Présentation
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Pantomimes fin de siècle en Autriche et en Allemagne. Textes et contextes
- Pages : 155 à 160
- Collection : Bibliothèque du xixe siècle, n° 95
Présentation
Frank Wedekind (1864-1918), né Benjamin Franklin Wedekind, rédige cette « grande pantomime en trois tableaux » entre janvier et février 1897, et elle est publiée la même année dans le recueil Die Fürstin Russalka1. La représentation prévue à Leipizig par la « Literarische Gesellschaft » en novembre 1897 ne peut avoir lieu car le compositeurs Hans Merian ne livre pas les partitions promises. Depuis Paris, où il séjourne en 1898-1899, Wedekind tente également d’organiser des représentations, mais en vain. Il se charge lui-même des arrangements musicaux pour la première, qui a lieu, dans une version abrégée, le 12 mars 1902 dans le tout premier cabaret munichois, Die Elf Scharfrichter (Les Onze Bourreaux). Wedekind, l’un des membres fondateurs, y proposait souvent ses ballades et chansons en s’accompagnant à la guitare. L’écrivain-cabarettiste y introduit chaque tableau de sa pantomime à la manière d’un Bänkelsänger2, mais il doit finalement renoncer à la donner au cabaret berlinois Bunte Bühne ou Überbrettl, d’Ernst von Wolzogen. Un prologue explicitant l’action est ajouté en 1905, sans doute pour des représentations au cabaret munichois Die sieben Tantenmörder (Les Sept Tanticides, nommé ainsi d’après le poème de Wedekind, « Der Tantenmörder »), où l’auteur se produisait lui-même fréquemment entre 1904 et 1906. Il faut attendre 1923, après la mort de Wedekind, pour une mise en scène plus conséquente : elle a lieu aux Kammerspiele de Munich, dans la mise en scène de Robert Forster-Larrinaga, sur une musique de Friedrich Hollaender3.
156Wedekind s’essaie à la pantomime sous l’influence de ses expériences parisiennes. Il séjourne à Paris entre la fin de 1891 et 1894, avec des incursions en Suisse et à Londres. Sa fréquentation assidue des lieux de plaisir (Cirque d’Hiver, Folies-Bergères, Moulin Rouge) l’impressionne vivement et son amitié avec Willy Morgenstern, alias Rudinoff, artiste de cirque et peintre, lui ouvre le monde des banquistes, des clowns et des acrobates, dont il admire la maîtrise corporelle. Cela le pousse à rédiger en 1892, d’abord en français, un ballet-pantomime : Les Puces. La danse de douleur, sur la base d’une première esquisse en allemand. Son espoir de voir cette pantomime représentée aux Folies-Bergères est déçu et Wedekind en compose alors une version allemande, qui ne sera pas davantage jouée. On y trouve déjà une souveraine et ses dames d’honneur, que des piqûres de puces font exécuter de folles contorsions.
Outre son engouement pour les arts du cirque, le cabaret et la variété, dont il attend un renouvellement de l’art dramatique, Frank Wedekind se tourne vers la pantomime de cirque pour d’autres motifs. Sur le plan financier, il attend des revenus juteux de tournée internationales, facilitées par le jeu muet, et de représentations dans des chapiteaux4. Cet espoir est toutefois déçu, puisque L’Impératrice de Terre-Neuve est la seule pantomime représentée de son vivant, et dans une version réduite. Un autre motif, moins avoué, est que le jeu muet permet de contourner la censure et d’oser une liberté gestuelle, une crudité, interdites au langage verbal sur scène. Enfin, la métaphore du cirque, très présente dans les œuvres dramatiques de Wedekind, est l’occasion de proposer une satire du circus mundi5, telle que l’exprime par exemple le célèbre prologue dans la ménagerie qui ouvre sa pièce L’esprit de la terre, même si cette critique n’est pas dénuée de contradictions6.
