Présentation
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Pantomimes fin de siècle en Autriche et en Allemagne. Textes et contextes
- Pages : 395 à 399
- Collection : Bibliothèque du xixe siècle, n° 95
Présentation
Parallèlement à la pantomime Amour et Psyché, rédigée durant l’été 1910, Hofmannsthal poursuit sa collaboration avec Grete Wiesenthal en lui proposant de danser le rôle-titre d’une autre pantomime qu’il écrit pour elle : Das fremde Mädchen (La Jeune Fille étrangère). Les deux textes sont publiés pour la première fois en 1911, lorsqu’ils sont créés à Berlin1. Le projet remonte très probablement à l’été 19092, dans une expérimentation conjointe entre l’écrivain et la danseuse, mais il est d’abord interrompu par une tournée européenne des sœurs Wiesenthal jusqu’à la fin de la même année, et Hofmannsthal n’en rédige une première esquisse qu’en novembre 1910. La partition est composée au début de l’année 1911 par Hannes Ruch, pseudonyme de Hans Richard Weinhöppel (1867-1928), et Wiesenthal fixe ensuite sa chorégraphie. Les répétitions pour les deux pantomimes se déroulent conjointement durant l’été : l’écrivain fixe le texte à l’occasion de cette collaboration avec la danseuse et lui apporte encore des modifications, en particulier dans le dénouement, introduisant alors l’agression du jeune homme par la bande de vauriens, la sollicitude de la jeune fille et sa mort soudaine.
La création des deux pantomimes, dirigée par Arthur Rundt, a lieu le 15 septembre 1911 à Berlin, au Theater an der Königgrätzer Straße, sous la baguette du chef d’orchestre Willy Bretschneider et dans les décors et costumes d’Erwin Lang. Elle est aussitôt suivie d’une tournée de 120 représentations en Allemagne et à travers l’Europe3. Grete 396Wiesenthal y danse le rôle de la jeune fille étrangère, Carl Beckersachs celui du jeune homme riche et Lilly Berger – qui joue Amour dans la seconde pantomime – celui de sa fiancée. Hofmannsthal se montra satisfait des représentations auxquelles il put assister à Berlin4 et se soucia d’une adaptation de La Jeune Fille étrangère pour le cinéma, ce qui put aboutir l’année suivante. Les mouvements dansés de Grete Wiesenthal viennent accomplir le texte, fondant la « nouvelle pantomime » sur une gestuelle authentique, individuelle, portée par des flux d’énergie et un rythme alternant tourbillon et moments de figement, afin de rendre les mouvements de l’âme et de faire percevoir l’invisible5. Entre les deux pantomimes, Grete Wiesenthal offre, en guise d’interlude, une interprétation originale de la valse Voix du printemps, de Johann Strauss fils.
La pantomime, comme Amour et Psyché, est fortement symbolique : la descente aux enfers conduit ici le jeune homme riche de la lumière vers les « bas-fonds » d’une grande ville, mais aussi vers sa propre part d’ombre, de désirs inconscients. Ce personnage fait songer au fils de riche marchand, las de la vie mondaine et replié sur lui-même, dans le Conte de la 672e nuit, récit d’Hofmannsthal publié en 18956. L’un et l’autre, insatisfaits et indifférents à leur entourage, témoignent d’une semblable « disponibilité à la mort », pour reprendre une expression de Claudio Magris7. Dans la pantomime, c’est précisément au moment où il retrouve une intensité émotionnelle, à travers son attirance pulsionnelle pour « l’étrangère », que le jeune homme riche est englouti par l’ombre, qu’il devient étranger à son univers ordonné, symbolisé par sa fiancée. Contrairement au fils de marchand dans le conte, il ne meurt pas lui-même, mais au moment où il assouvit le désir qu’il ressent pour la jeune fille étrangère, le jeune homme riche est confronté à sa mort soudaine. 397La jeune fille est « étrangère » au milieu aisé dans lequel évolue le jeune homme, mais aussi au monde interlope de canailles qui l’utilise comme appât, et surtout étrangère en ce que, pour l’homme, elle incarne le manque, le désir irrépressible de ce qui est radicalement autre et qui l’appelle, au mépris de la morale et de la raison. C’est ce désir qui la met littéralement en mouvement, lui donne le sentiment d’être enfin reconnue dans sa singularité, de même qu’en retour, la danse de la jeune fille exacerbe le désir de l’homme et l’ouvre à une autre perception du réel, mêlée de visions et de projections fantasmatiques. Une comparaison entre la première esquisse de la pantomime, rédigée début août 1911, et le texte publié un mois plus tard, montre que l’issue, en particulier, a été modifiée pour souligner la transformation du jeune homme : alors que dans l’esquisse, la jeune fille s’écroule, morte, après avoir dansé pour lui et qu’il s’en va alors d’un pas lourd, triste et solitaire, la version finale introduit le motif de l’agression par la bande de voyous et de la libération du jeune homme par celle qui, à son contact, est devenue une femme et le ramène à la vie par ses caresses amoureuses8. Elle le libère de ses liens, au propre et au figuré, en se libérant elle-même. La mort n’est alors plus une défaite, mais la condition de la transformation. La pantomime trouve ainsi son acmé dans un motif qui, par-delà leurs différences, la relie au texte d’Amour et Psyché : la nécessité de la mort – symbolique et/ou réelle – et du renoncement pour permettre une métamorphose, celle de la chenille en papillon, en psyché.
