Présentation
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Mendiants et mendicité en Grèce ancienne
- Auteur : Helmer (Étienne)
- Pages : 7 à 10
- Collection : Kaïnon - Anthropologie de la pensée ancienne, n° 13
- Série : Symposia, n° 4
Article de collectif : 1/18 Suivant
PRÉSENTATION
Le mendiant grec serait-il une figure invisible et impensable ? On serait tenté de le croire : à la différence du pauvre et de la pauvreté, le mendiant et la pratique de la mendicité en Grèce ancienne ont été assez peu étudiées jusqu’à aujourd’hui. Les discours et les représentations dont il a fait pourtant l’objet, qu’elles soient philosophiques, littéraires ou artistiques au sens large, sont peu ou mal répertoriées. Il y a au moins deux raisons à cela. Exclu ou à distance des réseaux économiques, sociaux et politiques qui tissent la cité d’autant de modes de philia, le mendiant laisse relativement peu de traces que les disciplines académiques pourraient exploiter – peut-être est-ce pour cette raison qu’un récent Dictionnaire de l’Antiquité ne lui consacre aucune entrée1. Ensuite et surtout, l’idée selon laquelle l’homme antique est pour l’essentiel un homo politicus, à savoir un être qui n’est pleinement lui-même que dans le cadre de la cité et qu’en tant qu’il y est citoyen, reste largement partagée, ce qui ne contribue pas à faire sortir le mendiant de l’ombre théorique dans laquelle il est plongé. C’est souvent Aristote qui sert malgré lui de référence implicite à ce préjugé, au motif qu’il situe la pleine réalisation de l’homme dans l’exercice de la vie civique : au niveau domestique par l’administration de l’oikos et, à plus forte raison, au niveau de la polis par sa participation à diverses charges ou magistratures. Érigé en étalon anthropologique, ce zôon politikon sert à définir, par différence, d’autres catégories d’êtres humains – les femmes, les esclaves, les étrangers, et sa parfaite antithèse qu’est l’homme bestial « sans clan, sans loi, sans foyer2 » – et de leur attribuer une place fonctionnelle sur l’échiquier de la cité dont il est l’unique centre. L’altérité du mendiant par rapport au citoyen est cependant distincte de celle des catégories qui viennent d’être mentionnées : parce qu’il n’est membre d’aucun oikos et ne participe à 8aucune charge civique, il ne s’articule pas de façon claire au zôon politikon et trouve donc mal sa place dans ce schéma d’ensemble. Il circule dans et entre les cités, et n’entretient de lien que flottant et informel avec toutes leurs institutions et tous leurs membres. À la fois dehors et dedans, il occupe une position difficile à penser.
Pour ce qu’elle offre de contraste révélateur, cette position a toutefois suscité un récent intérêt de la part de spécialistes de la littérature grecque, d’historiens et de philosophes3, tous préoccupés de la question des marges en Grèce ancienne, au motif que se pencher sur la mendicité et le mendiant permettrait de mieux saisir les mécanismes, les formes et les concepts de l’intégration civique et de ses limites. Mais le mendiant n’est-il que le miroir de la cité ? Et est-il aussi marginal qu’il le semble ? Certains textes anciens laissent déjà entendre que son exceptionnalité fait de lui une figure anthropologique notable, et à certains égards centrale, du monde grec. Ainsi, Ulysse se déguise en mendiant à diverses reprises dans des moments clés de l’Odyssée, notamment sur le sol retrouvé d’Ithaque. Le mendiant est également un personnage discret mais récurrent du théâtre classique : dans Œdipe à Colone, Œdipe errant, à la fois indésirable et convoité, met en lumière sa dimension presque sacrée ; dans les Acharniens d’Aristophane, Dicéopolis en adopte le costume pour témoigner des impasses de la politique extérieure athénienne. Sur fond de polémique avec la société et de controverse avec d’autres écoles philosophiques, les cyniques vont plus loin encore en érigeant la mendicité en pratique philosophique et le mendiant en modèle de l’homme accompli.
Le présent volume se propose de sonder l’étrange statut de ce personnage et de sa pratique propre, en rassemblant des études historiques, littéraires et philosophiques fondées sur des témoignages variés et encore peu exploités des mondes grecs archaïque, classique et hellénistique, avec une incursion dans le monde judéo-chrétien de l’Antiquité. Que savons-nous de la réalité historique de la mendicité en Grèce ancienne et de son rapport avec la pauvreté en général ? Quel regard les Grecs portaient-ils sur les mendiants et comment en parlaient-ils – avec quels mots, et pour en dire quoi ? Faisait-il l’objet de pratiques de bienfaisance ou de violence, sous quelles formes et pour quelles raisons ? Comment le 9mendiant parlait-il lui-même – que disait-il du monde qui l’entourait, comment le disait-il et comment sa parole était-elle reçue ? Était-il nécessairement un vagabond, et qu’est-ce que sa mobilité, si elle est avérée, nous apprend sur l’espace civique, ses limites et son dehors ? En revendiquant la mendicité, les cyniques ne font-ils pas écho à un lointain héritage, venu de Socrate et peut-être de plus loin, selon lequel la philosophie n’est possible que depuis une position marginale au sein même de la cité ? À moins qu’entre philosophie et mendicité, le rapport soit moins d’étroite affinité que d’exclusion totale ?