Ici, le public entre d’emblée dans l’univers du cabaret et du cirque à travers le nom des personnages, où se manifeste, comme déjà dans sa « tragédie enfantine » L’Éveil du printemps, le goût de Wedekind pour 157les aptonymes permettant de ridiculiser les notables, les représentants de la culture académique et bienpensante. Sommée par son médecin Didi Zeudus – où résonne encore la majesté d’un Zeus, ridiculisée par le diminutif de Dietrich, accolé à une forme latine fantaisiste – de choisir un mari pour échapper à la consomption, l’impératrice Filissa rejette avec dédain l’amour courtois du poeta laureatus, pétri de culture classique, Heinrich Tarquinius Pustekohl. Son patronyme grotesque, qui signifie littéralement « Souffle-chou », évoque immanquablement l’expression idiomatique Pustekuchen (« balivernes », « billevesées ») et disqualifie d’emblée ses hommages poétiques. Cette prédilection pour les aptonymes savoureux s’inscrit dans la tradition des types comiques de la commedia dell’arte ou de la comédie saxonne, perpétué par le théâtre populaire viennois et les pantomimes de cirque7. Quant à Filissa, son nom pourrait être une contraction de « Fille Élisa » et faire allusion au roman d’Edmond de Goncourt publié en 1877, La Fille Élisa, qui retrace l’itinéraire d’une prostituée jusqu’à sa mort en prison8.
Par l’avilissement d’une impératrice au rang de prostituée, Wedekind se place dans le registre du burlesque, corroboré par l’intrusion d’une automobile à la cour ou par la mode des noms anglais raillée à travers « Bob », le terre-neuve de l’impératrice qui donne son nom à cet empire imaginaire et le page Edward. « La duchesse de Tupilil » est également un nom exotique fantaisiste, tout comme « Lea-Giba ». La succession de gags visuels récurrents témoigne de l’influence du jeu circassien : déroulement du manuscrit contenant la prescription de mariage, balle recrachée par Napoléon – un clin d’œil au Baron de Münchhausen chevauchant une boule de canon –, interventions musclées de Holthoff pour se débarrasser des importuns, rituel immuable du lever de poids, un pied en appui contre le mollet, et autres fanfaronnades. Les acrobaties, jeux clownesques, numéros avec des animaux sauvages et autres effets visuels sont encore davantage présents dans une autre « grande pantomime », Bethel, rédigée à la même époque et conçue délibérément pour le cirque, alors que L’Impératrice de Terre-Neuve a été pensée pour la 158scène9. Son action laisse se déployer de nombreuses péripéties découlant d’une une vaste escroquerie autour d’une jument américaine, Bethel, maquillée en haridelle afin qu’elle puisse remporter des courses en Europe. Les « rebondissements » sont conçus pour illustrer le principe fondamental de la philosophie du manège, selon Wedekind, à savoir « l’élasticité », c’est-à-dire la capacité à rebondir et à se rétablir avec souplesse en toute circonstance10.
À ce joyeux pêle-mêle burlesque fait écho l’accompagnement musical envisagé. Des notes préparatoires rédigées par Wedekind pour la première représentation de la pantomime témoignent de choix très éclectiques, mêlant principalement Wagner (marche de Tannhäuser, ouverture et chœur des fiançailles de Lohengrin, motif du Walhalla, de l’Enchantement du feu dans Le Ring, éventuellement aussi le motif de la folie, qui pourrait être emprunté aux Maîtres chanteurs de Nuremberg), la Marseillaise (scène avec Napoléon) et des mélodies populaires comme « Yankee Doodle » (scène avec Adison), ainsi que la chanson étudiante satirique « Ich bin der Dr. Eisenbart » et des mélodies de danses à la mode (écossaise, française).
