Résumés
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Penser le son, entendre l’inouï. Esthétique et politique de la modernité sonore
- Pages : 569 à 576
- Collection : Rencontres, n° 591
- Série : Études de philosophie, n° 15
Résumés
Esteban Buch, « Préface. Penser les pouvoirs du son »
Quel sens ontologique donner à la notion de pouvoir du son ? Le pouvoir peut-il être un attribut d’entités non humaines, ou bien parler d’un pouvoir de la musique ou du son n’est-il possible que de façon métaphorique ? Si l’anthropologie des arts visuels montre qu’il y a bien une agentivité propre aux œuvres d’art, qui affecte les hommes et peut même les conduire à accomplir certaines actions, conférer un pouvoir au son ou à la musique suppose de réinterroger le cadre même de la modernité.
Céline Hervet, « Introduction »
Quel a été l’impact de l’avènement au xixe puis au xxe siècle des techniques d’enregistrement et de reproduction du son ? Comment caractériser cette modernité sonore qui se déploie de façon intriquée dans les champs technique, esthétique et politique ? Entre l’invention du phonographe (1877) et celle du concept de soundscape (1977), c’est à un bouleversement anthropologique que l’on assiste, qui interroge notre rapport au monde et aux autres, croisant nécessairement esthétique et politique.
Joseph Delaplace, « Passions du sonore. Musique enregistrée, fantasmes et subjectivité au xxe siècle »
Ce texte examine quelques incidences du double mouvement de démocratisation et de spécialisation de l’enregistrement sonore sur l’écoute musicale et sur le sujet écoutant au siècle dernier. Sont évoquées les conditions qui ont rendu possible l’avènement du phonographe et de ses descendants. Il s’agit également de mettre en lumière, à partir de quelques œuvres littéraires et théâtrales de la fin du xixe et du début du xxe siècle, les représentations et fantasmes que génère le phonographe.
570Jean-Claude Dupont, « Les théories de la pathologie sonore de Charcot à Pavlov »
La théorisation des formes de vulnérabilité de la volonté aux sons musicaux s’exprime dans les paradigmes médicaux dominants au xixe siècle : l’excitation nerveuse, la dégénérescence, l’hypnose, le réflexe. L’article analyse quelques-uns des discours sur la pathologie sonore de Charcot à Pavlov, interroge l’articulation des concepts et des théories attribuant des effets délétères, pathogènes à certains genres musicaux, et la fonction générale des discours médicaux sur la musique pathologique.
Chloé Dos Reis, « L’ornement, ou le pouvoir d’une esthétique sonore sous le règne de Louis XIV »
Durant le règne de Louis XIV, le répertoire pour clavecin devient l’un des terrains privilégiés de l’écriture et de la pratique ornées grâce au cadre de l’école française de clavecin centrée sur Paris et la cour, induisant une transmission virale de ce style orné. Le choix du répertoire pour clavecin de Chambonnières à François Couperin comme corpus d’analyse permet une étude fine du pouvoir sonore de l’ornement durant le Grand Siècle : pouvoir affectif et pouvoir descriptif.
Juan David Barrera, « “Le pouvoir de ravir”. Les esthétiques du sublime et de l’intériorité dans l’orgue français à l’époque classique »
Au xviie siècle en France, la musique pour orgue au sein de la liturgie cherchait à créer un effet sensible à travers ses sonorités, véhiculant principalement deux attitudes religieuses : le recueillement et l’assujettissement à la puissance divine. Au moyen de quelques exemples, cet article considérera la manière dont le son pouvait avoir des répercussions sur les plans sensible et cognitif des récepteurs de l’époque, opérant un pouvoir capable d’influencer leur perception du fait religieux.