Les onze contributions de ce recueil, distribuées en trois volets, montrent comment, loin d’être seulement le produit ou le symptôme des dysfonctionnements économiques, sociaux et politiques des cités, le mendiant est sans doute aussi une figure architectonique de tout un univers de représentations et de valeurs, dont il occupe simultanément les positions extrêmes : tout à la fois anti-modèle et idéal, il fait l’objet d’un mouvement centrifuge qui le relègue aux frontières du corps social et de la pensée, et d’un mouvement centripète qui le rend incontournable.
Le premier volet, « Au centre et au bord », envisage la mendicité sur les plans historiques et anthropologiques. Luccia Cecchet étudie l’espace physique et social qu’occupe le mendiant dans la cité classique, ainsi que les formes et le sens des pratiques d’aide sociale dont il a pu bénéficier. Son lien ténu mais réel avec la sphère religieuse conduit Aida Fernández Prieto à faire valoir sa dimension sacrée et sa position sociale ambivalente, à la fois liminale et intégrée dans la cité. Maxime Chapuis dégage les significations anthropologiques générales d’un caractère récurrent prêté au mendiant grec – il est un « va-nu-pieds » –, caractère qui résume à lui seul les deux pôles extrêmes qu’il occupe dans l’espace symbolique de la Grèce ancienne, entre dénuement primitif et idéal éthique de maîtrise de soi.
Le second volet, intitulé « Poétiques du mendiant », réunit des études détaillées de représentations poétiques du mendiant et de la mendicité. Amandine Gouttefarde et Nathalie Assan Libé étudient les liens qu’elles entretiennent avec des thèmes plus classiques de la poésie tragique. La première montre ce qui unit le mendiant à la souillure et à l’expiation, tandis que la seconde se penche sur le rapport de la mendicité et de l’hospitalité dans Œdipe à Colone, et conclut à l’inscription paradoxale du mendiant dans le cycle de la réciprocité. Michel Briand propose une 10approche cinétique de la figure d’Ulysse mendiant dans l’Odyssée pour saisir les effets d’empathie ou de rejet qu’elle produit au sein du récit et sur le lecteur. Enfin, à la lumière de l’analyse des occurrences de termes issus du champ lexical de la mendicité dans la literature hellénique judéo-chrétienne, Sandrine Coin-Longeray montre comment le mendiant finit par devenir un modèle christique à suivre.
Le dernier temps du volume, « Sagesse folle ? », est consacré aux philosophes et à leur appréciation constrastée et polémique de la mendicité et du mendiant. Louis-André Dorion s’interroge sur la façon dont les sources traitent la question des moyens de subsistance de Socrate : dépeint parfois comme pratiquant la mendicité, il semble pourtant toujours réticent à son égard en raison du péril qu’elle représente pour son indépendance. Isabelle Chouinard reconstitue le débat philosophique sur le caractère opportun ou non de la mendicité pour les sages, et expose les motifs pour lesquels les épicuriens critiquent la mendicité cynique. Je montre, pour ma part, comment celle-ci, loin de compromettre l’idéal d’autarcie des cyniques, est sans doute son meilleur instrument et l’un des principaux opérateurs, sur le plan socio-politique, de la « falsification de la monnaie », cette transformation générale des valeurs au nom de la liberté qui est à l’horizon de leur philosophie. Enfin, Olimar Flores-Júnior fait apparaître les liens très étroits qui existent chez les cyniques entre la pratique de la mendicité et leur activité littéraire d’écrivains et de lecteurs : dans un cas comme dans l’autre, ils biffent et réécrivent en mots et en actes le « texte » de la civilisation, avec toutes les institutions et toutes les valeurs qui la fondent en Grèce. Ainsi – et cela vaut pour toutes les contributions de ce volume – la figure du mendiant et la pratique de la mendicité en Grèce ancienne pourraient bien remettre en question les principales catégories de pensée qu’elle nous a transmises, et nous aider à voir autrement le passé et le présent.
Étienne Helmer
- Thème CLIL : 3127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie antique
- ISBN : 978-2-406-09007-6
- EAN : 9782406090076
- ISSN : 2428-713X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09007-6.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/02/2020
- Langue : Français
- Mots-clés : Altérité, anthropologie, bienfaisance, citoyen, marginalité, philosophie, sagesse, violence