdu et desherité, comme je viens de vous racompter.
II . La cause pour laquelle les chevalliers au temps du roy Arthus deffendoient l ’ hon [AA1vb]neur des damoiselles ; et du premier chevallier pour elles vaincu ; et come il leur estoit mescheu par la desloyaulté du roy Magons. Chappitre second.
[116-220]L’ancienne hystoire nous parle en maint lieu de la noblesse qui fut au royaulme de Logres et des pers de la Table Ronde* au temps du noble roy Arthus dont oncques puis de si bons* n’ouyst on en place parler. Cilz furent sans faille si bons chevalliers et si grans entrepreneurs que, dés qu’ilz eurent ouy racompter les adventures des pucelles, ilz convenencerent5 * ensemblement qu’ilz garderoient les pucelles qui des caves* ystroient et qu’ilz destruiroient le lignaige de ceulx qui faict avoient ce grand dommaige* pour quoy elles estoient tant remises que de leurs caves* ne voulsissent yssir. Et bien saichéz que, quant ilz en pouvoient ung prendre et tenir, ilz n’en prinsent pas ung royaulme qu’ilz ne le feissent occire moult cruellement. Et tout ce faisoient il pour veoir s’i pourroient asseurer les pucelles si qu’elles voulsissent yssir comme devant ; mais tant n’en sceurent faire que nouvelles en 29peussent ouyr nul jour de leur vie. Mais bien trouvoient telle adventure dont moult forment s’esmerveilloient* : ilz encontroient parmy les forestz grand nombre de pucelles, si tresbelles en toutes guises que plus belles ne mieulx atournees ne pourroient estre ; en leur compaignee alloient chevalliers armés moult richement montéz sur bons destriers et fors. Ces chevalliers les menoient en leur conduicte et, si nul chevallier estrange* leur couroit sus pour les pucelles leur tollir, adonc se combatoient moult vaillamment, et bien monstroient à ce point qu’ilz n’estoient mye recreuz, ains estoient chevalliers de moult hault affaire et plains de moult grand bonté*. [AA2ra] Si sailloient* maintes foys à eulx esprouver les chevalliers du paÿs, dont maint preudhomme y fust occis ; et y fist le roy Arthus grand perte de mainctz bons chevalliers, mais non mye tant qu’il ne leur fust cherement revendu, car ceulx qui estoient preux et hardys les alloient si vivement guerroiant qu’à fine force il leur convenoit avoir du pire et maintes foys estre ou mors ou pris*. Come nous tesmoigne la vraye hystoire, le chevallier du party des pucelles qui fust conquis premier et mené à oultrance par ung de ceulx de la maison au roy Arthus, cil chevallier sans faille estoit appellé Bliomberis*, et le conquist missire Gauvain, le nepveu au roy Arthus, qui bien fust ung des plus preudhommes qui en ce temps portassent armes entre les chevalliers errans, et qui plus longuement se sçavoit à ung estre maintenir. Missire Gauvain, aprés qu’il eust conquis Blyomberis, il luy fist creancer qu’il s’en yroit tout droict vers le roy Arthus son oncle, où il se rendroit prisonnier à la royne* de par son nepveu. Et cil luy promect, voyant qu’ainsi faire convenoit ; si n’y fist nul delayement, ains chevaulcha mainte journee, tant qu’il arriva à la court ; et tantost qu’il fust au chastel, nouvelles vindrent au roy qu’il estoit leans arrivé ung chevallier armé qui bien sembloit n’avoir pas tousjours reposé, car ses armes estoient en maint lieu desrompues et son escu tout pourfendu et entaillé, si qu’il n’y paroissoit enseigne quelconque que bien peu fust*. Tantost le roy commanda que le chevallier luy fust amené, mais il dist que ains luy convient il parler à la royne, « car c’est à elle, faict il, à qui j’ay à adresser mon messaige. » Alors demanda qu’on luy monstrast la royne, et asséz furent gens qui luy monstrerent. Sitost qu’il l’eust apperceue, il s’en vint à elle et se mist à genoulx et se rendit son prisonnier de par son nepveu missire Gauvain. La royne le receut courtoisement pour l’amour de cil qui envoyé l’avoit, et luy dist qu’il n’au<r>oit mye 30si dure prison qu’il [AA2rb] s’en deust trop mescontenter ; puis luy demanda de son estre et des nouvelles de son nepveu. Et cil, qui moult bien le sçavoit dire, luy compta tout au long sans nulle riens laisser* ; et debvéz sçavoir que6 tous ceulx qui leans estoient furent moult lyés de l’ouyr racompter les adventures des pucelles qui parmy les forestz alloient en icelle façon comme je vous ay racompté. Si l’enchercherent* de tous poins de tout ce qu’adviser se peuvent, tant qu’il se prist à leur dire : « Seigneurs, vous avéz g<r>and merveille des damoiselles que vous voyéz aller en ce poinct parmy les grans forestz, et ne finéz de demander de quel paÿs nous sommes*. Et pourquoy le vous iroye je celant ? Or saichéz que tous sommes néz des damoiselles7 que le roy Amagons eforça*, dont ce fust par trop grand dommaige, car la perte ja restauree ne sera à nul jour du monde tant que Dieu laisse trouver la court d’où viendra la joye* en ce paÿs. Si vous tenéz pour asseuréz que telles adventures verra on advenir à ceulx qui la court chercheront* qu’il n’en fut oncques ouy de pareilles. » Moult vint à gré le parler du chevallier aux preudhommes qui leans estoient. Et aprés ne demoura mye grand piece qu’ilz ne tenissent8 ung long parlement* de trouver celle court dont le chevallier leur avoit racompté ; si prindrent chaschun endroict soy à dire qu’il estoit besoing d’encommencer promptement celle queste, et jamais à court ne reviendroient qu’ilz n’eussent ouy nouvelles de la court au roy Peschor.
III . Cy divise le compte du graal et par quel chevallier fut premierement veu en la maison du roy Peschor. Chappitre .iii.
[221-279]Or dit le compte que ce roy estoit homme qui moult entendoit en nygromance*, si muoit bien sa semblance en oultre plus de cent foys le jour ; et n’y avoit nul qui l’eust auparavant hanté qui l’eust [AA2va] peu recongnoistre en nulle guyse. À la court de ce roy arriva sans faille missire Gauvain, comme le compte plus au long vous devisera cy aprés, dont tout le royaulme de Logres en amenda moult fort ; mais ainçois que missire Gauvain y arrivast, l’avoit trouvé premier que luy ung jeune 31chevallier qui moult estoit, à voir9 dire, de petit aage*, ains pourtant ne remansist* qu’il ne fust ung des plus hardiz et des plus adventureulx chevalliers qui portassent armes en tout son temps. Ce jeune chevallier, qui tant fut garny de haulte chevallerie, comme je vous compte, qu’il de bonté tressaillit tous ceulx de la Table Ronde*, tant erra par maincte contree et tant se travailla qu’il trouva la court du roy Peschor. Et si vous me demandés comment estoit appellé le chevallier, certes je veux bien dire que c’estoit Perceval le Gallois*. Cil s’enquist voirement de quoy le sainct graal* servoit, mais de tant mesadvint qu’il ne se advisa mye de demander pour quelle raison yssoit le sang de la lance quant il la veit, ne de l’espee pareillement qui estoit brisee par le meillieu, dont la moitié estoit gisante en une biere. Bien s’enquist de la riche croix d’argent qui tout premierement venoit*, et des aultres merveilles qu’il veist en la salle ; car il y avoit troys foys le jour par trois heures leans une si grand douleur dont nul homme ne ouyst parler qui forment ne s’en esbahist. Il y avoit quatre encensiers tres riches qui pourpendoient aux quattre chandelliers qui estoient au<x> cors10 de la biere* et, quant on avoit le service faict, tantost le grand cry remanoist ; si advenoit11 que chascun estoit lors esvanouy de la salle, qui longue et lee estoit, et demouroit vuide et effrayee* ; et lors veissiés le ruissel de sang qui aval decouroit d’ung orçueil où la lance estoit*. Ne demouroit gueres aprés que le pallays remploit de chevalliers*, et eussiéz veu le plus beau menger appareillé de tout le monde, affin que tous les chevalliers qui estoient au chaste[AA2vb]au prisent leur refection.
[280-314]Adonc s’en yssoit le roy Peschor d’une chambre tout acesmé de ses aornemens royaulx et vestu de si noble arroy que nul ne vous sçauroit deviser l’atournement, tant paroissoit riche durement*. Si eust ung tres bel annel* en son doig<t> et les bras lasséz estroictement, et sur son chef ung cercle d’or* dont les pierres valloient ung bon royaulme, le fermail et la ceincture estoient tres advenans. Et pourquoy le vous feray je long ? On ne eust sceu au paÿs legierement recouvrer nul plus bel homme ne qui mieulx portast à ung hault prince que cestuy* ; et n’eust pas esté à l’heure de legier recongneu à iceulx qui le jour l’eussent veu atourné comme 32ung pescheur*. Sitost que le roy estoit assis, adonc veissiéz le<s> aultres chevalliers chascun en son siege*, et estoit le pain et vin servy tout de premiere arrivee ; et moult tost aprés yssoit le graal d’une chambre, dont tous ceulx qui se seoient estoient moult honnorablement serviz. Le premier metz estoit assis devant le roy, et puys tous les aultres environ, qui n’estoit se merveillez <non>12 des entremetz <et>des viandes13 qu’i leur apportoit.
[315-338]À celle heure mesmes veissiéz advenir la grand merveille telle que ains homme n’ouyst racompter la pareille. Mais ja ne m’en orréz parler* cy14 endroict, car ça en avant enmy le compte* il sera dict tout à beau loysir ; aussy seroit ce trop grand villennie et grand honte* de desmembrer ung sy bon compte, fors ainsi come il doibt aller*. Mais quant ce viendra que nous parlerons du bon et vail<l>ant15 chevallier qui trouva la court par trois foys, adonc me pourréz bien ouyr deviser de poinct en poinct toute la pure verité du compte ; si ne vous en celeray riens que tout ne vous le face sçavoir, car c’est une chose digne [AA3ra] de racompter à tous honnorables seigneurs et dames*.
[339-460]Et combien que la vielle hystoyre en cest endroict tiengne compte des sept gardes*, dont chascunne endroit soy compte comment la court fust sept foys trouvee*, et de la guerre que le roy Arthus dressa qui bien dura quatre ans encontre les chevalliers qui estoient issus des damoiselles dont le compte a parlé cy devant, lesquelz firent le Chasteau riche aux Pucelles et le Pont Perilleux, et aussy firent le grand chastel qui depuis fust clamé le Chastel Orguilleux*, pour l’establye* de la fiere coustume qu’ilz entreprindrent encontre les chevalliers de la Table Ronde, dont le roy Arthus vint enfin audessus et les tourna à desconfiture*, toutesfoys il n’est ja besoing en faire à present mention, d’aultant que le compte y est asséz affamé, et sy est au long recité aux aultres livres qui parlent de la Table Ronde. Si nous en taisons16 donc atant et viendrons à parler du pere de Perceval le Galloys, à qui le compte appartient, pour vous advertir17 des adventures qui luy advindrent à la fin de ses jours.
33IV . Comment 18 Bliocadras, pere de Perceval le Galloys, fust occis à ung tournoy publicque par le roy de Galles* pres la Gaste Fontaine, où il fist des vaillances infinies au tournoy devant que le roy de Galles et luy se combatissent. Chappitre quatriesme.
[461-526][AA3rb]Il est verité qu’en la terre de Galles estoient douze freres qui trestous furent preudhommes à merveilles, et bien eust on peu chercher toute la contree tant come elle se pouoit estendre que sans faille on n’y trouvast nulz aultres telz chevalliers si riches d’avoir et d’amys* ne qui plus voulontiers hantassent les tournoymens et les guerres que ces douze freres faisoyent pour loz et honneur conquester*. Si advint en celle maison ce que l’en veoit asséz souvent escheoir és aultres lieux, qu’il n’est guere que une bonne compaign<i>e se maintienne longuement en ung estre sans que mort ou grande adventure ne la desmembre*. Ainsy en advint il de ces freres qui tous estoyent de grand valleur ; car de douze qu’ilz estoyent n’en remansist que ung tout seul que tous ne fussent mors en peu de temps. Cil qui demeura aprés les aultres estoit appellé Bliocadras*, qui bien estoit, sans mentir, le plus courtoys et le plus saige de tous les aultres, et non mye moins preudhomme : si estoit ainsy advenu que la greigneur partie estoit perie, mais trestout le meilleur en estoit demouré. S’i fust dolent de la perte de ses freres que tant il aimoit, il ne convient pas le vous dire ; donc long temps aprés leur mort il demeura si morne et si fort pensif* que tous ceulx qui le veissent cuidassent bien qu’il ne survesquist pas longuement aprés eulx. Mais c’est grand follie à homme de demener deuil19 tout adéz, car tout au contraire à telle heure qu’on est tout yré doibt on faire en façon qu’en soit lyé et joyeulx*. En ce point se prist Bliocadras ung jour à penser tout à par soy que pour son dueil alleger il luy convenoit aller à quelque tournoyment, et que trop long temps avoit demouré sans riens faire, et qu’il luy pourroit estre tourné encores une foys à villennie d’estre ainsi empiré de son deuil. Aprés qu’il eust ainsy pensé comme je vous [AA3va] compte*, si n’y fist nul delaiment, ains commande tout erramment qu’on prist garde à20 son cheval et à ses armes, car il avoit en voulenté de se aller esbanoier par les champs 34et veoir s’il orra point nouvelles du tournoyment qu’on ait faict crier, car pour nulle riens il ne remansist qu’il n’y allast.
[525-668]Et que vous diray je ? À celluy mesme point sans faulte que celluy envy* luy prist vouloit il partir, mais sa femme et ces amys, qui pas ne furent loing, le prierent tant qu’il luy convint à fine force arrester ; mais ce ne fust pas sans grant requeste*. Et atant ne gaignerent mye grant chose, car ne demeura pas gramment qu’il vint leans heberger ung varlet* qui luy porta nouvelles d’ung tournoy que le roy de Galles de nouvel avoit entreprins encontre ceulx de la Gaste Fontaine, et qu’il alloit semondre de par le roy les chevalliers du paÿs pour se trouver au tournoyment. De ceste nouvelle fust moult lyé Bliocadras, comme cil qui desiroit à merveil<l>es à recouvrer à porter armes pour le long repoz où il avoit demeuré. Et ne fault pas dire s’il fist grand feste du varlet qui les nouvelles luy apporta ; si fist tres bien penser de luy et, aprés qu’il eust asséz mengé tant qu’i luy pleust, il dist qu’aller le convenoit et que ne pouoit plus illec targer*. Atant est le sire contre luy venu, si le salue courtoisement et puis luy dist : « Beau varlet, or me diz quel jour se doibt ferir le tournoyment. » Le varlet luy respond : « Sire, je le vous diray, que ja de riens ne vous en mentiray : sachéz que ce sera au samedy prochain*, et si n’avéz que demeurer si vous y voulléz estre au<x> premiers coups. » « En non Dieu, faict Bliocadras, de sejourner n’ay je mie grand tallent ! » Si commanda à ce coup que le tout soit apresté, car il veult le lendemain partir à l’aube21 ; et bien le cuydent sa femme et les chevalliers retenir comme l’aultre fois faict avoient, mais c’est pour neant qu’ilz se tourmentent, car ne veult entendre à leur priere. Dont ceulx sont dolens à merveilles, et sur tous sa femme, qui ensaincte estoit et n’atendoit [AA3vb] <…> l’heure d’acoucher*, si le voulsist bien retenir si elle peust en nulle maniere ; mais son sire ne luy veult ottroyer, si luy fist creancer que, le tournoyement feru, il ne sejourneroit en nul lieu tant qu’il fust revenu au chastel*. En ceste maniere se partist Blyocadras, accompaigné de plusieurs bons chevalliers qui tous furent ses hommes ; et tant furent alléz qu’ilz arriverent à ung chastel où le tournoy se debvoit assembler ; et y arriverent tout à temps et se allerent heberger à dextre, le plus recelement qu’ilz peurent, car pas ne 35voulsissent à celle heure estre recongneuz*. Et moult furent bien receuz d’ung bon preudhomme qui leur feist tout l’honneur dont il se peult adviser, car bien sembloient à leur contenement estre preudhommes, et si estoient ilz sans faille. Le lendemain, aprés avoir ouy la messe, Bliocadras se fist armer, et ses compaignons aussy ; si sortirent hors le chastel et s’en vindrent esperonnans tout droict au lieu du tournoy. Moult marcherent en bel arroy les chevalliers, et alloit Bliocadras tout le premier, l’escu au col, le glaive au poing, car il voulloit estre tout le premier pour le tournoy encommencer.
[669-722]Alors qu’il chevalchoient en cest estat que je vous compte, atant veéz cy ung chevallier armé de toutes armes de l’autre chef qui tost randonne* vers Bliocadras ; et cil, qui moult l’avoit visé de loing, ne le va mye refusant, ains s’est adressé vers luy tant comme il peult d’ung cheval traire. Et quant ce vint au poindre, ilz s’entreferirent de toute leur puissance ; si fust telle l’adventure de cestuy rencontre* que l’aultre chevallier attaignist tout premierement et brisa son glaive sur l’escu de Bliocadras, qu’aultre mal ne luy fist ne de selle remuer. Et Bliocadras le ferist par tel angoise emmy le pis qu’i le porta à terre pardesus son cheval moult durement navré. [AA4ra] De celle jouste fust moult loué Bliocadras*, et non mye à tort, car le chevallier qu’il avoit ainsy durement encontré n’estoit mye aisé à abbatre, ains estoit preudhomme et fort chevallier. Si vous pensiéz que Bliocadras l’alast longuement regardant ne qu’il s’arrestast mie sur luy, non fist ; ains pensa de bien faire, si laissa courir son cheval et s’en vient ferir parmy une trouppe de chevalliers qui bien estoient plus de trente. Et tant ne se sceust il haster qu’il ne fust de bien pres suyvy par les chevalliers qui estoient en sa compaignie. Et à ce coup encommença le tournoy fier et oultraigeulx des deux pars, si qu’en n’y oyt pas Dieu tonner pour le froissiz des lances et le retentissement des harnois de ceulx qui s’en alloient mallement entrerencontrans. Mais qui que le fist bien, <à> Bliocadras et à ses gens en demeura l’honneur ; et en ce point longuement se maintindrent que chascun disoit que à eulx seroit le pris de celle journee, quant ung damoisel s’en vient à Bliocadras adresser qui moult estoit grand et bien armé. Que vous diray je ? Tous deux estoient preudhommes à merveilles et plains de grand vassellaige ; cil vient pour venger le dommage que Bliocadras leur faict ; Bliocadras 36dist bien qu’il ne veult mye perdre, s’il peult, l’honneur qu’il a ce jour acquis. Si se viennent contreheurter* par moult grand aïr. Bliocadras fiert le premier, si que tout l’escu luy pieçoye et fend*, mais le haulbert, qui fort estoit, ne s’en desment nullement. Et cil bien le re[AA4rb]fiert à ce coup par trop grand vertu, si le va attaignant dessoubz l’ombre de l’escu* emmy le vis22 parmy le gorgery*, tellement que par le derriere du hasterel pareust tout le fer de la lance* ; et c’il cheust à ce coup ce n’est mye merveille, car à mort estoit navré sans faille. Adonc sont venus à luy ses compaignons, moult courroucéz de celle adventure ; sy l’ont relevé moult vistement et l’ont mis en une biere, et en ce point l’ont emporté vers le chastel dont ilz estoyent meuz le matin. Et quant ilz furent illec arivés, ilz le coucherent doulcement le plus qu’ilz peurent en une chambre loing des gens*, à celle fin qu’il peult mieulx reposer ; et moult l’ont resconforté et asseuré qu’il n’avoit garde de mourir pour le coup. « Non, faict il, seigneurs, je n’ay garde d’en reschaper, car je ne cuide pas vivre deux jours entiers. Si vous prie* que me faciéz venir le chappelain, qu’i me vienne aprester. » Et ilz le firent comme i l’avoit demandé, et puis ne demeura pas gramment qu’il ne fust mort, car au deuxiesme jour aprés, comme i l’avoit asseuré*, rendit il l’esprit à Dieu.
Cy aprés vient le Prologue de cil qui redigea le compte en ancienne rime françoyse*, qui puis a esté mis en tel escript comme vous le poués veoir à present.
[1r] Cy commence le Prologue de l’acteur23.
[1-68][1ra]Il est naturellement impossible à celuy qui en sa terre n’espand ou seme la semence à suffisance qu’il y puisse recueillir le grain en habondance : par quoy est le proverbe veritable disant ‘Qui petit seme petit recueille’*. Doncques celluy qui desire recepvoir d’aucune terre le grain à plenitude regarde à mettre sa semence en terre utile et fertile, et s’i ainsi le faict la terre luy rapportera à cent au double*. Car en terre seiche, aride et infertile* ne peult le grain profiter, mais y seicher et se deperdre. Pareillement, la bonne parolle dicte et [1rb] alleguee devant 37ceulx qui ne la veullent retenir ne humblement en leurs cueurs garder pour doctrine ne peult aussi porter profit*. Ce considerant, feu tre<s> hault et magnanime prince Philippes conte de Flandres*, fort charitable et couvoiteux de veoir, lire et ouyr les faictz et proesses des preux et hardis chevaliers, aymant leurs vertus et honorables enseignemens, ne voulut laisser perdre et perir la memoire de ceulx desquelz il avoit ouy ou entendu par escript l’honorable, vertueuse et bien famee vie. Luy doncques, meu de telle affection, quelque jour se rememorant des merveilleuses entreprinses et nobles faictz des chevalliers de la Table Ronde, print ung desir en son couraige de faire venir à lumiere la vie et faictz chevallereux du [1va] tres preux, craint et hardi chevallier Perceval le Gallois*. Car, comme ay24 dict, ledict Philippes conte de Flandres estoit tant rempli de charité que rien ne voioit où elle deust estre gardee qu’il ne se meist en son debvoir de faire les choses à elle appartenantes, en suyvant la doctrine de sainct Paul, qui dict que Dieu est charité et quiconques vit en charité Dieu vit en luy*, car de toutes les vertus icelle est la principalle. Voyant doncques ledict conte Philippes ceste vertu estre tant aggreable à Dieu*, pour icelle ensuyvir commanda à aucun docte orateur* de rediger et mectre par escript les faictz et vie dudict noble et preux chevallier Perceval le Gallois suyvant la chronique d’iceluy prince et traictié du sainct Greal*. Mais parce que le chroniqueur* dudict Phelippes et luy trespasserent de ce siecle avant l’achevement et accomplissement du livre et que leur intention vint à effect*, long temps aprés passé que tres haulte et excellente princesse madame Jehanne contesse de Flandres eust veu le commencement de la chronique, sachant l’intencion du conte Philippes son aieul, [1vb] elle meue de pareille charité commanda à ung sien familier orateur nommé Mennessier traduire et achever icelle chronique en la forme qu’elle estoit encommencee, ce que diligentement feist et acheva, suyvant le commandement et intention de sa dame et maitresse. Et parce que le langaige dudict Mennessier ne de son predecesseur n’est en usaige en nostre vulgaire françoys, mais fort non acoustumé et25 estrange, je, pour satisfaire aux desirs, plaisirs et voulontéz des princes, seigneurs et aultres, suyvans la maternelle langue de France, ay bien voulu m’employer à traduire* et mectre de rithme en prose familiere les faictz 38et vie dudict vertueux chevallier Perceval*, en ensuyvant au plus pres, selon ma possibilité et pouair, le sens de mes predecesseurs translateurs, comme ay trouvé par leur escript. Par quoy à tous auditeurs et lecteurs qui ce traictié liront et orront*, de ce que ay presumptueusement et tropt audacieusement mis, prie et requiers retenir et reserver le grain et mectre au vent la paille*. Cy finist le prologue.
[ Incipit ]
[2ra]Cy commence l’hystoire recreative contenant les faictz et gestes du tres preulx et vaillant Perceval le Galloys26, chevalier de la Table Ronde.
