Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Normes et objets du savoir dans les premiers essais leibniziens
- Pages : 9 à 14
- Collection : Les Anciens et les Modernes - Études de philosophie, n° 48
Préface
Lorsque Marine Picon est venue me voir en 2010 pour s’inscrire en thèse sous ma direction, je la connaissais déjà par la lecture de quelques-uns de ses articles, et aussi parce que l’année précédente elle avait traduit des textes pour un volume que je co-dirigeais : j’avais pu apprécier aussi bien la rigueur de sa pensée propre que sa finesse et son sérieux pour rendre celle des autres. Elle n’avait pas le profil usuel de la doctorante en début de thèse : elle travaillait sur Leibniz et sur l’âge classique depuis de nombreuses années, elle avait publié plusieurs travaux, participé à des séminaires et des colloques en France et à l’étranger, elle était insérée dans le réseau des spécialistes du xviie siècle. En somme elle était déjà une chercheuse reconnue. Ses années de doctorat et celles qui sont suivi ont confirmé ce statut. En effet, durant les cinq années qu’elle mit à rédiger cette thèse, elle a poursuivi ses interventions et ses publications, et l’un de ses articles a même reçu en 2012 le prix Charles Schmitt (décerné par l’International Society for Intellectual History).
Le jour de la soutenance, le 11 décembre 2015, elle présenta son travail – c’est-à-dire, pour l’essentiel, le livre que l’on va lire – en disant que son objet initial avait consisté à « identifier la ou les réponses apportées par Leibniz à la question du fondement de la science ». Et elle concluait : « En héritier de l’humanisme, il établit sa théorie du savoir dans l’élément intermédiaire de la signification, dont l’idée n’est d’abord qu’un autre nom. » Concrètement, l’ouvrage traite de ce que l’on peut appeler « la première épistémologie de Leibniz » – c’est-à-dire celle qui s’élabore jusqu’à son arrivée en France, incluant donc le moment de la Nova Methodus de 1667 (Leibniz a 21 ans, il vient de quitter l’Université d’Altdorf), puis la période de Mayence (1667-1672). Elle en résume la problématique ainsi, au début de sa conclusion : « Notre problème était double : en quel sens une connaissance peut-elle, pour le jeune Leibniz, être dite indépendante de l’expérience ? Les éléments du corpus pertinents pour répondre à cette question relèvent-ils d’une théorie de la 10connaissance ? ». La réponse à la seconde question sera non, si l’on entend par théorie de la connaissance une psychologie des facultés. Autrement dit, la thèse défendait véritablement une thèse : elle prenait position, arguments à l’appui, sur le lien entre signification et théorie de la connaissance. Marine Picon avait repris cette question à partir des textes des années 1680 (les Meditationes de cognitione, veritate, et ideis de 1684 et le Discours de métaphysique) et était parvenue à ce résultat : « De l’analyse des Meditationes et des textes qui les entourent, nous avions donc conclu que, si des éléments de théorie de la connaissance sont présents dans le corpus des dernières années 1670 et des années 1680, ils y remplissent une fonction polémique à l’égard du cartésianisme, mais ne constituent pas la réponse de Leibniz à la question du fondement de la science ». D’où la nécessité de remonter aux étapes antérieures de la pensée de Leibniz : y trouve-t-on une analyse du jeu des facultés de l’âme ou une réflexion sur la genèse de la connaissance ? La première caractéristique de ce moment consiste dans l’affirmation d’un domaine fort vaste de la connaissance a priori indépendante du sens et de l’expérience – cette thèse sera abandonnée à la période de Hanovre, où Leibniz aura reconnu le caractère contingent des lois de la nature et aura mis en question notre capacité d’achever l’analyse des notions, et de nous affranchir du même coup de l’expérience – mais de toute façon l’expérience chez lui n’a rien d’une catégorie psychologique. Les années de Mayence apparaissent ainsi comme l’époque à laquelle Leibniz a élaboré une grande partie des thèses de sa théorie de la science, sans chercher à les appuyer sur une théorie de la connaissance.
Le premier moment de l’enquête, « Projet encyclopédique et norme de la science », prend en vue la première partie de la Nova Methodus discendae docendaeque Jurisprudentiae de 1667, où Leibniz dresse un inventaire raisonné des disciplines qui doivent ensemble composer l’Encyclopédie. Elle étudie d’abord les différentes notions de méthode auxquelles se réfère Leibniz, et en premier lieu la description des habitus dont l’acquisition est le but du processus éducatif ; puis la question de l’ars inveniendi, au point de croisement entre théologie, logique et métaphysique ; enfin l’architectonique générale de l’encyclopédie, et en particulier la situation de surplomb qu’y occupe la métaphysique du fait qu’elle est la science de l’être-sensible et ainsi des qualités en général ; dans les écrits ultérieurs, elle gardera cette situation, mais pour d’autres raisons.