Insensible à la poésie de Pustekohl, Filissa l’est également à la gloire militaire, incarnée par « le grand Napoléon » sur son champ de bataille, tout autant qu’au génie inventif d’Alwa Adison, dont le nom est inspiré de Thomas Alwa Edison11, l’inventeur du phonographe. Seul Holthoff trouve grâce à ses yeux, et c’est sur lui que se porte son choix. Wedekind avait rencontré l’haltérophile Eugen Holthoff au Casino de Paris et avait été frappé par son pouvoir de séduction, ainsi qu’il le note dans son journal à la date du 21 décembre 1892. Le personnage de Holthoff, aux muscles bandés dans son maillot couleur saumon, annonce l’athlète Rodrigo de la « tragédie-monstre » Lulu, entreprise en 1894. Dans les deux cas, la force physique, assimilée à la vigueur sexuelle, concentre 159tous les fantasmes. La rivalité entre Pustekohl et Holthoff annonce l’opposition entre l’esprit et la matière, entre l’intellectualisme – ou le sentimentalisme – et l’érotisme, qui parcourt toute l’œuvre de Wedekind. De cette lutte la chair sort toujours victorieuse, ainsi que le démontre magistralement Lulu. Dans son journal, Wedekind évoque dès 1889 les vertus de la sexualité comme remède à l’anémie : s’il était père d’une fille, il l’encouragerait, à l’âge de 18 ou 19 ans, à se « protéger de l’anémie » en laissant « monter dans sa chambre tel valet ou domestique », munie de préservatifs12.
Ici, la chair triomphe davantage des convenances que de l’intelligence : Holthoff ignore tout du protocole, serre la main des courtisans et tend la joue aux ouvriers pour un baiser, mais c’est lui qui empoche l’argent des sujets. La vigueur sexuelle de Holthoff, suggérée par la répétition mécanique du lever de poids sous une forme identique, mais avec une tension croissante, place l’impératrice Filissa dans un état de dépendance qui la conduit à la folie. C’est une anecdote rapportée par Rudinoff à Wedekind qui lui aurait inspiré ce dénouement : parmi les athlètes et briseurs de chaînes côtoyés par Rudinoff au Casino de Paris, figurait le duo Leitner et Lomberg. Ce dernier avait épousé une riche veuve de Wiesbaden, qui aurait sombré dans la folie13.
La grivoiserie, présente dans le texte par de nombreux termes à double sens et sans doute très explicite sur scène, va de pair avec la provocation satirique. Elle rappelle l’esprit du « fumisme » fin de siècle qui anime le cabaret parisien du Chat noir et inspire les cabarets allemands. La satire n’est pas seulement dirigée contre l’intellectualisme ou les convenances bourgeoises. À travers Pustekohl, Wedekind vise à la fois les poètes idéalistes et son ennemi juré, le dramaturge naturaliste Gerhard Hauptmann, dont le conte dramatique Die versunkene Glocke (La Cloche engloutie), représenté pour la première fois le 2 décembre 1896, est sans doute parodié à travers Le Luth disparu, composé par Pustekohl.
L’héroïsme et la gloire militaire font également les frais de la satire, à travers la ridiculisation du « grand Napoléon », derrière lequel se profile l’empereur Guillaume II. Pour camper ce personnage, il est tout à fait plausible que Wedekind, familier de la langue française, ait trouvé 160l’inspiration dans les tableaux burlesques du ballet-pantomime Pierrot à la recherche d’une condition, composé en 1850 par Maurice Sand, pour la réouverture du Théâtre de Nohant. À la recherche d’une condition qui lui convienne, Pierrot est promené par Satan à travers diverses situations, rejoint une troupe de saltimbanques où un « hercule enlève des pavés, des poids de neuf cents livres14 », avant de revenir finalement chez Cassandre, son ancien maître. Dans le quatrième tableau, il goûte à la condition de soldat, se forme au maniement du fusil avec le grenadier Troptappé, courtise Margot la vivandière15, devient mamelouk de Napoléon et s’effraie au bruit du canon, tandis que « Murat fait sonner son sabre, et devient tout bouillant de sueur et de courage16 ». Ce tableau pourrait avoir inspiré la scène 4 de L’Impératrice de Terre-Neuve, où l’Empereur est tourné en ridicule dans une grotesque cavalcade sans monture. Mais il parodie aussi, incontestablement, la mode du napoléonisme dans les romans et pièces historiques du xixe siècle.
De manière plus générale, le texte contient une forte charge politique contre l’ère wilhelminienne, l’oppression et l’exploitation des sujets dans toutes les classes de la société, du paysan au marchand juif, en passant par les ouvriers et les bourgeois. La forme, libre et subversive, de la pantomime, permet ainsi à Frank Wedekind d’expérimenter une esthétique à la fois sensuelle et satirique, qu’il développera dans son œuvre théâtrale.
