Préface
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Médecine et philosophie de la nature humaine de l’âge classique aux Lumières. Anthologie
- Pages: 7 to 13
- Collection: Philosophical Texts, n° 8
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Préface
L’historiographie scientifique et philosophique subit des contraintes suscitées à la fois par l’objet d’étude auquel elle s’applique et par les modèles d’analyse auxquels elle prétend le soumettre. Les auteurs de cette anthologie ont voulu cerner les évolutions conceptuelles qui ont marqué l’étude de l’homme, comme objet d’analyse rationnelle. La période historique couverte s’étend des débuts de ce que l’on a appelé la Révolution scientifique, à la constitution plus tardive de véritables sciences anthropologiques. Il s’agit de la phase de genèse et d’expansion de la philosophie naturelle des modernes, qui correspond d’assez près aux xviie et xviiie siècles. Ce thème de l’homme avant l’avènement des sciences humaines avait été traditionnellement traité par les historiens de la philosophie à partir de la place que lui réservaient les systèmes métaphysiques, les théories de la connaissance et les doctrines éthiques ; et ce traitement tenait compte d’un arrière-plan théologique d’où ressortait l’image, tant positive que négative, de l’homme comme la créature la plus accomplie. Or le dévoilement auquel nous sommes conviés, au terme des travaux de l’équipe « Philomed » (A.N.R. jeunes chercheurs), est celui d’un nouveau tableau diachronique dont les lignes de perspective conjuguent les points de vue médicaux et philosophiques sur l’objet « homme », selon des processus d’échange dialectique impliquant concepts, méthodes et pratiques. L’ensemble des données à prendre en compte ne pouvait s’offrir aux chercheurs que sous l’angle d’une rhapsodie de textes dont il fallait démêler la teneur et la cohérence interne, ainsi que l’ordre externe de relation les uns aux autres, dans la contemporanéité comme dans la succession. Tâche immense et dont l’équipe de recherche reconnaîtrait volontiers qu’elle en a seulement esquissé la réalisation, en balisant un chantier où pourront se déployer d’autres projets et d’autres travaux individuels et collectifs.
Mais pourquoi accorder aux doctrines et pratiques médicales et à leur évolution une telle importance dans une recherche consacrée aux conceptions de l’homme et à la genèse de l’anthropologie ? La question ne peut que venir à l’esprit de quiconque a été initié aux disciplines philosophiques et scientifiques contemporaines. Car il nous est aujourd’hui presque aussi difficile de comprendre ce que représentait au juste cette médecine des temps modernes que de concevoir la signification des doctrines de la chimie avant Lavoisier, même si de multiples liens rattachent ces représentations du passé à nos perspectives et à nos interrogations contemporaines. Signalons ici quelques facettes particulières de la médecine dont il est question au fil des pages de ce livre. C’est d’entrée de jeu une discipline académique dont l’objet est l’homme physique avec intégration ou non de ses fonctions psychiques, révélé dans son fonctionnement normal comme dans ses altérations pathologiques ; on y insiste sur les variétés et les variations de son être formel et l’on tente de reconstituer ou de recomposer celui-ci en partant d’une suite indéfinie d’histoires de cas. Même si elle intègre des éléments de connaissance que nous pourrions par analogie qualifier de scientifiques, ce qu’ils sont parfois et sous certaines modalités, la médecine est prioritairement définie comme un art dans lequel techniques et recettes thérapeutiques doivent prévaloir, que celles-ci reposent sur une forme d’induction empirique ou qu’elles soient présumées déduites de la doctrine.
À bien des égards, l’histoire de la médecine est restée jusqu’à récemment tributaire d’une vision positiviste du développement de la discipline. Selon cette perspective, la transformation scientifique que la médecine aurait subie au xixe siècle aurait été déterminée par l’application de méthodes d’analyse expérimentale à un domaine qui y était de prime abord réfractaire et que caractérisaient les pratiques individualisées d’un art d’estimation encadré de principes de type métaphysique. D’où le rejet attendu de la plupart des doctrines médicales antérieures, assimilées à des conjectures a priori, d’inspiration philosophique, voire théologique. D’où, en contrepartie, la sélection de certaines découvertes empiriques et expérimentales comme figurant autant de moments anticipateurs des constats et des concepts de la médecine contemporaine, désormais réorientée sur la voie de techniques diagnostiques et thérapeutiques scientifiquement induites, et se targuant de progresser par cumul d’interprétations factuelles corroborées.