11Le second moment, « Universaux et vérités éternelles. Réflexions sur les fondements de la science, 1668-1673 », s’attache principalement à identifier les fondements que Leibniz s’efforce de donner au savoir démonstratif dont la norme a été définie dans la Nova Methodus. Marine Picon aborde d’abord les travaux de Leibniz durant son séjour à la cour de Mayence (1667-1672), en passant par une relecture novatrice de la préface à Nizolius (où elle déchiffre la réception de philosophes calvinistes comme Keckermann ou Clauberg) ; elle analyse la tentative leibnizienne de fonder la validité des propositions de vérité éternelle sur des universaux subsistant indépendamment de l’existence des individus et refuse d’y voir un « conceptualisme » comme l’a fait la tradition du commentaire ; puis elle présente la genèse de la notion leibnizienne d’idée : d’abord définie à partir du rapport entre signification et définition, l’idée prend consistance, dans les premiers écrits parisiens (1672-1673), comme archétype subsistant dans l’entendement divin.
Enfin la conclusion reprend le problème initial : les éléments du corpus pertinents pour répondre à la question de savoir dans quelle mesure la connaissance dépend de l’expérience relèvent-ils d’une théorie de la connaissance ? Et la réponse est : « La validité permanente de la science ne dépend pas d’une psychologie des facultés ».
Cet ouvrage est nourri par une vaste connaissance aussi bien des textes de Leibniz que de la littérature secondaire, ainsi que par celle du contexte des xvie et xviie siècles. C’est même probablement ce dernier aspect qui en fait la force : pour chacune des thèses avancées à un moment donné par Leibniz, Marine Picon arrive à repérer les horizons auxquels elle fait référence, ce qui implique parfois une série de perspectives historiques emboîtées : derrière Thomasius, il y a les débats du xvie siècle, et derrière Alsted, certaines positions remontent à Duns Scot. Marine Picon se meut avec aisance dans les sommes, les manuels, les encyclopédies de la Réforme et de l’âge classique ; elle connaît bien toute cette Schulmetaphysik avec ses héritages et ses clivages, ses dispositions logiques et ses enjeux métaphysiques. Sans une telle connaissance, les textes de jeunesse de Leibniz demeureraient incompréhensibles (et même sans doute aussi une grande partie des textes de la maturité). Mais l’intérêt de cette culture ne s’arrête pas là, autrement on serait dans un jeu de pure érudition : surtout, elle permet non seulement de 12déchiffrer références et emprunts, mais aussi de tracer rigoureusement les démarcations. En somme il faut lire Calov et Alsted pour voir ce que Leibniz leur doit, et plus encore ce qu’il néglige d’enregistrer, ou ce dont il prend soin de s’écarter.
On prendra comme exemple révélateur le cas de l’hexilogia – la théorie des habitus introduite par Alsted dans la métaphysique calviniste, comme présentation systématique de la doctrine des sciences. Il faut d’abord rappeler qu’elle est liée à une question de théologie : « Dans les années qui avaient conduit au synode de Dordrecht, puis au cours des deux décennies suivantes, cette doctrine avait eu pour enjeu la détermination des capacités humaines de connaissance après la chute, et la possibilité pour l’homme de parvenir, dans son état de dépravation, à un savoir certain ». Les luthériens combattent cette théorie, mais sur son propre terrain : les habitus sont acquis par expérience – ce qui revient à dire qu’ils acceptent en fait la réorganisation des champs du savoir qui est engagée par Alsted (l’insertion d’une description des facultés comme fondement de la connaissance), tout en polémiquant sur les sources de ce savoir. Toute cette controverse passe évidemment, par ses résultats, aux générations suivantes. Il faut noter deux conséquences concernant Leibniz : d’une part il dresse lui aussi une table des habitus et il tirera plus tard de ces discussions la formule bien connue « … nisi intellectus ipse » (celle-ci, même si elle est ensuite utilisée dans d’autres circonstances théoriques, est d’abord issue de cet héritage très déterminé, par le biais de l’enseignement de Thomasius) ; mais une fois ces habitus énumérés, il n’en tire pas une théorie de la connaissance. Il passe donc, comme le dit Marine Picon, à côté de la révolution de la scolastique allemande : « la naissance d’une théorie de la connaissance autonome par rapport à la métaphysique, procédant non plus à partir de l’étant et de ses principia cognoscendi, mais élaborée à titre prioritaire, à partir du sujet connaissant et de ses dispositions ou facultés » ; quant à Leibniz, « ce sont des distinctions élaborées non par la psychologie, mais par la logique qu’il met en œuvre. »