Durant et pendant* le regne du bon et triumphant roy Artus, estoit une notable dame vefve tenant son demaine en une forest nommee en celuy temps la Gaste Forest, au païs de Galles, environ de laquelle estoient ses27 terres et heritaiges. Ladicte dame avoit eu à mary ung notable chevalier, et d’iceluy trois beaulx filz, dont les deux – comme vous orés cy aprés – furent occis en bataille ; par quoy aprés le trespas de son mary ne luy en demoura qu’ung, aigé seullement de deux ans, duquel est formee ceste presente hystoire. Et parce que ladicte dame avoit perdu tant son mary que ses deux aultres filz exerceant les faictz de chevalerie, quant le tiers fut en l’aage de congnoissance ladicte dame ne luy osa jamais declarer comment son pere ne ses freres estoient mors, ne que c’estoit de l’ordre de chevalierie, craignant que à ce ne se voulsist tourner et induire et que par tel art excercer* elle peust demeurer seulle et sans enfans, mais si elle pouoit le desiroit garder pour estre le baston de sa viellesse et guide de ses affaires ; tellement que, quant l’enfant fut grant parvenu, ne se occupoit à aultre chose sinon que aller visiter les laboureurs et aultres simples personnes cultivans et faisant leur labeur és terres de sa mere. Et estoit la principalle et seulle occupation du j<o>uvenceau, fors que aucunes fois il s’ebatoit à jecter et darder javellotz aprés les cerfz et biches et aprés les oyseaulx, lesquelz [2rb] souvent par sa grande industrie mettoit à mort.
391 . Comment et en quelle maniere Perceval eust premiere congnoissance de chevalerie ; et comment il trouva cinq chevaliers errant en la Gaste Forest, et du parlement qu ’ il eust avec eulx.
[69-342]Or nous recite l’hystoire que, comme ledict Perceval*, encores jouvenceau, avoit de coustume aller visiter par maniere de recreation les laboureurs aux champs, ung jour mist bride et celle sur son chasseron, qui est à dire le petit cheval sur lequel il alloit à la chasse* des bestes et oyseaulx. Puis, quant dessus fut monté, print trois javellotz et se partist pour, aprés avoir le boys passé, aller visiter les laboureurs arant et semant les terres* de sa mere. Or estoit en la saison que les arbres commencent estre feuillus28, les herbes à verdoier, rinceaulx à fleurir, et petiz oysillons par leur armonieux gosier moduler et melodieusement chanter*. Quant il fut en la forest entré, regardant les tant29 beaulx arbres verdoier et fleurir, oÿant les gentes gorgettes des oyselletz* recreativement armoniser, fut si treslyé et joyeulx qu’il ne sçavoit que devenir. Puis, luy estant en ceste grande liesse, descendit de son petit cheval, aultrement dit chasseron*, lequel, aprés la bride ostee, luy laissa paistre la doulce herbe estant le long des chemins et larris de la Gaste Forest. Et pour ce esbastre et prendre recreation, gettoit ses javellots l’ung aprés l’aultre, puis tantost bas, puis tantost hault, l’ung à travers, l’autre à cousté, puis en avant, puis en arriere, non tant seullement pensant ne tendant que à passer le temps et à se recreer. Gueres n’a esté le jouvenceau* en la forest se esbanoiant qu’il [2va] a ouy et entendu venir cinq chevalliers vistement chevauchant, tous armés, tellement que par le son et cliquetis de leurs harnoys la forest estoit toute sonorante* et redondante, car ilz chevauchoient en grande impetuosité et à grant vistesse et haste ; touteffois ne les veoit point, mais au heurtement que faisoient leurs lances et leurs espees contre les branches et rinceaulx30 des arbres et au fremissement de leurs harnois, bien considera que chose estoit fort merveilleuse et de quoy n’eust oncques vision ne congnoissance. En cest estat, tout effraié et pensif de ce que point ne voioit, mais oÿoit faire si grand et merveilleux tumulte et bruit, pensa que* sa mere luy avoyt aultresfoys dit qu’il estoit des diables qui souvent venoient en ce monde, 40tous condicionnés et enclins à mouvoir contens, noyses, debatz, et à faire bruitz furieux et mouvemens tempestueux ; et, en ceste fantasie arresté, pensa vraiement iceulx estre diables qu’il31 avoit ouy. Puis luy souvient que sa mere luy avoit dict aussy que, quant on voit les diables, qu’il se fault munir32 du signe de la croix ; lors dist à par soy que ja ne se signera d’icelle croix s’il en peult aulcun rencontrer, et que plustost luy jectera ung de ses javellotz, duquel le sçaura si bien et si rudement attaindre que les aultres n’auront aprés vouloir ne hardiesse de l’aprocher. Petit aprés veit issir les cinq chevalliers hors du bois, et puis, quant les apperceut à descouvert ainsy armés, l’escu au col et la lance au poing*, fut plus esmerveillé qu’oncques n’avoit esté, car en son vivant chevallier n’avoit veu ne de chevallier n’avoit ouy parler. Quant il les eust bien regardéz, lors dist qu’il avoit fort vers Dieu mesprins d’avoir proposé que c’estoient diables, car bien voioit que c’estoient anges*. « Certes, dist il, ma mere m’a tousjours asséz adverti, dont [2vb] bien me souvient, que les anges sont les plus belles creatures de ce monde aprés Dieu qui les a formees. Or suys je certain que anges sont ceulx que je voy, car en mon vivant ne veis si belles personnes. Toutesvois, dit il, entre les cinq en voy ung qui est incomparable en beaulté, en splendeur et en relucence au<x> quattre aultres, par quoy je croy fermement que celluy n’est ange, mais est Dieu. Or ma mere m’a enseigné qu’il ne fault que ung seul Dieu createur adorer, honorer et servir, et ses sainctz anges supplier et reverer en l’honneur de luy, par quoy me delibere le adorer et ses anges honorer en son honneur. » Quant il eust ce proposé, se print à dire sa creance* et les oroisons que sa mere luy avoit apris*. Ce voiant, le capital* et maistre des chevalliers vint vers luy disant qu’il se tirast arriere*, de quoy fut le jouvenceau tant estonné et effraié qu’i luy convint tumber par terre, par quoy les aultres proposerent n’aller tous emsemble vers luy, de crainte que tant ne se effroiast qu’il en peust mourir, et qu’il suffisoit que l’autre seul parlast à luy. Lors le maistre des chevalliers le print à interroger : « Amy, dit il, as tu point veu* par cy passer cinq chevalliers et troys pucelles* ? » Le jouvenceau, qui simple estoit et non instruit avec le monde, estant encores craintif et en doubte qui estoit cil qui à luy parloit, luy demande s’il estoit point Dieu, veu que tant beau et tant cler et luisant le voioit. À quoy respond le chevallier, aprés 41l’avoir asseuré et mis hors de doubte, que non, mais qu’il estoit chevallier*. « Certes, dist le jouvenceau, oncques chevallier je ne veis ne de chevallier n’ouy parler. Je vous prie, dictes moy, dist il, les chevalliers sont il ainsy paréz que vous, si beaulx et si luisans ? » Le chevallier luy demande de rechief s’il n’avoit point veu passer en ceste forest les cinq chevalliers et les trois pucelles*. « Di[3ra]ctes moy, respond le jouvenceau en regardant sa lance, que c’est que portés en vostre main. » « Certes, dist le chevallier en soubriant, je suis icy bien arrivé* : je cuidoie de toy aulcunne chose sçavoir, et tu veulx de moy apprendre ! » Puis luy dict que c’estoit une lance qu’il portoit. « Dictes vous, dit le jouvenceau, avés vous de coustume jecter ceste lance ainsy que je fais mes javellotz ? » « Non certes, respond le chevallier, mais on en fiert les hommes d’armes et les aultres contre lesquelz on a bataille. » « Donques, dit le jouvenceau, vallent mieulx mes javellotz, car d’iceulx j’en actains bestes et oyseaulx, qui n’est si mal faict que faire ce que me dictes ; car ilz servent pour moy menger*, et les occis d’aussy loing que l’on pourroit ung traict* tirer. » « De ce, dist le chevallier, ne ay je que faire ! Mais dis moy, je te prie, se tu le sçays, où vont* les cinq chevalliers et les trois pucelles. » Le jouvenceau, aprochant le chevallier, luy prend le bas de son escu en requerant luy dire que c’est qu’il porte ainsy pendu à son col. « Voicy, dit le chevallier, merveilles ! Je cuidoie aulcunnes nouvelles savoir de toy, et tu*, changeant mon propos, me demandez tousjours quelque chose. Toutesvois, pour satisfaire à ton voulloir, je te dis que c’est ung escu, lequel me sert quant aulcun vient contre moy courir, et m’est si propice et utile que nul ne me sçauroit grever quant avant les coups le puis mettre. » Quant les quattre aultres chevalliers eurent long temps attendu et regardé leur maistre au jouvenceau parler, se prindrent à approcher, puis ont dit : « Certainnement advis nous est que cestui à qui vous parléz* n’est pas de grant sçavoir, mais asséz petitement introduit. » « Vrayement, respond le chevallier, vous dictes la verité, car de chose que je demande il ne respond riens à propos, mais change tousj<o>urs ma deman[3rb]de en me enquerant qu’est de tout ce que je porte et qu’est entour moy. » « Bien voyons, dirent les chevalliers, qu’il n’est gueres saige, et qu’il n’a jamais vescu que bestiallement*, sans gueres de chose apprendre ; et nous est bien advis que celluy est rempli de grant simplesse qui se veult à luy arrester. » « Pourtant, dit le maistre gouverneur des chevalliers, ne partira<i> je d’auprés de luy jusques à 42ce que luy auray respondu à tout ce qu’il me demandera. » Puis, se retournant vers le jouvenceau, l’interroga de rechef s’il n’avoit point veu passer par ceste voie les cinq chevalliers et les trois pucelles. « Je vous prie, dit le jouvenceau prenant le chevallier par son haubert, dictes moy que c’est que vous avés vestu*. » « Soies certain, dit le chevallier, que c’est ung haubert, lequel est faict d’acier et aussy pesant comme fer*. » « Et de quoy vous sert il ? » dit le jouvenceau. « Je te dis, respond le chevallier, que il me sert de telle chose que, se tu voullois jecter contre moy tous tes javellotz, qu’ilz ne me sçauroient grever, n’autre chose pareillement. » « Vraiement, se dit le jouvenceau, ce ne seroit pas bien propice pour les biches ne pour les cerfz : par quoy je prie à Dieu les voulloir garder de vestir tel abillement, car ainsy ne sçauroient profiter mes javellotz quant occire je les vouldroie, et par ainsy jamais aprés eux ne courroie*. » Encores luy demanda le chevallier s’il n’avoit ouy nouvelles des cinq chevalliers et des trois pucelles. « Or dictes moy, dist le jouvenceau au chevallier, nasquistes vous tel que vous estes ? » Respond le chevallier que non, et que cela ne pourroit estre ; pareillement que nulle chose ne sauroit ainsy naistre. « Et quil vous donna doncques ses beaulx habitz ? » dist le jouvenceau au chevallier. Respond le chevallier : « Mon amy, puisque me le de[3va]mandes, saches pour vray que depuis cinq jours* ce harnois et armures m’ont esté donnees du roy Artus, desquelles m’a en ce point aorné. Or dis moy donques, je te prie, que sont devenus, si tu le scez, les cinq chevalliers et les trois pucelles. Vont ilz le pas ou s’i s’enfuient33 * ? » « Voiéz vous, dit le jouvenceau au chevallier, ses grans bois qui environnent ceste montaigne ? Auprés des destrois y a ung beau val et fertille*. » « Et qu’esse en ce val, dist le chevallier, et à l’environ ? » « Là sont, dit le jouvenceau, les laboureurs et mestoiers* de ma mere : l’ung y seme et l’autre y herse et l’autre y meine la charrue ; si les chevalliers et les pucelles que queréz ont par là passé, ilz vous le pourront au vray le dire et quel chemin ilz auront prins. » « Certes, dist le chevallier, jamais de toy ne partirons jusquez à ce que vers eulx nous aies menéz. » À quoy liberallement s’accorda le jouvenceau, puis remonte dessus son petit chevallet* et conduit les chevalliers jusques où estoient les laboureurs et les herseurs* qui les avoines hersoient sus les terres arees*. Or, quant les laboureurs virent venir leur seigneur accompaignié des chevalliers, eurent grant fraieur 43et grant crainte, car pour certain il sçavoient bien que, se il leur avoit ouy parler de leur estat de chevallerie, que chevallier il vouldroit estre* ; par quoy sa mere pourroit de deuil mourir, car aultre chose ne craignoit en ce monde que ceste chose luy advint, et pour ceste crainte ne luy osa jamais de chevallier pa<r>ler ne permist que son filz aveques chevallier conversast. Le jouvenceau et les chevalliers pres des laboureurs parvenus, leur print à demander : « Avéz vous veu, dit le jouvenceau, par cy passer cinq chevalliers et trois pucelles ? » Respondirent les bouviers à leur maistre : « Le long du jour n’ont cessé d’errer et traverser par ses destrois. » [3vb] La responce des bouviers du jouvenceau ouye, la raconta aux chevalliers, puis humblement leur demanda où le roy Artus habitoit et se tenoit le plus continuellement, lequel faisoit les chevalliers. Puis le maistre d’entre eux dist qu’il soulloit le plus souvent faire sa demeure à Cardueil, et que puis peu de temps luy* avoient laissé et que, s’il y voulloit aller, qu’il trouveroit assés de gens qui luy enseigneroient le lieu et le chasteau là où est sa demeure.
2 . Comment, aprés que Perceval eust faict plusieurs demandes et enquestes aux nobles chevalliers et d ’ eux prins congé, retourna vers sa mere. Lequel, aprés avoir ouy plusieurs enseignemens, doctrines et remonstrances qu ’ elle luy fist, print congé d ’ elle pour aller au noble et vaillant roy Arthus.
[361-419]* Atant se partent les nobles chevalliers* du jouvenceau en luy disant adieu, car ja estoit dessus le tard ; et ont tant faict par leurs journees en brochant les gentis destriers des esperons et marchans le grant gallot par grant affection, tant qu’ilz ont les aultres cinq chevalliers et les trois pucelles aconsuivyz et rataint en grant joye et liesse*. Le jeune Perceval, rememorant et pensant en son entendement ce que les nobles chevalliers luy ont dit, s’en retourna à la maison et manoir* de sa tres noble mere ; laquelle il trouva fort triste et dolente pource que de long temps ne l’avoit veu, et ne sçavoit la bonne dame en quelle contree il estoit allé ne qu’il estoit devenu. Et pensoit la bonne me[4ra]re que les bestes ou aultres grans inconveniens luy eussent porté empeschement*. Mais quant sa tres noble et vertueuse mere le veist entrer, d’autant qu’elle avoit esté triste et dolente et aflicte, joyeuse fut quant elle veist sa presence, et n’atendit que il parvint jusques où elle estoit, car, sitost qu’elle l’eust apperceu, 44luy alla à l’encontre pour le baiser et acoller. Et est la chose veritable que cueur de mere ne seust oncques celer sa joye à son enfant*. Puis, quant elle le peult de pres tenir à son aise, luy dist en le baisant plus de cent fois : « Ha, filz, filz ! que tant j’ay eu de deuil et ay esté dolente* de vostre absence, craintifve que n’eussiéz aulchun maulvais et fort encombrier ou que quelque grant peril ou infortune vous fust advenue34 *. Je vous prie ne me celler où tant avéz esté. » « Mere, faict il, je le vous diray, et ja ne vous en vouldray mentir. Sachéz que, puis que icy ne fus, ay telle chose veue de quoy je suis tant resjouy que plus fort ne le saurois estre. Vous m’avéz tousjours bien dist que Dieu et ses anges sont les plus belles creatures de ce monde ; mais je croy que ceulx lesquelz nagueres ay en ceste Gaste Forest veux sont plus beaulx ne que Dieu ne que ses anges*. » Ces paroles par la mere ouyes, considera et pensa en soy qu’il pouoit avoir rencontré aulcuns chevalliers, par quoy, affin qu’elle le peust divertir d’ensuivre leur maniere de vivre, en l’embrassant luy print à dire* : « Beau filz, à Dieu te recommande ! Je croy pour vray et de certain que tu as en ceste forest rencontré une maniere d’anges qui ont de coustume occire tout ce qu’ilz attaignent, et desquelz chascun se plaingt. » « Certes, ma mere, dist le jouvenceau, non ay : car ilz m’ont dit que sont chevalliers et que chevalliers ont en nom. Et m’ont dit que l’ordre de chevallerie est la plus noble et la plus triumphante que fist jamais Dieu [4rb] en ce monde*. » Lors, quant sa loyalle et bonne mere de chevallier luy ouit parler, ne sçay qu’elle ne tombast toute pasmee*, tellement eust le cueur navré, et fut long temps qu’elle n’eust sceu sonner ung mot. Puis, quant à soy fut ung petit revenue, luy dist : « Ha, filz, filz ! je voy bien maintenant que jamais ne seray consollee de vous ; car tousjours en mon cueur avoye gardé secretement l’aventure qui est advenue, consideré que ce que plus je doubtoie et de quoy j’avoys plus de crainte m’est advenu ; car mon vivant de chevallier ne de chevallerie ne vous osay parler, doubtant, se vous en parloie, que cest ordre ne voulsisséz prendre. Sachéz de vray que, se Dieu vous eust laissé vostre pere et voz aultres prochains parens, qu’en tout le monde n’eussiés veu plus vaillans ne meilleurs chevalliers, tant craintz ne si redoubtéz* : de ce vous pouéz bien vanter.
[420-495]Sçavoir vous fais que suis aussy de chevallier nee et extraicte, et que en toutes ses isles de mer ne à l’environ n’est lignee plus noble 45ne plus riche que les parens dont procedee suis. Mais telle fortune leur est advenue que maintenant ne possedent des biens de ce monde que bien petit ; et est bien chose veritable que l’on voit plus tost advenir les infortunes aux vertueux et à ceulx qui ne vivent que selon equité et droicture que l’on ne faict aux vicieux et aux mauvais. Et aussy sont mors les meilleurs de mon parentaige*. Or, quant au regard de vostre pere, sachéz qu’en son temps fut chevallier, bon preudhomme et loial, excerçant les armes et faict<z> de chevallier soubz le roy Uterpendragon, pere du vaillant roy Artus ; et fut vostre pere navré en bataille piteusement [4va] en une cuisse, et plusie<u>rs aultres vaillans chevalliers, qui depuis la mort dudit roy Uterpendragon, ceulx qui eurent maisons ou hostelz se retirerent en iceulx pour leur rafraichir et garir* ; et saches que puis leur retour n’eurent pas Fortune tant à gré qu’i ne leur convint exposer et despendre partie de leur biens*. Vostre pere, qui ce manoir avoit, s’i fist apporter en une litiere*, car aultre lieu n’eust à se retirer aprés leur armee desconfite, de laquelle tous estoient departis prenant la fuite. Or n’aviéz vous lors que deux ans, et eustes deux freres fort beaulx et grans, lesquelz, du conseil de vostre pere, se mirent au service de deux roys, dont l’un fust au roy d’Escanalon*, lequel estoit vostre frere aisné, et l’autre, maisné, fut au roy Bendogemeret* ; et saches que tous deux furent faictz chevalliers en ung mesmes jour sans que l’un en sceust rien de l’autre, et tous deux en ung mesme jour moururent* retournant des cours de leurs seigneurs pensant vostre pere et moy visiter. Mais Dieu ne permist que vinsent jusquez icy, car en chemin* furent occis, comme me dirent ceulx qui les nouvelles me rapporterent*, lesquelz les avoient veuz ja par les corbeaulx et aultres oyseaul<x> les yeulx traire. Vostre pere, qui ceste nouvelle ouyt, en print tel desplaisir que de deuil en mourut. Or demourai ge seulle, vefve de mary et de enfans fors que de vous35 bien jeusne enfant, tant douloureuse, ennuie<e> et esplouree que riens plus, hors d’esperance de nul confort que vous, en quy ay eu ma totalle esperance pour l’advenir, parce que plus de mon lignaige ne m’est que vous demeuré, par qui j’ay actendu jusques à present joieuse estre et reconfortee. » Petit d’estime a faict le jouvenceau Perceval de ce que sa mere luy a dit, comme se de ce ne luy challust ; puis [4vb] dit : « Je vous requiers, ma mere, qu’à menger me veuillés donner, car grant 46besoing en ay. Certes je ne entens de quoy present me venéz arraisonner, mais, quoy qu’il m’en puise advenir, je vous asseure que voullentiers iroie vers celuy qui les chevalliers faict ; et vous dis que d’y aller me delibere quelque chose qui m’en puysse eschoir en la fin. »
[496-648]Quant sa mere l’ouyt ainsy parler, voulentiers l’eust detourné de son deliberé vouloir, mais, voyant qu’à ce ne pouoit mectre ordre, luy feist et composa une grosse chemise de chanvre36 à la fasson du paÿs de Galles, c’est assavoir la braie et la reste ensemble entretenant* ; et d’abundant luy fist ung bon abillement de cuir de cerf, bien clos et fermé*. Quant sa mere l’eust comme il est dit acoustré, avecques elle le retint par troys jours, menant grant deuil et ennuy de ce qu’elle voioit qu’il failloit que de brief veist son partement, à quoy n’a sceu resister ne mectre empeschement. « Or vous diray, filz, faict sa mere, puisque de moy desiréz partir : vous en irés en la court du roy* Artus, auquel, quant vers luy seréz arrivé, requerés de vous faire donner des armeures, car bien sçay que ne vous escondira ; mais quant les armeures vous aura donnees, certainne suis que aider ne vous en sçaurés, qui vous sera chose mal advenant, se à ce n’avéz esté enseigné. Et n’est de merveille s’on ne sçait ce que l’on n’a aprins, mais est merveille qu’on ne retient ce que tant on a ouy et veu souventes fois*. Or, filz, je vous supplie, dist la mere, que quant de moy seréz absent et elongné, que vueilléz retenir les [5ra] enseignemens que vous veuil dire et aprendre avant partir, ce que besoing et bon mestier vous fera icy aprés, et grant bien vous en pourra venir* ; et ferés ce que ung bon et loyal chevallier doibt faire et à quoy il est noblement obligé et tenu. Premier*, se vous trouvéz ne pres ne loing dame qui ait de vous besoing, ou pucelle desconseillee37 * ou que de vostre aide ait mestier, que ne leur veuilléz denier vostre service se de ce vous en requierent, car je vous dy que tout honneur est à l’homme perdu qui honneur à dame ne porte* ; et quiconque honoré veult estre, fault à pucelle et à dame honneur referer. Ung aultre enseignement retiendrés : s’il eschiet que pucelle aiés gagnié, ou que pucelle de vous soit privee, se le baiser elle ne vous denie, d’elle le baiser pouéz prendre, mais la reste je vous deffendz, fors que, se en doy a anneau ou aumosniere a à sa saincture*, si par amour anneau ou aumosniere vous donne, licitement le don vous pouéz en la 47remerciant prendre et le don d’icelle emporter. Aprés vous advise que, quant d’aultruy vous acompagneréz, tant és champs comme en la ville, que longuement avec vous pour compagnon ne soit que de luy ne sachéz le non, car certes de toutes personnes par le seul non est congneu l’homme*. Mon filz, aussy conseille que ne vous acompaignéz que de preudhome, car cil jamais ne se fourvoie qui de preudhomme conseil prent. De rechief aussy vous veuil adviser et par priere enhorter que souvent és esglises frequentés pour à Dieu requerir que puissiés à honneur et à bonne fin parvenir. » Lors le jouvenceau Perceval à sa mere demanda se és esglises de quoy elle luy parloit estoit celluy qui crea l’homme et femme et tout ce qu’est au monde contenu. À quoy respond la mere que ouy et que c’est luy mesmes en personne que és esglises38 et moustiers les prestres [5rb] chascun jour sacrifient, lequel pour toute nature humaine souffrit griesve et doloreuse Passion soubz Ponce Pilate prevost de Judee*, pour icelle nature des enfers rachapter. « Dont, dit le jouvenceau à sa mere, desormais et tout mon vivant és esglises iray je Dieu prier, et ainsy vous le jure et prometz. » Petit aprés, par le filz de sa mere les commandemens ouis, meist la celle sur son chevallet pour monter sus, prenant ses trois javellotz esperant iceulx emporter, mais sa mere luy en feist laisser les deux, disant que trop d’empechement des trois luy seroit* et, ce faict, aprés l’avoir par plusieurs fois baisé et acollé pleurant et larmoiant, print de luy congé requerant à Dieu donner à son revenir plus grand joye en son ent<r>eprinse qu’elle en le dellaissant n’avoit. Tost aprés monta le jeusne Perceval sur son chevallet, et tant exploita que en bref fut de sa mere eslongné*, et ne luy challoit de se arrester tant que contrainct<e> par la nuit obscure luy en fust ; par quoy pour ceste premiere nuit luy convint en la forest gesir. Le matin, sitost que le chant des oysillons39 entendit, se leva sur pied et puis sur son chevallet monta, lequel a tant chevaulché qu’il ne s’est arreté tant qu’il a apperceu ung pavillon* dressé le long d’ugne prarie environ laquelle sourdoit une belle et claire fontaine. Et estoit ledit pavillon fort beau à grand merveille, dont la moitié dudit pavillon estoit de rouge et l’autre moytié de verd, le tout bordé de riches orfoys, dessus lesquelz estoit ung aigle d’or, lequel tant fort au soleil reluisoit que toute la prarie en estoit enluminee40.