Cette relecture idéologiquement chargée des développements médicaux de l’âge classique et du siècle des Lumières s’est trouvée confortée par l’analogie du « parent pauvre » appliquée à la médecine, comparée à la constitution et aux apports des disciplines maîtresses de la Révolution scientifique1. De Galilée à Newton, de Kepler à Laplace, de Descartes à Lavoisier, la philosophie naturelle, incarnant et illustrant l’ordre mathématique, n’avait-elle pas œuvré à la création d’une physique mécaniste et de disciplines connexes aux retombées innombrables et aux succès manifestes ? Dans le même temps, les sciences du vivant, et au premier chef la médecine, n’auraient-elles su promouvoir que de faibles contreparties des doctrines héritées de l’Antiquité ? Les méthodologies mécanistes, fer de lance ou pierre de touche de la nouvelle physique, ne se seraient-elles pas révélées particulièrement stériles, appliquées aux phénomènes du vivant et de l’homme ? Depuis quelques décennies, des travaux savants ont contré cette représentation réductrice des débuts de la science moderne et révélé l’étonnante richesse des œuvres qu’ont produites les philosophes, médecins et naturalistes contemporains des maîtres-bâtisseurs de cette science. Descartes ne présumait-il pas que la médecine rénovée témoignerait de la fécondité de la nouvelle physique et que la science de l’homme, repensée dans ses fondements métaphysiques, physiologiques et empiriques, en marquerait l’achèvement2 ? Et Locke ne comptait-il pas le médecin Sydenham, à l’instar des physiciens Boyle, Huygens et Newton, au nombre des artisans d’une science de la nature, dont le philosophe aurait pour tâche de faciliter la simple progression3 ? Quelques décennies plus tard, Diderot ne concevait-il pas que les sciences de la vie, axées sur le potentiel de variation indéfinie des êtres de la nature, incluant l’homme même, étaient en passe de supplanter définitivement les acquis d’une physique théorique, antérieurement tenue pour paradigmatique et désormais en état présumé de stagnation4 ?
De fait, on ne saurait démêler les origines de la biologie et des sciences anthropologiques au xixe siècle sans enquêter en profondeur et de façon systématique sur le passé philosophique et scientifique médiat et immédiat qui en a fourni les assises, tant sur le plan des méthodes que des théories. Or cet antécédent disciplinaire de majeure importance n’est guère aisé à cerner dans les bornes d’analyses rigoureuses et probantes. Diverses raisons répondent de cet état de fait dont les chercheurs doivent prendre acte. Non seulement le corpus des textes auxquels il convient de se référer est-il immense, à la fois philosophique, chimique, anatomique, physiologique, botanique, zoologique, géographique, éthique, etc., mais il n’est subdivisé suivant aucune frontière précise, nul ne pouvant même assigner de réelle solution de continuité entre philosophie naturelle et médecine. Et la tâche d’analyse et d’interprétation ne saurait y prendre pour repères des matrices disciplinaires nettement circonscrites. Les modèles méthodologiques et théoriques y sont tous discutables et y furent de fait discutés dès l’origine. Pensons ici par exemple à la contestation de L’Homme de Descartes, sitôt sa parution, à celle des traités de Malpighi par ses collègues de l’Université de Bologne5, à celle des hypothèses de génération par épigenèse chez Maupertuis, Buffon et Needham par les partisans d’un préformationnisme rénové, tels Haller et Bonnet ; et que dire des controverses et divergences sans nombre qui ont affecté l’interprétation des propriétés hallériennes, irritabilité et sensibilité6 ?