Cette question du contexte ou plutôt des contextes doit conduire le lecteur à réfléchir sur l’apport méthodologique de ce livre : on sait que les commentateurs des systèmes philosophiques du xviie siècle naviguent souvent entre méthode structurale (chercher jusque dans le détail des textes la structure architectonique du système, au risque d’en oublier l’évolution) et méthode génétique (reconstituer les différentes étapes de 13la pensée de l’auteur, sans présupposer l’unité de tous ses écrits, ce qui permet d’être plus attentif aux phénomènes de développement, de mutation ou de rupture, mais avec le risque de perdre de vue la cohérence qui est la marque de la pensée philosophique). Marine Picon s’appuie de fait sur ces deux démarches mais les dépasse. Elle écrit en effet, à la fin de son introduction : « Cette analyse fera particulièrement apparaître la manière dont, en philosophie comme en d’autres formes de pensée, l’événement précède parfois la structure : l’élaboration d’une doctrine, c’est-à-dire d’un ensemble articulé de thèses, y procède par reprises et transformations de matériaux – énoncés, lieux communs, distinctions structurantes provenant d’autres doctrines – reçus au même titre que la langue dans laquelle elle s’énonce, mais qui, à la différence de celle-ci, forment un ensemble de signifiants épars, susceptibles de recevoir un sens nouveau. » Cela suppose que l’unité du système ne tient pas à une cohérence simple, donnée une fois pour toutes, mais au contraire qu’elle fait feu de tout bois, en enrôlant dans ses étapes successives, au service de l’intention qu’elle construit, des matériaux divers, dont elle incurve le sens en fonction de ses besoins architectoniques. Cette caractéristique de la philosophie entraîne les caractéristiques du commentaire – c’est pourquoi Marine Picon poursuit : « Cette distinction méthodologique entre, d’une part, ce que l’on désignera génériquement comme un lieu commun, et, d’autre part, les différentes thèses dont il peut devenir le vecteur, devrait déterminer la division du travail entre l’annotation des textes et leur commentaire, la première ayant pour tâche de reconduire les formules dans lesquelles la pensée de Leibniz prend forme aux traditions dont il les reçoit, le second de montrer comment cette pensée s’organise, indépendamment de ces antécédents traditionnels, en un ensemble démonstratif. » Une telle distinction rend bien compte de l’alternance, dans l’entreprise, entre les études et les traductions ; et cela montre que ces dernières ne sont nullement un complément à la thèse, mais en sont une partie intégrante : c’est là que l’on voit, à vif, à même la chair de la pensée, Leibniz recevant et se réappropriant les matériaux dont il fera son système, ou les différentes étapes de son système. C’est là qu’on voit aussi en quoi une étude génétique ne suffit pas, si elle n’est pas intégrée à un point de vue d’ensemble, post-structural en quelque sorte.
Après la soutenance de sa thèse, Marine a poursuivi ses travaux dans plusieurs directions : encore des articles et des colloques (elle revint 14notamment à Lyon pour les journées organisées par Raffaele Carbone sur Malebranche et Spinoza) ; des traductions encore (elle souhaitait entreprendre celle de la seconde partie – juridique – de la Nova Methodus) ; un travail pour préparer l’édition des textes de Jean-Toussaint Desanti sur l’histoire de la philosophie, qui me donna de nouveau l’occasion d’apprécier son infatigable souci d’exactitude et de précision. Elle envisageait aussi une recherche sur l’histoire philosophique des courants protestants. Elle m’écrivait en mai 2016 qu’elle songeait à « une édition annotée des Paratitla theologica d’Alsted (voire tout un recueil de textes de calvinistes allemands défendant, contre Calvin, la distinction entre potentia absoluta et potentia ordinata) ». Ce projet prolongeait des discussions que nous avions eues durant la dernière année de sa thèse. J’avais moi-même travaillé sur Calvin et sur les conflits entre métaphysiciens luthériens et calvinistes, sans parvenir à intéresser des chercheurs à ces questions, j’étais donc heureux de trouver enfin sur ce domaine une interlocutrice. Cette nouvelle investigation aurait sans doute donné à son œuvre une nouvelle dimension, un regard sur une époque à travers divers auteurs et non plus sur un auteur éclairé par une époque. Elle aurait pu transformer ainsi toute une part de notre regard sur l’âge classique. Les pages qu’elle avait écrites en vingt ans montrent qu’elle en était capable.
Outre ses qualités intellectuelles, la personnalité originale de Marine Picon se marquait par un soin minutieux apporté à tout ce dont elle se chargeait. Ceux qui l’ont connue se souviennent aussi d’une sorte d’ironie à l’égard d’elle-même, ou plutôt d’une distance qui risquait parfois de se transformer en incertitude quant à ce qu’elle écrivait ou à ce qu’elle entreprenait. Une sorte d’hésitation à se mettre en avant, qui se manifestait par la difficulté à considérer un travail comme achevé (« j’ai besoin de deadlines », disait-elle), comme s’il était immodeste de mettre un point final à une recherche. La maladie, hélas, l’a mis pour elle. Il nous reste, aujourd’hui, les acquis incontournables de ces pages et l’exemple rigoureux de sa méthode. Merci, donc, à celles et ceux qui ont œuvré à cette publication.
Pierre-François Moreau
- Thème CLIL : 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
- ISBN : 978-2-406-11533-5
- EAN : 9782406115335
- ISSN : 2260-8311
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11533-5.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/09/2021
- Langue : Français