Book reviews
- Publication type: Journal article
- Journal: Parade sauvage Revue d’études rimbaldiennes
2020, n° 31. varia - Authors: Lansmans (Alexandre), Reboul (Yves)
- Pages: 323 to 335
- Journal: Parade sauvage (Wild Parade)
Francofonia, no 72 : « Rimbaud le voyant ? », Yann Frémy (dir.), Leo Olschki Editore, 2017.
« Le magnifique mot de “Voyant” fascine et, tout à la fois, embarrasse les critiques. » constate Alain Vaillant (p. 27) dans le dossier du soixante-douzième numéro de Francofonia dirigé par Yann Frémy dont le titre « Rimbaud le voyant ? » dit assez, par sa forme interrogative et la minuscule à voyant, l’approche dé-mythifiante qui paraît motiver la plupart de ses contributions. « Que la “voyance” de Rimbaud soit une mystification lorsqu’on y voit quelque profond mysticisme et a fortiori une capacité alchimico-tarotienne de prédire l’avenir, on l’a assez dit. », écrit Steve Murphy qui ajoute : « Cette idée ne peut que favoriser des lectures obscurantistes et, comme l’a observé André Guyaux, Rimbaud n’emploie jamais le mot voyance. » (p. 141). On pourrait dès lors se demander s’il est approprié de parler de (poétique de la) « voyance », comme le font Alain Vaillant et Henri Scepi, par commodité bien qu’en toute connaissance de cause. Ce mot, malheureux par identité avec la « capacité divinatoire », demeure cependant nécessaire pour saisir un « Rimbaud sinon théoricien, du moins suffisamment conscient de sa création pour produire un certain nombre de notions […] » comme l’indique Yann Frémy dans son introduction intitulée « Voir Rimbaud » (p. 5), titre approprié dans la mesure où ce dossier constitue une exploration des figures du voyant rimbaldien.
Dans la continuité de sa thèse Effarés à la loupe (2016), Philippe Rocher envisage la « poétique de l’effarement » au sein du projet rimbaldien en s’intéressant particulièrement à « Ophélie » et à « Tête de faune ». Partant d’une citation de Marc Dominicy pour lequel « l’effaré(e) pourra être un voyeur ou l’objet du voyeurisme1 », il estime qu’« [o]n reconnaît facilement l’effaré dans le “voyant” rimbaldien qui est également celui qui est vu (voyant = visible) et celui qui voit […] » (p. 22). Un autre intérêt de sa contribution intitulée « Forme(s), informe, effarement » est l’insistance sur « la dimension critique du rapport au monde de 324Rimbaud » (p. 23) : une « critique tous azimuts » qui se traduit dans un « poème critique » (p. 18) tel que « Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs » et qui, dans son « mouvement de désacralisation global irrépressible » (p. 15), n’épargne pas même Baudelaire, le « vrai Dieu », dont la forme est pourtant aussitôt taxée de « mesquine » dans la lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871.
Dans « Rimbaud poète “voyant”, entre antiquité et modernité », Alain Vaillant explore la tension irrésolue chez Rimbaud entre le regret de l’« harmonie » antique et le refus de toute régression idéalisante. Là où Baudelaire entendait encore « transformer la “boue” du monde moderne en “or” », Rimbaud serait, pour Vaillant, le (seul ?) « vrai poète de la vie moderne » (p. 32) par son renoncement à la Beauté (p. 33) et son rejet de « toutes les abstractions spiritualisantes. » (p. 34). Cependant Vaillant pense que « dans les textes les plus prodigieusement novateurs […] brille toujours une lumière familière et ancienne. » (p. 37), et le critique de citer le quatrain initial et final de « L’Éternité » : « Elle est retrouvée / Quoi ? L’éternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil. » Il conclut qu’« [e]n se disant Voyant, Rimbaud renie déjà, sans le dire, le “dérèglement de tous les sens” » et « avoue son aspiration, irrépressible, à l’harmonie […] » (p. 38).