Les concepts et les doctrines dont il est ici question s’inscrivent dans le cadre dialectique de maintes controverses, et celles-ci semblent constamment renaître de leurs cendres. Dans la polémique qui l’oppose à Stahl, médecin et chimiste, Leibniz construit le concept typologique de « médecine vitale » (medicina vitalis)7 sous lequel il regroupe les disciples
de Paracelse et de Van Helmont et les animistes tels Claude Perrault et Stahl lui-même, mais aussi, par implication, les tenants des natures plastiques, tels les philosophes More et Cudworth. Contre ce courant hétérogène qui tend à assimiler des disciplines d’écoles distinctes, Leibniz s’inscrit en faux au nom d’une médecine qui doit subordonner toutes ses explications au principe de raison suffisante et souscrire à l’autonomie causale et mécaniste des phénomènes du corps organique8. De la physiologie ainsi conçue, il perçoit que des échantillons ont été fournis par les tenants de diverses écoles de physiologie mécaniste à travers l’Europe savante, tels Borelli, Sténon, Malpighi, Swammerdam, Johann Bernoulli, etc., mais aussi Hoffmann, le collègue et adversaire de Stahl à l’Université de Halle, promoteur éminent d’une medicina rationalis. Médecine vitale contre médecine rationnelle (et mécaniste) : comment ne pas voir là une alternative fondamentale dont il serait possible de retracer des incarnations subséquentes tout au long du xviiie siècle, voire au-delà, par exemple dans l’antinomie du mécanisme et du vitalisme ? Or, ce faisant, nous tomberions sans doute dans le piège d’analogies rétrospectives et nous négligerions la complexité et la diversité des thèses qui se sont affrontées dans des conjonctures dont il convient de saisir les particularités et l’impossible superposition terme et à terme. Surtout, il ne faudrait pas s’imaginer que, dans le contexte de l’âge classique et des Lumières, l’on assisterait à une réelle confrontation du mécanisme et du vitalisme au sens que ces catégories antagonistes ont pu assumer dans l’histoire ultérieure des sciences biologiques et médicales. Et pourtant, les divergences apparaissent multiples et parfois tranchées entre des positions doctrinales et méthodologiques qui s’affichent d’ailleurs de façon plus ou moins explicite et plus ou moins argumentée. Une ligne de clivage se dessine, sans nul doute, selon l’attitude que le chercheur ou l’auteur adopte à l’égard des modèles d’intelligibilité que semble à la fois requérir et promouvoir la nouvelle philosophie naturelle. D’où le rôle paradigmatique assumé par les réalisations de la physique, si l’on
accepte d’étendre la signification du concept pour y comprendre aussi bien la physique mathématique et la mécanique, que l’astronomie et les théories chimiques (ou ce qui en tient lieu), mais surtout la pluralité des formes que prend la « philosophie expérimentale » dans la collecte et l’interprétation des données d’expérience. Or le cas particulier de l’homme par rapport aux autres vivants, voire de ceux-ci, homme compris, par rapport aux corps inorganiques ou considérés comme tels, donne lieu à des tentatives tantôt de rapprochement analogique, tantôt de distinction radicale. Il en résulte des constellations de positions variées entre les pôles extrêmes de la dichotomie.
On peut aussi à juste titre souligner que, sur la nature et les propriétés de l’homme, dans les registres de l’entendement, de l’imagination, des fonctions vitales, de l’individualité et des variétés de l’espèce, l’héritage des philosophies et des doctrines médicales de l’Antiquité se trouve exploité, tant sur le mode de l’annexion et de la transposition que de la critique et du rejet. Certes, il existe des tenants des dogmes anciens qui récusent la signification des découvertes anatomiques et physiologiques, à commencer par celle de la circulation du sang et des mouvements du cœur, ou par la distinction anatomique et physiologique de l’irritabilité et de la sensibilité suivant l’interprétation hallérienne ; mais on assiste la plupart du temps à une confrontation d’hypothèses explicatives, ancrées dans des cadres théoriques distincts. Constamment présente, l’invention porte toutefois sur la conception de modèles aptes à rendre compte d’un rapport fondamental constitutif de l’homme et des autres vivants, le rapport structure-fonction. C’est là, comme il a été diversement établi, l’objet par excellence de l’anatomie, telle que la Renaissance et l’âge classique en voient l’épanouissement, science analytique du vivant, englobant un objet plus vaste que ce que la science de même nom impliquerait aujourd’hui9 ; c’est aussi là l’objet spécifique des modélisations explicatives de la physiologie dont l’autonomie comme discipline s’acquiert à l’aube des Lumières10. Des chercheurs de diverses écoles de pensée entreprennent alors de rendre compte de l’« organisme », c’est-à-dire des processus de vie dépendant de l’arrangement hautement intégré et des
propriétés dynamiques des vivants, ces machines de la nature que l’on ne saurait réduire à de simples agrégats de composantes matérielles11.