La proximité avec le genre narratif ressort également de l’écriture de cette pantomime, qui renonce à la disposition en répliques et au dialogue, introduit les tirets longs, caractéristiques du style de la modernité, et rythme la narration par la répétition de l’adverbe temporel « da », généralement rendu par « alors » dans la présente traduction. Elle fait écho au rythme des mouvements dansés, de sorte qu’écriture et chorégraphie se rejoignent. L’inscription dans le registre narratif est manifeste dès la première phrase, qui recourt à un temps du passé, alors même que le genre pantomimique semble relever du présent pur : « Au premier lever de rideau, deux personnes se trouvaient assises à dîner autour d’une petite 398table joliment éclairée, un jeune homme riche et son amie. » Le texte crée ainsi une antériorité, sort la pantomime de l’ici et maintenant pour la prolonger dans un hors-champ et un hors-temps. Plus loin, dans le quatrième tableau, l’évocation de la maison éventrée, avec la vue sur le dedans des pièces et les lambeaux de tapisseries qui pendent des murs, est proche de la description que fait Rilke du même motif dans son roman Les Carnets de Malte Laurids Brigge9, dont l’original paraît en 1910.
C’est précisément le symbolisme poétique du texte, son hybridité, mais aussi la moindre qualité de sa transposition scénique, créant un hiatus entre le texte et sa représentation, qui semblent avoir déconcerté les critiques contemporains, dont beaucoup reçurent avec scepticisme les deux pantomimes. En particulier, le jeu de Lilly Berger n’est pas jugé convaincant, pas plus que la musique, qui aurait manqué d’expressivité10.
Le texte de La Jeune Fille étrangère se prête parfaitement à un scénario de film, ce que l’auteur perçut lui-même, confiant dans le possible succès de son adaptation pour le cinématographe. C’est le réalisateur suédois Mauritz Stiller (1883-1928) qui porte le texte à l’écran en 1913 sous le titre Den Okända, avec Grete Wiesenthal dans le rôle-titre, pour sa première apparition à l’écran, et Gösta Ekman dans celui du jeune homme. Le scénario rédigé par Stiller reste proche du texte pantomimique11, et c’est d’ailleurs Hofmannsthal qui est mentionné comme « l’auteur » de ce « drame filmique en quatre actes », caution pour un medium encore en quête de légitimité artistique12, dans le compte rendu qu’en livre Ludwig Klinenberger au moment de sa sortie13. Il le décrit comme « une pantomime cinématographiée », ponctuée de quelques mots – sur des 399cartons –, dont on pourrait aisément se passer14. Le scénario de ce film aujourd’hui perdu15 développe l’action du texte initial en intensifiant le suspense : après avoir été pillé, martyrisé et ligoté, le jeune homme est emporté par les vauriens jusqu’au sommet d’un rocher où il doit être laissé pour mort. La jeune fille s’élance après eux, dans une course-poursuite propre au cinéma, les tortionnaires mettent la main sur elle, mais elle leur échappe et escalade les rochers, les pieds en sang, pour parvenir à quatre pattes jusqu’au jeune homme inanimé. Lorsqu’elle parvient enfin à défaire ses liens, le jeune homme reprend connaissance ; les amants, qui se sont enfin trouvés, connaissent alors un instant de bonheur éphémère, avant que la jeune fille ne s’effondre, sans vie. Si les mouvements gracieux et la mimique éloquente de Grete Wiesenthal sont salués par Klinenberger, il regrette toutefois des longueurs et des répétitions, un manque de rythme dans l’action, et constate une déception du public, habitué à trouver au cinéma autre chose que « des nourritures littéraires raffinées16 ». D’autres critiques, comme l’écrivain Julius Hart17, tiennent au contraire rigueur à l’esthète Hofmannsthal d’avoir quitté les hautes sphères poétiques pour se compromettre avec ce qui n’est pas encore considéré comme le « septième art ». Il est pourtant l’un des premiers écrivains à avoir compris l’intérêt esthétique des images animées et continuera d’écrire pour le cinéma.