Revendiquant avec Yves Citton une lecture de type « affabulant », Samia Kassab-Charfi propose un « essai de lecture anachronique de Rimbaud ». Dans « Adboh Rimb et la conscience de l’histoire », elle tente de « dégager les éléments d’une poétique que l’on pourrait désigner comme pré-postcoloniale » (p. 43) dans la mesure où Rimbaud, particulièrement dans Illuminations (« Villes », « Vies » et surtout « Barbare ») aurait voulu lire le monde en le « pré-voyant, c’est-à-dire en concevant la suite » (p. 43). Kassab-Charfi conclut « pour une lecture barbare » (p. 54) de Rimbaud sans toutefois dire nettement en quoi cela consisterait ; on ne peut dès lors s’empêcher de redouter qu’une telle lecture réactive des images mythiques dont on sait, depuis René Étiemble, le mal qu’elles ont fait aux études rimbaldiennes.
La contribution de Christophe Bataillé intitulée « Cueille le jour présent de “L’Éternité” » résonne avec la fin de la contribution d’Alain Vaillant qui voyait dans ce poème (rédigé en mai 1872, soit un an après les « Lettres du Voyant ») une résurgence de la nostalgie pour la beauté antique. À travers une explication de texte limpide, Bataillé 325illustre la réflexion de Vaillant en voyant dans ce poème le colloque du corps et de l’âme, le premier parlant à la seconde le discours (forcément connoté « antique » ou « païen ») du carpe diem. Il propose notamment que les « humains suffrages » du neuvième vers doivent s’entendre selon « l’acception chrétienne et plus précisément catholique du substantif suffrage » (p. 61), ainsi que la reprise à la fin du poème du quatrain initial réalise « un juste retour des choses vis-à-vis d’un christianisme peut-être envisagé par lui [Rimbaud] comme une usurpation historique » (p. 65).
Dans « Rimbaud flâneur », Denis Saint-Amand propose que pour « se faire voyant » Rimbaud a commencé par « devenir un observateur hors pair du quotidien » (p. 71). Dans « Vénus anadyomène », le poète se révèle « davantage voyeur que voyant » (p. 71) ; « Les Effarés » serait un autre exemple de « fiction voyeuriste » (p. 72). Quant à l’Album zutique, il déploie cette même « poétique voyeuriste » (p. 72) autant qu’il constitue un « manuscrit de flâneurs » (p. 74) et une « collection de “choses vues” » (p. 76). Saint-Amand, qui rappelle au passage la définition baudelairienne du flâneur occupé à « voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde2 », écrit que Rimbaud donne à lire des « reconfigurations satiriques d’espaces publics » (p. 80), notamment dans le poème « Paris », qui constitue « une petite fresque témoignant de l’ambiance parisienne au lendemain de la Commune » (p. 79).
Dans « Quand voir c’est dire : remarques sur la “voyance” dans la poétique de Rimbaud », Henri Scepi demande s’il convient d’« annexer Rimbaud à la “tribu prophétique” » (p. 83). Il semble bien que non ; au contraire, le poème rimbaldien est traversé par une logique de « désublimation » et de « défamiliarisation » qui contribue à « annuler les prestiges et les leurres de la poésie afin de remotiver l’efficacité pratique d’un dire producteur[…] » (p. 84). L’économie de l’image et de l’analogie est particulièrement « déréglée » et « révélée dans toutes ses insuffisances » (p. 87). « Le cœur supplicié » serait à cet égard une des réalisations marquantes de « cette poésie voyante qui, loin de promettre un autre monde, conspire à la défaite des images éloquentes et ruine le complexe optico-symbolique de la tradition lyrique […] » (p. 91). Scepi qualifie la « logique “voyante” » de « désimaginante » (p. 92), ce qui laisse à penser que la « voyance » consisterait à voir le réel par-delà 326ses images. On pourrait cependant regretter que, proposant de revenir sur le « contexte d’émergence » du « poète voyant » (p. 95), le critique examine assez peu le contexte syntagmatique d’occurrence de ce mot (« je travaille à me rendre voyant » dans la lettre à Izambard du 13 mai 1871 ; « il s’agit de faire l’âme monstrueuse » et « se faire voyant » dans la lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871), ce qui peut-être aurait conduit à réévaluer la « voyance » en tant qu’horizon et que praxis.