48[5va]3. Comment Perceval au pavillon entra où la damoiselle trouva de laquelle eust ung baiser par force et en emporta son anneau.
[649-709]L’hystoire nous raconte que le pavillon estoit tant plaisant et beau à regarder que rien plus, autour duquel estoient force ramees verdoiant dressees, feuillettes d’herbes et fleurs entrelassees à grant planté. Le jeune Perceval vers le pavillon alla*, lequel, avant que entrer*, dit : « Dieu eternel, advis m’est bien que vostre hostel et esglise* voy ; par quoy trop seroye à reprendre se dedens icelle ne vous alloie orer et prier*, car ma mere me commanda que jamais devant esglise de pres ne passasse que dedens n’y allasse orer le Createur en qui je croy*. Donques suis deliberé de leans entrer pour le honorer et le prier qu’i luy plaise me donner à menger, car pour ceste heure* en ay grant besoing. » Quant pres du pavillon fut arrivé, ouvert le trouva, dedens lequel veist ung lict noblement acoustré sur lequel estoit une pucelle seulle endormie, laquelle avoient laissee ses damoiselles qui estoient allees cueillir des fleurs pour le pavillon jolier* et parer comme de ce faire estoient acoustumees. Lors est Perceval du lict de la pucelle approché, courant asséz lourdement dessus son cheval*. Adonc s’est la pucelle asséz effraiement esveillee, à laquelle dist Perceval sans sejourner : « Pucelle, je vous salue comme ma mere m’a aprins*, laquelle m’a commandé que jamais pucelle ne trouvasse que humblement ne la saluasse*. » Aux parolles du jeune Perceval se print la pucelle à trembler, car bien luy sembloit qu’il n’estoit gueres saige*, comme asséz le monstroit par son parler inconstant ; et bien se reputoit folle que ainsi seulle l’avoit trou[5vb]vee endormie, puis luy dit : « Amy, pense bien tost d’icy te departir, de peur que mes amys* ne t’y treuvent, car, se icy te rencontroient, il t’en pourroit mal advenir. » « Par ma foy, dit Perceval, jamais d’icy ne partyray que premier baisee ne vous aye. » À quoy respond la pucelle que non fera, mais que bien tost pense de departir que ses amys là ne le treuvent. « Pucelle, faict Perceval, pour vostre parler d’icy ne partiray tant que de vous aye eu ung baiser, car ma mere, dit il, m’a à ce faire ainsi enseigné. » Tant c’est Perceval de la pucelle approché qu’i l’a par force baisee, car pouoir n’eust d’y resister combien qu’elle c’est fort defendue* ; mais tant estoit lors Perceval lafre et lourd* que la defense d’icelle ne luy peult profiter qu’il ne la baisast, voulsist elle ou non, voire, comme dit le conpte, plus de vint fois*.
49[710-781]Aprés que Perceval eust par force la pucelle baisee, advisa qu’en son doit elle avoit ung anneau d’or, dedens lequel estoit une belle et clere esmeraude enchassee, lequel pareillement par force luy osta comme le baiser avoit eu, puis le mist en son doit oultre le gré de la pucelle, qui fort s’estoit deffendue quant cest anneau luy a osté ; mais en riens ne luy profita sa resistence, car temerere et inconstant estoit. Lors Perceval, prenant l’anneau de la pucelle, usa de telles parolles comme il avoit fait au baiser, disant que sa mere l’avoit à ce faire enseigné, mais que plus avant ne aillieurs ne toucheroit, comme par sa mere luy avoit esté commandé*. Aprés dit Perceval à la pucelle : « Belle, dist il, or m’en voy<s> je moult bien sallairié et payé* pour le doulx baiser que de vous ay eu, lequel m’a semblé meilleur que les baisiers des bouches des chamberieres à ma mere : car certes j’ay voustre bouche sentue* plus [6ra] delectable et trop plus doulce. » La pucelle, se voiant ainsy despouillee et perforcee de son anneau et de son baiser, se print si fort à lamenter et gemier* que le cueur luy cuida partir* ; puis dit à Perceval : « Amy, je te prie : n’emporte point mon anneau, car par trop en serois blasmee, et toy possible en perdrois la vie. » Perceval ne mect rien en son cueur de ce que la pucelle luy dit, car lors ne usoit de grant sçavoir, mais estoit tant de raison que de consideration fort aliené*. Depuis que Perceval de sa mere partit n’avoit mengé ne beu, par quoy ne fut au pavillon de la pucelle sans grant appetit ; et luy, en ce desir de menger comme tout affamé, advise d’aventure ung boucal plain de vin auprés duquel estoit ung hanap d’argent ; puis regarde dessoubz une trousse de jonc* une touaille fort blanche et asséz fine qu’il soulieve et prent ; et dessoubz icelle treuve trois pastéz froitz de chair de chevreuz ; de ce ne fault doubter que guerez n’aresta, quant les patéz en sa main tint, de se mectre en son debvoir d’en taster, car, comme ay dit, grant fain avoit ; par quoy, sitost qu’il les tint, en froissa* ung entre ses mains, et aprés en avoir mengé non sobrement, souvent retournoit visiter le boucal. Puis dist à la pucelle : « Dame, faict il, je vous prie : venéz et faictes comme moy ! Quant vous aurés ung pasté mengé et moy ung aultre, encores en restera ung pour les survenans. » La pucelle, voiant Perceval ainsy dereiglement menger, s’en esbahit et rien ne luy respond de ce qu’il luy a dit ; mais d’aultre chose ne se peult alleger fors que de ce prendre à pleurer et gemier tendrement. Perceval, qui de se ne luy challoit*, de la pucelle print congé, aprés qu’il eust recouvert la reste 50des pastéz desoubz la touaille ; et, en prenant congé, luy dist : « Dame, je vous prie ne vous ennuyer de ce que vostre anneau emporte, car j’ay esperance, avant que mou[6rb]rir, que asséz en serés recompensee. Et atant je vous commande à Dieu. » La pucelle, qui triste estoit, dit que à Dieu ne le recommanderoit, et que bien se pouoit tenir asseuré que jamais de son aide ne de son secours au besoing n’auroit, car par trop a de luy esté trahie, et que bien sçait que par son malfaict luy conviendra endurer moult d’angoisse et ennuis.
[782-833]Ainsy demoura la pucelle, aprés que Perceval s’en fut allé, toute triste, dolente et esplouree. Puis gueres n’aresta que son amy*, qui de l’esbat venoit, n’est arrivé, lequel, au trac* du cheval que Perceval avoit, s’est bien doubté que aulcun au pavillon avoit esté ; puis, quant de la pucelle arriva pres, luy dist : « Amie, que tant dolente et esplouree je voy, dictes moy sans le me celler qui icy a esté, car bien m’est advis q’ung chevalier y est venu. » « Non est, certes, dit la pucelle, mais ung garson sot, lourt et malgracieulx gallois*, lequel a beu de vostre vin* et de voz pastés mengé tant come il luy a pleu. » « Et pour cella, belle, dist l’escuyer à sa mie, fault il que tant vous en soyéz marrie ? Certes, si tous les pastéz eust mengé et le vin beu, si n’en vouldroye estre marry ! » « Bien pis y a, dit la pucelle, car l’anneau qui en mon doit estoit m’a tollu et emporté, de quoy je suis tant triste et dolente que ja je vouldroye estre morte*. » Quant l’escuyer de l’anneau ouit parler, fut tant plain de ire et de couroux que rien plus ; puis dit à la pucelle : « Certes, le jouvenceau que vous me dictes c’est monstré fort oultraigeux ; et croy de certain, se voulléz la verité dire, que bien y a encore pis. » « Sire, faict la pucelle, vray est qu’il me baisa, mais ce fut à force et maulgré moy. » « Ma foy, dist l’escuier à la pucelle comme celuy que ja jalousie tenoit en sa possession, je croy pour vray que le [6va] bayser n’a esté par force, mais que liberallement et de vostre gré l’avéz receu, et que à ce n’y a eu nul contredit. Je congnois asséz quelle vous estes ! Ne me cuidéz point aveugler, car de vostre faulceté suis et me tiens par trop acertené. Je vous advise bien que vous en feray repentir, car grandement avéz encontre moy mesprins. Et de ce soiés certaine que le cheval sur lequel vous montéz jamais avoyne ne mengera tant que je m’en soie vengé ; et vous prometz que, du jour qu’il se defferrera, que jamais referré ne sera* ; et s’il advient que de fain ou d’aultre chose 51meure, à pied me suivir vous conviendra sans aulcune chaussure, mais les jambes et les piedz nudz* ; ne ja ne seront les abillemens* de dessus vostre corps changéz41 tant que le chef de mon ennemy voye jus de ses espaules. » Puis, quant l’escuyer eust ce dit, se assist et print son repas de ce que Perceval luy avoit laissé.
4 . Comment Perceval trouva en son chemin ung charbonnier lequel luy enseigna la voye à Cardueil ; et comment il demanda au roy Artus les armes du Chevalier Vermeil, puis se partit de la court sans estre faict chevalier ; et comment Keux 42 le senechal se moqua de luy et ce qu ’ il fist.
[834-1066]Ainsy Perceval sur son chevallet monté, sans botes ne esperons, car de botes ne d’esperons n’avoit encore veu, chassant son chevallet d’un fouet*, tant a chevalché qu’il a ung charbonnier veu vers luy venir auquel, quant pres fut arrivé, a demandé par où fauldroit qu’il allast à Cardueil, où le roy Artus estoit qui soulloit les chevalliers faire. « Sachéz, dit le charbonnier, que aller vous fault par ceste sente, puis vous verrés ung chasteau assis sur la mer*, de[6vb]dens lequel trouveréz le roy Artus joyeulx et marri. » « Vous me esbahisséz, dist Perceval au charbonnier, de me dire que le roy au chasteau joyeulx et marri trouveray : je vous prie m’enseigner comment cella peult estre. » Lors dist le charbonnier à Perceval que puis petit de temps avoit eu le roy Artus combat à l’encontre du roy Ryon, roy des Isles43, lequel avoit vaincu ; et est pour quoy44 joieux estoit. Mais depuis son retour la plus saine et meilleure partie de ses chevalliers s’en estoient alléz à leur adventure, de quoy estoit dolent et marri qu’il ne sçavoit de leur nouvelles ne quel chemin ilz avoient prins. De ce que a dit le charbonnier à Perceval, ne luy a gueres challu* ; mais tost chassa son chevallet tant qu’il peult percevoir à l’oeuil le chasteau sur la mer estant que le charbonnier luy avoit dit. Puys, quant de pres fut arrivé, veist ung chevallier du chasteau sortir tout armé, lequel portoit à sa main destre une coulpe d’or et à la senestre sa lance et son escu ; et estoient ses armes toutes rouges. 52Grandement à Perceval les armes pleurent, et dist en son couraige qu’i les demandera au roy Artus, car, comme il luy semble, bien luy seroient advenantes. Puis, tant comme il peult, se prent à courir vers le chasteau. Le chevallier qui les armes portoit, voiant ainsy Perceval courir, luy print à demander où il alloit ainsy courant. Respondit Perceval au chevallier : « Au roy Artus m’en vois, dist il, voz armes demander*. » « Bien tu feras, faict le chevallier à Perceval. Or va donc, et par ycy pense de retourner, et de par moy diras au meschant roy que, s’il ne veult tenir de moy sa terre, qu’il me la rende* ou que vers moy aulcun envoie qui la deffende, car je dis qu’elle me appartient ; et de ce te croye à ses enseignes* que nagueres luy ay ousté la coulpe d’or plaine de vin sur sa table, en laquelle il souloit boire. » Sans [7ra] penser à ce que le chevallier à Perceval dist, tout courrant entra dedans la salle du c<h>asteau sans descendre de son cheval, où il trouva le roy Artus à table assis avecques ses chevalliers, tout45 pensif et sans mot dire*. Voiant Perceval la royalle compagnie, comme j’ay dit, à table assise, ne sçait lequel pour le roy doit salluer ; puis advisa ung escuyer nommé Guyon*, tenant ung cousteau en sa main, auquel il pria luy monstrer lequel estoit le roy. Puis, quant l’escuyer de ce eust Perceval averty, s’en alla Perceval le roy en son lourdois salluer*, lequel aucun mot ne luy respondit, non pensant aultrement que ce ne fust ung fol*. Perceval, voiant que le roy ne luy avoit mot sonné, dit : « Vraiment tel roy jamais chevallier ne feist ! Et comment, dist il, en sçauroit il faire quant on ne peult de luy parolle avoir* ? » Puis, revirant la teste de son chevallet*, par où il estoit venu delibere s’en retourner ; et en passant pres du lieu où estoit le roy assis, comme celluy qui estoit asséz mal endoctriné, tant rudement chevaulche qu’il abatit le bonnet et chapeau d’ung escuyer dessoubz la table*. Quant le roy eust ce de Perceval apperceu, luy dist : « Amy, je te prie ne te desplaise de ce que ne t’é mot sonné quant premier tu m’as sallué, car tant triste et courroucé je suis que lors ne t’eusse seu respondre. Et la cause est de mon couroux que le plus grant ennemy que j’aye* en ce monde et qui plus me hait est en ceste salle venu, lequel comme temeraire oultraigeux m’a dit que ceste presente terre luy appartient et qu’il fault qu’entre ses mains la rende quitte ; et se faict appeller le Chevallier Vermeil. Or m’estoit venu veoir ce noble roy de Quinque*, prochain voisin, et la royne sa femme pour sçavoir de mes nouvelles, et aussy pour resconforter les 53chevalliers de seans qui blesséz sont. Et te advise que les parolles que se meschant m’a dit ne m’eussent en rien grevé, mais il a prins la couppe d’or qui sur la table devant moy estoit plain[7rb]ne de vin, de laquelle a le vin follement desus la royne versé, qui est ung cas ort et villain. Et sache que la royne en a pris tel despit et couroux que toute iree s’en est en sa chambre retiree, où, se Dieu ne luy faict grace, y mourra de honte et de vergongne*. » De tout ce que le roy a dit à Perceval, ne luy chault une fraise*, mais tout riant et sans se effraier dit au roy : « Sire roy, faict il, je vous prie que chevallier me faciés, car d’icy m’en veuil en aller. » Tous ceulx qui Perceval regarderent ne le tindrent pas pour saige, et ont l’un à l’aultre dit : « Certes, combien que cestuy soit sot, si est il fort beau et bien formé*. » Puis luy dit le roy : « Amy, descendés de vostre cheval* et le baillés à ce serviteur qui bien vous le gardera, et vostre voulenté sera faicte* de ce que me demandéz et à vostre profit, aprés que aurés à Dieu et aux sainctz rendu vostre veu*. » « Ma foy, faict Perceval au roy, ja du cheval ne descendray, car les chevalliers que en la lande de la Forest Gaste rencontray n’estoient point descendus, et aussy ne descendray je. Et pour ce depeschéz moy, que je m’en aille. » « Vrayment, dist le roy à Perceval, je le feray pour l’amour de vous, à vostre honneur et grant profit. » Quant Perceval eust ouy le roy ainsy parler, luy dist que du moys chevallier ne sera, et que le Chevallier Vermeil qu’il rencontra pres la porte du chasteau veult suivir*, lequel emporte la couppe d’or. Partant requiert au roy luy donner ses armes. Le senechal du roy, nommé Keux, lequel navré estoit, quant le parler de Perceval ouyt, en se gabant de luy, luy dist : « Certes, amy, tu as asséz bonne raison : va au Chevallier Vermeil tollir les armes, car tiennes sont ; et ne fustez pas fol quant pour ceste cause vintez en ceste terre. » « Keux, faict le roy au senechal, je vous prie : cesséz telles parolles de moquerie, lesquelles par trop sont ennuieuse<s>, et sachéz que c’est laide chose à tout homme quil se repute homme de bien d’ainsi se moquer et gaber d’aultruy. Pensés vous pourtant, se le jouvenceau est lourd et malaprins*, qu’il en doibve estre [7va] mocqué ? Possible qu’il est de noble lignee extraict et qu’il n’a point encore esté de nul maistre enseigné. Il est asséz jeusne pour, le temps advenir, quelque bien apprendre. » Aprés que le roy eust la remonstrance* au senechal faicte, ainsy que Perceval s’en voulloit de la salle partir, advisa une fort belle et gente pucelle laquelle en la saluant luy rist, et elle pareillement* ; puis luy print en 54soubriant la pucelle dire : « Saches, amy, se tu vis aige d’homme, ainsy que penser je puis de toy et precogiter*, que en tout le monde n’y aura plus vaillant ne meilleur chevallier. » Or nous recite le compte que depuis dix ans* n’avoit la pucelle ris, mais quant l’eust Perceval saluee si haultement se print à rire que tous ceux qui en la salle estoient l’ont parfaictement ouye*. Quant Keux le senechal ouyt ainsy la pucelle rire et parler, tout despité de ce qu’elle avoit dit s’aprocha, et tel soufflet luy a en la joue donné que par terre l’a abatue. Puis, advisant derriere luy, a ung sot apperceu qui pres d’une cheminee estoit, lequel a de tel coup de piedz feru qu’il le renversa dedens le feu entre les deux landiers ; et la cause fut parce que ce sot avoit acoustumé de dire que ceste pucelle ne riroit tant qu’elle auroit veu celluy qui de toute chevallerie devoit estre le maistre et grineur. Ainssy le povre sot se prent à crier et la pucelle à pleurer ; et Perceval sans aultre chose dire se part pour chercher le Chevallier Vermeil.
5 . Comment Perceval conquist le Chevallier Vermeil et renvoya la couppe d ’ or au roy Artus ; et comment il s ’ arma de ces armes.
[1067-1304]Lors, quant l’escuyer Guyon* duquel vous ay parlé veist Perceval prendre le chemin où le Chevalier Vermeil estoit allé, est de la salle descendu et puis [7vb] entré dedens ung verger estant encloz du chasteau, duquel issit par une petite poterne ; et tout courant s’en vint jusques au chemin où le Chevallier Vermeil attendoit chevallerie et adventure*, lequel Perceval vint invader sitost qu’i le vist pour ces armes prendre. Or avoit le chevallier posee sa couppe d’or sur ung perron de roche bise*, attendant que quelcun vint devers luy. Quant Perceval le chevallier aprocha, luy escrie à haulte voix : « Sire chevallier, dit il, mettéz jus mes armes, car pas n’ay intention que plus les portés, et sachéz que plus ne le pourroi je46 endurer ; et se refus en faictes, je vous mariray du corps. Par quoy gardéz que plus ne vous en parle*. » Lors fut le chevallier fort iré et dollent quant Perceval ouyt ainsy parler ; par quoy lieve sa lance à deux mains, de laquelle ferit du gros bout Perceval si tresgrant coup entre les espaulles qu’i le feist tomber jusques sur le col de son cheval*. Ne fault doubter se Perceval fut lors 55desplaisant et marry du coup qu’il avoit47 receu, car de despit print son javellot en la main, et de telle redeur48 en attainct en l’ueil le chevallier qu’i luy envoia la cervelle hors de la teste, dont le chevallier tomba à terre tout49 mort estendu. Ce voyant, Perceval gueres n’a aresté qu’il ne soit de son petit cheval descendu, puis luy mect sa lance à part et luy osta l’escu qu’il avoit au col ; mais, quant se vint à luy oster l’armet* qu’il avoit au chief, il s’i trouva tant empesché qu’i ne sceut par quel bout y commencer ; puis regarda son espee qu’il avoit saincte, mais tant ne sceut faire que s’avisast comment la failloit du foureau tirer. Quant l’escuier Guyon le veist en ce point empeché, commença à rire, et puis luy dist : « Qu’esse, faict il, bel amy, que vous faictes autour de se chevallier abbatu ? » « Je cuidoye, dist Perceval, que voustre roy m’eust ses armes donnees*, mais si fort et si asprement tiennent à son corps que je cuide que corps et armes ne soient que ung. » « Or ne vous soussiéz, dist l’escuier, de [8ra] rien, car, si vous voulés, tantost aurés du corps les armes ostees. » « Je vous en prie, dist Perceval, et penséz de vous despecher, et puis les armes me donnéz*. » Tantost eust l’escuyer Guyon l’escu defermé, puis à Perceval les armes presentees, lesquelles luy a conseillé de les vestir et oster50 les abillemens qu’il portoit. Mais tant ne luy a sceu l’escuyer persuader qu’il voulsist ses abitz devestir. Or avoit le chevallier ung fort beau vestement de soye* qu’il soulloit dessoubz ses armes porter et vestir, que l’escuyer cuida faire prendre à Perceval et les siens laisser ; mais à ce n’y eust ordre*, car il dist que jamais ne laissera la bonne chemise de toille de chanvre que sa mere luy avoit faicte, et que mieulx valloit que cil abit de soye que l’escuyer luy vouloit donner. Puis luy dist encores : « Vouldriéz vous, dist Perceval à l’escuyer, que je changeasse ma bonne cotte où l’eau ne peult parmy passer à ung habillement où l’eau ne pourroit tenir ? Vous me tiendriés bien pour ung sot de faire eschange du bon pour ung maulvais. De ce vous pouéz tenir certain que cella jamais ne feray, mais honny soye se je le fais. » Ainsy Perceval, resolu de ne dellaisser ses premiers habitz, ne volut du chevallier mort et vaincu prendre fors les armures, que l’escuier luy vestit, et luy chaussa les esperons dessus ses guettres*, car 56jamais ne les voullut laisser. Puis, quant l’escuyer luy eust piece à piece les armes mis et dessus la teste le heaulme posé, luy montra et apprint à saindre son espee et, se fait, luy mist le pied à l’estrief et le fist sur le destrier monter*, lequel jamais estrief n’avoit veu ne esperons aussy, car d’aultre chose ne chassoit son cheval fors d’un fouet ou roorte*, duquel pour haster le soulloit singler. L’escuyer, voiant que bien armé estoit Perceval sur le cheval monté, fut bien advis que de long temps n’avoit veu si beau parsonnaige*, puis luy apporta l’escu que le chevallier soulloit avoir pendu au col, et aprés luy bailla la lance ; mais avant que l’escuyer se [8rb] departe, Perceval luy print à dire : « Amy, faict il, je vous prie ne laisser icy mon petit cheval* qui tant est bon, mais avecques vous l’emmenéz et je le vous donne de bon cueur, car aussy n’ay je de luy jamais à faire. En oultre ceste couppe d’or au roy porterés, que de par moy vous sallurés, et dirés à la pucelle qui du senechal a le souflet receu durement et sans raison, qu’à elle me recommande et que, se je puis, avant que mourir la vengeray de l’injure qu’i luy a faict. » À quoy l’escuyer respont que au roy de par luy la couppe reportera et bien se deschergera de son messaige et à son vouloir envers la pucelle. Atant se despartirent l’escuyer et Perceval : Perceval51 s’en va à son adventure et l’escuyer retourna au chasteau, où il trouva le roy en sa salle auquel, quant pres de luy fut arrivé, dist : « Sire, faict l’escuyer, cause à present avéz de demener joye et de vous resjouir. Regardéz la couppe que je vous rapporte, que vous renvoye vostre chevallier qui icy a esté. » « De quel52 chevallier me dis53 tu ?* » dit le roy à l’escuyer, lequel encores en sa grant yre estoit. « Sire, dit l’escuier, je parle du jeusne filz* qui nagueres a icy esté. » « Esse*, dist le roy, le jouvenceau gallois qui m’a demandé les armes du chevallier que tant m’a faict d’ennuy et de par quoy tant de courroux je porte en mon cueur ? » « De celluy est ce, dist l’escuyer au roy, que je vous parle. » « Et comment, faict le roy, a il eu ma couppe ? Le prise tant le Chevallier Vermeil que de son gré la luy ait voullu en ses mains rendre54 ? » « Mais bien cher luy a vendue*, faict l’escuyer au roy, le jouvenceau qui à mort l’a mis. » « Et comment fust ce et en quelle maniere ? » dist le roy. 57« Sire, je ne le sçay point aultrement, dist l’escuyer, que j’é veu comment le chevallier a donné si grant coup du gros bout de sa lance au jeune jouvencea<u> galloys entre les deux espaules qu’i le contraignit villainement chanceller jusques sur le col de son petit chevallet. Lors le jouvenceau, qui ainsi feru se [8va] trouva, print cueur en soy, et tellement s’esvertua que d’ung javellot que en sa main portoit en attaignit le chevallier en l’oeuil si rudement qu’i luy persa le cerveau et la teste d’oultre en oultre, tellement que le javellot aparessoit par derriere plus de deux piedz, tant qu’on eust peu veoir le sang devaller jusques sur la croppe et les cuisses du desriere du cheval55. Que vous dirai ge ? De tel coup fait, le chevallier actaint, luy convint tomber par terre tout mort. » Quant le roy eust ceste nouvelle entendue, se print à fort blasmer trop le seneschal, luy disant ainsy : « O quel mal vostre fellonnie et oultraigeuse langue m’a faict ! Car par vostre mesdire avéz esté cause que n’est icy arresté le plus vaillant homme qui pieça en ma court ait entré*, et me tinse, je vous asseure, trop bien heureux s’en nostre service il fust demeuré, comme asséz le tesmo<i>gne le singulier et aggreable profit que ce jour d’huy m’a faict. » « Sire, dist l’escuier Guyon au roy, sachéz que le jouvenceau de par moy a à la pucelle mandé que le senechal l’a oultraigeusement ferue et que, se Dieu le laisse longuement vivre, qu’en despit de la buffe qu’i luy a donnee bien il la sçaura venger. » Le fol, qui pres le feu estoit, quant ceste nouvelle entend soudainnement saillit en place devant le roy et les assistens, tant joyeulx qu’il ne se pouoit tenir de saulter et trepeter* ; puis en telle maniere dist : « Sire, se Dieu me gard*, que le temps aproche de voz grandes adventures et fortunes, lesquelles souvent verréz advenir ! Et vous prometz bien pour certain que trop le seneschal se peult aussy tenir pour asseuré que, ainçois que passe la quinzainne*, il devra bien mauldire les piedz et les mains et la faulce langue qu’en sa bouche porte, car je vous prometz, et est vray, que le jeusne chevallier luy aura bien rendu le coup de pied qu’il a donné et la buffe que de par luy la pucelle a receue, car entre l’espaulle et le coude le bras dextre luy brisera*, lequel par l’espace d’un an* aura à son col pendu ; et de ce se peult bien le senechal [8vb] tenir certain, car il n’y peult non plus faillir qu’à la mort. » Ceste parolle tant greva* trop le senechal qu’il cuida crever de despit ; et puis regarda 58le fol par telle fellonnie et courroux que vouluntiers luy eust osté la vie du corps devant toute la compagnie, mais, de crainte que plus fort n’en desplust au roy, le laissa sans luy toucher. Puis le roy, encores se complaignant du seneschal, luy profera telle<s> parolles : « Ha, ha, seneschal, que tant amerement m’avéz courroucé ceste journee, quant par vostre detracteux* langaige avéz esté cause de la perte et du departement de ce jouvenceau, lequel eust, comme je croy, bien tost esté adressé et enseigné aux faictz d’armes ; car beau et fort estoit, et bien au temps advenir se fust aidé tant de la lance que de l’espee et couvert de son escu. Mais il s’en va, dont ce me poise, monté sur ung destrier tout armé sans avoir aprins que bien petit d’honneur et de bien ; et possible est qu’il pourra quelque vassal* rencontrer lequel desirera luy oster son cheval ou, possible, luy vouldra du corps mal faire. Or est il si malaprins qu’il ne sçauroit, comme je croy, de son cheval descendre* ne son espee du foureau tirer, par quoy pourra, se Dieu ne le gard*, à grant danger parvenir ; de quoy vous en estes cause, et croiéz que y ay ung merveilleux regret. » Nous laisserons* icy à parler du roy Artus, du seneschal, de la pucelle et du fol, et vous dirons de Perceval qui s’en va à son adventure.