Céline Hervet, « La phonè du “gros animal” ou les vibrations du corps politique »
Ce texte interroge, dans le sillage de Jacques Rancière et de Nicole Loraux, le sens des manifestations sonores, phoniques, traditionnellement refoulées hors du champ politique au profit du logos et examine sous l’angle de la vibration 571et du transindividuel le potentiel de mobilisation et d’individuation collective du sonore ainsi mis en évidence, à travers la relecture de textes fondateurs de la philosophie politique à la lumière d’exemples concrets : le son de la cloche, l’hymne, le clapping.
Marie-Emmanuelle Torres, « “Nombreuses années à toi !” Acclamation populaire et silenciation chantée dans le rite impérial à Byzance »
Dans une large mesure, l’empereur byzantin met en scène son autorité par le sonore. Par les chants et acclamations, la voix populaire est dirigée pour offrir une seule expression. Ce sacrifice de la liberté d’expression populaire sous-tend l’équilibre politique byzantin par un double mouvement d’unité du collectif et d’imitation du collectif angélique. Tant que cette voix est dominée par le rituel, elle légitime l’autorité ; dès elle s’en écarte, elle redevient pulsionnelle et ouvre au chaos.
Patrick Péronnet, « Le tambour-symbole. Instrument de pouvoir et pouvoir de l’instrument aux xviiie et xixe siècles »
Associé à l’armée depuis le xve siècle, le tambour est l’ordonnateur du temps de guerre. Il devient un symbole du peuple dans le temps révolutionnaire, instrument du courage, de l’alerte, de l’unité d’une masse en action. Incarnations de l’innocence, de l’avenir et de la vulnérabilité, les tambours-enfants-soldats mènent les adultes à la victoire. Avec les cloches il s’empare de la sphère sonore publique et incarne paradoxalement l’ordre et le désordre tout au long de la Troisième République.
Jonathan Thomas, « Le paradoxe du “haut-parleur”. Violence sonore et pratiques politiques dans la France de l’entre-deux-guerres »
Pendant l’entre-deux-guerres, le haut-parleur se fait, en France, de plus en plus présent. Alors qu’il impose à chacun le son voulut par d’autres, il est autant un objet de détestation qu’un outil vite adopté et célébré par des pratiques politiques partisanes conduites à destination des masses. La violence de son régime d’écoute et son usage politique posent alors un paradoxe, interrogeant le fonctionnement du son publicisé, des pratiques politiques qui en usent, et de la démocratie d’alors.
572Roger Bautier, « Marginalisation et normalisation de la parole dans l’espace public »
Au cours du xixe siècle, les débats sur la participation à l’espace public et les moyens de communication qui lui sont liés ne sont pas rares. Il s’en dégage une orientation qui tend à valoriser l’écrit aux dépens de l’oral et du corps et à privilégier le silencieux sur le sonore. S’impose alors l’idée que la confrontation des opinions non seulement peut passer par l’écrit, mais doit passer d’abord par l’écrit, ce qui implique à la fois une marginalisation et une normalisation de la parole.
Adrien Quièvre, « Sonner la révolte. Contestations et résistances sonores chez les mineurs du Nord de la France (1833-1866) »
Cet article étudie le rôle du son lors des grèves d’ouvriers mineurs survenues en France au xixe siècle. Souvent reléguées au rang de tapage chaotique par les principaux travaux historiographiques, les pratiques sonores des mineurs jouent pourtant un rôle essentiel durant ces mouvements de contestation. Nous montrons ainsi comment les cris, les chants ou encore les silences permettent aux grévistes de s’approprier l’espace minier et inventer de nouvelles formes de contestation et de résistance.
Chloé Larmet, « Place des héros de Krystian Lupa ou le son des clameurs oubliées »
Cet article interroge les logiques de hantise du son au sein d’un spectacle en particulier : Place des héros de Thomas Bernhard mis en scène par Krystian Lupa, metteur en scène polonais majeur du paysage théâtral contemporain. Si le jeu des acteurs fait résonner des voix intimes grâce à un travail sur le monologue intérieur, l’ensemble de la dramaturgie sonore construite par Lupa déplace l’écoute du spectateur et le confronte à des spectres inouïs et oubliés.