La citation qui donne son nom à la contribution de Seth Whidden, « Voir, vivre, partir », est extraite d’une lettre de Rimbaud à sa sœur Isabelle le 15 juillet 1891 : « Je voudrais faire ceci et cela, aller ici et là, voir, vivre, partir : impossible3[…] ». Commentant cet article, Yann Frémy dit justement qu’en Abyssinie « Rimbaud régresse de la vision à la vue. » (p. 7). Cependant, Whidden semble regretter que « la période africaine de Rimbaud se voit trop souvent reléguée à l’arrière-plan par la critique pour son manque de verve poétique, pour une écriture banale qui reflétait le vécu commercial et si peu littéraire […] » (p. 100). Il cite ensuite Alain Borer pour lequel « il est séduisant […] de considérer les activités de Rimbaud après 1875 ou 1880 comme une forme de poésie immédiate4. » On a cependant un peu l’impression que les réflexions pour faire exister un Rimbaud photographe à partir d’éléments aussi ténus que quelques bribes de lettres (Rimbaud écrit à Ernest Delahaye le 18 janvier 1882 qu’il a commandé à Lyon un appareil photographique) et quelques photographies (ratées, au demeurant) serait une façon de dégager (de sauver ?) un Rimbaud artiste hors du Rimbaud commerçant.
Dans « Réinventer la poésie. Des “Lettres du Voyant” aux Illuminations », Hisashi Mizuno, estime que Rimbaud « va au-delà du roi des poètes [Baudelaire] » (p. 111) dans la mesure où il renonce à la vision subjective. En effet, si « Je est un autre », comment un tel sujet pourrait-il être le siège d’une poésie subjective (p. 113) ? En analysant « Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs », Mizuno montre que la poétique rimbaldienne est un « geste dirigé contre la représentation. » (p. 115) et que « Rimbaud […] refuse de photographier les fleurs et de les reproduire dans un monde fictif à l’aspect réaliste. » De ce point de vue, le dixième vers 327de la deuxième partie de ce poème (« Ô très paisibles photographes ! ») apparaît d’autant plus ironique.
Dans le panorama littéraire esquissé par Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny, Alfred de Musset est sans doute le poète le plus violemment attaqué. Sylvain Ledda revient sur les enjeux de cette détestation dans « Musset-Rimbaud : paradoxe des haines fécondes », en montrant comment Rimbaud « construit sa propre poétique en détruisant son aîné. » (p. 127). Musset « n’échappe pas à l’exécution du lyrisme romantisme [sic], dont il semble le chantre » (p. 127) et la « caricature » (p. 139), incarnant la « conjonction du “je lyrique” et du “moi” de l’auteur, que rejette Rimbaud avec véhémence. » (p. 129). L’action consistant à « faire son Rolla » devient alors le comble de ce qu’il ne faut pas faire en poésie. Par ailleurs, il se peut que le repoussoir Musset fonctionne ici comme une cible oblique à travers laquelle Rimbaud fustige Demeny et sa poésie subjective.
Dans « La double vision des “Premières communions” (approche en zigzag) », Steve Murphy met en regard les traitements rimbaldiens et flaubertiens de l’hystérie religieuse. À la « poétique du Voyant qui est aussi celui de l’Entendant » (p. 150), il faudrait ajouter la figure du poète Sentant dans la mesure où « le roman [Madame Bovary] est ponctué aussi par des odeurs prototypiques dans toute littérature de la désidéalisation. Nul besoin de dresser ici, si l’on peut dire, un cacalogue (ou scatalogue ?) des retours du refoulé excrémentiel dans les vers de 1871, allant d’“Accroupissements” et “Oraison du soir” au “Sonnet du trou du cul” et à l’“L’Angelot maudit”. » (p. 151). Le voyant serait alors non pas un « mystique » mais un « démystificateur » (p. 142) qui s’attacherait à décrire « les effets pathologiques de conceptions visionnaires » (p. 160), et Steve Murphy de conclure qu’« [i]l suffit de lire “Les Premières Communions” pour comprendre que loin de cultiver quelque voyance mystique, Rimbaud entend surtout pourfendre tout ce qui peut aboutir à des Bernadette Soubirous. » (p. 159).
La conclusion de Murphy semble rejoindre l’article initial de Philippe Rocher par son insistance sur la faculté critique de Rimbaud. Derrière la mystification de la « voyance » tend à se dégager l’image d’une poésie objective et critique voire d’un « réalisme halluciné » pour reprendre l’expression de Saint-Amand (p. 71). Rimbaud n’est certes pas un de ces « hallucinés de l’arrière-monde » dont parle Nietzsche dans Zarathoustra, 328au contraire : Rimbaud voyantle monde tel qu’il est serait, peut-être, le « vrai » voyant ; ce Rimbaud irréductiblement critique qui affleure jusque dans les entreprises marquées par la rémanence du mythe Rimbaud, y compris chez Alain Borer cité par Kassab-Charfi : ce Rimbaud qui, même en Afrique, « dénigre toujours tout5 ».