6 . Comment Perceval, aprés qu ’ il se fust departy du Chevallier Vermeil, arriva en ung fort beau chasteau où se tenoyt ung bon preudhomme lequel l ’ a introduit à porter sa lance et se ayder de ces armes ; et comment il le fist chevallier.
[1305-1556][9ra]Tant chevaulcha Perceval sur le destrier le long d’une forest qu’il arriva en une plaine, auprés de laquelle passoit une belle riviere qui de large avoit plus qu’on n’eust sceu d’ugne arbalestre tirer*, en laquelle ne se osa Perceval mettre pour la passer, car trop la voioit parfonde, noire et obscure*. Par quoy, cotoiant icelle riviere tousjours chevaulcha le long de la prairie tant qu’il apperceut pres d’ung rocher ung moult fort et beau chasteau lequel par dela l’eau estoit* ; autour duquel estoient quatre fort belles tours qui rendoient le chasteau quarré*, et au dessoubz avoit quattre aultres basses tours auprés d’ung pont, lequel estoit faict pour passer icelle eau. Et estoit iceluy pont fort et hault*, dessus lequel y avoit encores une fort belle tour à force de 59bastillons* munie. Et quant Perceval fut pres du pont venu, trouva ung bon preudhomme vestu d’une robe fourree d’ermines56 *, lequel estoit sur iceluy pont attendant se quelcun leans viendroit, et aussy pour regarder les passans* ; lequel portoit pour contenance ung bastonnet* en sa main, et venoient aprés luy deux serviteurs nudz testes. Perceval, memoratif de ce que sa mere luy a enseigné, vint le chevallier salluer, puis luy dist : « Sire, ainsy m’a <ma> mere commendé* de faire. » Le chevallier, qui saige fut, congnoist bien que Perceval estoit asséz saulvaige* et que à petit57 de chose avoit esté introduict, puis, quant le chevallier luy eust rendu son salut, demanda dont il venoit ; à quoy a Perceval respondu qu’il venoit de la court du roy Artus, lequel l’avoit croyé* chevallier. « Se Dieu m’aïst, dist le chevalli<e>r à Perceval, je cuidoie que present ne luy tint au cueur de chevallier faire, pour l’ennuy que de present il porte. Or je te prie de me dire qui te a ses belles armes donnees. » « Ce fut le roy », dist Perceval. « Et comment, amy ? Je te supplie le me dire. » Lors recita Perceval au chevallier de po[9rb]int en point par lequel moyen et en quelle sorte il avoit vaincu le Chevallier Vermeil, duquel ses armes avoit emporté, comme icy dessus avéz ouy le compte, qu’i n’est besoing de reciter car chose ennuieuse seroit*. Puis luy demanda le chevallier quelle chose il sçavoit faire de son cheval*. « Je le sçay bien faire courir, tant par les mons que par les vaulx, dit Perceval au chevallier, en telle fasson que je soulloie faire le petit cheval que je prins en la maison de ma mere*. » « Et de voz armes, qu’en faictes vous ? » dist le chevallier. Respond Perceval que bien les scet vestir et devestir ainsy que l’escuier Guyon luy enseigna, desquelles l’en arma aprés qu’il en eust le Chevallier Vermeil desarmé, et dit que si legierement les porte* que en riens ne luy font grevance. « Ma foy, faict le chevallier à Perceval, ceste chose je prise moult fort, et aussy tres bien vous adviennent. Or me dictes, s’il vous agree*, quelle chose icy vous amainne. » « Sire, dist Perceval au chevallier, ma mere m’enseigna que vers les preudhommes allasse* pour à eux me conseiller, que bien leur conseil gardasse, aussy que je creusse en ce que me diroient* et que grant profit en vient à ceulx qui les croient. » « Or sà, ne voullés vous aultre chose dire ? » « Si fays, sire, dist Perceval. Je vous requiers que me veuilléz loger ce jour. » « Moult voulentiers, faict le chevallier, mais que ung seul don vous me ottroiés, 60duquel ung grant bien vous en pourra venir. » « Et quel est il ? » faict Perceval. « Il est, dist le chevallier, que vous croiréz le conseil de vostre mere et de moy*. » « Je le feray », dist Perceval. « Or donques, de vostre cheval descendéz », dist le chevallier. À ses parolles est Perceval descendu ; puis ung des serviteurs qui là estoit print son cheval, et ung aultre entendit à le desarmer de toutes pieces, tellement que plus rien ne luy resta que les lours abillemens que sa mere luy avoit faict, asséz mal fassonnéz. Ce faict, le chevallier chaussa ung des esperons de Perceval qu’il avoit eu du Chevallier Vermeil, et puis à cheval est monté, [9va] si print l’escu lequel pendoit à son col, et en s’adressant à Perceval luy dist : « Amy, dit il, or regarder* comment l’escu il fault porter et la lance en la main tenir. » Puis desploya58 une enseigne* et luy monstra comment aussy porter la fault ; tantost aprés commença à poindre le cheval, lequel, comme dit le compte, valoit mieulx que cent mars d’or* ; car n’a esté cheval veu qui plus tost ne voulentiers allast, ne de plus grand vertu. Le chevallier fort bien sceut le cheval brocher et soy aider tant de l’escu que de la lance, car de son enfance il y estoit aprins. Perceval, qui le regardoit, fort s’esmerveilla du chevallier, auquel il print tres grand plaisir luy voiant faire ce qu’il faisoit. Quant le chevallier eust asséz faict le cheval courrir et de la lance monstré mains tours, de quoy s’est Perceval bien donné en garde, retourna la lance haulsee vers luy, auquel il demanda : « Amy, dist il, sçauriéz vous comme veu avéz ainsy la lance et l’escu demener et le cheval esperonner* ? » Et il respond qu’il ne luy challoit pas tant de vivre ne des honneurs ne des tresors de ce monde qu’il faisoit de sçavoir ainsy faire, s’il eust peu. « Ce qu’on ne sçait peult on apprendre*, faict le chevallier, qui bien veult regarder et entendre ce que on luy enseigne, et sachéz qu’à tous mestiers est necessaire la paine, le cueur et l’usaige*, et par ses trois choses on vient à perfection de ce qu’on desire sçavoir. Par quoy ce n’est de merveille que ne sçavés faire ce que jamais vous ne fistes ne que jamais ne veistes faire. Et sachéz que, se vous ne l’apreniéz cy aprés, que ce vous tourneroit à grant honte et deshonneur. » Lors fist le chevallier sur le cheval Perceval monter, lequel si adroit l’escu et la lance porta que bien sembloit que son vivant n’eust aultre chose faict, et que tousjours eust esté nourri en joustes et tournoimens, et par toutes les terres allé querant batailles et adventures*, pourtant que ceste 61chose de nature luy venoit ; car, quant nature l’homme aprent et le cueur du tout y entent bien, ne sçauroit tourner à peine de ce que [9vb] nature au cueur peine*. Ces deux choses avoit Perceval qui moult plaisoient au chevallier, lequel, en le regardant, dist que, s’il eust de jeunesse esté aux armes introduict, que maintenant seroit ung chevallier plus à louer que jamais en naquist sur la terre. Quant eut ainsy tournoié sur le cheval comme il avoit veu faire, s’en revint vers le chevallier la lance levee comme de luy avoit peu veoir, et puis luy print à demander : « Sire, dist Perceval, ay je bien faict* ce que monstré m’avéz ? Sachés que je ne doubte nul labeur à ce que ay vouloir d’aprendre ; et vous advise que jamais de l’oeuil je ne vis chose qui tant me pleust que ceste cy. Que pleust à Dieu que autant y seusse comme vous ! » « Amy, faict le chevallier, se le cueur y avéz*, en brief vous en sçaurés asséz. » Le chevallier par trois fois sur le cheval monta, et par trois fois les tours des armes luy monstra. Et pareillement fist Perceval par trois fois sur le cheval monter pour faire comme il avoit faict, et puis à la troisiesme fois luy a demandé : « Amy, dist le chevallier, se maintenant ung chevallier rencontriéz, que luy feriéz vous ? » Respond Perceval : « S’il me frapoit, le feriroie. » « Et se vostre lance rompoit, dist le chevallier, que feriéz vous ? » « À beaulx poingtz sur luy je courroie* », dit Perceval. « Amy, ce ne ferés vous pas, dit le chevallier, mais à l’espee le fauldra combatre. » Puis le chevallier, qui tant fut curieux de Perceval enseigner, jecta la lance en terre devant luy, et puis, desirant que bien sceust Perceval se deffendre de l’espee se il en est requis ou quant besoing en aura, à ceste mist la main, puis luy a dit : « Amy, regardéz : en la sorte que voiéz vous convient de l’espee aider et vous deffendre se quelque chevallier vous assault. » « Sire, dit Perceval, se Dieu m’ aïst*, je croy que de ce sçay asséz. » « Allons nous donques reposer, dit le chevallier, mais je croy que ce jour l’hostel de sainct Julien* n’aurés. » Lors s’en vont le chevallier et Perceval ensemble, puis dit Perceval au chevallier : « Sire, ma mere m’a enseigné que jamais gueres avecques homme je ne allasse ou que son compaignon je fusse que premier son non ne me ait [10ra] dit ; par quoy, s’il vous plaist, le vostre non me dirés. » « Sachéz, dist le chevallier à Perceval, que Gornemant de Gohor ay non*. » Ainsy, quant le chevallier et Perceval au chasteau furent entrés, en montant les degrés d’une salle, vint ung serviteur qui apporta ung manteau lequel mist sus Perceval pour obvier que aprés sa grant challeur ne luy print quelque froidure.
62[1557-1698]Or nous dit l’hystoire que richement estoit aorné le chasteau du chevallier, lequel avoit de fort beaux enfans* et asséz maisgniee. Et quant en la salle furent montéz où les tables estoient dressees, fist le chevallier assoir Perceval auprés de luy et ne voulut qu’i mengeast en aultre plat que au sien. Je ne vous recite les metz ne les viandes de quoy ilz furent servis*, car tant y en eust en habondance que bien suffire il en pouoit, et que chascun s’en debvoit contenter. Aprés le boire et le menger se leverent les seigneurs de table, puis le chevallier, qui tant fut courtois que rien plus, pria Perceval de demeurer ung moys avecques luy. Et Perceval luy respond que si fera il bien ung an entier s’i luy aggree, car il pense bien que durant ce temps il y pourra telle chose apprendre que grand proufit luy en adviendra cy aprés ; et puis en se appensant luy dist : « Sire, dist Perceval au chevallier, je ne sçay se je suis pres du manoir de ma mere*. Je prie à Dieu que tant me laisse vivre que encores je la puisse revoir* : car, quant d’elle je me departis, je la layssé cheutte toute pasmee dessus ung pont devant sa porte, par quoy59 ne sçay se vive est ou morte*, parce que tel deuil pour moy au partir demenoit que ne croy point qu’encores soit en vie. Et se Dieu me gard, je me delibere de ne plus icy sejourner, mais demain au point du jour partir pour mon chemin vers son hostel adresser. » Le chevalier, voiant Perceval deliberé de non plus au chasteau faire sejour, l’eust voulen[10rb]tiers retiré et diverty de son voulloir, mais, voiant qu’à ce ne pouoit profiter*, commanda dresser les lictz pour coucher, à quoy avoient ja les serviteurs entendu ; par quoy gueres n’aresterent tant les ungs que les aultres qu’ilz ne s’en allassent gesir. Quant vint le matin, le chevallier fut songneux de se lever, qui puis en la chambre où Perceval estoit entra, lequel trouva encores au lict couché ; puis fist apporter chemises fines, braies de mesmes, et chausses de drap taint en bresil* et escarlate, et robbe de soie de coulleur inde, laquelle estoit subtillement faicte et richement brodee. Et quant le tout fut devant Perceval mis, le chevallier luy dist qu’i luy convenoit les prendre pour les vestir ; et Perceval respond : « Sire, dit il, vous me pourriés mieulx conseiller : ne vous est il advis que les habitz* que ma mere me dona ne soient meilleurs que ceulx icy ? » « Nenny, respond le chevalier, croyéz que cela ne pourroit estre. Or m’avés vous dit, quant ceans vous amenay*, 63que du tout feriéz à mon voulloir de ce que vous conseilleroie. » « Certes ouy, dist Perceval, ainsy le veulx je faire sans jamais y contredire, car de contredire à vostre voulenté jamais je ne desire. » Lors print Perceval les habitz que le chevallier luy avoit faict apporter, et <a> laisséz60 ceulx que sa mere luy avoit donnéz. Et quant le chevallier le veist du tout à son devis vestu, print ung esperon lequel luy chaussa au pied destre ; car telle estoit lors la coustume* que quiconques chevallier faisoit, il appartenoit que premierement luy chaussast l’esperon. Là se trou<v>erent asséz serviteurs lesquelz ont entendu sans arest de Perceval armer de toutes pies<s>es61 ; et croyés que cil se tenoit bien heureux qui premier y pourroit la main mettre. Adonc le chevallier l’espee print, laquelle à Perceval a saincte, puis le baisa ; et en le baisant luy dist que avecques l’espee luy avoit donné la plus haulte ordre que Dieu ait faicte : c’est l’ordre de chevallerie*, qui de toute noblesse est remplie. Puis encores luy a le chevallier dit : « Amy, s’il ad[10va]vient ou s’il eschiet que conbatre vous convienne à aulcun chevallier*, de moy vous retiendrés de quoy vous veuil aussy prier : que, se de luy estes vainqueur et que contre vous ne se puist plus deffendre ou contretenir62, mais à mercy se veuille rendre, faictes que mercy en aiés. De rechief vous prie que ne soiéz langart ne trop parlant ou rapporteur de chauldes nouvelles*, car nul ne peult estre remply de grant langaige qui souvent chose ne die qui luy retourne à villennie*. Les aucteurs dient aussy que grandes parolles ou trop grant plait le vice et le peché atraict*. Pour ce, beau filz, chastiés vous de trop parler*, si de tel vice estes tempté. Et vous requiers encores que, se vous trouvéz homme ne femme* de quelque estat que ce soit qui de conseil ait besoing, que conseil ne luy reffusiéz se le pouoir ou la science en avéz*. Une aultre chose vous veuil apprendre que ne debvés tenir à desdain : c’est que souvent et voluntiers és esglises et és moustiers alléz prier celluy qui vous a faict qu’il ait63 de vostre ame mercy et que en ce siecle terrien* comme bon et catholique chrestien vous veuille de toute chose maligne et nuysante preserver et garder. » « Je prie à Dieu, dit Perceval au chevallier, que de tous ses benoistz apostrez puissiéz vous estre benist, quant telle chose me dictes que ma mere m’a aussy faict. » 64« Or je vous diray, dit le chevallier à Perceval. Je vous prie : ne dictez plus que vostre mere, comme de coustume avéz, vous ait de quelque chose enseigné ne aprins. Je ne vous veuil pourtant blasmer de ce que si devant en avéz dit, mais je vous conseille que desormais vous en chastiés, car se plus usiés de telle parolle on le pourroit tenir à follie : et pour autant gardéz vous en. » « Et que dirai ge doncques, sire ?* » faict Perceval. « Vous dirés, dit le chevalli<e>r, que voustre maistre en chevallerie*, qui l’esperon vous a chaussé, vous l’a aprins, duquel jamais ne dirés le non* que premier [10vb] ne soiés advisé que ce ne soit pour son profit et utilité. » Puis, quant le chevallier eust ce dist, en faisant le signe de la croix Perceval commanda à Dieu.
7 . Comment Perceval vint en ung chasteau nommé Beaurepaire où Blancheflour trouva, laquelle avoit assiegee Clamadieu ; et comment il se combatist 64 à Guigneron, puis à son seigneur Clamadieu, lesquelz il vainquist et les envoia au roy Artus.
[1699-1804]L’hystoire nous recite que*, quant Perceval eut de son hoste prins congé, moult luy poise et griefve que sa mere ne voye et que saine et vive la peust trouver*. Si se met à chevaulcher à travers des grandes forestz que mieulx alors aymoit que les terres plaines, partant que des forestz estoit asséz congnoissant. Tant chevaulcha qu’il veist ung chasteau en fort belle assiete, mais le long des murs n’y perceut aultre chose fors boys et mer et terre gaste*. D’aller vers le chasteau moult se hasta Perceval, tant que devant la porte vint, mais ung pont luy convenoit passer* que si feble trouva que bien luy sembloit que jamais ne le soubstiendroit tant qu’il pervint à ladicte porte. Toutesvois le pont passa sans mal avoir ne encombrier ; et quant à la porte vint, si la trouva fermee à clef*, par quoy ne se contint de tost y heurter et d’y hucher non à voix basse*. Tant y heurta et a huché que és fenestres de la salle vint une pucelle asséz noire et palle*, laquelle luy demanda qui estoit cil qui ainsy haultement heurtoit. Lors Perceval se print la pucelle à regarder, puis luy dist : « Je vous requiers, dist il, amye, que dedens me laisséz entrer, et vostre hostel prester me faictes. » « Sire, respond la pucelle, vous l’aurés ; lequel, comme je croy, ne trouverés aggreable, 65mais toutesvois si vous ferons nous du mieulx que nous pourrons. » Lors c’est la pucelle retiree, mais cil qui à la porte at[11ra]tent dit que trop en ce lieu on ne le face sejourner ; puis recommence à heurter comme devant. Et tentost vindrent à luy quatre sergeans ou mortes paies*, tenant chascun une grande hache en main et l’espee au cousté saincte, lesquelz ont à Perceval la porte deffermee et luy dirent : « Sire, entrés dedens : vous soiés le tres bienvenu ! » Moult fussent les sergeans beaulx et honnestes, mais tant estoient mollestéz du veiller et de jeusner* que pitié et merveille estoit à les veoir. Se Perceval a le dehors du chasteau65 trouvé de terre deserte et vuide, mieulx n’a le dedens aperceu muny d’amendement, car partout où il est allé n’y voit que chose gaste, et par especial les rues et les maisons, dedens lesquelles n’y habitoit homme ne femme, mais estoient en partie toutes decheutes. Deux eglises en la ville avoit* et deux abbaies, dont l’une estoit de nonnains et l’aultre de moynnes noirs, esquelles abbaies n’avoit pas grande richesse ne grant tresor ; et ne trouva pas les esglises fort bien parees ne d’ornemens bien revetues, mais au contraire trouva les paroiz crevees et fendues*, et les mura<i>lles du chasteau à peu pres toutes fondues, les tours descouvertes et toutes les maisons ouvertes*, aussi bien de nuyt que de jour. Moulin n’y meult, ne y cuist four en nul lieu* : dedens le chasteau n’y trouva Perceval pain ne farine ne viande à vendre qu’on peust comparer ou estimer ung seul denier ; pareillement n’y trouva ne vin ne cidre ne servoise*. Vers ung palais asséz antique et gaste l’ont les quatre sergeans mené*, au pied duquel est Perceval de son cheval descendu. Et tentost veit venir vers luy descendant des degrés ung serviteur ou escuyer* lequel luy apportoit ung manteau qu’il luy vestit aprés qu’il fut desarmé. Et d’aultre part vint ung aultre serviteur lequel luy establa son cheval en ung lieu où il n’y avoit foin, paille ne avoine, car en toute la maison n’eust esté possible en recouvrer. Ce faict, monta Perceval [11rb] les degrés de la salle, laquelle trouva asséz belle ; et vindrent à l’encontre de luy deux preudhommes et une pucelle*, lesquelz estoient ja tous chenus, et non pas si blans qu’encores ne fussent ilz en leur force, s’il ne portassent tant d’ennuy. La pucelle, qui fort bien acoustree estoit et comitement*, avoit une robe de pourpre vestue fouree d’ermines, et la cotte d’une soye noire fouree de martes subelline<s> bien riches.