Mais peut-être la trame de fond de ces tissures complexes de schèmes et de concepts représentant les prodromes de l’anthropologie des Lumières dont Buffon, Kant, Herder, Barthez, Blumenbach ou Bichat dessinent les lignes de force, vient-elle d’une méthode d’investigation. Celle-ci, originellement inspirée de Bacon, incarnée dans les programmes des sociétés savantes à travers l’Europe, diversement et magistralement illustrée dans les sciences empiriques en devenir, combine l’observation et la collecte de données empiriques avec des pratiques d’analyse expérimentale quand faire se peut, mais surtout, avec un art de formuler des conjectures rationnelles et d’en évaluer le degré de vraisemblance. Pour peu qu’on examine le contexte philosophique, médical et scientifique d’où émerge la science de l’homme physique et moral, on ne peut qu’être frappé du rôle qu’y tiennent les méthodes et les modèles analogiques de cette philosophia experimentalis.
Les auteurs de cette anthologie consacrée à la médecine et à la philosophie de la nature humaine de l’âge classique et des Lumières semblent avoir été pleinement conscients des obstacles à surmonter, des données à compiler et des hypothèses interprétatives à mettre en scène avec toutes les nuances requises. C’est dans cet esprit qu’ils ont tracé, par des séries de textes repères, des itinéraires d’analyse qu’il nous conviendrait d’emprunter à nouveaux frais pour parfaire, par l’enquête et la recherche, la cartographie diachronique des étapes de formation de cette science de l’homme, l’une des principales inventions des temps modernes.
François Duchesneau
1 Voir par exemple, A. R. Hall, The Revolution in Science 1500-1750, London / New York, Longman, 1983, p. 147 : « Would the historian perhaps properly speak of a “negative revolution” in seventeenth-century biology, for example, one which certainly destroyed the ancient basis of confidence without creating an effective “research programme” permitting rapid cumulative development ? »
2 Voir V. Aucante, La Philosophie médicale de Descartes, Paris, PUF, 2006.
3 Voir J. Locke, An Essay concerning Human Understanding, Epistle to the Reader, éd. P. H. Nidditch, Oxford, Clarendon Press, 1975, p. 9-10.
4 Ce sont des thèses que Diderot a notamment développées dans ses Pensées sur l’interprétation de la nature (1754). Voir à ce sujet C. Duflo, Diderot philosophe, Paris, Honoré Champion, 2003.
5 Voir en particulier Risposta del Dottor Marcello Malpighi alla lettera intitolata « De recentiorum medicorum studio dissertatio epistolaris ad amicum », dans M. Malpighi, Opere scelte, Torino, Unione tipografico-editrice torinese, 1967, p. 497-631.
6 Sur ce dernier point, voir H. Steinke, Irritating Experiments : Haller’s Concept and the European Controversy on Irritability and Sensibility, 1750-1790, Amsterdam / New York, Rodopi, 2005.
7 Voir à ce sujet G. W. Leibniz, Opera omnia, éd. L. Dutens, Genevæ, Apud Fratres de Tournes, 1768, II-2, p. 136 : « Il semble en outre que les Anciens avaient accordé la considération des fins à l’usage de la médecine, mais pour cela les auteurs modernes de ce que l’on appelle médecine vitale parmi lesquels se distinguent Paracelse et Van Helmont, se sont prévalus d’une raison particulière : ils introduisirent un certain archée […]. Mais surtout le très célèbre Georg Ernst Stahl, docteur en médecine, professant à Halle, a entrepris de ressusciter, de réformer cette doctrine et de l’accommoder aux fins de la pratique » (notre traduction).
8 Sur la conception leibnizienne de la physiologie, voir. F. Duchesneau, Leibniz. Le vivant et l’organisme, Paris, Vrin, 2010 ; J. Smith, Divine Machines : Leibniz and the Sciences of Life, Princeton, Princeton University Press, 2011 ; R. Andrault, La Vie selon la raison. Physiologie et métaphysique chez Spinoza et Leibniz, Paris, Honoré Champion, 2014.
9 Voir sur ce point D. Bertoloni Meli, Mechanism, Experiment, Disease: Marcello Malpighi and Seventeenth-Century Anatomy, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2011.
10 Voir F. Duchesneau, La Physiologie des Lumières. Empirisme, modèles et théories, Paris, Classiques Garnier, 2012.
11 Sur la spécificité de ce concept d’organisme, voir T. Cheung, « From the organism of a body to the body of an organism : occurrence and meaning of the word “organism” from the seventeenth to the nineteenth century », British Journal for the History of Science, 39 (2006), p. 319-339.
- CLIL theme: 3126 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie
- ISBN: 978-2-8124-3028-2
- EAN: 9782812430282
- ISSN: 2261-0693
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3028-2.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-16-2014
- Language: French