Yann Frémy écrivait dans son introduction : « La richesse conceptuelle des Lettres du Voyant est telle que bien des textes ultérieurs pourraient être moins la consécration de cette entreprise que sa possible délégitimation, » (p. 6). Décidément, tout se passe comme si la question « Rimbaud le voyant ? » débouchait sur une nouvelle question qui pourrait s’énoncer comme suit : « Rimbaud le critique ? »
Alexandre Lansmans
Université de Liège
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Adrien Cavallaro, Rimbaud et le rimbaldisme – xixe-xxe siècles, Paris, Hermann (« Savoir Lettres »), 2019, 498 p.
Le lecteur qui ouvre le livre d’Adrien Cavallaro peut être tenté de croire, au vu du titre, qu’il s’agit d’une tentative pour prolonger le célèbre Mythe de Rimbaud d’Étiemble. Or il n’en est rien : le but de l’auteur est en fait de définir un « objet de pensée » nouveau, le rimbaldisme, dont il entreprend de décrire la nature, la genèse, le développement ; et la première caractéristique de son entreprise est justement de différer radicalement de celle du Mythe de Rimbaud dont l’objectif proclamé était, rappelons-le, d’œuvrer à une restauration de la vérité du texte, défigurée par d’innombrables lectures fabuleuses. Cette prise 329de distance vis-à-vis d’Étiemble, Adrien Cavallaro la justifie d’abord par des raisons théoriques : on le voit ainsi recourir (brièvement, il est vrai) à Barthes pour dénoncer chez Étiemble ce « mythème » (p. 48) d’une pureté textuelle ; ou (plus important sans doute) se revendiquer de Ricœur pour défendre l’historicité de toute compréhension d’un texte (de sorte qu’on n’est pas étonné de le voir mettre en avant le concept de « cercle mythographique »). Le travail iconoclaste d’Étiemble, dont il ne méconnait cependant pas l’importance, lui semble donc mener à une impasse dans la mesure où il postule l’existence d’une seule vérité de l’œuvre, parfaitement stable et intemporelle : pour lui, cela revient à négliger les « rapports historiques dynamiques » qui ont pu se nouer entre l’œuvre et ses réceptions et surtout à passer sous silence, au nom d’une axiologie strictement positiviste, la « fertilité poétique » (p. 29) qui a été celle du texte de Rimbaud au fil de générations et de lectures successives. C’est précisément cette fertilité, indissociable du texte rimbaldien lui-même, qu’Adrien Cavallaro a entrepris d’explorer sous le nom de rimbaldisme : car à ses yeux (et il y a là comme un programme pour son livre), « la réception ne trahit pas l’œuvre, mais prenant sa suite, elle en change l’orientation ».
Pour ce faire, l’auteur a choisi de s’appuyer sur un corpus qui s’étend des débuts de la réception rimbaldienne à 1950. Il n’est pas allé au-delà parce que, précise-t-il, les années cinquante inaugurent une nouvelle histoire de la réception, largement éclatée, alors que de Fénéon à Breton la période envisagée présente une réelle cohérence (au point que le rimbaldisme puisse y être défini comme une langue commune). Cette cohérence tient essentiellement à ce que la réception est alors gouvernée, moins par le texte de Rimbaud que par la fascination d’une trajectoire absolument singulière et avant tout par l’énigme du silence et d’une deuxième vie hors de toute littérature. Le rimbaldisme, nous dit Adrien Cavallaro, naît justement de ce silence : il insère l’œuvre rimbaldien dans une aventure existentielle qui, en quelque sorte, l’« augmente » (p. 38). Et la voie est alors ouverte pour un dialogue créatif qui demeure entièrement étranger à la dialectique de l’erreur et de la vérité telle qu’Étiemble la pratiquait – car ce rimbaldisme-là est affaire, non de glossateurs, mais de créateurs.