Estelle Ferrarese, « Éloge politique du gémissement »
Cet article fait la critique des pensées actuelles, féministes ou perfectionnistes, de la « voix ». Posant une voix que l’on « trouve », elles dessinent une figure de l’authenticité ; supposant le rejet de la conformité, elles portent un appel à se choisir soi-même qui ne fait que protéger l’ordre existant. Nous défendons, par contraste, en mobilisant Adorno, la pertinence politique du gémissement, dont le caractère inarticulé, corporel, parfois involontaire, permet une critique immanente et négative.
573Céline Hervet, « Le fond sonore des vies mutilées. Polyphonie et résistance de l’irréconcilié chez Adorno »
La polyphonie comme forme musicale originaire réélaborée par Mahler puis par la « nouvelle musique », à travers l’horizontalité de son écriture et sa conduite obstinée de toutes les voix, pose selon Adorno l’idée d’une forme de vie autre, d’une société inorganisée, soustraite aux exigences du marché et du monde administré. Ainsi se formule une « uphonie », une utopie sonore et musicale, fondée sur la préservation des singularités, la résistance de l’individuel à son absorption par la totalité.
Makis Solomos, « Pour une approche écologique du sonore »
L’importance qu’a prise le son invite à développer une conscience écologique. S’il est vrai qu’avec l’omniprésence du sonore se déploie une culture cochléaire, fort différente de la culture rétinienne, ce changement de paradigme conduit à s’interroger sur l’écoute ainsi que sur les milieux sonores : l’écoute constitue un processus, le son n’est pas un objet. Cette conscience, que déploient de nombreux artistes, suggère que le sonore peut contribuer à reconstruire les liens et les collectivités.
Jean-Paul Thibaud, « Vers un art de l’imprégnation »
Comment se mettre à l’écoute de l’existence atmosphérique du monde ? De quelle manière les ambiances sonores imprègnent-elles l’expérience urbaine ordinaire. Trois mouvements conjoints sont mis en évidence : la tonalisation active la capacité des corps à retentir aux vibrations du monde ; l’atmosphérisation infiltre l’expérience urbaine de petites perceptions ; la climatisation infléchit les cadres sociaux de la sensibilité.
Élise Geisler et Sébastien Caillault, « À l’écoute du village de Bassoré. Quand le paysage sonore révèle des reconfigurations socio-spatiales en pays bwa (Burkina Faso) »
À partir d’une analyse interdisciplinaire du paysage sonore ordinaire en immersion dans un village de l’ouest du Burkina Faso, nous tentons de comprendre les reconfigurations socio-spatiales passées et en cours dans cette région. Il s’agissait à la fois de décaler son regard, par l’écoute, sur un espace 574connu et arpenté depuis plus de dix ans, et d’éprouver dans un contexte rural africain des méthodes d’analyse du paysage sonore déjà expérimentées dans des contextes urbains nord-européens.
Pauline Nadrigny, « Schizophonie, schizotopie »
Cette contribution étudie le néologisme « schizophonie » forgé par R. Murray Schafer et sa liaison avec celui de « schizotopie » employé par Günther Anders. Le son coupé de sa cause produit une diffraction des espaces sonore et visuel et une perte de repères. En nous penchant sur l’œuvre de Hildegard Westerkamp et ses échos dans les films de Gus Van Sant, nous verrons cependant que ce concept critique peut être amendé par un travail sur la dissociation des espaces de l’écoute.
Benjamin Straehli, « Le statut ontologique de l’objet sonore »
Dans le Traité des objets musicaux, Pierre Schaeffer a défini la notion d’objet sonore en se référant à la réduction phénoménologique. Le présent article soutient qu’il est en effet pertinent, pour fonder cette notion, d’en appeler aux textes de Husserl, mais que l’opération qui fait accéder à l’objet sonore n’est pas la réduction. D’un point de vue husserlien, l’objet sonore doit être considéré comme le résultat d’une forme particulière d’abstraction, expliquée dans les Recherches logiques.