1 Grete Wiesenthal in Amor und Psyche und Das fremde Mädchen. Szenen von Hugo von Hofmannsthal, op. cit., p. 15-30 pour Das fremde Mädchen. La troisième pantomime écrite pour Grete Wiesenthal, Die Biene [L’Abeille], inspirée par un récit populaire chinois, est postérieure : esquissée en 1914, elle est représentée pour la première fois en novembre 1916 à Darmstadt.
2 Cf. la lettre d’Hofmannsthal à Grete Wiesenthal du 12 septembre 1909, dans Hugo von Hofmannsthal, Sämtliche Werke, op. cit., Bd. XXVII, p. 385 ; également p. 374-389 pour la genèse de cette pantomime et ses variantes.
3 Le spectacle s’est parfois éloigné du texte. Ainsi, les représentations londoniennes proposent un dénouement édulcoré pour ne pas choquer le public : elles s’achèvent par le mariage du jeune homme avec sa fiancée (cf. Hugo von Hofmannsthal, Sämtliche Werke, op. cit., p. 389).
4 Cf. les lettres du 19 septembre 1911 à la comtesse Ottonie Degenfeld et du 23 septembre 1911 à Grete Wiesenthal, dans Hugo von Hofmannsthal, Sämtliche Werke, op. cit., Bd. XXVII, p. 387 et 388.
5 Sur la relation entre image et mouvement chez Hofmannsthal, cf. Gabriele Brandstetter, « Hofmannsthals ‘Tableaux vivants’ », art. cité. On trouvera des photos des représentations dans le catalogue Die neue Körpersprache – Grete Wiesenthal und ihr Tanz, op. cit., p. 122-123.
6 Conte de la 672e nuit, traduction, notice et notes d’Yves Iehl, dans Hugo von Hofmannsthal, Œuvres en prose, op. cit., p. 79-104.
7 Claudio Magris, « La rouille des signes », art. cité, p. 92. Cette « disponibilité à la mort » sous-tend un autre récit d’Hofmannsthal, l’Histoire de cavalerie (1904).
8 Pour une comparaison détaillée entre l’esquisse et la version publiée, cf. Gisela Bärbel Schmid, « Das unheimliche Erlebnis eines jungen Elegants in einer merkwürdigen visionären Nacht : Zu Hofmannsthals Pantomime Das fremde Mädchen », Hofmannsthal-Blätter 34 (1986), p. 46-57.
9 Rainer Maria Rilke, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, traduction nouvelle, préface et notes de Claude David, Paris, Gallimard, 1991, p. 60.
10 Cf. en particulier la critique de Max Marschalk pour le journal Vossische Zeitung, 16 septembre 1911, édition du matin. Sur la réception des représentations berlinoises, cf. Hartmut Vollmer, Die literarische Pantomime, op. cit., p. 333-335.
11 Sur la genèse et la réception du film, cf. Heinz Hiebler, Hugo von Hofmannsthal und die Medienkultur der Moderne, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2003. L’année 1913 est un jalon majeur dans l’histoire du cinéma : c’est l’année où sort L’Étudiant de Prague, premier film d’art allemand, ainsi que L’Île des bienheureux, réalisé par Max Reinhardt.
12 Cf. Ernest Prodolliet, Das Abenteuer Kino : Der Film im Schaffen von Hugo von Hofmannsthal, Thomas Mann und Alfred Döblin, Freiburg, Universitätsverlag, 1991.
13 Ludwig Klinenberger, « Ein Filmdrama von Hugo von Hofmannsthal » [1913], Kino-Debatte : Texte zum Verhältnis von Literatur und Film 1909-1929, hrsg. von Anton Kaes, Tübingen, Niemeyer, 1978, p. 107-109 ; cit. p. 107. Le film sort d’abord à Vienne, le 21 août 1913, puis le 6 septembre à Berlin.
14 Ibid. : « Es ist einfach eine kinematographisch aufgenommene Pantomime, denn der geringe Text könnte auch fortbleiben, ohne daß dem Verständnis Abbruch geschähe. »
15 On trouvera le scénario et des photos du film dans Grete Wiesenthal. Die Schönheit der Sprache des Körpers im Tanz, op. cit.
16 Ludwig Klinenberger, « Ein Filmdrama von Hugo von Hofmannsthal », art. cité, p. 109 : « Vielleicht wird es [das Publikum] erst zur feineren literarischen Kost erzogen werden müssen. »
17 Cf. Ernest Prodolliet, Das Abenteuer Kino : Der Film im Schaffen von Hugo von Hofmannsthal, Thomas Mann und Alfred Döblin, op. cit., p. 15-16. Julius Hart évoque à ce propos un « auto-rabaissement » (« Selbstdegradation ») de l’écrivain, par exemple lorsqu’il ose parler d’un « cadavre tout frais » dans le dernier tableau.
- Thème CLIL : 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
- ISBN : 978-2-406-12938-7
- EAN : 9782406129387
- ISSN : 2258-8825
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12938-7.p.0395
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/07/2022
- Langue : Français