Il a donc une histoire et Adrien Cavallaro en vient alors à ceux qui l’ont inaugurée. Pour lui, le premier d’entre eux n’est autre que Verlaine 330dans la mesure où l’auteur des Poètes maudits centre son portrait de Rimbaud sur l’énigme de son départ et de son silence, mettant par là en circulation un des thèmes fondamentaux du futur rimbaldisme (ne clôture-t-il pas quasiment son essai sur une citation du passage bien connu de Mauvais sang : « Ma journée est faite ; je quitte l’Europe » ?) L’autre père fondateur du rimbaldisme serait Félix Fénéon qui, dans son admirable compte rendu de la première édition des Illuminations (procurée par lui-même), dit clairement leur avoir imposé une « espèce d’ordre » : or cet ordre suggère un « parcours d’émancipation progressive » (p. 91), conduisant le lecteur de « révolutions cosmiques » et de villes monstrueuses à un désir de « vie végétative » (où l’on voit que Fénéon avait lu Alchimie du verbe) pour finir sur un « En avant, route ! » emprunté à Démocratie. Si cette édition porte évidemment la trace des convictions anarchistes de Fénéon, nous dit alors Adrien Cavallaro, celui-ci y a surtout développé un « schéma explicatif de crise » : son édition est d’inspiration herméneutique (p. 93) et cette herméneutique est une réponse au défi du silence. Elle tente une « histoire du sujet », d’ailleurs largement surdéterminée par l’œuvre rimbaldienne elle-même puisque Fénéon, manifestement, a écrit « au miroir d’Alchimie du verbe » (p. 93) et que ce texte fameux était déjà une fictionnalisation.
La réception, toutefois (et donc les voies empruntées par le rimbaldisme naissant) a aussi dépendu en ces années-là d’une histoire éditoriale qui a été « chaotique » (p. 79). Adrien Cavallaro examine alors le rôle joué par l’édition Berrichon-Delahaye de 1898, laquelle se targue d’une parfaite « fidélité chronologique » (p. 121) et met donc fin à ce désordre, mais au prix d’une véritable orientation de la lecture. Les œuvres y sont en effet réparties en saisons créatrices (à nouveau en écho à Alchimie du verbe) ; mais surtout le volume se clôt sur Une saison en enfer qu’il donne pour la dernière œuvre de Rimbaud : perspective clairement téléologique, l’ensemble de l’œuvre trouvant du coup sa logique ultime dans un « adieu à l’écriture » (p. 128) et Une saison en enfer ouvrant sur le silence final. Or cette chronologie est entièrement factice et résulte, comme le rappelle l’auteur, d’un « coup de force » d’Isabelle Rimbaud (p. 122) : elle ne s’en imposera pas moins pour de longues années, marquant profondément le rimbaldisme.
Celui-ci était déjà en gestation depuis quelques années dans le contexte d’un Symbolisme où se développait ce qu’Adrien Cavallaro 331qualifie de proto-rimbaldisme. Il faut cependant, ajoute-t-il, en nuancer l’importance. Il y a la fascination naissante pour Voyelles, bien sûr ; mais l’impact de ce poème, publié en tête de l’anthologie verlainienne, déborde de beaucoup les frontières des divers groupes symbolistes. Pour le reste, l’exaltation de Rimbaud est surtout le fait du « noyau dur de La Vogue » (p. 147), c’est-à-dire d’un groupe très minoritaire au sein du Symbolisme. Ce qui est vrai cependant, c’est que Rimbaud, qui figure alors dans plusieurs anthologies, est reçu à la fois comme un écrivain contemporain et comme « le porteur d’une énigme du silence qui le place à l’écart » (p. 157). Fénéon parlait à ce propos d’« ombre mythique » ; Adrien Cavallaro souligne quant à lui que cette situation étrange lui confère « l’auréole d’un exemplum », celle d’un « contemporain aussi capital qu’énigmatique » (p. 153).
C’est toutefois le début du xxe siècle qui donne vraiment le coup d’envoi du rimbaldisme. À cet égard, Adrien Cavallaro fait un sort à l’essai de Segalen, « Le double Rimbaud », paru en 1906 : non qu’il ait exercé une grande influence, mais parce qu’il serait symptomatique d’une évolution décisive du paradigme critique. Segalen postule en effet dans la psyché rimbaldienne une césure aussi radicale qu’énigmatique entre le poète et l’explorateur et inaugure par là une démarche herméneutique qui, écrit l’auteur, sera à la base de « toute approche du poète durant la première moitié du xxe siècle » (p. 175) – ce qu’illustrent, ajoute-t-il, les deux grandes familles entre lesquelles va se diviser le rimbaldisme dans les années suivantes : la catholique et la surréaliste.