André Hirt, « Histoire et musique : du bruit, du son et du silence. Thomas Mann et LeDocteur Faustus »
Partant de l’extrême ambiguïté de la musique, Thomas Mann fait état dans Le Docteur Faustus de « tout l’effroi de l’art des sons ». L’histoire contemporaine et la musique composent dans les années 1930 et 1940 une seule et même catastrophe qu’en retour la fiction romanesque explore et sonde jusqu’aux racines de la musique et de sa signification historique. Toutefois « une clarté dans la nuit » est peut-être perceptible dans ce qui n’apparaît que comme « bruit et fureur ».
Laurelyne Ramboz, « Capter les voix. Pouvoir et contre-pouvoir dans les œuvres tardives de Virginia Woolf »
À travers cette contribution, nous proposons d’examiner les observations de V. Woolf sur les pouvoirs du son, d’abord dans le domaine musical, puis 575dans le domaine médiatique. À l’aube d’une nouvelle guerre mondiale dans les années trente, elle revisite ainsi l’implication morale et politique d’une écoute passive, et met en lumière le paradoxe inhérent à toute approche didactique que l’on voudrait lui opposer : le risque d’imposer à son tour une logique propre au lieu de libérer son auditeur.
Serge Cardinal, « La métallurgie pour politique du son. À l’écoute d’Un balcon en forêt, de Julien Gracq »
Si, dans Un balcon en forêt de Julien Gracq, le paysage sonore entretient un lien fondamental avec la guerre, ce n’est pas seulement parce que le plomb explosif et la fonte éclatée, la tôle tordue et l’acier tonitruant, rythment en bonne partie sa durée vécue ou imaginée, mais aussi et surtout parce que les procédés de description du paysage, les modes de sa composition sonore et les moyens militaires de sa destruction ont la métallurgie en partage.
Jean-Louis Pautrot, « De la musique au son chez Pascal Quignard »
Quignard lie la musique à la nostalgie de l’affect souche du jadis prénatal. Elle renvoie à l’entendu utérin quasi hors signifiance musicale. Émanant de sons et gestes animaux, elle ancre la culture dans la nature. L’acte cognitif faisant du son un objet musical dérive d’une fonction hallucinatoire non juste humaine. Lecture et écriture imposant une mise au silence de la langue, détachée de l’oralité millénaire, l’objet acousmatique de la page rappelle ainsi la notion schaefferienne d’objet sonore.
Charline Lambert, « Impouvoir et puissance de la surdité »
L’objectif poursuivi par cet article est de démêler l’écheveau de l’articulation de la parole au sonore par le prisme de l’expérience de la surdité, selon la dialectique inclusion/exclusion qu’incarne le sujet politique sourd. La surdité, envisagée comme expérience, sera dégagée des rapports de force qui nouent impouvoir de celle-ci vs pouvoir de la norme entendante afin d’en éclairer, par un parallèle effectué avec les enjeux politiques de la parole poétique, sa dimension de puissance.
576Céline Hervet, « Post-scriptum. Tombeaux et forêts sonores »
La modernité sonore est le fruit d’une époque qui cherche par tous les moyens à conserver ce qui est voué à disparaître : les corps, les cultures, les voix. Aussi la reproduction sonore a-t-elle partie liée avec le caractère insupportable de la perte. On ne s’étonnera pas dès lors qu’au moment où le vivant s’éteint, l’écologie investisse autant le son, dans une perspective de repolitisation de l’écoute qui serait libérée de son potentiel de sidération au profit d’un passage à l’action.
- Thème CLIL : 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
- ISBN : 978-2-406-14980-4
- EAN : 9782406149804
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14980-4.p.0569
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/09/2023
- Langue : Français