66[1805-1917]Or dit le compte que la pucelle estoit si formellement belle que Dieu ne Nature n’y avoit rien delaissé qu’elle ne fust en tout acomplie. Premierement, les cheveulx sembloient mieulx estre de fin or que de poil, tant estoient luysans et bien coloréz ; le fronc avoit hault et plain comme s’il fust faict de fine yvoire ; sourcilz brunetz asséz menus ; les yeulx vers et rians* en la teste avoit, ne trop grans ne trop petis ; le nez droit et estendu* ; les joues blanches taintes de rougeur proporcionnee66. Que vous diray je ? Tant fut de grant beaulté souverainement remplie que je ne croy pas que Dieu en ait depuis formé une pareille. Quant Perceval l’eust aperceue, humblement l’alla saluer, puis elle luy et les deux chevalliers aprés. Et, ce faict, print la pucelle Perceval par la main et luy dist : « Sire, vostre hostel ne sera pas ceste nuict tel comme bien appartiendroit à voustre noblesse et comme avoir vous conviendroit ; mais si present vous disoie tout l’ennuy et le desplaisir que je porte, vous cuideriéz que ce fust pour vous en chasser67 ou congé vous donner. Toutesvois <se>68 demourer* tel qu’il est vous y plaist, de tres bon cueur le vous abandonne, priant à Dieu que demain vous en doint ung meilleur. » Ainsi parlant mena la pucelle le chevallier Perceval dedens une chambre secrete qui bien paree et asséz belle estoit, et puis s’assirent l’ung pres de l’aultre sur le devant d’une [11va] couche ; tost aprés sont leans entréz force de chevalliers, deux et deux, quatre à quatre, six à six, lesquelz pareillement se assirent où bon leur semble et où ilz peurent en ceste chambre sans mot sonner. Le chevallier Perceval, auquel bien souvenoit des enseignemens que luy avoit le bon chevallier69 à son partement donné, seant auprés de la pucelle ne luy osoit mot dire, de quoy les chevaliers qui presens estoient ne se continrent d’en parler, disant l’ung à l’aultre en leur conseil : « Dieu ! firent ilz, c’est chose asséz pour se esmerveillier se ce chevallier70 qui tant est beau fust muet. Certes, moult bien et saigement se contient pres de nostre dame et maistresse, et elle aussy de costé luy. Mais la chose fort estrange est qu’ilz fussent muetz devenus ; toutesvois asséz est il advis, ainsy que l’on les peult voir tous deux de si belle et prudente contenance, que Dieu ne 67les a faitz que pour ensemble commitement demourer. » Ainsy chascun tenoit son plait de ce que longuement pres l’ung de l’aultre on les veoit sans mot sonner. Quant la pucelle s’aperceut que celuy mot ne dira se premier n’est par elle arraisonné, luy print à demander : « Sire, dist la pucelle, de quel lieu estes vous huy venu ? » « Damoiselle, dist Perceval, j’ay ce jour couché71 * en ung chasteau d’ung vaillant et honorable preudhomme où bien et beau je me suis trouvé. Et sachéz que se chasteau a cinq belles tours, une grande et quatre petites*, et de faict je sçay tout le contenu du chasteau, tant les entrees que les issues, mais je ne l’ay ouy nommer. Et quant au bon seigneur du lieu, bien sçay que Gornemant de Gohort on l’apelle. » « Certes, dist la pucelle à Perceval, ce jour ne distes vous parolle plus veritable, quant avéz dit que prudhomme le seigneur du chasteau estoit. Je requiers Dieu que gré vous en sache. Il est preudhomme pour tout vray, et sachéz que je suis sa niepce*, mais long temps a que ne le veis, et certes je croy que, puis que partistes de vostre hostel, qu’en [11vb] meilleur ne en plus honneste lieu n’avéz esté logé, ne où l’on vous feist si bonne chere, car tres bien le sçait le preudhomme faire, tant est il noble et debonnaire72, puissant et riche ; ce que ceans ne trouveréz, pource que tant nous a Fortune courru sus, et, qui plus est, ne sçavons que deux pains* que ung mien oncle devost et sainct religieulx m’a ce jour envoyé pour soupper, et plain ung boucal de vin cuit* ; et nulle aultre victuaille n’a en cest hostel, fors ung chevreul q’ung mien sergeant a occis à ce matin d’une sagette*. »
[1918-2012]Atant la pucelle commanda que les napes fussent mises et que chascun pensast de se assoir pour prendre le repas : le menger pour ceste fois n’a esté long, mais est asséz à croire qu’il fut de bon appetit prins. Aprés soupper se departit la compaignie, et ceulx s’en allerent reposer qui* la nuict precedente avoient veillé et esté au guet ; et ceulx qui ceste nuict veiller devoient s’en allerent assoir leur guet, et estoient cinquante en nombre, tant chevalliers que adventuriers* ; et une partie des aultres qui resterent penserent à travailler pour leur bon hoste noblement traictier et aiser. Blans draps, mol oreiller, fin ceuvrechi<e>f*, riche couverture et aultre appareil de lict luy baillerent ceulx qui de ce la charge avoient, tellement que plus ne luy restoit pour prendre ses delitz 68que le deduit que l’on prent aux pucelles ou aux dames quant en tel lieu tenir on les peult ; mais encores ne sçavoit le noble chevallier Perceval que c’estoit, par quoy au jeu rien n’entendoit. Si s’endormit sans avoir soussy ne pensee à rien qui fust en ce monde. Mais la noble pucelle, qui tant d’ennuy et de tristesse avoit eu depuis long temps, comme nous recite l’hystoire73, gueres ne fut en son lict pour reposer que ungne inspiration ne luy vint, laquelle [12ra] estoit en sa chambre enclose*. Perceval dort, et la pucelle pense, laquelle n’a entour elle deffense pour resister à l’encontre de la bataille qui l’assault*. Souvent se degette, se vire et se retourne, et en son lict tressaultant74, voiant qu’elle ne pouoit plus au mal qui la tenoit resister, se leva et ung fin manteau taint en greine sur sa chemise affubla, et puis se mist à l’adventure comme hardie et couraigeuse*, non pas pour chose oysive faire, mais se pourpense* que vers son hoste yra pour luy compter de son affaire le tout ou en partie. Lors s’est levee de son lict et de sa chambre yssue en telle fraieur et craincte que membre n’avoit en tout son corps qui ne tremblast comme la feulle en l’arbre. Ainsy pleurant et baignee en une sueur froide et timide*, s’en vient au lict où Perceval gisoit dormant ; si s’approche gettant griefz pleurs et gros souspirs, et auprés de luy s’agenouille, si que de larmes qui de ses yeulx tomberent fut la face de Perceval toute mouille<e>. Tant gemist et auprés de luy pleure qu’il s’esveilla, si se donna grande merveille de trouver ainsi sa face mouillee et trempee, et aussi de la veoir auprés de son lict agenouillee. Et quant i l’apperceut et ouyt ainsy lamenter, par les rains estroictement l’embrassa*, et tant a continué qu’il la print entre ses bras et la tira auprés de luy ; puis il luy print à demander la cause pour quoy c’estoit en ce lieu transportee. Adonc en telles parolles la pucelle luy respondit : « Ha, gentil chevallier, mercy* ! Pour Dieu, je vous requiers que ne me veuillés blasmer ne pour ville me tenir de ce qu’à vous je suis venue*. Et sachéz que, consideré que nue ou sans mes habitz suis, que jamais à follie je ne pensay ne à maulvaistié ne villennie* ; car en ce monde ne sache creature tant dolente et si chetisve* que je suis. Et croiéz qu’il n’y a jour qu’il ne m’advienne quelque malle encontre, tant malheureuse et infortunee me voy, et n’espere point veoir aultre nuict que ceste, n’aultre jour que celluy de demain*, qu’encores pis il [12rb] ne m’advienne ; car, de trois cens et dix 69chevalliers* qui ceans estoient pour le chasteau garder ne m’en reste que cinquante, parce que Gaugueron*, le senechal du roy Clamadieu des Isles de la mer*, en a la plus grant partie* mis à mort, et detient la reste enferméz en ses prisons. Et bien je vous advise que de ceulx qui sont detenus prisonniers ne me desplaist moins que de ceulx qui sont occis, car bien sçay que és prisons mouront avant que jamais en sortir. Voyla de quoy il me desplaist : que tant de vaillans preudhommes sont pour moy mors et les aultres endurent. Et soyés seur que c’est la cause de mon ennuy et pour quoy tant je me deulx.
[2013-2066]Aussy vous plaira estre adverty que Gaugueron a devant ce chasteau tenu son siege par l’espace d’ung yver et d’ung esté continuellement, sans se lasser, lequel m’a tel doumage faict que ma puissance en est grandement amendrie, pource que chascun jour sa force croist et la mienne appetisse ; et sont noz vivres tellement espuiséz qu’il n’y en a pour ung seul enfant desjuner*, si en sommes tous si perplex et matéz* que ne sçavons à quoy nous reconforter fors à Dieu seul, et suis contrainte pour telle extremité partir demain, quiter et rendre ceste place, car de deffence en nous n’y en a plus. Et suis bien certaine qu’il me conviendra rendre prisonniere entre les mains de mes ennemys ; mais si suys je deliberee, avant qu’il me emmainent, me laisser plustost par mon ennemy occire*, et puis, se morte me veult emporter, n’y aura que le corps captif, car l’esprit demourera liberé. Et lors Clamadieu75 roy, qui tant me desire avoir, ne me aura que vuide de vie et de mon ame*. Vray est aussi que je garde ung cousteau en mon cabinet*, duquel ay empensé me occire avant que me livrer captive au vouloir de mon ennemy. Et vela, sire, que dire vous avoie : et [12va] pour crainte de vous ennuier, en ma chambre m’en retourne pour vous laisser prendre repos. » De ceste doulce et inconstumee advenue se peult Perceval fort alloser et priser*, quant si belle et courtoise pucelle est venue sa face de larmes arrouser et luy declairer le sien secret et privé affaire*, ce que le pouoit asséz esmouvoir et inciter que par luy fust sa terre deffendue. Quant Perceval eust entierement le dire de la pucelle escouté et à droit son afferre entendu, en la prenant par la main ses parolles luy dist : « Tres doulce et amiable pucelle, je vous prie prendre en vous resconfort : cesséz les larmes de voz yeulx, retapisséz voustre grand deuil, exilléz tristesse, courroux, 70ennuy et melencollie*, et donner lieu à doulx plaisir, à joye et à toute liesse, car, aydant Dieu, demain il ne vous adviendra ce de quoy76 estes en peine, mais, s’il luy plaist, meilleure fortune et adventure que vous n’esperés. Et pour ce vous prie venir avecques moy gesir pour voustre melencollie oublier et pour reprendre aulcun soulas, car je n’ay empensé que pour ceste nuict me laisséz. » À quoy la pucelle fainctement ung petit contredict*, mais tant la pressa Perceval en la baisant qu’i la jecta entre les deulx linceulx, par quoy ensemble demourerent joyeusement couvers d’une seulle couverture.
[2067-2160]Ainsy furent Perceval et la pucelle toute la nuict couchéz dedens le lict, bouche à bouche*, ce que, je croy, gueres ne leurs ennuia, mais trop leur poise que tant treuvent la nuict courte, car sans dormir* la passerent bras à bras et sans cesser de prendre leur soulas. Quant la pucelle eust le jour apperceu, du lict se leva et tout coyement, aprés avoir le doulx congé prins, s’en est en sa secrete chambre entree, où se vestit et appareilla* toute seullette sans aulcunne damoyselle esveiller. Et ceulx qui [12vb] ceste nuict avoient au guet veillé, sitost que le jour apperceurent, se sont retiréz pour reposer, et ont les aultres esveilléz qui ceste nuict n’avoient veillé. La pucelle, vestue et de point en point acoustree, avecques certain nombre de damoiselles en la chambre du chevallier Perceval entra, auquel elle donna le bon jour, et luy à elle ; puis luy commença à dire comme courtoise et debonnaire : « Sire, dist la pucelle, je croy que ceans ne feréz vous pas long sejour, et aussi se seroit simplesse de vous y arrester ; et ne me monstreroye pas estre noble se de ce vous vouloye empescher, car profiter vous ne sçauriéz. Par quoy je requiers au souverain Dieu que son plaisir soit vous donner meilleur logis que ceans n’avéz eu, quant en icelluy nul bien ne vous a esté faict, et aussy n’y a, comme vous ay dit, vin ne viande de quoy on vous le peust faire. » « Dame*, dist Perceval à la pucelle, sachéz que je ne77 suis entalenté* chercher aultre logis que cestuy cy, et ay deliberé, Dieu aidant et se je puis, en paix toute voustre terre remettre. Et bien vous advise que, se voustre ennemy je puis dehors trouver, que fort me pesera se gueres y sejourne, puisqu’ainsi est que tant de grief et ennuy vous faict. Et s’il eschet que Dieu ce bien me face que je le puisse occire, il vous plaira 71me donner ce don pour toute recompense : que voustre amy soye* ; et ce vous demande pour tout sallaire78 et pour toutes soubdees*. » « Sire, dist la pucelle, present requise vous m’avéz de chose de petite value et povre. Mais je sçay, se cela vous refusoie, que de moy ne seriéz content, et vous seroit advis que vous voulsisse contempner, par quoy ne vous veuil le don denier. Mais d’une chose vous supplie, que, pourtant que vostre amye soye, que ne veuillés pour moy mourir, car trop grant perte et dommaige seroit de vous, qui estes si jeune et tant beau chevallier. Et vous advertis que si dur, si grant et fort chevallier ne sache en ce monde79 que celuy qui dehors attent. Et croy à mon advis [13ra] que petite resistence pourriés vous faire encontre luy, que les coups de son effort ne sçauriés aisement soubtenir. » « Dame, dist Perceval à la pucelle, laisséz me ester, car pour vostre avertissement ne pour parolle que dire me sachéz ja ne differeray que contre luy ne m’en voyse* combatre. » Lors luy dist la pucelle qu’il ne la veuille blasmer se aultre chose y acquiert que bien ; et ce disoit la pucelle comme saige, car*, quant ung homme est en voulloir d’aulcunne chose faire que fort il a entallentee et on tasche à l’en desmouvoir, se l’affaire est noble et de consequence, de plus se perforcera de mectre à fin son entreprinse, car elle l’avoit esmu en une chose de laquelle elle faingnoit le retirer*. Lors Perceval commanda que ses armes on luy apporte, ce que l’on feist sans nulle actente ; et sitost qu’il fut armé et dessus son cheval monté, dist que les portes fussent legerement ouvertes. Or n’y avoit celluy qui lors le veist quil ne doubtast de sa personne, et que grant regret n’eust se doumaige luy advenoit. Si luy prindrent chascun à dire* : « Sire, Dieu souverain vous soit en aide et vous envoie ce jour tres bonne et prospere fortune ! Et à Guingueron le seneschal, perte, dommaige et malencontre ! » Ainsy tous et toutes pleurans et gemissans le conduirent jusques hors de la porte ; et quant hors de la porte le virent, se prindrent tous à dire à une mesme voix : « Iceluy Dieu qui en la saincte croix pour les humains vollut souffrir vous garde de mortel peril, de prison et d’aultre encombrier*, et vous veuille conduire et ramener où vostre desir et bon voulloir sera de retourner. »
[2161-2353]Ainsy tous ceulx du chasteau pour Perceval prioi<e>nt de toute leurs affection ; mais gueres n’a chevaulché que tost ne fut apperceu 72de ceulx de l’ost de Guingueron, lesquels80 sans arrest l’en advertirent, qui lors estoit assis devant sa tente*, et ja tout prest [13rb] et abillé, et bien pensoit que ce jour on luy deust le chasteau rendre* avant la nuict, ou que quelcun de leans sortist pour corps à corps à luy se combatre*. Sitost que Guingueron de loing Perceval apperceut, ne sejourna à prendre ses armes et vint à l’encontre de luy sur ung cheval qu’il faisoit moult beau voir ; et quant ung petit fut approché, luy dist ainsy : « Vassal*, faict Guingueron, ne tarde vistement me dire qui present en ce lieu t’envoie et quelle en est l’occasion. Veulx tu guerre ou tresves requerir ? » « Vraiment, dist Perceval à Guingueron, tu premier me diras pourquoy tu as occis tant de nobles chevalliers lesquelz en ce chasteau estoient, par quoy tu as ainsy degasté et ruyné ce païs. » Guingueron, comme fier et orgueilleux81, ne daigna sur se propoz à Perceval respondre, mais luy a dit : « Je veuil, dist Guingueron, que en ce jour me soit ce chasteau rendu, et tous ceulx de dedens aussy, qui tant contre moy se sont deffendus, affin que puisse la pucelle envoyer à mon bon seigneur Clamadieu, de laquelle il est tant d’amours espris. » « Mandéz luy donc ceste nouvelle, faict Perceval à Guingueron, car j’ay bien enpensé qu’il conviendra vous mesmes ceste terre quiter et tout ce que au chasteau pretendéz. » « Vous me servéz de gabarie*, dist Guingueron à Perceval. Notéz que bien souvent82 advient que tel compare le forfaict duquel il n’en est cause et n’en peult mais ne coupe n’y a*. » Adonc se despita Perceval, et mect la lance à l’arrest. Guingueron, qui le regarde, gueres n’arresta que il ne feist pareillement, puis brocherent leurs chevaulx des esperons, et si fierement et despitement se rencontrerent que leurs lances rompirent en deux ; et de ceste premiere rencontre envoya Perceval Guingueron par terre, lequel avoit si rudement esté par l’escu actaint qu’il en demeura navré au bras et au costé. Quant Perceval veit Guingueron par terre abbatu, ne demoura gueres qu’il ne se meist à pied ; et quant à terre fust descendu, tirent les espees l’ung contre l’autre, desquelles esmeurent ung grant et merveilleux combat, fier et mortel. [13va] Que vous diray je plus ? Tant combatirent à grant coups et pesans que l’ung ne sçavoit auquel juger la meilleure partie ; mais Perceval, qui tant fut plain de force et de vig<u>eur, si bien et si vaillamment exploita que soubz luy Guingueron abbatit et, quant le 73veist plat abbatu, fierement83 court pour le tuer84, mais Guingueron, voiant Perceval si asprement vers luy courir, mercy tant qu’il peult luy cria*. Allors souvint à Perceval de la doctrine du bon chevallier lequel luy avoit dit que, s’i venoit à son dessus d’aulcun chevallier qui contre luy se combatist, que jamais ne le voulsit occire s’en sa merci il se mectoit. Toutesvois si eust il vouluntiers Guingueron occis, lequel, redoubtant et craignant Perceval, luy print de rechef à dire : « Preux chevallier, faict Guingueron, je te prie que si furieulx* ne soies que ne prenes de moy mercy ; et je te certifie que ton honneur n’en pourra appeticer ny amoindrir, car ceulx que veoir nous ont peu sçavent bien que tu es vainqueur et que m’as par tes armes oultré et presque mis à mort*. Se tu doncques devant mes gens le dis, je certifieray et tesmoingneray qu’il est verité, et par ce point ton honneur en accroistra, et le mien en amoindrira. Ou se tu pour ton honneur hausser as aulcun seigneur ou maistre duquel tu tiennes ou lequel t’aist certain bien faict, se de ce le veulx guerdonner, je te prie à luy m’envoier, car ce te sera augmentation de gloire quant à ton non à luy me rendray et que feray ce que me commander il luy plaira. » « Je te diray doncques, dist Perceval à Guingueron. En ce chasteau tu t’en yras où est la pucelle que tiens pour m’amie, et luy diras qu’à elle te envoye en te metant en sa mercy, et luy promecteras que jamais ne luy feras grevance. » « Je desire plustoust85, dist Guingueron à Perceval, que me mectes à mort, car je suis certain que aussy bien me feroit elle occire* parce que de plus grant ennemy n’a en ce monde que moy, ne à qui [13vb] elle veuille plus de mal ne de villennie, parce que à la mort de son pere fus*, et luy ay tant faict d’ennuy et de donmaige que la plus grant partie de ses chevalliers ay86 faict occire ou emprisonner ; par quoy jamais ne me prendroit à mercy, et ne sçauroie en pire lieu aller pour recouvrer grace ou resconfort. Partant te dis, se tu as aultre amy ou amye qui ma mort ne desire, que tu m’y envoyes, car je suis seur que la pucelle que tu me dis me priveroit de la vie, se tenir elle me pouoit. » « Or doncques87 t’en conviendra aller au chasteau du bon viel chevallier te rendre à sa mercy, lequel est honorable, preudhomme et juste. » Et luy devisa Perceval de toute la forme du chaste<a>u, tant des tours que des murailles et des 74aultres choses qu’en icelluy contiennent, tellement que aux enseignes que Perceval du chasteau donna à Guingueron, facillement eust cognoissance que c’estoit le lieu ou plus estoit haÿ et où plus de mal on luy eust procuré se il y fust allé. Par quoy a dit à Perceval : « Saches, amy, qu’en plus forte prison ne me sçauroys tu envoier qu’en ce chasteau dont tu me parles, n’e<n> pire voie ne me pourroie tu adresser pour mectre à perdicion, ne en plus dangereuse main. Car j’ay au seigneur du c<h>asteau que tu me dis en ceste guerre occis son propre frere, par quoy je te prie ne m’y envoier, car plus à gré ay de bien voulloir de toy prendre le coup de la mort que par icelluy duquel tu me parles ; car assés suis certain que, sitost que vers luy iray, mortelle vengeance de moy prendra. » « Aller doncques te conviendra, dist Perceval à Guingueron, en la court du bon roy Artus, lequel de par moy tu salueras, puis luy requerras qu’il te face celle monstrer que Keux le senechal en la joue ferist pource qu’elle m’avoit ris*, et à elle prisonnier te rendras ; puis luy diras que j’espere, se Dieu m’aïst, avant que mourir la venger de l’injure que Keux luy a faicte. » Lors respond Guingueron à Perceval que ce service fera il voulentiers, et que la [14ra] chose fort luy plaist, et ce88 jura à Perceval faire, puis se departirent. Aprés la victoire par Perceval obtenue, Guingueron vers ses gens retourna, auquel* il fist lever le siege, tant que nul de89 ses gens d’armes en l’ost ne demoura. Et tout ainsy qu’il avoit90 à Perceval juré s’en alla à la court du roy Artus. Et Perceval, tout joyeulx et de liesse rempli, au chasteau de la pucelle retourna, puis, quant ceulx de dedens l’apperceurent, luy allerent au devant menant grant joye de ce qu’il avoit Guingueron vaincu, et fort dolens de ce qu’il ne luy avoit le chef <prins>91 ou qu’il ne le rendit en la mercy de la pucelle ; non obstant, si luy firent ilz si grande et si honorable reception que de plus noble ne luy eussent sceu faire ; et tentost aprés le menerent desarmer soubz une gallerie*, puis luy ont dist : « Sire, quant Guingueron92 vous conquistes, pourquoy ne prinstes vous de luy le chef ? » À quoy Perceval leurs respond : « Certes, dist il, à moy n’eust esté noblement faict, car certain suis que les grineurs de voz parens l’eussent mis à mort* ; par quoy, se en ce lieu l’eusse envoié, je sçay que ne l’eussiéz à mercy prins, mais au contraire eussiéz usé de 75vengeance, dont cruaulté eusse encouru. Ce consideré, l’ay de mort repité et à merci receu ; et se sa foy et convenant me tient, au roy Artus yra de brief en sa mercy et à son service <se> rendre. »
[2354-2455]Atant est la pucelle venue, menant si tresgrant joye que plus grande n’eust en son vivant ; puis print Perceval par la main et le mena en une chambre pour soy aiser et reposer*. Et sachéz, au lieu du boire et de menger* n’estoient les doulx baisers esperniéz, les rians regardz et les joyeulx embrassemens, le debonaire parler et famillier entretien. Ainsy delectablement demourerent longuement Perceval et la pucelle sans ou[14rb]blier à racompter de la maniere de son combat et victoire*. Le roy Clamadieu, esperant avoir le chasteau de la pucelle et sa terre par force, et elle aussy que tant aymoit, proposa venir <en> son ost que Guingueron son senechal conduisoit ; et luy estant en ce penser partit pour en l’ost venir et, quant ung93 petit eust chevaulché, rencontra en son chemin ung escuier* grant deuil menant, qui luy racompta bien et au long les nouvelles de la defaicte de son ost, et comment avoit esté Guingueron vaincu. Le roy, entendant de l’escuyer le rapport qu’i luy faict de son seneschal, et voiant que tel desconfort et ennuy menoit en destordant ses mains et en demonstrant sa face triste et esplouree, luy dist ainsy : « Je te prie, dy moy qu’est mon senechal devenu et qui fut celluy qui le conquist. » « Sire, dist l’escuyer, quant est de vostre senechal, vray est qu’il s’en est de vostre ost parti et s’en va au roy Artus rendre, comme il nous a dist et que son vainqueur luy a enchargé. Et quant au regard de celluy qui le vainquist, je ne vous sçauroie adviser qu’il est ne comment il a non, mais le veis issir du chasteau de Beaurepaire portant unes armes vermeilles*. » Lors le roy demanda à l’escuyer* quel conseil sur ce luy donnoit. « Sire, dist l’escuyer à Clamadieu, aultre advis ne vous sçaurois ordonner pour le meilleur que vous en retourner et n’aller plus avant, car je croy que, se plus avant marchéz, qu’en rien n’y pourrés profiter. » Atant s’aproche ung chevallier ancien qui oncle estoit de Clamadieu* et avoit les parolles de l’escuyer ouies, et dit : « Sachéz, amy, que94 le roy ton advis ne croira, mais meilleur y luy convient croire95 : c’est qu’il doit avant marcher. » Puis, en adressant sa parolle au roy, luy 76dist : « Sire, voulléz vous sçavoir* comment le chasteau vous pourrés conquerre ? Et present je le vous diray, et moult sera liger à faire*. Vray est que dedens Beaurepaire y a tel deffault de vivres, et que ceulx qui y sont n’ont que boire ne que menger* et sont par la fain et travail qu’ilz ont eu tant affoiblis qu’à peine se [14va] peuvent il movoir ; et quant à nous, sommes frais, allegres et delivres et bien preux, par quoy nous pourrons plus longuement endurer et soubtenir les hasars de la guerre. Et pourtant je vous diray qu’il m’en semble. Vingt chevalliers nous envoirons faire une cource devant le chasteau à l’emblee, se bon leur semble. Or, ce le chevallier qui l’amy est de Blancheflour les voit et veult pour elle faire chevallerie96 *, dehors istra, lequel plus d’armes vouldra ent<r>reprendre que porter il ne sçauroit97. Par quoy luy conviendra estre prins et mourir entre noz mains, car certain suis que petit d’aide et de secours des aultres du chasteau aura, car trop febles et affaméz sont. Or ne feront les vingt chevaliers que nous y envoirons aultre chose que gaber et farcer* ceulx du chasteau, et nous par ceste vallee irons à l’emblee* ; et quant le chevallier sortira, le pourrons facillement enclore, et par ainsy de luy à nostre voulenté ferons. » Lors dist le roy Clamadieu au chevallier que moult il louoit ceste chose. « Or avons nous icy present, dist Clamadieu, quatre cens bons chevalliers arméz* et plus de mille pietons bien en ordre et acoustréz, par lesquelz pourrons venir à chef de ceste besongne. » Lors Clamadieu, suivant le conseil de son oncle*, envoia cent chevalliers devant la porte du chasteau de Beaurepaire à banieres desploie<e>s et guidons estendus ; et eux devant le chasteau arrivéz, impetuesement* aux portes hurterent. Puis, quant ceulx du chasteau l’entendirent, tantost l’alerent à Perceval noncer, lequel guere n’a arresté que tost ne <se> soit faict armer98 ; puis vint à ses chevalliers les enhorter de faire leurs debvoir, aussy de prendre cueur. Et, ce faict, du chasteau est vistement issu et, quant les cent chevalliers de Clamadieu a99 apperceu, si rudement les a assaillés et invadéz qu’ilz ne sçavoient de quelles armes leur deffendre ; voiant les griefz que100 Perceval leur faisoit, bien leurs fut advis qu’il ne fust aux armes apprentis*, ma[14vb]is le meilleur et le plus vaillant 77chevallier que de leur vivant avoient veu. Les ungs de sa lance par la cuisse attaignoit, les aultres par le corps ou par la teste ; aux ungs les bras et les jambes froissoit, et les autres par terre abatoit ; et ceulx qui à sa mercy se voulloient rendre, les mectoit dedens le chasteau à tous* leurs chevaulx et harnois prisonniers.