S’agissant de la première, Adrien Cavallaro s’emploie d’emblée à établir une distinction très nette entre rimbaldisme d’obédience catholique et mythe catholique. Ce dernier offre une vision édifiante de Rimbaud, reposant sur les affabulations du couple Berrichon et notamment sur la lettre (hautement suspecte) d’Isabelle en date du 28 octobre 1891 où elle fait état de la conversion finale de son frère : il est donc, reconnaît l’auteur, entièrement justiciable de la critique d’Étiemble. Mais pour lui, tout différent est le rimbaldisme catholique, bien qu’il intègre certains éléments du mythe et que les « très grands textes » qui le fondent aient été comme « englouti[s] » par des « torrents de prose édifiante » (p. 180). Ces « très grands textes », ce sont bien entendu ceux de Claudel et avant tout sa fameuse préface à l’édition Berrichon de 1912. Claudel y fonde son schéma, reconnaît Adrien Cavallaro, sur la conversion finale dont 332Isabelle s’était instituée le témoin et il ne met pas en doute la véracité de la lettre du 28 octobre 1891 ; mais il n’en crée pas moins un « cadre herméneutique » radicalement nouveau, avec lequel le mythe catholique se transforme en un « rimbaldisme de la révélation, portée par une œuvre qui devient parole » (p. 183). Pour l’auteur des Cinq Grandes Odes en effet, il n’y a qu’un seul Rimbaud et la révélation que celui-ci a fini par accepter au seuil de la mort travaillait déjà une œuvre qui était le « miroir langagier » d’un absolu, même si son auteur ne le comprenait pas lui-même (p. 185). C’est en ce sens qu’elle est parole, « moins œuvre écrite que révélation à accueillir » (p. 186), le Voyant s’étant mis en « état de silence » pour laisser advenir en lui une « parole musicale » – cette parole dont Une saison en enfer marquera l’apogée. Herméneutique d’une totale originalité et au service de laquelle Claudel s’est créé une sorte de canon rimbaldien personnel qui privilégie (le plus souvent sous forme de centon) L’Impossible et Adieu.
L’autre grande famille du rimbaldisme est évidemment la surréaliste. D’emblée, Adrien Cavallaro note qu’elle a voulu se définir contre Claudel (ce dont témoigne, dans le Projet d’histoire littéraire contemporaine d’Aragon, la formule « Rimbaud aux mains de Paul Claudel » pour la première période envisagée, celle de 1913 à la guerre). C’est que les Surréalistes renversent absolument la perspective claudélienne : pour eux l’œuvre de Rimbaud et la trajectoire de sa vie sont dans « un rapport de confusion » (p. 197) dans la mesure où l’œuvre ne renvoie pas à un ailleurs, mais témoigne de cette obligation de « changer la vie » à laquelle son auteur se serait dévoué. On comprend dès lors que Breton ait pu écrire que l’œuvre rimbaldienne « mérit[ait] de demeurer en vigie sur notre route » (p. 201) : à ses yeux, la poésie est d’abord une pratique, révélatrice du fonctionnement de l’esprit, instrument de libération – et dans laquelle Rimbaud se serait engagé avant lui. Pour les Surréalistes, nous dit Adrien Cavallaro, l’œuvre de Rimbaud est donc un message (p. 200), entièrement étranger à toute perspective formelle ou littéraire. Deux textes leur paraissent particulièrement autoriser cette vision, qu’ils élisent entre tous : Alchimie du verbe et surtout peut-être Rêve, qui est comme le « contre-Adieu du rimbaldisme surréaliste » (p. 207).
