À un ami
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Bohême galante suivie de Petits châteaux de Bohême
- Pages : 143 à 144
- Collection : Classiques Jaunes, n° 741
- Série : Littératures francophones
À UN AMI1
O primavera, gioventù de l’anno,
Bella madre di fiori
D’herbe novelle e di novelli amori…
Pastor fido2.
Mon ami, vous me demandez si je pourrais retrouver quelques-uns de mes anciens vers3, et vous vous inquiétez même d’apprendre comment j’ai été poète, longtemps avant de devenir un humble prosateur4.
Je vous envoie les trois âges du poète – il n’y a plus en moi qu’un prosateur obstiné5. J’ai fait les premiers vers par enthousiasme de jeunesse, les seconds par amour, les derniers par désespoir. La Muse est entrée dans mon cœur comme une 144déesse aux paroles dorées ; elle s’en est échappée comme une pythie en jetant des cris de douleur. Seulement, ses derniers accents se sont adoucis à mesure qu’elle s’éloignait. Elle s’est détournée un instant, et j’ai revu comme en un mirage les traits adorés d’autrefois6 !
La vie d’un poète est celle de tous7. Il est inutile d’en définir toutes les phases. Et maintenant :
Rebâtissons, ami, ce château périssable
Que le souffle du monde a jeté sur le sable,
Replaçons le sopha sous les tableaux flamands8…
1 Cet ami était nommé dans La Bohême galante : il s’agit d’Arsène Houssaye qui avait pressé Nerval d’écrire ses souvenirs. En recomposant, à partir de La Bohême galante, l’ensemble nouveau des Petits châteaux de Bohême, Nerval entend prendre plus d’indépendance par rapport au directeur de L’Artiste. – Il est remarquable par ailleurs que Baudelaire dédiera également à Houssaye (avec toutefois une ironie plus amère) vingt poèmes en prose parus dans La Presse en 1862 sous le titre Petits Poèmes en prose, si bien que le nom de Houssaye est associé à deux poètes qui, par des voies différentes, ont ouvert à la poésie le champ de la prose.
2 « Ô printemps, jeunesse de l’année, jolie mère des fleurs, des herbes nouvelles et des nouvelles amours… » : Nerval abrège l’épigraphe qu’il avait donnée dans La Bohême galante, tirée de la scène i de l’acte III du Pastor fido de Jean-Baptiste Guarini (1590).
3 En 1852 Gérard avait en effet donné à Arsène Houssaye un de ses albums de jeunesse calligraphiés, Poésies et Poëmes, composé au collège Charlemagne (voir la notice de Claude Pichois aux Premières Poésies de Nerval, NPl I, p. 1467-1471).
4 L’expression « humble prosateur », en opposant le registre « bas » de la prose (genus humile) à celui « élevé » de la poésie (genus sublime), maintient en apparence la hiérarchie traditionnelle des genres, – que brouille en réalité la forme mixte du prosimètre qu’adoptent les Petits châteaux de Bohême.
5 Les « trois âges du poète » font écho, à l’échelle de la vie personnelle, aux « trois temps » de la poésie que Victor Hugo, dans la préface de Cromwell, décline à l’échelle de la littérature universelle. – « Prosateur obstiné », Nerval se dira aussi « rêveur en prose » dans Promenades et souvenirs (NPl III, p. 681).
6 L’image de la Muse se retournant semble inverser le schéma mythologique d’Orphée aux enfers : ce n’est plus Orphée qui se tourne vers Eurydice, mais la déesse qui se retourne vers le poète, l’abandonnant dans sa nuit, en lui léguant cependant son « image adorée » (« Horus », OC XI, p. 353).
7 « La vie d’un poète est celle de tous » : cette sorte de maxime permet de justifier le projet autobiographique qui sous-tend les Petits châteaux de Bohême en lui donnant, sur un mode mineur, une portée générale. Nerval reprend ce motif dans Promenades et souvenirs : « L’expérience de chacun est le trésor de tous » (NPl III, p. 679). « Insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! », écrira Victor Hugo dans la préface des Contemplations (1856).
8 Citation du poème d’Arsène Houssaye, « Vingt ans », où Houssaye évoquait la bohème du Doyenné, tout en faisant allusion aux amours de Gérard pour Jenny Colon. Ce poème s’est d’abord intitulé « Les Belles Amoureuses » dans le collectif Les Belles Femmes de Paris et de la Province, 2e série, 1840, p. 76-77 ; – puis « Le Beau Temps des poètes », dans L’Artiste en mars 1841 (2e série, t. VII, p. 168) ; – cette version est reprise la même année dans les Poésies d’Arsène Houssaye. Les Sentiers perdus, Masgana, 1841, p. 78-83 ; – le poème prend ensuite le titre « Vingt ans » dans les Poésies complètes, publiées en 1850, et rééditées en 1852 au moment où Nerval compose La Bohême galante et les Petits châteaux de Bohême. Dans les trois vers cités ici, l’« ami » en question est Gautier.
- Thème CLIL : 3440 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- XIXe siècle
- ISBN : 978-2-406-12466-5
- EAN : 9782406124665
- ISSN : 2417-6400
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12466-5.p.0143
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 11/05/2022
- Langue : Français