[2456-2483]Or nous recite le compte que, quant les gens de Clamadieu virent la grande perte que eurent101 ceulx qu’i devant le chasteau avoient envoyéz, en prindrent si grant deuil qu’il ne sçavoient que devenir ; puis s’apenserent vistement les aller secourir, trois centz qu’ilz estoient en nombre avecques les mille pietons* lesquelz avecques eulx se rengerent. Et eulx voiant leurs compaignons mors par terre et desconfis, furieusement courrurent vers les portes du chasteau, lesquelles trouverent ouvertes ; puis, quant ceulx de dedens les virent venir contre eulx, tres vaillamment se rebellerent ; mais, voiant que leur force ne pouoit à si grant nombre resister, se retire<re>nt dedens le chasteau pres de la porte <et> atout leurs sagettes rebouterent leurs ennemis tant comme ilz peurent. Puis, voyant que plus ne sçavoient resister, leur convint laisser entrer une flotte* de leurs ennemis qui à foulle venoient, et se adviserent de abbatre une grant porte sur eux, laquelle occist tous ceulx qui dessoubz estoient, et d’habundant* s’apenserent de vistement hausser le pont levis et les portes coullices avaller, et par ainsy enclouirent tous ceulx qui dedens le chasteau estoient entréz. Et ne fault doubter qu’ilz ne furent depuis receuz à leur plaisir, mais ont esté traictiéz comme à bon droit le meriterent.
8 . Comment par l ’ orage et les vens de la mer une nef arriva pres du chasteau de Beaurepaire chargee de tous vivres que ceulx du chasteau achapterent ; et comment Perceval combatit contre le [15ra]roy Clamadieu lequel il vainquit, puis l’envoya au roy Artus.
[2484-2592]Il est asséz à conjecturer que, quant le roy Clamadieu sceut que ses gens furent ainsy encloz au chasteau de Beaurepaire et que partie avoient esté occis* soubz une porte que les ennemis abatirent, qu’il fut si desplaisant et si yré que plus ne le pouoit estre. Puis delibera de 78s’en retourner laissant ses ennemis en repoz, considerant aussy qu’il n’y sçauret* riens profiter. Lors ung sien oncle*, le chevallier ancien duquel vous ay icy dessus parlé, voiant que le roy estoit tant melencollieux et triste, et aussy qu’il sçavoit qu’il vouloit lever son ost laissant ses ennemis en paix, luy print à dire : « Sire, ce n’est chose à se esmerveiller se souvent il mechiet ou treuve fortune contraire ung bon preudhomme et honorable chevallier*, puisque ainsy plaist au Createur. Vous congnoisséz que tel cas peult advenir, par quoy ne vous en debvéz mouvoir ne en vous prendre desconfort, car la fortune se pourroit aultrement retourner. Tousjours ne dure une saison et n’y a sainct quil n’ait sa feste*. Vray est que à ce jour n’avéz eu du meilleur et que grande partie de vostre armee avéz perdu, mais bien peult la chance retourner, et que* quelque aultre fois le hasart sur voz ennemis tombera et que le gaing vous demeurera. Ce consideré, debvéz le vostre ennuy cesser et vous deliberer de jamais d’icy partir tant que aiéz voz ennemis mattéz, qui sera chose à faire à vous facille, car à eux est impossible de tenir encores le chasteau deux jours ; et se ainsy ne le trouvéz, je veuil que me faciés les deux yeulx crever. Par quoy vous supplie de icy demeurer tant seullement ce jour et l’endemain, et vous verrés que le chasteau vous sera rendu et que celle qui tant refusé vous a* sera contraincte102 de vous prier, laquelle ne daingnerés prendre. » À ce conseil s’est le roy Clamadieu accordé, puis fist les pavillons et tentes* tendre pour le residu de son armee loger, attendant que le chasteau [15rb] leur soit rendu. Et ceulx qui au dedens du chasteau furent entendirent à desarmer les chevalliers qu’il avoient prins*, lesquelz ne voullurent en prison enfermer, mais leurs suffist de prendre leur foys promectant que du chasteau n’istront, mais en icelluy se rendront prisonniers où il sont mis. L’hystoire nous103 racompte que ce jour memes arriva104, comme Dieu le voulut, par fortune de vent de la mer une barge devant le chasteau, laquelle estoit plaine de forment et d’aultres vivres*. Et sitost que ceulx du chasteau virent icelle arriver, allerent voir que c’estoit et enquerir que ceulx qui en la barge furent demander que en ce lieu ilz alloient querre*. Et eux, du chasteau descendus et devant la barge ou nef arrivéz, demanderent à ceulx de dedens quelz gens ilz estoient, où ilz vont et dont ilz viennent*. À quoy fut à 79la demande respondu que marchans estoient portans vivres à vendre, comme blé, avoinnes, pain, vin, beufz et porcs salléz. Lors ceulx du chasteau se prindrent à louer Dieu de ce que Fortune les avoit si bien conduictz que la nef est là arrivee ; puis ont aux marchans dist : « Amys, les bienvenu<s> soiés : sachéz que, ce à vous ne tient, tout ce que vostre barge contient est vendu, et à tel pris qu’il vous plaira vendre. Par quoy nous vous prions de venir avecques nous vostre paiment recepvoir que vous auréz en or et argent. » Ce dit, furent par les marchans les vivres de la nef delivréz, de quoy il receurent tel paiment que bon leur sembla. Puis ceulx du chasteau ont entendu à descherger icelle nef et les vivres faire en diligence au chasteau porter, de quoy, en faisant grant joye et liesse, ont ceulx dedens* resconfortés105 et repeux. Perceval et s’amye* sont si resjouis de telle sorte que rien plus. Quant ceulx du chasteau106 eurent ce jour à leur aise repeu, fault croire qu’ilz n’entendirent qu’à leur esbatre et demener joye et soullas*. Et ceulx de l’ost de Clamadieu en eurent tel despit qu’il en cuiderent forcener, qui ja avoient ceste nouvelle entendue, et comment le chasteau estoit ravitaillé. Par quoy dirent entre eux que impossible est de les affamer, et que grant follie estoit d’avoir le chasteau assiegé.
[2593-2708][15va]Clamadieu, presque tout d’ire forcené, sans prendre conseil à nul qui fust, ung messaige au chasteau envoia* sommer le chevalier vermeil Perceval nommé que au lendemain se trouvast en camp devant le chasteau, et que deliberé estoit en ce lieu l’atendre jusques à nonne* pour se combatre à luy ; par quoy, s’il estoit osé à ce faire, il le deffioit aux armes. Mais gueres n’y profitera Clamadieu, comme icy aprés vous oréz compter*. Aussy le fist il sans conseil, dont mal luy en print, par quoy fault noter que rien nous ne devons faire sans estre de conseil munis ; car qui par conseil follie, on dit qu’il follie saigement. Quant la pucelle Blanchefleur ceste nouvelle entendit, moult fut courroucee et dolente* ; par quoy elle, accompagnee de plusieurs preudhommes chevalliers, vint à Perceval luy prier qu’il ne veuille ce combat octroier ; pareillement tous ceux qui avec elle estoient luy requ<i>erent de ne contre Clamadieu aller. Mais pour deuil que Perceval voie à la pucelle porter, ne pour la requeste que les aultres luy en font, ne vollut attendre 80qu’il ne mandast au roy Clamadieu que sans faillir il se trouveroit le lendemain au lieu où il le avoit sommé de se trouver. De rechef dirent les chevalliers à Perceval que Clamadieu n’avoit encores trouvé homme qui à luy se osast combatre, par quoy tant comme peurent luy desconseillerent de ne se vouloir encontre luy s’esprouver107 *. Mais tout ce que luy ont dit en rien ne leurs profite ; et mect en son penser que pour homme du monde il ne laissera qu’il ne s’en aille all’encontre de Clamadieu combatre. Et aussy à tous il rompit la parolle*, tellement que plus parler ne luy en oserent. Et aussy pour ceste nuict chascun en alla reposer jusques au lendemain soleil levé, menans grant deuil de ce qu’il n’ont sceu leur maistre Perceval desmouvoir de son entreprinse. Perceval toute ceste nuict passa [15vb] couché avec s’amie, laquelle, en luy donnant plusieurs et aggreables baisers*, luy requeroit que combatre ne voulsist all’encontre de Clamadieu, mais qu’il voulsist avecques elle au chasteau demeurer, où garde il n’avoit de son ennemy. Mais son doulx parler ne ses souefz baisers ne luy peurent de rien servir*, combien que à chascun mot que à Perceval parloit ung courtois baiser luy donnoit ; dont grant merveille fut qu’il ne se voulloit à si tresdoulce requeste moderer, entendu que si amiablement la clef d’amours dedens son cueur mectoit*. Ainsy la nuict entre les amans passee, sitost que Perceval le jour apperceut manda qu’on luy apportast ses armes ; et, ce faict, ung escuyer menant grant deuil les luy vestit. Et luy armé commanda tous et toutes à Dieu, qui ne fut sans se doulloir et sans jecter de larmes grande quantité. Sitost aprés on luy a son destrier* amené, sur leque<l> il est joyeusement monté ; puis s’en alla hors du chasteau, oÿant ceulx de dedens lermoier, se doulloir et plorer. Clamadieu, voiant Perceval hors du chasteau sorty, bien cuide que du premier coup qu’i luy donnera qu’il le gettera hors des arçons de la selle. Or avoit Clamadieu faict son armee retirer, par quoy ne se trouva* en la plainne où fut le combat que luy et Perceval seullement ; lesquelz, incontinent et sitost que de pres s’apperceurent, avant que se escrier à deffence, mirent les lances à l’arrest pour se ferir, et puis les chevaulx brocherent des esperons et chevaulcherent par telle roideur que du premier coup qu’il s’atainnirent leurs lances briserent en deux, et si sont les escus froiséz. Que diray je plus ? Si grant et merveilleux coup l’ung et l’aultre receurent que tous deux 81leur convint par terre aller ; lesquelz par longue espace ne sejournerent que sur les piedz ne se soient relevés108 ; et puis mirent la main à leurs rudes espees, desquelles se sont si longuement combatus que presque furent tout oultréz. Mais tant ex[16ra]ploicta Perceval à l’encontre de Clamadieu, sans vous tenir longuement, qu’il le subjuga et conquist, tellement qu’il convint à Clamadieu à la mercy de Perceval se rendre comme son senechal avoit faict, en luy octroyant tout son bien*. Quant Perceval eust Clamadieu vaincu, luy dist qu’il s’en allast rendre au chaste<a>u prisonnier à la pucelle ou au preudhomme chevallier, comme à son senechal avoit dit. Mais Clamadieu luy respondit que pour tout l’avoir d’ung empire* à Beaurepaire ne au chasteau du preudhomme n’iroit, comme son senechal avoit faict ; mais, s’i luy vient à plaisir, au roy Artus veult bien aller se rendre son prisonnier et faire son messaige à la pucelle* à laquelle Keux le senechal avoit le soufflet donné, et qu’i luy promectoit* de bien l’en venger qui l’en vouldroit laisser faire et se Dieu luy donnoit force et sancté. Quant Perceval ouit ainsi Clamadieu parler, s’accorda qu’il s’en allast au roy Artus prisonnier109 rendre ; et puis luy fist creancer et jurer que dedens troys jours* il mettroit en liberté tous les prisonniers qu’il detenoit des gens de la pucelle, et que jamais, tant qu’il vivra, guerre à la pucelle ne fera ; mais, si aulcuns de ses gens luy veullent guerre livrer ou son chasteau invader, que tost leur en fera lever le siege.
[2709-2747]Ainsy s’en retourna Clamadieu en sa terre, où, sitost qu’il y fut arrivé, commanda que l’on deffermast les prisons et que tous les prisonniers fussent dehors mis et que, sans riens leur demander, quictes en leur terre retournassent. Sitost que la parolle de Clamadieu fut dicte, fut son commandement accomply, tellement que les prisonniers ont tous hors des prisons tiréz, ausquelz ilz retournerent et rendirent* leurs armeures et harnois, en telle sorte qu’il n’y eurent perte d’ung denier. Et, ce faict, Clama[16rb]dieu tout seul s’en partit pour aller vers le roy Artus ; car, comme l’hystoire nous raconte*, il estoit lors de coustume que, quant ung chevallier estoit par ung aultre vaincu, que seul s’en allast où le lieu avoit esté accordé et juré : ainsi ne failloit rien oster ne adjouster au convenement. Par quoy Clamadieu s’en est allé, en telle sorte 82et maniere que Guingueron son senechal avoit faict, où lors tenoit le roy Artus sa court*. Et ceulx qui prisonniers avoient esté s’en entrerent au chasteau de leur maistresse en grant liesse et joye, où ceulx de dedens leur firent une reception si sollennelle que de toutes les esglises et chapelles firent sonner les cloches à leur venue ; et n’y avoit religieux ne seculier qui n’en rendist graces à Dieu. Quelle chose vous en diray je plus ? Si grant deduit et liesse fut par toutes les rues du chasteau demenee que nul n’y estoit qui ne feist ung grant bruit à se resjouir.
[2748-2784]Or chevaulcha Guingueron tant qu’il peult, et Clamadieu de si pres le suit qu’il ne furent que à quatre journees l’ung de l’aultre ; et partout où Guingueron se logea ou passa, l’a Clamadieu recongneu aulx escloz ou tracz* de son cheval. Et tant ont diligenté qu’il ont trouvé le roy Artus en une place nommee Diguadaron, au païs de Galles, où il tenoit court planiere et solempnelle. Et fault entendre que premierement arriva Guingueron en court que Clamadieu, lequel avoit ja faict tout son messaige et sa charge tant envers le roy que à la pucelle. Et quant Guingueron veit le roy Clamadieu en la court du roy Artus arriver tout armé ainsi qu’il devoit*, tost le congneust et puis luy vint à l’encontre et, avant que vers luy venir, dist à ceulx qui pres de luy estoient : « Jamais ne me croiéz, dist il, se celuy que voiés venir n’est le roy Clamadieu que le chevallier qui les armes vermeilles porte a par dessa envo<i>é te[16va]nir prison et se mettre à la mercy du roy Artus ; et ce puis je congnoistre d’une part aux plaies encores toutes recentes et sanglantes lesquelles porte dessus sa face, et sçay de vray qu’il est vaincu par iceluy Chevallier Vermeil. Et vous advise qu’il est mon sire et mon seigneur*, lequel est Clamadieu en nom, roy des Isles : ce vous advise que meilleur chevallier que luy n’y a jusques à Romme* ; mais il n’est si vaillant à qui Fortune aucunesfois ne contrarie*. » Ainsy tint propos Guingueron aux seigneurs de la court tant que son sire Clamadieu fut entré, au devant duquel allerent plusieurs des assistans, et principallement les plus nobles et prochains de la couronne*.
[2785-2826]Le roy Artus, comme l’hystoire nous recite, tenoit sa court en ung jour de feste de Penthecouste, auquel jour fist celebrer messe solempnelle, où assisterent avecques luy la royne, les chevalliers et tous les seigneurs et damoyselles de sa court en leurs habitz triumphans. Et 83au retour de la messe, accompaigné comme il est dict de la royne, des seigneurs et des damoyselles lesquelz marchoient chascun en son ordre, le roy en la salle entre ; Keux son senechal en icelle salle estoit tenant ung petit baston en sa main, marchant nue teste, qui faisoit110 grandement apparoistre sa perrucque* tant blonde et belle. Et nous recite le compte qu’il estoit ung des beaulx chevalliers du monde, mais le grant orgueil et felonnie de quoy il estoit remply diffamoit tant sa beaulté que sa prouesse. Vestu estoit d’ugne robe de fin drap de soie de haulte coulleur, saincte pardessus d’une riche saincture et bien ouvree de laquelle estoit la boucle de fin or. Se tiroit chascun arriere et se eslongnoit de luy quant en icelle salle arriva, parce que tant estoit felon et remply de detracteux* et injurieulx langaige que nul ne desiroit avecques luy converser ; si se adressa où le roy estoit*, auquel il [16vb] dist que, se son bon plaisir estoit, desormais fust temps qu’il print son repas ; auquel luy fist le roy response en telle parolles : « Laisséz moy en paix*, dist il à Keux, car je vous jure par mon chef que ja en si grande feste ne mengeray, posé que tienne court planiere, que premier ne me soient nouvelles venues de quelque part bonnes ou maulvaises. »
[2827-2909]Ainsy le roy à Keux parlant, est Clamadieu en la court entré et, sitost que le roy approcha, le sallua en telle maniere : « Sire, le hault Dieu vous begnie, qui estes le plus estimé en vallue, en bonté, en sçavoir et en noblesse que roy qui present soit vivant, comme tesmoingnent ceulx devant lesquelz voz haultes oeuvres furent traictes*, et les tant111 chevalleureulx et nobles faictz d’armes monstréz. Or, s’il vous plaist, entendréz le mien messaige vous anoncer, lequel pourtant me poise dire, mais toutesvois si recongnoys je que vers vous me a envoié ung chevallier qui m’a conquis* de par lequel vers voustre magnificence m’en viens prisonnier rendre. Et sachéz que, se quelcun le non du chevallier me demande, que ne m’en seroie adviser, mais bien vray est qu’il porte les armes vermeilles et dit que les y* avéz donnees. » Lors dist le roy à Clamadieu : « Amy, se Dieu te ayde et garde, je te prie me dire en verité se le chevallier aux armes vermeilles est present sain et sauf et quelle chere il faict. » Respond Clamadieu au tres noble et puissant roy Artus : « Sachéz pour verité, dist Clamadieu, que il 84est haitié et bien de luy de tous ses affaires, et aussy dextre de tous ses membres que chevallier qu’en mon vivant je rencontrasse. Lequel m’a donné charge de parler à la pucelle à laquelle Keux voustre seneschal a la buffe baillie parce que à luy elle rist ; et luy mande que bien l’en vengera, se Dieu se veult à ce consentir. » Lors le fol, qui la parolle du roy Clamadieu prisonnier entendit, de grant joye qu’il eust se print à saulter, crier et rire ; puis a dit au roy Artus : [17ra] « Sire, si Dieu me benie112, la pucelle sera de la buffe vengee, et soyés seur que Keux le bras brisé en aura*, et est impossible que jamais il s’en peulst saulver. » Quant Keux la menasse du fol ouyt, si grant deuil et vergongne en print que la face luy apparut toute rouge et enflambee de grant despit, mais toutesvois ne sonna mot, de craincte que le roy ne le tint à desplaisir ; et luy convint secretement abesser sa collere. Puis luy a le roy dit : « Ha, Keux, Keux ! Moult il m’est grief quant le chevallier duquel il est present propos n’est avec moy en ceste court. Or fust ce par ta folie et mechant langaige que d’icy se departit. » Lors se leva le roy en estant, lequel commanda à Yvonnet son escuyer et aux aultres qui pres de luy furent que prinsent Clamadieu et puis le menassent en la chambre où les pucelles se desduisent et prennent leur esbat devant la royne. À quoy faire a Yvonnet et les aultres escuiers humblement entendu*. Et aprés avoir la royne tres humblement salué, monstra Yvonnet à Clamadieu la pucelle laquelle avoit la jouee de Keux receue, à qui il compta la nouvelle du Chevallier Vermeil, metant son messaige à execution en la forme qui luy avoit esté enchargé ; laquelle fort joyeuse fut alors, car encores de la buffe se plaignoit qui luy fut en la face assise*, non pas pour le coup et mal que lors en receut, mais pour la honte qu’elle en avoit. Car, comme on dit, douleur s’apaise en peu de temps, mais la honte est tousjours durable*, et par especial à gens de noble et joieux couraige, car aux meschans ne leur en chault, et se refroidist ou meurt la honte en leur cueur. Quant Clamadieu eust son messaige à la pucelle faict, vers le roy Artus retourna, lequel le retint tout son vivant en sa court. Nous laisserons icy à parler du roy Artus et de Clamadieu, et retournerons à Perceval qui est à Beaurepaire avecques sa bonne et loyalle113 amie Blancheflour*.
85[17rb]9. Comment Perceval, aprés avoir prins congé de la pucelle, partit de Beaurepaire pour s’en aller vers sa mere ; et comment il entra au chasteau du roy Peschor.
[2910-2973]Aprés que Perceval eust esté par quelque espace de temps avecques s’amie Blancheflour au chasteau de Beaurepaire menant grant joye et grant liesse pour sa victoire obtenue, s’apensa de la pucelle prendre congé et deliberement aller voir sa mere se vive trouver il la peult. Toutesvois il est asséz acertené que, se au chasteau il veult demeure faire, que la terre luy appartient et luy demourera franche et quitte. Mais il est tant entalenté et a tel desir de veoir sa mere que leans ne luy est possible plus arrester* ; laquelle chose differa longuement dire à Blancheflour pour le deuil et ennuy qu’il sçavoit qu’elle en porteroit. Toutesvoies n’y a ordre* que plus il luy peust celer ; par quoy se delibera de prendre d’icelle congé pour laquelle tant de faictz d’armes avoit monstré. Et quant la pucelle le vouloir de Perceval entendit, de tout son pouoir pourchassa de le retenir, et pareillement pria ses chevalliers et ses gens de ainsi le faire ; mais tant n’ont sceu la pucelle ne les chevalliers Perceval prier que à leurs desirs il voulsist entendre pour illec plus longuement arrester. Neanmains114 bien leur promect que, s’il peult sa mere vive trouver, que leans avecques luy l’amainera* pour toute sa vie y habiter ; et s’il est que morte la treuve, leur promect aussy de brief y faire son retour. Ainsy, le convenant et la promesse par luy faicte, de ses armes se fist armer, puis du chasteau se departist, auquel il laissa s’amye Blancheflour triste, dolente et espleuree, et ceulx qui avec elle estoient. Le peuple du chasteau, voiant le departement de Perceval, le voulut longuement conduire faisant procession aussy grande comme [17va] s’il fust la Feste Dieu, où assisterent les religieulx et les nonnains de la ville en fort belle ordonnance, chascun revestu d’ornemens à ce competens ; puis ont l’ung à l’aultre dit que à bon droict ilz se devoient douloir et plaindre quant fault <que> celluy qui en liberté et en paix les a remis se departe et que si tost laisser les veult*. Perceval, les voiant ainsi desconfortéz, leur dist : « Amys, ne vous veuilléz tant atrister et pour moy tel deuil donner, car pour mal d’icy ne pars, mais seullement pour ma mere aller visiter, laquelle soulloit manoir115 en ung boys qui la 86Forest Gaste a non*. Je reviendray, n’en doubtéz pas, et, se vive la puis trouver, soyéz certains que avecques les nonnes la rendray dame voillee. Et là où morte elle seroit, croiéz que, aprés ses obseques et funeralles faictes, que tost vers vous retourneray pour à voz desirs satisfaire. Et ay se voulloir, se Dieu en sancté me ramaine, plus de service et plus de bien vous procurer que jamais je ne vous ay faict. » Lors se departirent tant les ungs que les aultres de Perceval, contens pour les promesses qu’il leur fist.