Sur cette analyse se clôt la première partie du livre, intitulée « Trouver une voix. Le rimbaldisme antidote du silence ». La deuxième partie s’intitule quant à elle « Trouver une langue. Poétiques du rimbaldisme ». Il faut s’entendre, cependant, sur le sens de cette langue qu’Adrien Cavallaro aborde 333essentiellement sous l’angle des formules et des mots d’ordre. Il s’en justifie en notant que, l’œuvre de Rimbaud une fois universellement connue, ce ne sont pas les citations, pourtant abondantes, qui ont importé dans la réception, mais bien ce qu’on peut nommer la formule rimbaldienne, ce qui correspond d’ailleurs largement à une pratique de Rimbaud lui-même ; et il examine alors un certain nombre d’exemples de cette « pratique de la formule par la réception » (p. 236). Sans surprise, c’est encore Claudel qui lui fournit (p. 252) son meilleur exemple, grâce notamment au véritable centon de formules rimbaldiennes qu’est la préface de 1912 ; mais il met aussi en valeur la pratique à cet égard d’un Rivière qui, dans ses célèbres articles de 1914, use lui aussi d’un véritable « réagencement de formules » rimbaldiennes. Cette « pénétration de la langue rimbaldienne » (p. 261) dans l’inconscient des écrivains se retrouve évidemment chez les Surréalistes mais, note Adrien Cavallaro, surtout au bénéfice d’Alchimie du verbe qui devient un véritable « bréviaire de la modernité », comme le montre notamment Une vague de rêves. En revanche, la lettre à Demeny du 15 mai 1871, republiée en 1929 par le groupe du Grand Jeu, ne semble guère intéresser (p. 290) et, de façon surprenante, la formule « Il faut être absolument moderne » ne trouve guère d’écho, dans une époque où la revendication de modernité est pourtant largement répandue. Reste que se diffuse ainsi, petit à petit, une sorte de « mot d’ordre rimbaldien » à valeur impérative, qui finira par susciter la critique, par exemple (et non sans paradoxe) chez Aragon, mais aussi, dans les dernières années du corpus examiné, chez un Sartre ou un Camus.
À cet examen d’une poétique de la réception succède alors un ultime (et abondant) chapitre intitulé « La légende rimbaldienne ». Il s’agit cette fois « d’apprécier les biographies rimbaldiennes » (ou du moins certaines d’entre elles) « comme objets littéraires » (p. 339), c’est-à-dire en admettant une part de fictionnalisation qu’Adrien Cavallaro justifie d’ailleurs en observant que Rimbaud lui-même en a offert le modèle : il reprend pour cela le concept d’anabiographie, proposé naguère par Jean-Luc Steinmetz (par analogie avec le phénomène de l’anamorphose) et souligne qu’il voit à l’œuvre cette démarche d’anabiographe dans plus d’un texte rimbaldien (notamment dans Les Poètes de sept ans). Pour lui, c’est dans cette logique que la trajectoire rimbaldienne tend à se constituer en légendaire « grossi à chaque pallier de l’histoire du rimbaldisme » (p. 351). Aragon a d’ailleurs décrypté le phénomène dans Les 334Voyageurs de l’impériale avec l’extraordinaire (et parodique) histoire de la légende de Pierre Mercadier qu’Adrien Cavallaro évoque longuement. Et de prolonger ensuite l’analyse avec l’évocation d’une série de légendes rimbaldiennes qu’on doit cette fois à Verlaine (essentiellement les Vieux Coppées, puis Laeti et errabundi) : à quoi il raccroche la « Légende du caissier boiteux » de Max Jacob et aussi l’admirable poème de Claudel intitulé Consécration (dans La Messe là-bas) – qu’à vrai dire on aurait plutôt attendu en illustration du rimbaldisme claudélien. Mais surtout, avant de terminer brièvement sur L’enfance d’un chef et Un beau ténébreux de Gracq, il se livre à une longue analyse du développement consacré au personnage d’Arthur dans Anicet ou le Panorama, roman d’Aragon, dont il montre notamment qu’il est écrit contre l’interprétation métaphysique de Rimbaud développée par Jacques Rivière dans ses fameux articles de La NRF en juillet-août 1914. On n’hésitera pas à dire que ces pages sont remarquables, probablement les meilleures du livre.
Au total, il s’agit donc incontestablement d’un ouvrage important, qui comptera dans la critique rimbaldienne. Au chapitre des objections, on pourra reprocher à l’auteur une répartition parfois contestable de sa matière (voir ci-dessus la remarque concernant Consécration) ; et aussi quelques affirmations factuellement discutables, comme lorsqu’il pose que la date de mai 1872 sur certains manuscrits est en toute certitude celle de la composition des poèmes en question. Mais c’est là peu de chose et l’ouvrage est solide, indéniablement, quant à son information.