1 Die Kaiserin von Neufundland. Große Pantomime in drei Bildern, dans Frank Wedekind, Die Fürstin Russalka, Paris, Leipzig, München, Albert Langen, 1897, p. 248-299. C’est sur cette édition que se fonde la présente traduction. Le recueil contient également la version allemande du ballet-pantomime Les Puces : Die Flöhe oder Der Schmerzenstanz. Wedekind changea son prénom en « Frank » pour la première fois publiquement dans sa pièce Frühlings Erwachen (L’Éveil du printemps).
2 Cf. Frank Wedekind, Werke : Kritische Studienausgabe, hrsg. unter der Leitung von Elke Austermühl, Rolf Kieser, Hartmut Vinçon. Bd 3/II, hrsg. von Harmut Vinçon, Darmstadt, Häusser, 1996, p. 794.
3 Sur cette mise en scène, cf. Harmut Vollmer, Die literarische Pantomime, op. cit., p. 185 s.
4 Wedekind évoque l’aspect purement financier dans une lettre à sa mère, mais il s’agissait sans doute en grande partie d’apaiser les craintes maternelles : « Das Unternehmen mit meiner Pantomime hier ist thatsächlich nur auf Geldertrag angelegt […] » (« Mon projet de pantomime a effectivement pour seul but de rapporter de l’argent […] ». Lettre du 02/12/1897, dans Frank Wedekind, Werke : Kritische Studienausgabe, op. cit., 3/II, p. 796.
5 Sur la métaphore du circus mundi chez Wedekind comme renouvellement du theatrum mundi, cf. Volker Klotz, Dramaturgie des Publikums, op. cit.
6 Cf. l’introduction au présent ouvrage, p. 48.
7 Dans la pantomime Les Éreintés de la vie, de Félicien Champsaur, on trouve ainsi Lulu la clownesse ou encore Loufock, valet de la doctoresse Beauty.
8 C’est l’hypothèse émise par Hartmut Vinçon dans Frank Wedekind, Werke. Kritische Studienausgabe, op. cit., 3/II, p. 787. Les notes de bas de page dans la traduction de la pantomime sont en grande partie inspirées par les explications que propose cette édition critique, p. 785-792.
9 Frank Wedekind, Bethel. Große Pantomime in vier Bildern, dans Werke. Kritische Studienausgabe, op. cit., 3/I, p. 91-141. Sur cette pantomime commandée par le cirque Renz de Berlin, cf. Hartmut Vollmer, Die literarische Pantomime, op. cit., p. 198-206 et Jeanne Lorang, « Cirque, champ de foire, cabaret, ou de Wedekind à Piscator et à Brecht », art. cité, p. 22-23.
10 Cf. à ce sujet ses pensées sur le cirque exposées dans l’essai Zirkusgedanken [1887], dans Frank Wedekind, Gesammelte Werke, vol. 9, München und Leipzig, Georg Müller, 1921, p. 293-305.
11 Wedekind donne aussi le prénom Alwa à l’un des personnages de sa tragédie La boîte de Pandore [1894], Alwa Schöning.
12 Id., Journaux intimes, édition établie par Gerhard Hay, trad. Jean Ruffet, Paris, Pierre Belfond, 1989, p. 106 (10 août 1889).
13 Id., Werke. Kritische Studienausgabe, op. cit., vol. 3/II, p. 788.
14 Cf. Pierrot sur scène : anthologie de pièces et pantomimes françaises du xixe siècle, op. cit., p. 278.
15 Le personnage de Margot fait le lien entre le tableau III, où Pierrot rencontre Faust, Méphistophélès, Marguerite et son frère Valentin, occis par le savant rajeuni. Contrairement aux pantomimes viennoises d’inspiration faustienne, le personnage du vieux savant n’est pas du tout central dans le texte de Maurice Sand, consacré aux tribulations de Pierrot. D’ailleurs, il est absent dans une première version datée de 1849, où intervient en revanche Don Juan. Ibid., p. 238.
16 Ibid., p. 275.
- Thème CLIL : 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
- ISBN : 978-2-406-12938-7
- EAN : 9782406129387
- ISSN : 2258-8825
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12938-7.p.0155
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/07/2022
- Langue : Français