[2974-3186]Le congé par Perceval des habitans du chasteau de Beaurepaire prins, bien armé et la lance au poing, sy a chevaulché tout du long de la journee sans rencontrer homme ne femme qui luy enseignast chemin ne sente ; et quant ainsy si mallement se vist que nul rencontrer ne pouoit qui en aulchune voie ou lieu le sceust adresser, ne fault doubter se fort se trouva estonné. Et ce voiant se mist en oraison, priant à Dieu que le sien plaisir soit qu’il puist trouver sa mere en vie et en sancté* pareillement. Et quant son oraison fut faicte, advisa une riviere le long d’une plaine, laquelle fort il regarda pour icelle passer s’il peult ; mais tant a l’eau profunde et creuse aperceue que dedens il ne se osa mectre, et puis à soy mesmes [17vb] a dict : « Ha, Sire ! si ceste eaue passer je pouoie, je sçay de vray que pardela ma mere trouveroye*. » Ainsi tousjours le long de la riviere chevaulcha tant qu’il a ung rocher trouvé lequel joingnoit et touchoit à icelle riviere si116 que il ne pouoit plus avant aller*. Et luy estant en ung grant pensement de sçavoir que devenir il pourroit, advisa une petite nasselle ou fustereau* le val de la riviere avaller, dedens lequel fustereau estoient tant seullement deux personnes, lesquelles cu<i>doit Perceval que vers luy il deussent venir ; et tantost les veist arrester et encrer au millieu de l’eaue pour pescher le poisson à la ligne*. Adonc ne sçait Perceval plus penser que faire doibt ne où passaige il pourra trouver, par quoy aux pescheurs qui dedens le fustereau estoient requist luy dire se en ceste eau n’y avoit ne gué ne pont*. Lors les pescheurs* ont respondu que non, et que plus grande navire ou flette* en la riviere n’avoit que ceste, laquelle ne sçauroit porter deux hommes* trois lieues seurement tant amont comme aval ; et est impossible d’y pouoir passer ung cheval. Perceval, tout estonné et pensif 87de la responce, leur demanda, puisque gué ne pont117 en la riviere n’avoit, où il pourroit logis trouver. Alors l’ung des pescheurs*, qui sur le devant du fustereau estoit, luy dist : « Sire, dist il à Perceval, je congnois asséz que de logis avéz besoing, par quoy, s’il vous agree, en mon hostel vous logeray. Et pour ce montéz amont le petit chemin fraié que voiéz en ce rocher, puis, quant au hault venu seréz, en la vallee pourréz voir une maison seulle asséz pres de riviere et de bois*. » À la fiance que Perceval eust au marinier ou pescheur, le hault du roch par la sente monta et, quant à la sommité fut venu, gecta sa veue en bas pour sçavoir se la maison verroit que le pescheur luy avoit dit ; mais quant partout eust sà et là regardé, rien n’apperceut que ciel et terre*, par quoy considera que le pescheur l’avoit envoié pour se farcer ou se moquer [18ra] de luy. Et de faict se print à le mauldire en disant que Dieu luy envoiast malencontre, puisque de luy c’estoit truffé. « Il m’avoit dit, dist Perceval, que, quant audessus du roch je seroie parvenu, que sitost sa maison verroye, et je ne voy hostel ne loge ; par quoy trop a faict grant oultraige quant ainsi de moy c’est mocqué, s’il est qu’il me l’ait dit pour mal*. » Petit aprés que Perceval eust sur le roch ainsi perturbé demouré, advisa asséz loing de luy la sommité d’une tour laquelle estoit fort belle et en bonne assiete situe<e>. Icelle quarree fut, construicte de pierre bien bise, et y avoit dix belles tournelles à l’entour*, et une salle toute quarree devant, asséz pres d’ung aultre corps d’hostel fort plaisant et bien basty. Quant Perceval l’eust apperceu, gueres n’arresta que devant ne soit arrivé ; puis se print à dire que celuy qui celle part l’avoit envoié avoit faict ung grant bien pour luy, et que grant tort il avoit eu de tant le blasmer estimant qu’il fust ung mocqueur ou quelque raillart asseuré ; mais il voit bien qu’en toute equité et pour son proffit luy avoit ce lieu enseigné. Perceval, devant la porte du chasteau où la tour estoit arrivé*, trouva ung pont levis* qui pour lors avallé estoit, sur lequel se mist. Et sitost qu’il fut apperceu, luy vindrent à l’encontre quatre escuiers* dont les deux humblement le desarmerent, et le tiers entendit à son cheval loger, auquel donna prou foin et avoyne ; et le quart luy vestit ung manteau de fin drap taint en escarlate. Et, ce fait, les dessusditz escuiers le menerent loger en une fort belle chambre, où il se tint jusques à ce que le seigneur du lieu l’envoiast querir par quatre aultres escuiers, avecques lesquelz 88en une grande salle paree* et bien tapissee alla, en laquelle veist ung bon preudhomme estant dessus ung lict assis, portant en sa teste ung grant bonnet de pourpre fouré de martres subellines, et si estoit sa robe de mesmes. Le preudhomme lors estoit apuié dessus son coulde, devant lequel [18rb] y avoit ung moult grant feu de buches saiches estant entre quatre grandes coulonnes. Et dit le compte* que le feu estoit si grant que quatre cens hommes se fussent bien chaufféz à leur aise, tellement que n’y eust eu celuy que suffisant lieu n’eust eu. Dist oultre que les quatre coulonnes qui la cheminee soubstenoient estoient d’arain*, moult puissantes et fortes. Les escuiers qui Perceval ont en la salle amené à leur seigneur le presenterent, puis se tire<re>nt à costé tellement que tous les assistens peurent Perceval apparentement veoir ; lequel humblement le preudhomme salua*, puis luy a le preudhomme dit : « Amy, faict il, je vous supplie que à grief ou à ennuy ne vous soit de ce que encontre vous ne me lieve118, car certes pas bien à mon aise ne suis. » À quoy luy a Perceval respondu que non faisoit il, et qu’à luy il ne competoit que pour luy faire honneur tant se travaillast. Lors luy a le preudhomme dit que pres de luy il se tirast et que le sien plaisir estoit que de costé luy sur le lict fust assis. Et Perceval luy* octroya. Puis le preudhomme luy print à demander de quel lieu ce jour estoit party. « Sire, sachéz, dit Perceval, que le matin de Beaurepaire suis deslogé. » « Certainement, dist le preudhomme, vous avéz grande journee faicte*. Je croy que vous partistes doncques avant que le jour fust apparu. » « Je vous affie, dist Perceval, que ja estoit prime sonnee*. » Pendant que le seigneur du chasteau et Perceval ensemble devisoient, entra ung escuier* lequel portoit une espee à son col pendue* laquelle il presenta au bon preudhomme ; lequel, sitost comme il la tint, à demy la tira hors du foureau et puis dist qu’il sçavoit bien où elle avoit esté forgee. En oultre apperceut le preudhomme à l’espee en escript* qu’elle estoit de si bon acier que jamais ne seroit rompue que par ung peril seullement que nul ne sçavoit fors que celluy qui l’eust forgee*. Aprés dist l’escuier* qui l’espee avoit au preudhomme apportee : « Sire, faict il, sachéz que la noble pucelle [18va] vostre niepce de par moy ceste espee vous presente, laquelle vous pouéz donner à qui bon il vous semblera, mais fort joyeuse elle seroit si bien elle estoit emploiee* et que celluy à qui la donneréz parfaictement 89merité l’eust. Et sachéz que le febvre qui l’a forgee n’en fist en son vivant que trois, dont ceste cy est la derreniere, et n’en sçauroit plus nulle faire. » Tentost se pensa le sire que l’espee à Perceval donneroit, laquelle estoit merveilleusement riche estimee, car le plombeau* estoit de fin or de Cipre aorné de pierrerie, et la croisee de mesmes, et le foureau d’orfaverie. Puis, regardant Perceval, luy dist qu’il la seignist et que de bon cueur119 luy* donnoit, disant qu’à luy avoit esté destinee ; de laquelle Perceval humblement le preudhomme remercia, et puis à son cousté la saignist ; et, ce faict, hors du foureau la tira et, en la regardant, bien luy fut advis qu’au besoing fort luy serviroit et que bien s’en sçau<r>oit aider*. Puis regarda ung escuier auprés du feu lequel se chauffoit, et fut celuy qui ses armes gardoit*, auquel il requist que de son espee se donnast en garde comme de ses armes, et la luy bailla ; et puis en l’heure pres du preudhomme se rassist, lequel luy portoit autant d’honneur que jamais à chevallier feist qui en sa court entrast.
10 . Comment Perceval vint à la court du roy Pesc<h>or 120 * ; et comment il veist le sainct graal et la lance dont le fer gettoit sang ; et comment il trouva une dame qui luy dist nouvelle de sa mere.
[3187-3253]Nous lisons en l’hystoire que en ceste salle y avoit si grande lumiere du feu des chandelles, des torches et des flambeaulx qu’il sembloit veritablement que les estoilles qui és cieulx errent ne rendent si grande clarté*. Et pendant que les ungs et les aultres ensemble de divers121 propos se divisoient, sortit ung escuyer* d’u[18vb]ne chambre lequel portoit une blanche lance en sa main ; et luy dedens la salle entrepassa par entre le feu* et les seigneurs qui sur le lict estoient assis, et le pouoit chascun qui là estoit voir à son gré et à son aise. Or nous dist le compte que du fer d’icelle blanche lance issoit une goutte de sang* laquelle coulloit jusques sur la main de l’escuier* qui la portoit. Perceval, ceste merveille regardant, se fust moult voulentiers enquis que ceste chose signifioit ; mais recordant de ce que le bon chevallier luy avoit enseigné quant l’introduit aux armes – c’est que de trop parler 90se gardast* et qu’en parolles constant fust et tardif – ne se osa de ce qu’il veist enquerir, ne comment la chose advenoit, craignant que ce ne luy tournast à mocquerie ou deshonneur. Atant entrerent en la salle deulx jeunes escuiers* portant chascun en sa main ung fort beau chandelier d’or, lesquelz escuiers furent de moult grande beaulté paréz ; et nous dist l’hystoire qu’en chascun chandelier y avoit dix chandelles du moins. Aprés entra une fort belle damoiselle suivant les deux escuiers*, laquelle entre ses mains portoit ung graal ; et quant fust en la salle entree, si grant clarté du graal apparust que rien on ne percevoit de la clarté des torches ou chandelles allumees, non plus que des estoilles on faict quant le soulail et la lune luisent. Et aprés elle entra encores une aultre damoiselle qui la suivoit <et> tenoit ung taillouer d’argent en sa main. Et ainsi l’ordre estoit que l’escuyer qui la lance portoit marchoit devant, et la dame fut au millieu qui le graal entre ses mains tenoit ; et sachéz qu’entour le graal furent pierres precieuses moult chieres, de plusieurs sortes et de diverse nature, lesquelles toutes aultres pierres passoient* en vallue soit en la mer ou en la terre. Et tout en la forme et en la maniere que l’escuier qui la lance portoit avoit passé*, ainsi les damoiselles passerent qui d’une chambre en l’autre entrerent*, ce que voulentiers Perceval regarda ; mais [19ra] tant ne fut osé de demander à quoy le graal servoit*, tousjours rememorant de ce que le bon chevallier luy dist, car il doubte, s’il le demande, qu’i ne luy tourne à mocquerie ou dommaige, disant que* aussy bien se peult on taire que trop parler à la fois : par quoy taire se delibera pour ceste heure.
[3254-3319] Tantost122 aprés commanda aux escuyers* le sire du chasteau dresser les tables, et puis apporter à laver ; et ceulx ausquelz appartenoit ceste office* firent en brief le commandement de leur sire, lesquelz pour les preparer apporterent une table de fine yvoire toute faicte d’une piece*, et aprés eux vindrent deux aultres serviteurs* qui apporterent deux eschases ou treteaux* lesquelz furent d’ung tel bois qui de telle nature estoit que jamais il n’eust sceu pourrir ny en feu brusler*, sur lesquelz la table d’yvoire mirent, et pardessus une nappe si blanche et si fine qu’oncques plus riche ne fut veue. Aprés servirent les maistres d’hostel une hanche de cerf rotie et bien assaulcee, et consequamment 91les aultres mectz et entremectz de viandes exquises, et d’aultre part tous vins exquis en habundance ; et devant123 tousjours y eust ung escuyer trenchant* lequel honorablement feist son office ; et des mectz qu’il trenchoit sur ung tailloir d’argent* les morceaulx en presentoit sur une assiete de pain*. Et pendant que les seigneurs à table furent assis, par plusieurs foys le graal par devant eux à descouvert on passa, sans ce que Perceval jamais se voullut ou osast ingerer de demander à quoy il servoit* ne que ce pouoit estre, tousjours doubtant qu’il ne mesprint. Car, comme dessus est dit, il ne desiroit124 oublier les enseignemens de cil qui le feist chevallier, lequel par exprés luy dist que de trop parler se gardast ; mais ceste fois de parolle n’eust asséz quant si souvent devant la table il voit le sainct graal* à descouvert passer, et il n’eust osé demander de quelle chose il sert*, ce que pourtant desire moult sçavoir ; mais il propose [19rb] en sa pensee que, ainchois que de ce lieu il parte, qu’il s’en enquerra à quelque escuyer ou aultre officier du chasteau* ; ce que pourtant il oublira*, mais du seigneur congé prendra et de tous les seigneurs de sa court sans du graal estre adverty, dont aprés fort dollent sera. Or n’entendent le sire et Perceval qui à table sont fors que à bien menger125 et à boire, lesquelz de telz mectz et tant precieulx et de si delectable vin furent servis que jamais devant roy ne devant empereur n’y en eust de si sollempnel ny à gouster si tresplaisans, comme nous racompte le compte.
[3320-3421]Aprés le souper de la noble compaignie et que les napes furent ostees et mains lavees*, chascun à son endroit se print à deviser de telz propoz comme la matiere ou cueur fut offerte ; et puis commanda le seigneur que l’on allast les lictz dresser, qui telz estoient que de plus beaulx, de plus riches ne de meilleurs au monde jamais veus ne furent. Et ce pendant fist la collation apporter de confitures et espiceries, comme figues et dactes confitez, noyz muscades, girofle126 et grenades en dragee, electuaire doulx de gingembre alexandrin, et tant d’aultres choses confites que n’en ay sceu le nombre retenir*. Aprés furent les vins apportéz de tant de diverse sorte que je ne l’ay peu retenir ; et en la fin fut l’ypocras 92tant claret que blanc apporté, de quoy fust fort Perceval esbahy, car son vivant ainsy n’avoit esté, ne de tant de divers mengers et vins solempnelz*. Aprés la collation faicte des doulces confitures telle comme present ay dict, le seigneur du chasteau delibera que chascun allast reposer et pour ceste nuict le repoz prendre ; et puis à Perceval a dit : « Amy, dist il, <il> est temps127, comme il me semble, que pour le coucher vous retiréz, car quant [19va] à moy gesir m’en iray cy auprés, et vous au corps d’hostel devant la salle. Et sachéz que moult il me poise que leans ne vous puis conduire : par quoy demande de vous estre liberallement excusé parce que n’ay pouoir d’y aller, mais conviendra que jusques en ma chambre on me porte ; et pour ce, quant adviser il vous plaira prendre le repoz, vous iréz. » Et, ce dist, le bon soir l’ung à l’aultre donnerent. Alors vindrent quatre escuyers* qui prindrent la couche par les quatre quarres* où leur sire estoit assis, et puis l’ont en sa chambre porté ; et demeure<re>nt* avecques Perceval pareillement quatre tant escuyers que varléz de chambre, lesquelz le servirent128 en sa chambre de tout ce que mestier luy faisoit ; et puis, quant de tous poinctz fut devestu et desabillé et entre deux linceux couché, aprés avoir de luy le bon soir prins, le laisserent à par soy et sans faire bruit reposer. Et dit le compte qu’il ne <se> reveilla jusques à tant que le matin veist le jour poindre aprés la nuict estre absconsee*. Quant Perceval fust esveillé, autour de luy subitement regarde et, quant nully* en nul lieu n’apperçoit à qui il eust peu demander ou commander aulchunne chose, de son lict vistement129 se lieve, puys se chaussa et se vestit sans aide de varlet ne d’escuier, et ce luy faisoit bien mestier, car plus homme au chasteau ne trouva à qui il peust ung seul mot dire. Et puis, quant du tout il fust abillé, ses armes vestit, lesquelles sur une table* trouva qu’on luy avoit apareillees. Perceval, de ses armes bien acoustré et bien armé, advisa se aux chambres que le soir avoit veuez ouvertes se quelcun il trouveroit* ; mais, quant pres des huis est venu, les trouva serrement ferméz. Puis il se print à tabourder* et heurter si tresrudement que celluy fut bien sourt ou endormi qui lors hucher ne l’eust ouy ; mais tant n’a sceu de noise faire que quelchun luy ait respondu ne qui luy ait dit ung seul mot. Puis s’en vint à l’huis de <la> salle130 lequel tout ouvert il trouva 93[19vb] sans que nul il peust dedens appercevoir. Ce voiant, descendit aval les degréz, et puis à l’estable vint où son cheval trouva cellé et veist sa lance et son escu* que mis on luy avoit le léz d’ung mur d’icelle estable ; depuis remonta et regarda ça et là par tout le chasteau131, mais n’y trouva seigneur ne dame, chevallier, escuyer ne varlet*, de quoy fort estonné il fust. Puis, voiant que nul rencontrer ne trouver au chaste<a>u il ne peult, descendit enmy la court et puis sur son cheval est monté. Et quant pres du pont levis vint, le trouva avallé, sur lequel se meist pour passer* ; mais, quant dessus il fust venu, sentit que le pont on levoit, par quoy se hasta de son cheval brocher, lequel à ung seul sault sitost oultre le pont passa, et sachéz que, se le cheval eust lors faisant le sault failly, que tous deux en l’eau fussent cheuz. Puis, quant Perceval oultre le pont fut passé, sa veue derriere luy gecta et veist que le pont on avoit levé* ; si commence à appeller tant comme il pouoit, mais nul quil soit ne luy respond, et puis dist : « Toy qui se pont as maintenant levé, je te prie me dire où tu es et que le tien voulloir soit en present à moy parler ; au moins mectz la teste au<x> fenestres, car d’ugne chose à toy enquerir me veulx, de laquelle desire grandement nouvelle en avoir. » Mais Perceval alors perd temps, partant que, pour priere que faire saiche, homme ne luy respondra. Par quoy, considerant que pour hucher et appeller rien ne pouoit devant le chasteau gaignier, s’apensa entrer dedens la forest qui à merveille grande estoit, où il esperoit les gens de ce chasteau trouver ou partie d’iceulx, ausquelz proposoit s’enquerir que pouoit estre de ceste lance et du graal qu’il avoit veu et pourquoy la lance saignoit132.
[20ra]11. Comment Perceval en la forest trouva ung chevallier mort que la pucelle tenoit ; et comment la pucelle luy dist qu’il avoit failly à demander du sainct graal et de la lance.