Quelques points, en revanche, peuvent donner lieu à une discussion d’une tout autre portée. Par exemple : le rôle d’Isabelle Rimbaud dans l’élan du rimbaldisme au début du xxe siècle, s’il n’est bien entendu nullement passé sous silence, n’en est pas moins mis en valeur de façon très insuffisante : on croirait presque que, dans l’histoire du rimbaldisme, Segalen a été plus important qu’elle. Or sans la chronologie fictive qu’elle a imposée (celle qui fait d’Une saison en enfer l’ultime œuvre de Rimbaud) et surtout sans le sens qu’elle lui a donné, pas de « double Rimbaud » ; et ni le rimbaldisme catholique, ni celui développé au sein du Surréalisme n’auraient été ce qu’ils ont été. Plus sérieux sans doute : Adrien Cavallaro met en avant le concept de langue du rimbaldisme (jusque dans le titre de sa deuxième partie) ; comme par ailleurs il pointe la fertilité poétique du texte rimbaldien, le lecteur est fondé à s’attendre à ce que ce rimbaldisme ait au moins un versant poétique (précisons : un versant tourné vers la 335pratique de la poésie). Or il ne lui faut pas longtemps pour s’apercevoir que cette langue-là est en fait une langue critique, à laquelle il arrive même de se ramener à des slogans : il y a là un certain abus de langage qui pèse indéniablement sur l’ensemble de l’exposé.
Mais voici sans doute le plus important. Le rôle de Jacques Rivière est manifestement minoré, ou du moins il pâlit singulièrement à côté de celui qui est attribué à Claudel. Or sa part dans le développement du rimbaldisme a été capitale et sans ses articles de 1914, Rimbaud n’aurait sans doute pas été pour les jeunes Surréalistes « la grande affaire » (pour reprendre le mot de Breton). Mais il y a une raison à cette sous-estimation et elle tient à l’idée même que se fait Adrien Cavallaro de ce fameux rimbaldisme. Sous sa plume en effet, celui-ci est exclusivement poétique, ne concerne que la poésie et son histoire au xxe siècle : or la vision de Rimbaud développée par Rivière dans ses articles de 1914 était, elle, quasiment métaphysique et elle n’en a pas moins profondément marqué Breton. À partir de là se pose évidemment la question de savoir si le rimbaldisme surréaliste n’avait pas certains traits d’une religion (ou plutôt d’un substitut à la religion), ce qu’Adrien Cavallaro se refuse manifestement à envisager : de là vient par exemple que, lorsqu’il est amené à faire état du caractère sacré que Breton attribue dans Flagrant Délit au message rimbaldien, on le voit s’employer à affaiblir la portée de l’adjectif sacré. Aragon lui-même, dans Pour expliquer ce que j’étais, posait pourtant nettement (en usant d’ailleurs du mot rimbaldisme) que sa génération, celle des jeunes Surréalistes, avait été la première à « revisit[er] le monde à la lueur de Rimbaud ». Et de se référer à Hamlet et même à Faust. S’agissait-il donc seulement de poésie ? La question, à tout le moins, méritait d’être posée.
Mais en dépit de ces objections (qui, après tout, sont de règle en matière de recension), l’auteur de ces lignes ne voudrait pas que son lecteur reste sur une impression négative. Rimbaud et le rimbaldisme, redisons-le, apporte beaucoup et se lit avec le plus grand intérêt. L’entreprise d’Adrien Cavallaro était des plus risquées, à la limite du défi impossible : il l’a relevé, non sans brio le plus souvent et c’est bien là l’essentiel.
Yves Reboul
1 Marc Dominicy, Poétique de l’évocation, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 140-141.
2 Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, dans Œuvres complètes, éd. Yves-Gérard Le Dantec, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1956, p. 889. Nous soulignons.
3 Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Pierre Brunel (éd.), Paris, Livre de poche, coll. « La Pochotèque », 1999, p. 739.
4 Alain Borer, Rimbaud en Abyssinie, Paris, Seuil, “Essai”, 1984, p. 207, cité par Seth Whidden, p. 100.
5 Alain Borer, Rimbaud d’Arabie. Supplément au voyage. Essai, Paris, Seuil, 1991, p. 62.
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- ISBN: 978-2-406-11265-5
- EAN: 9782406112655
- ISSN: 2262-2268
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11265-5.p.0323
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-28-2020
- Periodicity: Annual
- Language: French