[3422-3544]Ainsy entra Perceval en la forest et, quant ung petit avant fust entré, trouva une sente en laquelle une trasse d’ung cheval* aux escloz apperceut ; puis en soy mesmes dist que possible estoit que par icelle voie ceulx qu’i queroit fussent133 passéz. Lors chevaucha en 94la forest fort vistement le long d’icelle sente tant que d’aventure et par fortune une pucelle soubz ung chaisne* trouva laquelle amerement et piteusement lamentoit en telles parolles : « O la plus triste et la plus chestive qui jamais au monde naquist ! Hellas, pourquoy fuz je jamais de mere nee, malheureuse pardessus toute<s> malheureuses ! Que la journee soit maudite en laquelle fuz engendree ! Que feras tu là, desollee, celle qui en son vivant ne peult avoir soullas ne joye ? Où iras tu, pouvre esgaree, la plus aflicte qu’oncque fut ? Quel non desormais auras tu, fors seullement l’infortunee ? Hellas, vray Dieu ! Deussé je ainsy le mien amy mort entre mes deux bras tenir, las, m’eust y sceu pis advenir ? Mieulx eust esté que vifz il fust, et moy au lieu d’icelluy morte. O Mort, Mort, que ne m’as tu prinse ? Grant tor<t> tu as : prendre son ame sans la mienne. Or, puisque mort je voy celluy qui de moy fust le plus aimé, de quoy me sert aprés luy vivre ? Aussy de mourir ne me chault, par quoy toy, Mort, je requiers : plus ne me laisse en ce monde, affin qu’aprés le decés mon ame soit à la sienne servante et compaigne*. » En telles complainctes comme il est dist, et gectant grosses larmes de deuil134 *, tenoit la pucelle son amy mort qui avoit la teste trenchee* ; laquelle Perceval, quant l’eust apperceue, humblement salua, et elle, le chief vers la terre encliné, son salut [20rb] luy rendit, qui pour ce le sien deuil n’oublia. Lors Perceval luy print à demander qui fut celluy qui le chevallier a occis lequel asséz pres d’elle est mis. « Certes, luy respond la pucelle, ung chevallier l’a ce matin mis à mort comme voiéz. Mais d’une chose, faict la pucelle à Perceval, me donne et tiens à grant merveille : c’est que l’on pourroit de ce lieu bien chevaulcher cinquante lieues* avant que l’on puist logis trouver135 ne maison pour se herberger ne qui fust bon ne sortable* pour y prendre son repoz : et je voy vostre cheval si gras, si plain, tant bien estrillé, tant bien froté et si tresbien applanié q’ung poil ne passeroit point l’aultre, et est advis qu’on l’aist lavé et fort pigné, aussy qu’il aist faict son lict de foyn et d’avoinne*. Et croy de vray qu’il n’eust les flans si bien remplis, ne le poil si bien agencé, ne vous ne portiss<i>éz* la face si vermeille et tant coloree se vous n’eussiéz au soir couché en quelque plantureux hostel ; car vous et le cheval aussy monstréz136 asséz que 95bien traictiéz avéz esté. » Lors respondit Perceval à la pucelle que bon hostel il avoit trouvé et lieu où mieulx à son aise a esté qu’en hostel où jamais entrast ; puis à la pucelle dist : « Certes, ma dame, il m’est advis, entendu ce que m’avéz dit, que gueres en ce païs n’avéz habité, et que bien vous n’avéz circuit ceste forest ne ce qui est à l’environ, car qui hucher bien hault vouldroit du chasteau pourroit estre ouy où ceste nuict ay reposé, qui est le logis le meilleur où jamais homme meist le pied. » « Acertes donc, dist la pucelle, jeu vous avéz chez le riche roy Peschor*. » « Pucelle, se dist Perceval, ne say s’il est pescheur ou non : cella ne vous sauroi ge dire ; mais bien vray est qu’avant hyer dessus le soir deux hommes navigans trouvay en une profunde riviere et fort large, dont l’ung bien songneusement à naiger entendoit, et l’aultre à la ligne pescher se delectoit* ; lequel amiablement sa maison m’enseigna*, en laquelle je fuz receu et logé benignement et traicté honorablement. » [20va] « Sachéz, amy, dist la pucelle, que celluy que dictes est roy, et m’en croiés pour tout certain ; mais bien vray est que navré fut n’a pas long temps en une bataille où il receut de telles plaies que depuis ne se sceut ayder, et fut en icelle bataille d’ung javellot feru attravers des deux hanches*, si que depuis sur cheval il ne peult monter. Et quant par fois se veult esbatre ou prendre recreation, se faict porter en une littiere et se mectre en ung petit fustereau ou flecte* pour à la ligne aux poissons pescher : et par ce le roy Pesc<h>or* a non, pource qu’à pescher il s’esbat, et ne se sçauroit à aultre chose deduire ne passer temps, parce qu’il ne sçauroit aultre exercisse à plaisir prendre ne endurer, tant à la jouste que à la chasse. Mais bien vray est qu’en sa court sont plusieurs bons archiers, jo<u>steurs, veneurs et chasseurs* lesquelz en ceste forest prennent leur desduit tant à vener qu’à tirer aux bestes silvestres et saulvaiges. Et parce que ceste terre est asséz commode pour le plaisir de l’homme aporter*, le roy Pesc<h>or y a faict bastir le chasteau où de son bien ceste nuict logé avéz. Et sachéz que c’est le plus clement et le plus courtois prince que jamais de mere nasquist. » « Vraiement, dame, dist Perceval, je croy que dictes verité, et bien le pourrois tesmoigner, car tant d’honneur il me porta que pres de luy je fus par son commandement assis dessus ung lict où le trouvay, et me pria que je ne prinse à desplaisir que devant moy il ne s’estoit levé, mais que le voulsisse excuser parce que mouvoir ne se pouoit. »
96[3545-3637] « Il137 ne vous convient doubter138 de ce, dist la pucelle, que grant honneur ne vous ait faict de vous faire si pres de sa personne asseoir ; et bien vous monstra que debonnaire et moult courtois estoit. Or me dictes, je vous en prie, se vous veistes la lance de laquelle saigne la poincte*. » « Certes [20vb] ouy, » dist Perceval. « Et ne vous enquestates vous point, dist la pucelle, pourquoy ceste lance saignoit ? » « Croiéz que je n’en parlé oncques*, » dist Perceval. « En bonne foy, dist la pucelle, sachéz que tres mal exploicté avéz*. Or dictes moy, ne veistes vous le sainct graal* ? » « Pour vray, si ay, » dist Perceval. « Et qui le tenoit ? » « Une pucelle*, dist Perceval, laquelle d’une chambre sortit et puis en une aultre est entree. Et alloient devant la pucelle qui le graal portoit tant seullement deux escuiers* portant chascun ung chandelier plain de chandelles allumees ; puis, aprés le graal, venoit une aultre pucelle portant ung petit tailloir d’argent* en sa main. » « Et ne demandastes vous point, dist la pucelle, que signifie ceste chose ne la raison de ce que vistes ? » « Jamais je n’en ouvris ma bouche, dist Perceval, et n’en osay ung mot sonner. » « Certes, tant pis, dist la pucelle. Or sà, comment est vostre non ? » Lors Perceval, qui son non ne sçavoit* ne jamais ne l’avoit nommé, dist en devinant qu’il avoit nom Perceval le Gallois ; et toutesvoies, ainsy que nous dist le compte, ne sçayt s’il dit verité ou non*. Et quant la pucelle eust son nom entendu, tost debout elle se dressa et comme dame fort yree luy dist : « Certes, ce nom vous est changé de ‘Gallois’, mais on vous doibt nommer Perceval le Chetif*. » Et puis en se doulousant luy dist : « O Perceval le Malheureux*, quelle malle adventure t’est advenue quant du graal ne t’es enquis ! O que le roy en fust amendé lequel est en ce point blessé et navré* ; car, se du graal enquis te fussez, il eust sa sancté recouverte et fust venu à garison de tous ses membres, et si eust toutes ses terres reconquises, de quoy fust advenu grant bien. Mais sachez que par ton deffault grant mal et grant ennuy à toy et à aultruy en adviendra par ton peché. Et plus te dis : soyes certain que ta mere a le deu de Nature payé et rendu ; car plus n’est vive et est morte pour le deuil et ennuy que de toy [21ra] a prins*. Je sçay que point ne me congnois, mais je congnois bien qui tu es, et sachez que chez ta mere en mon enfance avecques toy je fus nourrie, et si pres je te actiens que suis 97ta cousinne germainne*. Et si t’advise que moindre desplaisir ne porte de ce que tant t’est mescheu* que tu n’as demandé et sceu que l’on faict du sainct graal ne où on le porte que de ta mere qui est morte*, ne que de ce chevallier qui est mort que j’aimoye plus que nulle aultre chose du monde, et lequel aussy pour sa bonne amie me clamoit comme bon et loial chevallier. » « Ha, pucelle ! faict Perceval. Touchant le trespas de ma mere, je vous supplie me dire comment vous sçavéz qu’elle est morte. » « Je le sçay, respond la pucelle, comme celle qui dedens terre l’a veu mectre. » « Je prie à Dieu, dist Perceval, qu’il ait de son ame mercy par sa grace et par sa bonté. Je vous advise, ma cousinne, q’ung compte piteux* m’avéz dit ; mais, puisqu’il est que Dieu l’a prinse, simplesse à moy seroit aller plus avant, car pour aultre chose en chemin ne me suis mis tant seullement que pour la veoir : par quoy adviser me fault de prendre une aultre voye. Et si tant de plaisir il vous plaisoit me faire que de venir avecques moy, grandement à vous me rendriéz obligé et me feriés ung grant honneur. Car quant au rega<r>d de vostre amy que tenéz mort, il est à considerer que plus ne vous peult profiter ; et suffira que priéz Dieu pour son ame au lieu celeste colloquer : les mors on mect avec les mors et les vivans avec les vifz*. Par quoy me semble qu’à vous mieulx il est convenable vous en venir quant et quant moy qu’icy139 seullette ung mort regarder quil ne140 vous peult prouffit porter ; et vous promectz141 que, se vous croiéz mon conseil, tant je feray que le chevallier je suivray fier et cruel qui le vostre amy a occis, et suis certain que, se je le puis rencontrer, Dieu seul aidant, que vous vengeray de l’oultraige. »
[3638-3690][21rb]Lors la pucelle, qui son ennuy ne son grand dueil ne peult refraindre qui trop pres du cueur luy tenoit, luy respondit : « Amy, dist elle, croiéz pour vray que jamais avecques vous ne yroye, ne de ce lieu ne partiroye tant que je sceusse le mien amy estre bouté dedens la terre. Par quoy vous prie : de ce plus à moy ne parléz, et vous conseille ceste sente et voye suivir que là voiéz à voustre dextre, par laquelle le desloyal chevallier qui le mien amy a occis s’en est allé. Non pas que ceste chose vous die affin de vous inciter de le suivir, combien que mon ennuy soit grant et le mal qu’il m’a faict cruel, mais pour au 98droit chemin vous mettre qui hors la forest prent l’adresse*. Ains que pourtant d’icy partéz, il vous plaira me dire où l’espee laquelle vous pend à senestre fut prinse, qui jamais sang d’homme ne tira ne jamais il n’en fut besoing ; certaine en suis, et davantaige je sçay qui la fist et forgea. Plus il y a qu’en elle ne vous debvéz fier, car, s’il advient qu’en bataille vous la tiréz pour vous servir, qu’en pieces du poing elle s’en vollera. » « Vous m’estonnéz, dist Perceval, car une gracieuse niepce de mon bon hoste asoir bien tard luy* envoya, laquelle aprés me la donna pour ung don precieulx et riche, duquel il m’a semblé estre bien donné et muny ; par quoy ne puis ce que vous m’avéz dit comprendre, veu l’estime que de l’espee chascun en la court du roy faict. Mais je vous prie, puisque ainsy est que le total d’icelle espee congnoisséz, que par vous je soye adverty, se le cas vient qu’elle se brise ou qu’elle rompe, s’il n’est possible la reforger en nul jour et la veoir entiere. » « Ouy bien, luy respont la pucelle, mais ce sera en bien grant peine et en grant labeur, et vous fauldroit prendre la voie vers le lac nommé Cotoatre*, où vous trouverés le febvre que forgee l’a, nommé Tibuer*, qui bien la vous sera* rebatre [21va] et retremper ; et ce sachéz que nul aultre reforger si elle rompt ne la sçauroit, par quoy bien vous fault donner garde q’ung aultre n’y mecte la main, car à chief n’en sçauroit venir* : ainsy seroit labeur perdu. » Et autant s’en va Perceval à son adventure, et la pucelle demeure avec son amy mort, lequel elle ne peult laisser.
[3691-3777]Perceval, d’auprés de la pucelle party, tousjours marchant le grant gallot, tenant le train des escloz* d’aulcun chevaulcheur, ne s’arresta tant qu’il en son chemin veit ung palefroy ou destrier fort maigre et las lequel marchoit pas à pas devant luy ; et bien luy fut advis que le destrier tant maigre, travaillé et tant defaict n’avoit142 esté en quelque bonne main, mais eschut avecques aulcun qui mallement en a pensé, comme l’on faict asséz souvent d’ung cheval de louaige ou d’un cheval presté*, lequel a le long du jour grant labeur enduré et est le soir fort mal appareillé. Et de faict tant estoit maigre et descharné le cheval que Perceval aconsuivit que les oz la peau luy perçoient, les oreilles pendans et de grant pouvreté tremblant ; et n’avoit ledit cheval sur le doz, en lieu de selle, fors ung petit de paille enclose en vielle toille que l’on 99nomme en vulgaire ung belleau*, et ung simple chevestre ou licol en la teste ; dessus lequel estoit montee une fort belle pucelle qui gueres plus grasse ne mieulx refaicte fut que le cheval sur lequel elle estoit, mais au contraire si chestifve et pasle fut que bien sembloit que par long temps l’eust malladie143 possedee. Et nous dit le compte que ceste pucelle n’estoit d’abit pas fort en ordre, mais si povrement vestue que hors de son sain par les pertuis de sa robe les mamelles luy apparoissoient ; et l’avoit le solleil si fort de hasle maculle<e> que la chair luy apparessoit toute gercee et fendue. Et pareillement estoit povrement affublee, car seullement n’avoit en la teste q’ung simple linge duquel elle estoit tres laidement envelopee ; et si estoit la face de challeur taincte et [21vb] quasy toute arce et bruslee, dessus laquelle apparessoient deulx traces des yeulx procedant que les continuelles larmes qu’elle par son ennuy jectoit avoi<e>nt faictes, lesquelles souvent jusques sur la poictrine luy cheoient. Quant Perceval eust la pucelle apperceue ainsy aflicte et desollee et si trespovrement de vesture paree, vers elle s’adressa, laquelle, sitost que Perceval veist à elle venir, au mieulx que possible luy fut son habit resserroit pour le nud de sa povre chair couvrir ; mais quant ung lieu à son pouoir avoit recouvert, sitost ung aultre apparessoit descouvert, tant dechiree et par lambeaulx estoit sa vesture. Laquelle en se complaignant disoit en espandant chauldes larmes de ses yeulx telles parrolles : « O Roy des cieulx, fontaine de toute bonté et le souverain distributeur de graces*, je te requiers ne voulloir permectre que mon vivant sans avoir fin le grant ennuy, la grant misere, maleur et povreté je porte que si longuement comme chestive ay enduré, laquelle chose, comme tu scez, n’est par ma deserte ou par ma coulpe*, mais te plaira par ta doulceur aulcun envoier qui de celle peine me delivre, ou de celluy qui tant ses griefz me faict tollerer et souffrir ; lequel, comme tu congnois, son plaisir prent à me voir en ceste misere et honte vivre, et n’est en luy mercy, clemence ne pitié, dont mieulx me fust qu’il par son glaive ma vie voulsist abbreger que me laisser tousjours en peine, en deuil et en ennuy languir. Et m’esbahis comme ma compaignie en telle maniere il desire, n’est que luy plaist et luy aggree ma honte et ma malheureté*. Et toutesvoyes, se vray estoit que j’eusse encontre luy mesprins de quoy il fust acertené, si ne deveroit le sien courroux tousjours en son cueur 100demourer et qu’en la fin à pitié ne deust tourner, veu la penitence que tant de temps en ay portee ; mais mon vivant offense encontre luy ne feis et n’en eu<s> jamais [22ra] le voulloir, ainsy que bien congnoisséz et sçavéz. »
12 . Comment Perceval combatit contre l ’ Orgueilleux de la Lande lequel si mallement traictoit la pucelle laquelle Perceval au pavillon baisa, comme il est dict.
[3778-3898]Aprés avoir Perceval144 la complaincte de la pucelle entierement ouye et entendue*, luy a dict : « Belle, le hault Dieu vous benie*, qui tant triste et dolente vous voy. » Et la pucelle doulcement, la face baissee*, sans le regarder luy respond145 : « Sire qui m’avéz saluee*, à voz desirs puissiéz venir, combien que ne soye tenue vers Dieu ceste requeste faire. » Quant Perceval entendit ainsy la pucelle parler, sans grant esbahissement ne fut, auquel de honte toute la couleur luy mua ; puis a à la pucelle dit : « Dame, dist il, je vous supplie me dire la raison pour quoy, car mon vivant je ne pense vous avoir veue, et si ne croy encontre vous jamais aulcune offense avoir faicte. » « Sy avéz, dist la pucelle, car je suis si chestive et tant ennuie<e> que nul salluer ne me doibt*. Et sachéz que d’engoisse me convient suer* quant aulcun me regarde ou à moy se veult arraisonner. » « Dictes vous ? respond Perceval. Saichéz que telle chose ne pensoye. Or n’ay entendu vous faire grief, desplaisir ne moleste quant en cest endroit suis venu, mais vers vous me suis adressé quant ainsy vous ouy douloir pour estre par vous informé de ce que vous estes tant afflicte et ainsy matte et mal empoint ; et croiéz que de ce faire ne me fusse voulu garder affin de sçavoir quelle adventure vous a à telle infortune amenee. » « Ha, sire ! luy dist la pucelle. Je vous prie en paix me laisser et tost d’icy vous departir ; car, se de brief ne departéz, il vous en pourra mal eschoir par voustre peché qui vous nuist. Pour ce fuiéz, si feréz que saige. » « Pourtant, faict Perceval, veuil je sçavoir par quelle puissance ou menasse d’icy me con[22rb]viendroit fuir, attendu que nul ne me chasse*. » « Sire, dist elle, ne targés de fuir puisqu’avéz loisir ; et ce pour eviter que l’Orguilleux de la Lande* ne vous treuve, 101lequel ne demande que bataille, meslee et hutin. Et sachéz que, s’il vous trouvoit, sans targer vous pourroit occire, parce que tant luy desplaist quant aucun à moy se devise ou que pres de luy il m’areste, qu’il ne desire <que> le chief luy oster ; et vous dy qu’il n’atent aultre chose que quelcun envers moy survienne. Et vous fault croire que n’y a long temps qu’il en occist ung à mes piedz, mais, ainsoys146 qu’à nul se combate, la cause et la raison luy dist pour quoy en telle villeté, chetisveté* et honte me faict avecqu<e>s luy demourer. » Et ainsy que Perceval et la pucelle devisoient, sortit l’Orguilleux hors du bois, et vint par telle roideur et vitesse qu’il sembloit que le tonnerre du ciel descendist ; et crioit tant comme il peult à Perceval en disant : « Toy qui es pres de la pucelle, arreste toy et là me attens : car saiches que ta fin est venue*, parce que à elle te es arresté et que l’as aussy detenue. Mais avant qu’à la mort te mecte, dire te veulx pour quelle chose et pour quel forfaict* ainsy en langueur et en honte je la fais vivre. Et pourtant escoute le compte : ung jour au bois allé estoie, et avois ceste damoiselle laissee en ung mien pavillon*, et n’aimoie aultre amye qu’elle. Or par adventure advint q’ung jouvenceau de Galles y vint*, lequel, comme depuis elle me congneut, tant la perforça qu’il la baisa maulgré son vueil, se de ce ne m’a donné bourde à entendre. Or fault penser qu’il n’en fist son voulloir puisque seullement la baisa ; et toutesvois le baiser l’aultre chose attraict*, car certain est que femme qui sa bouche abandonne de legier le sourplus elle donne*, moiennant que les deux personnes soient ensemble en ung lieu secret, et que celuy qui le baiser reçoit veuille au surplus entendre. Car il est à noter partout qu’en toutes choses desire femme vaincre fors qu’en ceste*, en laquelle expressement [22va] appete estre vaincue, combien que semblant monstre du contraire quant requise en est ou priee. Or est donc certain, puisqu’elle a à homme presté la bouche, que le cueur au residu consent, mais tant y a qu’elle veult que par force soit abatue en contrefaisant la couarde* ains que liberallement faire* l’octroy au requerant. Ainsi croy qu’il ne tint que au jouvenceau gallois, lequel par force, comme elle dit, la baisa, que le residu ne luy feist ; de quoy pourtant ne me plaist pas, parce que l’anneau qu’elle en son doy avoit luy emporta, dont ce me poise*. Et d’abondant beust à son aise du vin qu’au pavillon trouva, et à son plaisir de trois pastéz 102qui aussi là estoient mengea, lesquelz pour moy avoie faict garder. Et est la cause par laquelle ainsy la pucelle trecte comme voiéz, affin de la garder de renschoir en tel meffect ou grant follie. Car, sitost que à mon retour par elle ceste chose entendis, je luy juray que jamais d’avoyne ne mengeroit son palefroy ou hacquenee, ne seingné de nouveau ne ferré ne seroit*, ne que jamais ses habitz elle ne devestiroit, mais sur son corps les useroit, premier que je ne vinse à mon dessus de celluy qui parforcee l’avoit et que ne luy eusse la teste ostee. »
[3899-3926]Quant Perceval eust escouté et de point en point bien noté ce que a voulu l’Orguilleux de la Lande alleguer, si luy dit : « Sachés, amy, sans point doubter, que maintenant a la pucelle sa penitance faicte147, et si t’avise que celuy suis qui la baisa* au pavillon maulgré son veuil, et celluy qui son anneau prist et beut le vin que tu as dit, cil aussy qui des troys pastéz148 en mengea ung et demy, de quoy faire ne fus pas fol*, car grant fain et grant soif avoye. » « Or m’esbahis, faict l’Orguilleux de la Lande, comme tu as ceste chose recongnue par laquelle bien as la mort justement deservie*, à quoy [22vb] ta coulpe ja confessee te condampne. » « Encores n’est pas ma mort si prochaine comme tu cuides », faict Perceval*. Et à ses motz sans plus parler lascherent à leurs chevaulx la bride, puis les lances mirent en l’arrest, desquelles si fierement se rencontre<re>nt* qu’il leur convint à tous deulx jus des celles tumber à terre, où gueres longuement ne sejournerent sans mettre la main aux espees, par lesquelles ont de leurs coups l’ung et l’autre au combat donné.
[3927-3997]La bataille fut forte et dure* des deux combatans, mais tant en ce jour feist d’armes Perceval qu’il matta l’Orguilleux de la Lande, lequel à sa mercy se submist ; par quoy souvint à Perceval de l’enseignement de son maistre en chevallerie149 lequel, comme icy dessus avéz ouy, luy dist que jamais ne debvoit occire chevallier qui en sa mercy se meist. À cause de quoy ne voullut Perceval mettre l’Orguilleux de la Lande à mort, auquel il dist que mercy de luy il n’auroit que premier ne l’eust de s’amie, à laquelle et sans cause luy faisoit tant de gref endurer. Lors a l’Orguilleux de la Lande à Perceval dit : « Sire, dist il, de bon couraige je
1 anons
2 Les f. aa2r-aa4r sont occupés par la Table des titres : ceux-ci ont été édités en Annexe.
3 Même syntagme, au pluriel, ci-dessous et au f. AA1vb.
4 commemca
5 commencerent
6 cõme (sans doute résultat du mauvais développement d’une abréviation)
7 damasoilles
8 teinssent
9 veoir
10 au corps (même correction par Bouget 2018, p. 159)
11 audenoit
12 cf. v. 312 : et n’estoit se mervelles non
13 cf. v. 313-314 : des més que il lor aportoit / et des mangiers qu’il lor donoit.
14 o. par le cry e.
15 vai|lant
16 taisions
17 nous aduertis
18 Commennt
19 deuilz
20 a | a
21 lauber ; un verbe auber, ‘faire jour’, n’est pas attesté (voir néanmoins FEW, s.v. albus, XXIV, 307a, qui enregistre des formes régionales) ; al matin, selon le v. 623.
22 vif
23 L’incipit se lit dans la marge haute, en lieu et place des titres courants.
24 ayt
25 acoustumete e.
26 Galoyos
27 les
28 feuillius, corrigé sur l’usus (feuill- f. 5va, 35rb, 37ra).
29 tans, corrigé sur l’usus (deux occurrences contre plus de trois cent de tant) ; voir aussi plus bas, f. 16vb.
30 ruinceaulx (graphie non attestée)
31 quilz
32 munis
33 sensuiuent. La correction s’impose sur la base du v. 294 : Vont il le pas ou il s’en fuient ?
34 aduenuee
35 de que v.
36 chã|uure
37 desconseiller
38 elglises
39 oyesillons
40 Six lignes vides en bas de la colonne.
41 changer
42 lieux
43 islles
44 par (p barré) quoy
45 tant
46 pourroire
47 ouoit
48 ren|deur
49 toust
50 ostes
51 Perseval
52 Duquel
53 dist
54 rendue
55 chevallier
56 f. darmantis
57 petit a p.
58 desplyoa
59 qnoy
60 cf. v. 1623 : Si a les sa mere laissiez.
61 Graphie rétablie sur l’usus (cf. f. 24va, 30vb).
62 contreue|nir. Cf. v. 1645 : Desfendre ne contretenir.
63 et quil ait. Cf. v. 1667-1668 :Proier celui qui tot a fait, / Que de vostre ame merchi ait.
64 combastit
65 chastean
66 porporcionnee
67 chassez : je corrige, estimant que la désinence -ez a été provoquée par la proximité de vous, pris pour pronom sujet.
68 T. ou demourer. Cf. v. 1843 : Mais s’il vos plaist…
69 cheuaillier
70 cheuaillier
71 chouche
72 debonneaire
73 hlystoire
74 tressault tant
75 Clame|dieu
76 ce que de q.
77 me | s.
78 saillaire
79 mende
80 elsquel
81 orguielleux
82 souueu t
83 fieremant
84 tues
85 plustuost
86 ait : graphie rétablie sur l’usus.
87 doncqnes
88 a ce
89 des
90 ouoit
91 cf. v. 2336 : Quant il le chief n’en avoit pris.
92 Guingneron
93 gna
94 qui
95 croiere
96 cheualliere
97 plus d ’ a. il ne v. e. que p. il s. Cf. v. 2418-2419 : Volra faire chevalerie / Plus que il soffrir ne porra.
98 armes
99 C. o a a.
100 pue
101 enures
102 conctraincte
103 nõs
104 ar|riue
105 resconforter
106 chesteau
107 sesprouner
108 releuer
109 prinsonnier
110 faisant
111 tans, corrigé sur l’usus :voir supra, f. 2rb.
112 benie que la p.
113 layalle, graphie non attestée et isolée dans Perceval, qui pourrait néanmoins être le reflet d’une pron. [e].
114 Neau|mains
115 mauoir
116 se
117 ne de p. : à peine plus haut, ne gué ne p.
118 li|efue : corrigé sur la base de l’usus
119 cuenr
120 roy de Pescor
121 -s final imprimé sens dessus dessous
122 Alinéa simple, sans pied de mouche.
123 dauant
124 diseroit
125 mengez
126 girofile
127 est a t.
128 fermerent. Cf. v. 3351 : Autre vallet qui le servirent.
129 vistcment
130 Cf. v. 3377 : Si s’en va a l’uis de la sale.
131 chastean
132 Trois lignes blanches en fin de colonne.
133 fnssent
134 de comme il est dist, et gectant grosses larmes, deuil
135 trouner
136 monstrer
137 La lettrine est imprimée sens dessus dessous.
138 doubtez
139 qui cy
140 me
141 pro|nectz
142 nouoit
143 malladiee
144 par P.
145 tespond
146 ainsoyes
147 a sa p. est f. Cf. v. 3902 : Qu’ele a faite sa penitance.
148 patestez
149 m. du cheuallier : je corrige l’erreur d’anticipation en utilisant l’expression qui se lit au f. 10va.
- Thème CLIL : 3438 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moyen Age
- ISBN : 978-2-406-16046-5
- EAN : 9782406160465
- ISSN : 2261-0804
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16046-5.p.0025
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/06/2024
- Langue : Français